MISSION D'INFORMATION DE LA CONFÉRENCE DES PRÉSIDENTS SUR LA RÉSILIENCE NATIONALE
Vendredi 1er octobre 2021
La séance est ouverte à neuf heures trente
(Présidence de Mme Carole Bureau-Bonnard, membre de la mission d'information)
Nous recevons M. Jean-Christophe Niel, directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), accompagné de M. Philippe Dubiau, directeur délégué à la crise, et de Mme Emmanuelle Mur, responsable des relations institutionnelles. Nous attendons de cette mission qu'elle nous donne une vision globale du risque radiologique en France et dans le monde, ainsi que des méthodes utilisées pour en calculer la probabilité et la gravité, de même que pour en prévenir la survenue ou en atténuer les effets.
En matière de sûreté nucléaire et radiologique, la question de la résilience se pose à plusieurs niveaux : celui de l'utilisation de matières dangereuses pour la production d'énergie, pour des usages militaires ou médicaux ; celui du dispositif d'expertise, d'encadrement des activités et de prévention des accidents ; celui des dispositifs d'alerte et de gestion de crise ; elle concerne enfin la manière dont la population générale pourrait devoir affronter un accident de grande ampleur.
L'IRSN est l'expert public du risque radiologique et nucléaire. Nous avons deux exigences : contribuer à un haut niveau de sûreté nucléaire et de protection en France et dans le monde et favoriser l'implication des citoyens, à l'ère du renforcement de la démocratie environnementale et du développement numérique.
La sûreté nucléaire englobe les accidents. Cela concerne essentiellement les grosses installations nucléaires, comme les réacteurs ou usines de traitement, mais aussi les transports de matières radioactives, essentiellement représentés par les produits radiopharmaceutiques. Cela concerne également les 35 000 sources françaises, dont 10 % sont considérées comme étant de très haute activité.
La sûreté nucléaire comprend également la protection contre les rayonnements ionisants. Le spectre est assez large. Il ne s'agit pas seulement du gros nucléaire, c'est-à-dire des réacteurs. Cela concerne l'industrie classique, via le recours à la gammagraphie notamment, la recherche ou le domaine médical, à travers les examens diagnostiques et les démarches thérapeutiques. La protection contre les rayonnements ionisants concerne le public, les travailleurs, les patients et bien sûr l'environnement. Il existe également des rayonnements ionisants naturels, tels le radon et les rayons cosmiques. Le premier est responsable de 3 000 décès par an, représentant ainsi la deuxième cause de mortalité par cancer du poumon après le tabac. Concrètement, l'évaluation du risque des rayonnements ionisants correspond à deux métiers : l'expertise et la recherche.
L'expertise consiste à rendre des avis techniques dans le cadre de processus de décision. Ces avis sont rendus à des autorités, des ministères – de la santé, du travail – ou des institutions publiques. Entre 25 et 30 % de l'activité de l'IRSN est adossée à l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Nous intervenons aussi pour l'Autorité de sûreté nucléaire défense (ASND). L'IRSN a rendu en 2018 un rapport à la commission d'enquête parlementaire sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires. Nous rendons environ cent avis par an, dont la plupart sont publics. Nous vivons actuellement une période de travail intense aux enjeux sans précédent, entre la mise en service de nos installations, la prolongation d'exploitation d'installations existantes et le déploiement des mesures liées à Fukushima. Cette activité d'expertise est véritablement industrielle, au sens où nous disposons d'un processus de production qui se doit d'être particulièrement agile en raison des imprévus réguliers – je pense par exemple au sujet des digues du Tricastin. L'IRSN s'adapte en concertation avec les autorités pour traiter ces sujets. Je reviendrai ultérieurement, de façon un peu plus détaillée, sur les imprévus liés à la crise sanitaire.
L'autre pilier de l'évaluation est la recherche. Cette recherche est finalisée, c'est-à-dire qu'elle a pour objectif de répondre à des questions soulevées par l'expertise, qui s'appuie à son tour sur la recherche. L'IRSN regroupe 250 chercheurs dont 100 post-doctorants. Nous sommes audités par le Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur.
