La séance est ouverte à neuf heures trente.
Mes chers collègues, notre cycle d'auditions sur le contexte géostratégique nous avait réunis, avant Noël, pour une première table ronde sur la conflictualité en Afrique, particulièrement dans la bande sahélo-saharienne (BSS). Nous poursuivons ce matin notre tour d'Afrique avec une table ronde consacrée à trois autres régions africaines : le golfe de Guinée, l'Afrique centrale et la Corne de l'Afrique.
Pour discuter de la situation de ces régions, des intérêts qui sont les nôtres ainsi que des risques et des menaces qui pèsent, nous recevons aujourd'hui trois spécialistes de ces zones au sein de nos états-majors. Nous avons le grand plaisir de retrouver le colonel Loïc de l'état-major des armées, qui nous avait dressé, lors de la dernière séance, un tableau magistral de la conflictualité en Afrique ; il nous parlera cette fois-ci de la Corne de l'Afrique. Il est accompagné par le colonel Cyril de l'état-major des armées, qui concentrera son intervention sur l'Afrique centrale, et par le capitaine de vaisseau Pierre de l'état-major de la marine, qui évoquera le golfe de Guinée. Je les remercie tous les trois de leur présence ce matin. Nous sommes à huis clos, ce qui laissera à nos invités toute latitude pour entrer dans les détails de la situation et nous expliquer quelles sont la position et les actions des armées françaises.
Ces trois zones auxquelles nous allons consacrer une attention particulière présentent un intérêt majeur pour nos armées. Dans la Corne de l'Afrique, la France entretient depuis longtemps une importante base opérationnelle avancée à Djibouti. Cette zone autour du détroit de Bab-el-Mandeb est d'une importance vitale pour les approvisionnements des pays occidentaux. C'est en quelque sorte l'une des grandes autoroutes mondiales du transport maritime, et pas seulement pour les hydrocarbures ; elle est donc d'un grand intérêt pour notre sécurité.
Il y a de cela une dizaine d'années, l'émergence de la piraterie au large de la Somalie a conduit l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) à mener trois opérations, appuyées par l'opération Atalante de l'Union européenne. Avec la montée des tensions dans la zone, en raison notamment de la guerre au Yémen et de la rivalité entre les puissances régionales, les enjeux en sont d'autant plus cruciaux.
La France n'est pas seule dans la zone. À Djibouti, d'autres pays ont ouvert des bases : les États-Unis, avec un effectif supérieur au nôtre, mais aussi et surtout la Chine, qui dispose depuis 2017 d'une base permanente de 400 hommes, pouvant en accueillir plusieurs milliers. Il y a également à Djibouti la seule base militaire extérieure du Japon, ainsi qu'une petite installation militaire allemande.
L'Afrique centrale est également une région où la stabilité est menacée par les rivalités entre puissances régionales. La France est encore intervenue en 2014, dans le cadre de l'opération Sangaris, pour contribuer à mettre un terme aux affrontements intercommunautaires en République centrafricaine. Nous y entretenons toujours une garnison de 350 hommes, et le pays paraît tout sauf stabilisé. Peut-être nous parlerez-vous aussi du grand voisin de la Centrafrique, la République démocratique du Congo, elle aussi longtemps soumise à des facteurs de déstabilisation, notamment à l'est.
Enfin, le golfe de Guinée, c'est-à-dire l'arc côtier allant du Sénégal à l'Angola, constitue lui aussi une région dont la stabilité est incertaine. La France a des intérêts majeurs dans la zone, que ce soit pour la protection de ses ressortissants ou pour ses approvisionnements. Elle entretient des pôles opérationnels de coopération au Sénégal et au Gabon, c'est-à-dire des bases de 350 hommes environ et une base opérationnelle avancée d'un millier d'hommes en Côte d'Ivoire. Là encore, peut-être nous direz-vous à quelles missions pourraient être employées ces forces dans les temps qui viennent.
Mesdames et Messieurs les députés, il me revient l'honneur de débuter cette audition sur l'Afrique. Le golfe de Guinée est un espace géopolitique menacé par de nombreuses activités illégales et criminelles. La pêche illégale, tout d'abord, qui représente un tiers des prises. Souvent synonyme de surpêche, elle fait courir le risque d'un effondrement des stocks halieutiques, avec des répercussions néfastes pour les populations riveraines, dont l'alimentation en protéines provient à 40 % de la pêche. Cela a également un impact économique négatif, tant pour les pays côtiers, avec un manque à gagner estimé à 1,5 milliard d'euros par an, que pour les pêcheurs traditionnels, confrontés à des difficultés croissantes dans l'exercice de leur activité.
Vient ensuite la piraterie, dont le golfe de Guinée reste l'épicentre selon le dernier compte rendu du Maritime information cooperation and awareness center (MICA Center), le centre français à vocation mondiale qui évalue le niveau de menace en mer et relaie les alertes en cas d'attaques. En 2019, 111 actes de piraterie ou de brigandage ont été recensés contre 90 en 2018 dans le golfe de Guinée, avec des actions de plus en plus violentes : 146 personnes kidnappées en 2019, contre 99 en 2018.
Pour la piraterie, il convient de noter que le golfe de Guinée présente un contexte très différent de celui de l'océan Indien. Les bâtiments de commerce stationnent dans le golfe de Guinée pour y travailler ou charger des cargaisons, alors qu'ils transitent sans s'arrêter au large des côtes somaliennes. Par ailleurs, les États côtiers du golfe de Guinée sont faibles, mais pas faillis, contrairement à la Somalie, et restent très attachés au respect de leur souveraineté. Pour cette raison, les pirates dans le golfe de Guinée cherchent non pas à détourner des navires, comme le font leurs homologues somaliens, mais plutôt à voler une partie de la cargaison et surtout à kidnapper des membres d'équipage. Ce mode d'action est rapide et très lucratif : le montant moyen des rançons est de 50 000 euros par prisonnier. C'est également la raison pour laquelle la réponse internationale face aux pirates ne peut être identique : opération Atalante destinée à se substituer à l'État failli somalien dans l'océan Indien, mais soutien à l'architecture de Yaoundé créée par les États côtiers dans le golfe de Guinée.
Le trafic de migrants est une autre des activités illicites qui touche la région ; il risque d'être favorisé par le doublement de la population d'ici à 2050.
Quant au terrorisme, il touche plutôt la bande sahélo-saharienne mais des signes de son expansion vers les frontières nord des États côtiers sont de plus en plus apparents, comme l'atteste l'enlèvement de nos deux compatriotes au Bénin, en mai dernier. Le risque de terrorisme maritime est quant à lui modéré, voire faible, mais il reste un point d'attention particulier ; l'une de ses cibles pourrait être l'industrie pétrolière offshore.
Enfin, le trafic de drogues : profitant de conditions favorables, les mafias ont transformé le golfe de Guinée en plaque tournante du trafic en provenance d'Amérique du Sud et dont une grande partie est destinée à l'Europe.
Ces activités illicites et criminelles sont souvent interdépendantes : un patron pêcheur qui ne peut plus pêcher faute de poissons risque de louer ses services à des trafiquants. Elles ne connaissent pas de frontières, ce qui explique la grande difficulté à assurer la continuité d'une poursuite, du flagrant délit jusqu'au jugement. Elles contribuent ainsi à placer les populations dans des situations de détresse, facteur de déstabilisation et d'émigration illégale, avec des répercussions jusqu'en Europe.
Pour améliorer la situation sécuritaire dans le golfe de Guinée, les dix-neuf pays africains riverains ont défini, en 2013, une architecture de sécurité maritime, dite architecture de Yaoundé, destinée à améliorer la coopération entre tous ces pays. À cette occasion, des accords ont été signés pour en fixer le cadre et décision a été prise de mettre en place vingt-six centres de commandement pour lui donner corps. Le maillage de ces centres est prévu pour couvrir l'ensemble du golfe, avec une organisation hiérarchique par pays, zones et sous-régions. Les résultats obtenus, même s'ils sont perfectibles, sont déjà positifs, comme l'atteste l'exemple de différentes opérations communes entre pays voisins. Cependant, pour entretenir la dynamique locale positive, le soutien coordonné de la communauté internationale est indispensable.
La France soutient l'architecture de Yaoundé : par des mesures très concrètes, elle aide les pays africains à devenir autonomes, à agir avec leurs propres moyens et en s'adaptant à leur environnement. Elle s'appuie pour cela, en grande partie, sur les bâtiments de la marine nationale déployés dans le golfe de Guinée depuis trente ans, dans le cadre de l'opération Corymbe, visant à garantir la sécurité de nos 100000 ressortissants présents sur zone et à préserver les intérêts français, sachant que 20 % du pétrole importé par la France provient du golfe du Guinée et que 30 % de notre uranium est exporté du Niger via le Bénin.