Nous travaillons en ouverture sur l'extérieur. Nous rendons compte au Parlement, nous interagissons avec de nombreux acteurs français, mais nous sommes aussi fortement impliqués sur le plan international, notamment autour du réseau European Technical Safety Organisations Network (ETSON). L'autre regard extérieur auquel nous nous confrontons est évidemment celui de la société civile, dans le cadre d'une démarche d'ouverture amorcée dès notre création, il y a vingt ans, qui se traduit notamment par des débats publics et des dialogues techniques sur tous les sujets sensibles. En ce moment-même se tient un séminaire avec l'Association nationale des comités et commissions locales d'information (ANCCLI) sur le thème de la santé et du nucléaire, en lien avec des accidents comme ceux de Tchernobyl ou de Fukushima.
Je souhaiterais vous apporter quelques éléments sur l'expertise en situation de crise. Il s'agit d'éclairer les autorités dans le cadre de processus de décision dans un schéma quelque peu singulier. Pour ce faire, l'IRSN dispose de trois outils.
Il s'agit tout d'abord des moyens. Notre centre technique de crise dispose de moyens de communication et de calcul composés d'une douzaine de logiciels spécifiques. Il dispose également de moyens mobiles pouvant être déployés sur le terrain : dix véhicules santé permettent de vérifier la contamination éventuelle des victimes et des véhicules environnement mesurent le niveau de radioactivité. Nous possédons par ailleurs un réseau permanent de 440 balises nommé Teleray, auquel chacun peut accéder en temps réel via internet. En outre, nous sommes complètement impliqués dans les processus administratifs de gestion de crise et, le cas échéant, je serais amené à rejoindre la cellule interministérielle de crise.
Le deuxième outil est un processus d'expertise qui commence par l'acquisition de données soit de l'opérateur accidenté, en général EDF, soit de Météo-France, puisque la météo représente évidemment un enjeu essentiel. Nous avons développé au fil des années une méthode très efficace, la 3D3P (triple diagnostic et triple pronostic), également adoptée par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Le processus d'expertise consiste par ailleurs à interagir avec les opérateurs pour confronter nos évaluations. À l'issue, l'IRSN produit des recommandations pour les autorités.
Enfin, le troisième outil est un dispositif d'alerte opérationnel vingt-quatre heures sur vingt-quatre, reposant sur plusieurs niveaux de mobilisation : une astreinte de 30 experts aptes à rejoindre notre site en moins d'une heure ainsi qu'un vivier de 400 experts dévolus à des postes bien spécifiques pour effectuer des relevés.
Ce processus de gestion de crise fait l'objet d'une réflexion continue à des fins d'amélioration. Par exemple, notre centre de crise, qui est relativement récent, tient compte des enseignements de l'accident de Fukushima.
S'agissant de la gestion de la crise du covid-19 à l'IRSN, nous recensons un peu plus de 200 personnes à avoir été atteintes mais nous avons globalement été épargnés. Nous nous sommes, comme beaucoup, mis au télétravail, dans lequel je pense pouvoir dire que nous avons été résilients, ce qui nous a permis de mener à bien nos missions. Nous avons ainsi rendu le 31 mars 2020 un avis majeur attendu par l'ASN au sujet de la prolongation d'exploitation des réacteurs de 900 mégawatts au-delà de quarante ans. Cet avis a synthétisé 200 000 heures de travail et 40 avis précédents. Nous avons également, pendant cette période de pandémie, sollicité notre centre de crise plusieurs fois : une fois virtuellement pour réaliser des évaluations sur les incendies qui entouraient la centrale de Tchernobyl, et deux autres fois sur site, après des incendies survenus sur un réacteur d'une part, et sur le sous-marin La Perle d'autre part. Depuis le 1er septembre de cette année, nous sommes de retour sur la base à raison de deux jours de présence physique par semaine.