La présence quasi permanente de nos bâtiments est mise à profit pour répondre aux attentes des marines des pays côtiers. Nos équipages programment des séances de formation : 1 000 marins africains sont formés chaque année, soit l'équivalent de la marine sénégalaise. Ils organisent également des entraînements, dont le plus significatif est le Grand African NEMO – Navy's exercise for maritime operations –, qui vise à faire travailler ensemble le plus grand nombre possible d'acteurs de la région et bénéficie du concours de partenaires extérieurs – européens, brésiliens et américains – au cours d'un rendez-vous majeur qui a lieu chaque année. Enfin, nos bâtiments mènent des opérations communes avec les marines locales, l'idée étant toujours de les soutenir et non pas de les remplacer ; 55 patrouilles conjointes de ce type sont menées par an.
Mais l'aide française ne s'arrête pas là. Les éléments français stationnés au Sénégal et au Gabon assurent des actions ponctuelles de soutien et de formation. Un Falcon 50 déployé à Dakar conduit des vols de surveillance maritime au profit de nos partenaires. Enfin, dix-sept coopérants militaires dépendant du ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE), insérés directement dans les forces africaines, les accompagnent et les conseillent au quotidien.
Si la stratégie française est vertueuse, elle ne suffit cependant plus pour répondre aux attentes des pays du golfe de Guinée. Pour être plus efficace, la marine française s'est entendue avec ses homologues du Portugal, de l'Espagne et du Danemark, pays européens parmi les plus actifs en mer sur zone, pour signer en 2015 un accord quadripartite destiné à mieux coopérer. Sur le plan du partage de l'information, elle a signé un accord en 2016 avec la marine britannique pour partager l'information maritime avec les armateurs civils et diffuser plus efficacement les alertes en cas d'attaques de piraterie. De même, à travers la présidence du G7++ groupe des amis du golfe de Guinée, qui vient de s'achever, la France a poussé la communauté internationale, les acteurs économiques et les organisations non gouvernementales à agir ensemble dans une approche globale liant étroitement développement économique, respect de l'environnement et sécurité des espaces maritimes.
L'Europe est également présente dans la zone à travers ses programmes ou ses agences. C'est en particulier le cas avec ses programmes de développement tels que GoGIN – Gulf of Guinea inter-regional network –, SWAIMS – Support to West Africa integrated maritime security –, PASSMAR – Programme d'appui à la stratégie de sûreté et de sécurité maritimes –, PESCAO – Programme régional pour l'amélioration de la gouvernance régionale des pêches en Afrique de l'Ouest – et bien d'autres encore. Il s'agit de programmes à vocation maritime qui couvrent un spectre très large de domaines : économique, sécuritaire, juridique, capacitaire, etc.
L'Europe fournit aussi un appui opérationnel direct au travers de certaines agences : ainsi, Frontex, dans le cadre de la mission Hera, surveille la frontière de l'Union européenne entre l'Espagne et l'Afrique.
Ces multiples actions pilotées par la task force Union européenne gagneraient cependant à être mieux coordonnées avec celles des États membres, ainsi qu'avec les États-Unis et le Brésil, déjà présents dans la région et qui partagent notre vision des choses.
Cette coordination est d'autant plus importante que d'autres acteurs montrent un intérêt grandissant pour le golfe de Guinée, notamment la Chine et la Russie, qui n'ont pas nécessairement la même approche que la nôtre. Face à ces nouveaux arrivants, l'influence européenne pourrait perdre du terrain et les progrès enregistrés être remis en cause. C'est dans cette optique que les ministres de la Défense de l'Union européenne ont décidé, le 28 août dernier, de retenir le golfe de Guinée comme première zone d'expérimentation du concept de « présence maritime coordonnée ». Ce concept ambitionne de confier, sur la base du volontariat, des tâches supplémentaires aux navires militaires européens déployés sur place à titre national, et de synchroniser leurs différentes missions au moyen d'une cellule de coordination. Cette première initiative, d'ambition mesurée, pourrait servir de modèle en cas de succès et être étendue à d'autres actions de coordination plus ambitieuses, tout en préservant la visibilité et l'autonomie d'action de la France.
Mon propos portera sur l'Afrique centrale et plus particulièrement sur le défi posé par les convoitises que suscite la République centrafricaine (RCA).
L'Afrique centrale est marquée par une profonde instabilité due à des crises localisées tantôt liées au djihadisme – essentiellement au nord-ouest, au Nigeria, au Tchad et au Cameroun, avec Boko Haram, ainsi qu'à l'est de la République démocratique du Congo –, tantôt liées aux conflits interethniques, au banditisme et aux trafics.