La pandémie a permis, chez EDF notamment, un travail important de replanification des arrêts, qui constituent un double enjeu de sûreté. Premièrement, le report des arrêts est source de risques sur le réseau électrique. Ensuite, la perte du réseau électrique est un enjeu de sûreté pour un réacteur nucléaire. Les prestataires ne sont pas toujours disponibles en temps de pandémie, ce qui suscite des questionnements sur la réorganisation de certaines activités. L'IRSN est très attentif à la résorption des écarts de conformité. Nous faisons le constat de la possibilité de délais dans la résorption de ces écarts, le contexte de pandémie montrant l'importance d'une résorption le plus tôt possible. En effet, dans ce contexte particulier, les opérations de remise en conformité sont plus compliquées, du fait de l'indisponibilité de pièces de rechange ou de l'impossibilité de réaliser l'opération elle-même.
Nous nous interrogeons également sur la possibilité d'un cumul entre une urgence nucléaire et la situation de pandémie. Lors de la crise du covid-19, nous avons adapté notre centre de crise. À titre d'exemple, les personnels d'astreinte ont un bipeur afin d'être joignables en permanence. Habituellement, une personne relevée de son astreinte transmet le bipeur à celle qui la remplace mais, cette fois, les employés ont été équipés de bipeurs individuels. Les enjeux sur lesquels nous devons travailler sont les processus de prise de décision en situation de pandémie, puisque les gouvernances sont perturbées, ainsi que l'impact sur les pratiques professionnelles. Se pose la question de la régulation et du contrôle, l'ASN ayant maintenu ses inspections pendant la pandémie, notamment à distance, et l'IRSN appuyant l'ASN dans ses inspections. Se pose également la question de l'interdépendance entre les différents industriels du nucléaire, pour le combustible en particulier, mais aussi avec les autres industriels. Il convient en particulier de réfléchir à ce que nous ferions dans une situation plus sévère.
Je terminerai par la présentation d'un document que nous avons réalisé et qui résonne avec le titre de votre mission. Il s'intitule « Anticipation et résilience : réflexions dix ans après l'accident de Fukushima Daiichi ». Il s'agissait de dresser un bilan destiné à prendre du recul, une décennie après cette catastrophe. Je citerai deux points parmi d'autres.
Premièrement, la sûreté repose sur deux piliers : la défense en profondeur, c'est-à-dire la juxtaposition d'obstacles entre le risque et l'extérieur, et la conformité des installations. Les moteurs de la sûreté sont également au nombre de deux : il s'agit du retour d'expérience et de la recherche. Le retour d'expérience s'avère bien évidemment majeur et, au fil du temps, il a évolué. À ce titre, l'accident de Three Mile Island, premier grand accident nucléaire civil, a constitué un véritable accélérateur de retour d'expérience. D'une perception simplement technique de ces accidents, nous avons évolué vers une perception davantage sociotechnique, tenant compte des aspects humains, managériaux, organisationnels et désormais sociopolitiques, c'est-à-dire impliquant la gouvernance globale du risque.
Nous constatons la nécessité d'élargir le spectre de l'échange d'expériences. La plupart des événements que l'on qualifie de précurseurs ont déjà eu un précédent. Ainsi, l'inondation de la centrale du Blayais constituait, d'une certaine manière, un précurseur de Fukushima, dans la mesure où les conditions réunissaient à la fois un événement multi-réacteurs et des événements climatiques extrêmes. On peut alors s'interroger sur nos capacités à tirer des enseignements de ces accidents. De même, en cas de fuite sur un réacteur nucléaire, l'eau est récupérée au fond de ce dernier pour rejoindre un puisard et être recyclée afin de continuer à le refroidir. Le puisard peut se colmater. En 1992, en Suède, un incident très sérieux s'est produit, qui s'est traduit par une fuite d'eau au fond du réacteur et un colmatage du puisard. Or, en France, on a commencé à s'intéresser à ce problème seulement dix ans plus tard, car ce réacteur était de type bouillant alors que les réacteurs français sont de type pressurisé. Malgré tout, nous aurions pu en tirer des enseignements.
Il faut donc très largement approfondir le champ de retour d'expérience à l'international et aux autres secteurs industriels. Par ailleurs, les nouveaux outils numériques, et notamment l'intelligence artificielle, doivent pouvoir permettre une utilisation bien plus approfondie de la masse énorme d'informations dont nous disposons. À l'IRSN, nous développons actuellement un outil appelé Plateforme intégrée de retour d'expérience (PIREX) qui nous aide à trouver des signaux faibles que nous ne parvenons pas à identifier.