Véritable carrefour de l'Afrique, cette région est au cœur des problématiques stratégiques des États puissances, dont certains profitent du désordre ambiant pour proposer une alternative aux coopérations occidentales. L'Afrique centrale possède des ressources naturelles importantes et diversifiées – hydrocarbures, minerais, forêts, pêche et agriculture – faisant l'objet d'une compétition féroce entre acteurs étatiques ou compétiteurs stratégiques, notamment la Chine et la Russie. À titre d'exemple, la République démocratique du Congo possède 80 % des réserves mondiales de coltan, minerai essentiel à la fabrication de l'électronique des téléphones portables ; la Chine y exploite 2,8 millions d'hectares, pour produire de l'huile de palme. Paradoxalement, la population d'Afrique centrale est pauvre car elle subit la mauvaise gestion interne des ressources et la convoitise d'acteurs extérieurs.
La République centrafricaine est emblématique des problématiques inhérentes à l'Afrique centrale. La situation actuelle y est toujours marquée par la faiblesse de la gouvernance et par le poids des groupes armés qui contrôlent environ 80 % du territoire national. La montée en puissance des forces armées centrafricaines (FACA) est donc déterminante pour le retour de l'autorité de l'État dans le pays. Elles doivent prendre leur part à la sécurisation du pays aux côtés des forces de sécurité intérieure et de la MINUSCA – Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique –, cette dernière comptant actuellement 15 000 personnes, dont environ 13 600 en uniforme.
Fin 2016, à l'issue de l'opération Sangaris, la France a repris la coopération militaire bilatérale avec les FACA. Un détachement d'appui aux opérations, qui compte environ 170 personnes, stationné sur l'aéroport de Bangui, assure des formations dans un cadre bilatéral et maintient une capacité de remontée en puissance en cas de nécessité. Les autorités centrafricaines sont ainsi assurées de la pérennité du soutien militaire français dans le pays.
Depuis janvier 2018, un nouvel acteur stratégique majeur est entré en compétition avec l'action française : il s'agit de la Russie, qui exerce une influence croissante. La faiblesse de l'État, le poids des groupes armés et l'influence russe accroissent le risque de partition du pays et, plus généralement, de déstabilisation de l'Afrique centrale. Au-delà des risques pour la Centrafrique, c'est également le rôle de la France dans le pays qui est visé. Nos armées ont élaboré une stratégie de long terme en RCA, qui vise à appuyer la reconstruction, le redéploiement en province et l'autonomisation des forces armées centrafricaines. Cette stratégie se développe pour l'essentiel au travers des missions et opérations internationales : la MINUSCA avec l'ONU, et EUTM-RCA, la mission de formation de l'Union européenne.
La MINUSCA est chargée de la stabilisation de la République centrafricaine. Confrontée à une situation difficile en province et malgré certaines insuffisances capacitaires et humaines, elle remplit sa mission. Les armées françaises participent à la MINUSCA à hauteur de neuf officiers insérés dans l'état-major de sa composante militaire, dont son chef d'état-major. Dans ce contexte, la France a constamment soutenu la MINUSCA et assuré le renforcement de ses capacités en fournissant des équipements et des formations. La France fournit également, sur demande, un appui aérien à la MINUSCA, comme nous l'avons fait à Birao, en septembre dernier, avec les moyens déployés en BSS.
Lancée auprès de l'Union européenne à l'initiative de la France en septembre 2016, EUTM-RCA joue un rôle central dans la remontée en puissance des FACA en garantissant la cohérence des formations. Le camp de Bouar, à l'ouest, abrite le centre de formation et d'instruction militaire centrafricain. Ce centre a été choisi par la RCA comme site pilote de redéploiement en province des FACA.
L'objectif dans la reconstruction des FACA est la mise sur pied d'une armée de garnison de 9 800 hommes, répartie sur l'ensemble du territoire. EUTM-RCA a déjà formé plus de 4 100 militaires et a également assuré la formation des formateurs FACA. EUTM-RCA a néanmoins quelques difficultés pour obtenir les effectifs nécessaires pour poursuivre son mandat dans de bonnes conditions.
Un général français assure depuis juillet 2019, et pour un an, la fonction de commandant de la mission d'EUTM-RCA. La contribution globale française à la mission s'élève désormais à 98 militaires et, jusqu'à présent, seule la France s'est engagée à fournir du personnel pour armer l'antenne de Bouar. Notre pays demeure donc le premier contributeur à la mission de reconstruction des FACA en République centrafricaine.
Mais cette stratégie française au profit de la RCA est quelque peu contrariée depuis le renforcement de l'intervention russe dans le pays. Après la période de crise des années quatre-vingt-dix, peu propice à l'interventionnisme, Moscou s'est engagée depuis les années deux mille dans une politique de réaffirmation de sa puissance et s'intéresse à nouveau à l'Afrique, continent en plein essor. Le rôle tenu par la Russie en RCA lui permet de s'imposer comme un acteur important dans ce pays en crise, qui occupe une position stratégique au centre du continent et de sa sous-région.
Moscou entretient des contacts avec les groupes rebelles dans leurs zones d'implantation, tout en soutenant le gouvernement via de l'armement et la formation des forces de sécurité. Ces actions se font notamment par l'intermédiaire de sociétés privées de sécurité reliées à des oligarques russes. Un partenariat de défense entre les gouvernements russe et centrafricain a été signé en août 2018 à Moscou. L'action russe s'étend à l'ensemble des segments du soft power : fourniture d'armements, coopération, influence politique, désinformation. Depuis fin 2017, 175 instructeurs russes, répartis sur le territoire, sont officiellement déployés en République centrafricaine. Sans enfreindre l'embargo sur les armes, la Russie a cédé en deux vagues près de 7 000 armes diverses, du pistolet à la mitrailleuse lourde, ainsi que de nombreuses munitions. Cette stratégie lui permet ainsi de se positionner en vue d'accéder aux nombreuses ressources naturelles – diamant, fer, nickel, or ou uranium.
Mais le soutien russe s'est rapidement étendu au-delà des FACA, prenant un tour très intrusif. Cette stratégie d'influence offensive, basée sur une communication limitée mais ciblée, n'hésite pas à jouer sur le sentiment anti-français : ces actions visent à affaiblir la position de la France, voire à l'évincer, garantissant ainsi une plus grande liberté d'action à la Russie.
Si notre position vis-à-vis de Moscou est restée dans un premier temps ouverte, l'accroissement de son influence et son manque de transparence nous ont fait douter de ses intentions réelles et ont conduit à une réponse proportionnée et adaptée. Pour les armées, l'enjeu est de faire reconnaître l'engagement militaire français à son juste niveau. Les actions menées en ce sens portent déjà leurs fruits. Notre stratégie nous permet de rétablir la vérité, elle est fondée sur une communication positive et des actions proportionnées face aux attaques informationnelles. Ainsi, la presse écrite, la radio, les campagnes d'affichage, les réseaux sociaux ont été judicieusement employés afin de valoriser, toujours à leur juste niveau, les actions françaises ainsi que celles de nos partenaires internationaux que sont l'EUTM-RCA et la MINUSCA, elles aussi ciblées. En outre, dans le domaine des actions civilo-militaires, un effort tout particulier a été réalisé au profit de la jeunesse centrafricaine.
La Chine a progressivement renforcé son influence en RCA au début des années 2000, essentiellement dans le domaine économique – dons de matériel et d'équipements, construction d'infrastructures publiques. Elle s'est ainsi implantée dans le nord-est du pays pour les hydrocarbures et à l'ouest pour les ressources minières. Elle livre également, depuis 2018, des matériels militaires aux forces de sécurité intérieure et aux FACA, mais elle apparaît bien moins offensive que la Russie dans la compétition avec les Occidentaux.
Pour conclure, l'engagement de la France en République centrafricaine demeure essentiel pour préserver l'intégrité du pays en contribuant à la reconstruction et au redéploiement de son armée. C'est actuellement la meilleure réponse à apporter sur le terrain, dans la compétition stratégique avec nos rivaux.
Nous allons terminer ce passage en revue de régions qui, bien que n'étant pas sous les feux de l'actualité, n'en demeurent pas moins majeures pour notre influence en Afrique et, plus largement, dans le monde.
Si je devais faire un lien entre les propos qui viennent d'être tenus et l'actualité récente, je citerai le Président de la République qui, lors de la conférence de presse au sommet de Pau, a évoqué de manière sibylline, mais chacun aura compris, ces nations qui avaient un « agenda de mercenaires ». Les propos que viennent d'être tenus sur la Centrafrique illustrent bien ce que l'on appelle, en doctrine militaire, la « guerre hybride » : nous ne sommes plus en guerre, nous ne sommes pas non plus en paix, mais dans un entre-deux. Désormais, la stratégie de nos compétiteurs ou de nos adversaires se déploie dans l'ensemble des champs, notamment informationnel. La Centrafrique est un excellent laboratoire de la manière dont les armées françaises répondent à ce type de nouvelles conflictualités.