Deuxièmement, nous devons sortir du mythe selon lequel on peut tout prévoir. Aujourd'hui, les personnels doivent respecter les procédures. Or, il s'avère que, dans certaines situations, accidentelles notamment, on se retrouve hors procédures. Il ne s'agit donc plus de suivre celles-ci, mais de faire preuve d'imagination, d'innovation, d'intelligence. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé à Fukushima, où les Japonais ont essayé des techniques tout à fait variées, par exemple en jetant des pompes à incendie dans la piscine par au-dessus, ce qui n'est prévu par aucune procédure. Nous devons donc être capables d'adaptation et d'agilité.
En France et à l'IRSN, nous proposons depuis de nombreuses années des exercices qui permettent d'entraîner tous les acteurs de la crise. Ces exercices sont de différents niveaux, à la fois chez les opérateurs, qui s'entraînent dans leurs établissements, et au niveau des pouvoirs publics. Il existe environ dix exercices d'ampleur nationale effectués chaque année, qui sont extrêmement importants pour nous, dans la mesure où ils nous permettent de mettre en œuvre notre organisation de crise et de tester et professionnaliser nos experts.
Néanmoins, ces exercices sont perfectibles. Nous devons pouvoir en renforcer le réalisme sur un certain nombre d'aspects. Par exemple, la durée : nos exercices s'étalent en général sur une journée, alors qu'une crise nucléaire peut évidemment s'avérer bien plus longue. Il faudrait aussi davantage impliquer les acteurs de la société civile, qui sont rarement associés. Je pense également au choix des scénarios simulés, à l'ampleur des moyens de terrain déployés, ou encore à la pression médiatique, qui est souvent simulée mais probablement sans commune mesure avec ce qu'elle serait en cas de véritable crise nucléaire grave sur notre territoire.
Notre centre de crise a vu le jour voici environ trente-cinq ans. Alors que nous nous limitions au départ à quelques calculs rapides après la catastrophe de Tchernobyl, nous avons progressivement mis en place une organisation plus solide, au gré des exercices et des crises réelles.
Ce qui nous intéresse dans cette mission est d'évaluer les scénarios les plus durs qui pourraient toucher notre pays et notre capacité à faire face pour revenir à une situation normale le plus rapidement possible.
Comment travaillez-vous sur les risques tenant à la disponibilité du service électrique ? Comme vous l'avez dit vous-même, la perte du réseau électrique est un enjeu de sûreté pour les réacteurs nucléaires.
Par ailleurs, avez-vous étudié des scénarios dans lesquels le risque serait systémique, par exemple une panne d'électricité généralisée sur le territoire français, qui empêcherait le refroidissement simultané de l'ensemble des réacteurs du pays ?
L'IRSN s'occupe de sûreté nucléaire, de sécurité nucléaire, c'est-à-dire de la partie technique en cas d'actes de malveillance, et de la protection contre les rayonnements ionisants. Pour répondre à votre question, nous ne gérons pas le risque électrique extérieur, nous le prenons comme une donnée d'entrée en tant que condition limite. Les opérateurs, en particulier EDF, doivent en effet intégrer le fait qu'il pourrait y avoir une interruption de réseau généralisée (IRG). Les installations doivent donc être suffisamment robustes. L'un des risques qui avaient été identifiés lors du passage à l'an 2000 était un effondrement du réseau, et l'on s'était alors posé la question des moyens de renforcement de la résistance à ce risque. Lorsque les réacteurs nucléaires sont connectés par deux lignes extérieures de respectivement 440 et 225 kilovolts, si les deux s'interrompent, la première chose que fait le réacteur, c'est d'essayer de fonctionner sur sa propre production. Cette opération ne fonctionne pas à chaque fois. Dans ce cas, s'opère un basculement sur une alimentation diesel. La fiabilité de l'ensemble de ces étapes est donc à prendre en compte.