Pour ma part, je vais m'intéresser à une zone peut-être plus éloignée de nos préoccupations immédiates, alors qu'elle est aujourd'hui en plein bouleversement – je veux parler de la Corne de l'Afrique, dans laquelle les grandes puissances, dont la Chine et les États-Unis, sont quasiment face à face. Ce contact physique immédiat constitue une forme de révolution ontologique : on se voit sans se parler, on se croise sans s'ignorer mais sans discuter non plus ; c'est une sorte de retour du « grand jeu ». À Djibouti, territoire minuscule, sont présents trois des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, peut-être bientôt quatre, puisque les Britanniques ont proposé de déployer des moyens à Djibouti.
Dans toute cette ébullition régnant dans la Corne de l'Afrique, quelle peut être la place de la France ? Avons-nous encore les moyens de notre politique ? Avons-nous encore quelque chose à dire à nos partenaires africains et, plus largement, avons-nous encore une voix à porter, notamment au travers de l'action des forces armées ? À ces questions, je répondrai par quatre points pour vous décrire les bouleversements dans la Corne de l'Afrique et comment les forces armées essayent d'y répondre.
Le premier point porte sur notre présence, avec notre base opérationnelle avancée à Djibouti, au cœur d'une zone d'importance mondiale. Ainsi, 15 % du commerce extérieur entre la France et l'Asie transitent par la voie maritime du détroit de Bab-el-Mandeb, 20 000 cargos par an, 4,8 millions de barils par jour. Les enjeux de développement sont colossaux : la population aura probablement doublé en 2050 ! Elle fera de plus en plus face à des défis liés au changement climatique : 10 millions de personnes dans la Corne de l'Afrique sont ainsi touchées cycliquement par des situations de stress alimentaire et hydrique. Les ressources sont encore inexploitées, avec probablement des ressources pétrolières en Ogaden, au Soudan du Sud, en Somalie, et des projets structurants de pipelines qui pourraient passer à travers l'Ouganda. Ce sont donc de véritables défis économiques, tout comme la compétition pour le contrôle du Nil avec la construction du barrage de la Renaissance.
La Corne de l'Afrique est également traversée par l'une des grandes routes du flux migratoire vers l'Europe, avec la route de l'Est, qui part de l'Érythrée, les autres axes de passage partant du Nigeria et passant par la Libye ou longeant l'Atlantique à partir du golfe de Guinée. On y trouve les plus grands camps de réfugiés – le camp de Dadaab, au Kenya, abrite la plus grande concentration de réfugiés dans le monde –, et on évalue à 2 à 3 millions le nombre de personnes déplacées en Éthiopie. Les enjeux sont là aussi colossaux.
Par ailleurs, la volonté de nos adversaires islamo-djihadistes de porter des coups est intacte : 2 000 attaques terroristes par an, dont l'attentat de Djibouti en 2014 et celui perpétré au Kenya l'an dernier, dues à HSM c'est-à-dire al-Shabab ; présence d'al-Qaïda en péninsule arabique et de l'État islamique en Somalie. Djibouti est au centre de tout cela, comme en témoigne l'arrestation de Peter Cherif, ressortissant français combattant terroriste étranger, en provenance du Yémen.
En second lieu, la Corne connaît actuellement des bouleversements géopolitiques importants, et nous vivons, dans cette région, des moments historiques, au premier rang desquels la paix entre l'Éthiopie et l'Érythrée. Le Premier ministre éthiopien, à peine nommé, décide de faire la paix avec l'ennemi érythréen, après vingt ans de guerre et près de 70 000 morts. Il s'agit pour l'Éthiopie de récolter les dividendes de la paix : en effet, alors que son armée, de style soviétique, était tournée vers l'Érythrée, le Premier ministre peut désormais la réorganiser complètement pour faire face aux défis et redonner à l'Éthiopie le rang qu'elle estime être le sien de leader africain.
Au Soudan ensuite, nous sommes peut-être en train d'assister à la première transition vers un régime post-islamiste. Le gouvernement de Béchir, qui soutenait le terrorisme, est tombé du fait d'une révolution populaire et démocratique provoquée par le triplement du prix du pain : les classes moyennes sont sorties dans la rue et se sont alliées avec le peuple pour entraîner la chute de Béchir, son arrestation et la mise en place d'une transition sur trente-neuf mois.
En troisième lieu, il faut souligner la présence des grandes puissances dans la région. Trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies sont maintenant présents militairement à Djibouti. Les pays du Golfe sont également présents : la Corne de l'Afrique constitue la profondeur stratégique des pays du Golfe. S'ils ne veulent pas se sentir étouffés, écrasés entre l'Iran et le continent africain, il leur faut absolument des relais d'influence sur ce continent. La Corne de l'Afrique est ainsi un lieu essentiel de la compétition entre le Qatar, d'une part, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, d'autre part, qui s'y disputent à coup de revirements diplomatiques et de financement du développement économique.
Face à cela, que peut faire la France avec 1 300 soldats présents à Djibouti ? J'ai la conviction – et ce sera mon quatrième point – que, dans le cadre de la compétition liée au retour des États puissances, nous avons une voix originale à porter.
Le premier exemple est celui de Djibouti. C'est un petit pays qui a à la fois tout à perdre et tout à gagner des bouleversements géopolitiques actuels. En effet, 90 % du commerce extérieur de l'Éthiopie transite par Djibouti. Si demain l'Éthiopie fait la paix avec l'Érythrée, et si la Somalie est stabilisée, Djibouti perdra le quasi-monopole dont elle jouit sur le transit des biens matériels qui arrivent en Éthiopie et qui pourront transiter par les ports d'Érythrée, comme celui de Massaoua, mais aussi par la Somalie. Djibouti cherche donc à réaffirmer ses alliances.
Ensuite, Djibouti accueille sur son territoire des bases militaires étrangères. Or, le pays semble se rendre compte que si la coopération avec certaines grandes puissances est très utile en termes de financements – en particulier par l'octroi de prêts à taux zéro –, elle constitue aussi une sorte de nœud coulant.
Les autorités djiboutiennes se rendent compte que la position particulière des forces françaises a une utilité pour elles. Ainsi, une visite officielle à Djibouti du chef d'état-major des armées a eu lieu l'année dernière. Depuis l'indépendance de Djibouti, les chefs d'état-major n'effectuaient que des visites de travail aux forces françaises, au cours desquelles ils allaient, par courtoisie, saluer les autorités djiboutiennes. Mais, pour la première fois dans l'histoire des relations franco-djiboutiennes, les autorités militaires de Djibouti ont invité formellement le chef d'état-major à venir en visite officielle. Par ce geste, elles ont signifié l'importance qu'elles attachaient au traité de coopération et de partenariat militaire qui lie les deux États.
À Djibouti, nous participons à la défense aérienne. Actuellement, la stratégie nationale de défense américaine fait l'objet d'une complète refonte – au-delà de l'actualité immédiate – pour se concentrer sur un unique compétiteur, la Chine ; notre stratégie vise à garantir non pas un équilibre – nous sommes les alliés des Américains, alors que nous sommes des partenaires de la Chine, ce qui fait une différence –, mais le maintien d'une voix autonome à Djibouti.
Le deuxième exemple est celui de l'Éthiopie. Dès sa nomination au poste de Premier ministre, et une fois la paix avec l'Érythrée obtenue à travers la signature des accords de Djeddah en septembre 2018, Abiy Ahmed a formellement mandaté les autorités militaires pour que l'armée éthiopienne soit complètement refondée. Cette refondation est souhaitée sur l'ensemble du spectre de l'engagement : terre, marine, air, mais aussi forces spéciales et spatial. La vision des autorités éthiopiennes se veut donc globale ; pour la concrétiser, elles se sont tournées vers un partenaire dont elles se souviennent qu'il les a aidées dès 1896, qui a permis à l'Éthiopie de devenir d'abord le seul pays africain à battre une puissance occidentale, à ne pas subir ensuite de colonisation sur le long terme. Je rappelle également que l'épopée des Forces françaises libres a commencé non seulement au Cameroun avec Leclerc, mais aussi en Éthiopie avec les Forces aériennes françaises libres et l'épopée de Monclar, dont nous allons bientôt célébrer l'anniversaire.
Les Éthiopiens se sont donc tournés vers nous pour refonder leur marine : nous avons signé un accord de partenariat au moment de la visite du Président Macron en mars 2019 pour recréer la marine éthiopienne. Une marine militaire éthiopienne existait jusqu'à l'indépendance de l'Érythrée en 1991 ; quant à la marine éthiopienne de commerce, c'est la première marine commerciale africaine. Les Éthiopiens ont donc un réel intérêt à disposer d'une marine militaire qui puisse agir dans les abords maritimes du Bab-el-Mandeb, compte tenu de toutes les menaces qui pèsent sur cette région et que j'ai évoquées. C'est donc aujourd'hui la marine nationale française qui travaille à la refondation du système militaire naval éthiopien – écoles de formation, doctrine d'emploi, équipements issus de sociétés françaises.