Lors du passage à l'an 2000, ainsi qu'au cours de l'hiver dernier, nous nous sommes assurés que le passage au diesel fonctionnait bien et que nous disposions de suffisamment de fioul. Les réacteurs français ont en effet une spécificité, dans la mesure où la production d'électricité nucléaire du pays est importante en proportion – environ 80 %. La plupart des réacteurs étrangers fonctionnent en base, c'est-à-dire de manière permanente, l'adaptation à la demande se faisant par d'autres moyens de production. En France, la production de l'électricité nucléaire ne peut pas se contenter d'être en base, ce qui se traduit par un suivi de charge et soulève des questions de sûreté spécifiques. Lors du passage à l'an 2000, il avait fallu demander à EDF de ne pas effectuer de suivi de charge pendant cette période.
Quelle est la durée d'autonomie en diesel pour une centrale nucléaire ? En effet, dans les risques étudiés dans le cadre de cette mission, il est question de situations qui pourraient bloquer la régénération des réserves de fioul, y compris en tenant compte des réserves stratégiques, en admettant que le réseau routier soit indisponible.
Avez-vous tenu compte de la difficulté potentielle d'approvisionnement en eau pour le refroidissement des réacteurs, notamment en cas d'incident météo important ou de rupture d'un barrage ? On pourrait imaginer que l'eau devienne trouble et qu'elle contienne des déchets qui pourraient bloquer les filtres.
Il me semble que l'autonomie en diesel est de plusieurs jours. Je vous ferai parvenir la réponse précise ultérieurement. Les pertes de l'alimentation électrique durant l'accident de Fukushima étaient dues au séisme alors que les pertes de refroidissement étaient imputables au tsunami. Pour rappel, jusqu'à preuve du contraire, le comportement du réacteur face au séisme s'est avéré conforme aux prévisions. C'est en fait la vague, qui a déversé beaucoup d'eau salée sur le site avec une force mécanique intense, qui a fait dysfonctionner les systèmes électriques.
Après cet accident a été introduit le concept de « noyau dur », qui désigne un ensemble de dispositions supplémentaires dans ce genre de situation extrême. Nous possédons ainsi plusieurs diesels de secours. En ce qui concerne le refroidissement, nous avons mis en place une source d'eau ultime sur tous les sites. Il s'agit de la solution définitive adoptée pour une partie d'entre eux. Ce qui a montré l'importance de maintenir cet accès à la source froide, c'est l'épisode de grand froid qui s'est produit en France au milieu des années 1980, où la Loire a gelé. Les centrales EDF ont d'ailleurs établi un référentiel dit « grand froid ».
Si vous disposez d'éléments nous permettant de bien mesurer le niveau de résilience de notre pays face à l'indisponibilité de pétrole, par exemple, ne serait-ce que parce que les routes sont coupées, il serait intéressant que vous nous les transmettiez.
Ma deuxième série de questions porte sur l'anticipation stratégique. Un élément me rassure et m'inquiète tout à la fois : le fait que les autorités en charge de la sûreté et vous-même nous affirmiez que les retours d'expérience de plusieurs catastrophes ont été pris en compte. Cela montre en effet que la survenue d'incidents joue un rôle nécessaire dans la découverte mais, d'un autre côté, cela met en défaut nos capacités d'anticipation stratégique.
Dans le monde de la défense, au contact duquel je travaille avec Mme Carole Bureau-Bonnard, on craint également la surprise stratégique. Le ministère des armées a mis en place ce que l'on appelle une red team, composée de personnes hors système – sociologues, psychologues, futurologues – qui assistent les opérationnels dans leur anticipation de scénarios qui n'auraient pas été envisagés. Cela rejoint la recommandation du rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la sûreté nucléaire, suivant laquelle la lutte contre les risques d'endogamie de l'expertise implique la présence d'experts non institutionnels au sein d'organismes comme l'IRSN. Cette recommandation est-elle mise en œuvre ?
Les choses ne sont jamais parfaites et l'IRSN ne prétendra jamais que tout accident nucléaire est exclu. Les démarches de sûreté sont de deux types : une démarche déterministe et une démarche probabiliste. La première consiste à imaginer un certain nombre de scénarios accidentels et à s'en protéger en prenant des marges afin de couvrir les scénarios que l'on ne connaît pas. L'approche probabiliste est quant à elle plus systématique mais elle n'exploite que les données disponibles. Le retour d'expérience est évidemment fondamental mais il se traduit par la complexification des installations. Les retours d'expérience ne cesseront jamais. Il faut donc utiliser toutes les options pour les renforcer, ce que les nouveaux outils devraient permettre, et accroître les interactions entre industries à risques. Ces interactions existent mais elles sont toujours insuffisantes dans la mesure où la masse d'informations que l'on reçoit au sujet des événements significatifs de sûreté est considérable mais largement sous-exploitée.
Concernant l'endogamie, notre spectre de recrutement est assez large. La plupart des personnels sont issus de formations scientifiques et techniques. Certaines personnes sont issues du milieu médical puisque nous avons développé une activité de radioprotection médicale. Nous disposons également d'une équipe formée de personnes issues du domaine des sciences humaines, peu importante en taille mais qui a le mérite d'exister. Nous essayons de ne pas travailler isolément justement pour limiter ce risque d'endogamie. Nous nous ouvrons à nos homologues sur le plan international mais aussi à la société. Cette ouverture à la société civile constitue l'un de nos quatre axes stratégiques et se traduit par des dialogues techniques faisant l'objet d'échanges avec les commissions locales d'information (CLI) et l'ANCCLI. Lors du débat public sur la prolongation d'exploitation au-delà de quarante ans, nous avons même intégré à nos avis des réponses à des questions qui émanaient de la société civile.
On peut imaginer que la mise en place d'un petit groupe venant « challenger » la pensée institutionnelle représenterait un atout, à l'image de la red team précédemment évoquée. Je ne suis pas certain que nos adversaires stratégiques, s'ils disposaient d'une information sur nos faiblesses potentielles, nous en feraient part. Ils pourraient au contraire être tentés de la conserver pour maintenir cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes.
À titre personnel, je conçois le nucléaire civil comme une vraie solution à la fois pour notre autonomie et pour la lutte contre le dérèglement climatique. Si je me permets de poser ces questions, c'est justement pour aller au bout des choses, conformément à notre rôle, afin que nous puissions décider de façon tout à fait rationnelle de nos grands choix technologiques pour le pays.
Pour effectuer de grands arbitrages technologiques, notamment en matière de mix énergétique, nous devons disposer d'un calcul probabiliste assuranciel concernant le risque d'incident nucléaire, même si celui-ci repose sur des hypothèses discutables. Ainsi, conduisez-vous des travaux de recherche sur le risque et sur l'impact que pourrait avoir un incident nucléaire majeur, bien que ce risque soit infinitésimal ?
La démarche française de sûreté repose, comme je l'ai déjà dit, sur une approche déterministe éclairée par des démarches probabilistes introduites dans les années 1970 par un rapport américain, le rapport Rasmussen. Aujourd'hui, ces approches probabilistes sont devenues une véritable « industrie ». Elles consistent tout d'abord à identifier les différentes bifurcations possibles dans les scénarios, c'est-à-dire les possibilités que l'événement se produise ou non, puis à évaluer selon quelle probabilité.
Il existe de très nombreuses études en marge de cette approche mécanique. En d'autres termes, la recherche doit venir alimenter l'étude probabiliste de sûreté. Il faut, entre autres choses, connaître la physique des accidents. Nous avons pour notre part effectué de nombreuses recherches sur les accidents graves. Il y a vingt ans, l'IRSN a décidé de se lancer dans la création d'un code de modélisation des accidents graves, l' Accident Source Term Evaluation Code (ASTEC), devenue aujourd'hui une référence sur le plan mondial.
Certains pays, à l'image des États-Unis, utilisent beaucoup les études probabilistes dans leur processus de décision, ce que l'on nomme la décision risk-based. En France, nous sommes plus prudents, dans la mesure où nous privilégions une approche déterministe éclairée par l'approche probabiliste. Les décisions ne reposent donc pas seulement sur les probabilités. Dans les années 2000, EDF souhaitait se rapprocher de la méthode américaine. L'ASN avait accepté qu'un essai soit réalisé et avait saisi l'IRSN. Nous avions donc effectué un travail qui, in fine, montrait que si l'on souhaite faire une étude probabiliste pour orienter des choix, il faut aussi évaluer le coût de l'accident. Nous avons donc fait ce calcul et avons avancé des chiffres proches de ceux observés par la suite à Fukushima. Par ailleurs, nous avions constaté que cette démarche très poussée d'utilisation des études probabilistes pour des choix de décision était certes adaptée lorsqu'il s'agissait de choisir entre deux options proches, mais ne l'était pas lorsque les choix étaient très différents en raison d'une trop grande incertitude. L'approche probabiliste ne peut donc pas constituer un outil décisionnel à elle seule.
Les plans de protection de la population sont-ils bien connus des autorités ?
Vous avez par ailleurs évoqué le changement dans la manière de travailler lors de la crise du covid-19, avec un transfert au domicile d'activités habituellement réalisées au bureau, de façon sécurisée. Le matériel utilisé à la maison était-il adapté ? Serait-ce également le cas dans l'éventualité d'un accident ?
L'IRSN dispose bien évidemment de réseaux informatiques sécurisés, y compris pour ses connexions avec l'extérieur. On ne peut de toute façon pas sortir des documents classifiés de l'IRSN. Parmi les gens qui n'ont pas télétravaillé, on dénombre toutes les personnes qui devaient traiter des documents à diffusion restreinte ou classés confidentiel défense. L'IRSN gère des questions de sécurité nucléaire et de sûreté des installations de défense. Dans l'organisation de l'IRSN telle qu'elle a été prévue au moment de sa création, le sujet de la défense fait l'objet d'un traitement particulier. J'ai notamment à mes côtés un directeur général adjoint nommé en conseil des ministres qui gère ces sujets.
La question des plans de protection relève davantage du ministère de l'intérieur. Nous intervenons sur les plans de protection dans leur dimension technique. Nous nous assurons de la cohérence entre ce qui est prévu dans le plan et les éléments techniques dont nous pouvons disposer. Par exemple, nous pouvons fournir des évaluations des conséquences à une certaine distance de l'événement. Les moyens mobiles dont j'ai déjà parlé sont prévus par les plans d'intervention. Nous entretenons par ailleurs de nombreux contacts avec les CLI, qui sont une quarantaine à pouvoir nous solliciter, soit directement soit par l'intermédiaire de l'ANCCLI, cette association prévue par la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, avec laquelle nous avons passé une convention. Nous avons développé un outil de sensibilisation aux problématiques post-accidentelles à destination des acteurs locaux (OPAL), qui correspond à un simulateur d'accident simplifié.
Nous avons parlé du risque nucléaire en temps de paix. Mais dans les discussions stratégiques du moment, il est souvent fait état du risque de conflits de haute intensité, et de scénarios pour lesquels la dissuasion nucléaire n'apporterait pas forcément de réponse. Avez-vous réalisé des travaux sur la sûreté nucléaire en cas de conflit interétatique, où nos armées ne pourraient potentiellement plus garantir la supériorité aérienne sur notre territoire ?
La question de la sécurité nucléaire est placée sous la responsabilité du service du haut fonctionnaire de défense et de sécurité (SHFDS) du ministère de l'écologie et du directeur adjoint de l'IRSN chargé des questions de défense, l'amiral Guillaume. Des dispositions contre le terrorisme et la malveillance sont prévues sur la base d'un certain nombre de scénarios. Il existe d'ailleurs une directive classifiée afin de ne pas donner aux malveillants potentiels l'idée de ce à quoi nous nous préparons, directive qui a été largement remaniée après les attentats du 11 septembre 2001. Toutefois, l'ensemble de ces dispositions ne couvre pas les faits de guerre. Ces installations ont donc une robustesse en matière de sûreté et de sécurité mais il n'existe pas, à ma connaissance, dans aucun pays, de travaux portant sur la conception des installations en cas de conflit, qui relève d'ailleurs d'autres secteurs.
La réunion se termine à dix heures trente.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur la résilience nationale
Présents. – Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Thomas Gassilloud
Excusé. – M. Alexandre Freschi