S'agissant de l'armée de Terre, l'Éthiopie est le premier contributeur mondial aux opérations de maintien de la paix. Elle veut tenir ce rang et, comme les opérations en zone anglophone décroissent, elle souhaite développer sa connaissance du français pour pouvoir s'engager dans les opérations en zone francophone.
L'Éthiopie enfin vient de signer une lettre d'intention dans laquelle elle affirme sa volonté de développer son armée de l'Air.
L'Éthiopie, qui n'était pas un partenaire traditionnel de la France – après s'être longtemps suffi à elle-même, elle s'est tournée, à l'époque du régime marxiste, vers la Chine communiste, puis vers les États-Unis – cherche aujourd'hui à diversifier ses relations. Pour cela, elle se tourne vers un partenaire dont elle estime qu'il est capable de lui apporter ce qu'elle cherche : autonomie, souveraineté, indépendance nationale et réaffirmation d'une forme de leadership international.
À travers ces deux exemples, j'ai voulu vous montrer qu'avec des moyens somme toute limités – à Djibouti, nous n'avons que 1 300 militaires, une base navale, une base aérienne et un régiment de l'armée de Terre –, nous obtenons un effet levier très important. La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale publiée en 2017, en remettant l'accent sur les forces prépositionnées, a pris acte du fait que notre outil militaire et la manière dont il est déployé, notamment sur le continent africain mais aussi sur nos territoires et départements d'outre-mer, est un outil d'influence internationale qui dépasse largement le cadre de la seule action militaire. La loi de programmation militaire (LPM) qui redonne un certain nombre de moyens à nos forces déployées à l'extérieur, en dehors des opérations proprement dites – en particulier l'opération Barkhane –, marque bien ce changement de paradigme et la volonté d'utiliser à nouveau nos forces déployées en Afrique comme des outils de puissance.
À travers ce panorama de la situation dans ces trois régions d'Afrique, nous avons cherché à vous montrer que l'action militaire française ne se limitait pas à l'opération Barkhane et aux actions cinétiques face aux groupes armés terroristes, mais participait d'une vision beaucoup plus large, à cinq ou dix ans, en tenant compte du fait que la France est aujourd'hui la deuxième puissance maritime mondiale grâce à sa zone économique exclusive (ZEE). Dans le golfe de Guinée, l'action de la marine nationale a une importance essentielle ; en République de Centrafrique, nous sommes animés par le devoir d'humanité et nous voulons continuer à mobiliser la communauté internationale en nous occupant d'un pays dont on se préoccupe peu ; enfin, dans la Corne de l'Afrique, nous cherchons à emprunter une voie singulière au sein de la compétition majeure qui se confirme sous nos yeux.
La présence française dans la zone sud de l'océan Indien (ZSOI) est conséquente : la superficie de cette zone s'élève à 2,8 millions de kilomètres carrés, et l'on y trouve plus d'1,1 million de citoyens français, à La Réunion et à Mayotte. Cette zone, qui fait face à la Corne de l'Afrique, est, elle aussi, stratégique car elle comprend le canal du Mozambique, sujet lui aussi aux menaces que vous avez décrites : piraterie, pêche et prospection illégales, risques d'interdiction et de déni d'accès au canal lui-même. Les États africains riverains du canal ont bien entendu leur mot à dire ; c'est le cas du Mozambique lui-même, mais aussi de Madagascar, de l'île Maurice, de la Somalie, du Kenya, de la Tanzanie, de l'Afrique du Sud et de Djibouti. Nos intérêts dans l'océan Indien sont donc très importants mais également vulnérables face aux enjeux géopolitiques et stratégiques dont vous avez parlé à propos des autres zones. Pourriez-vous préciser les pistes de partenariat politique, stratégique et militaire avec ces États africains de l'océan Indien, afin de renforcer la protection de nos intérêts nationaux dans cette zone ?
Je suis frappé par l'étendue de ces territoires, puisque d'ouest en est ils traversent tout le continent africain, du golfe de Guinée à la Corne de l'Afrique en passant par l'Afrique centrale. Alors que des plaintes s'expriment à propos de l'opération Barkhane, parce qu'elle se développe sur un territoire aussi grand que l'Europe, nous avons ici affaire à un territoire grand comme deux ou trois fois l'Europe. Est-ce encore une tâche à la mesure de la France que d'essayer de régler les problèmes d'un territoire aussi vaste, face à des compétiteurs qui ne nous feront pas de cadeaux ? C'est l'éternelle question autrefois résumée par l'expression « la Corrèze avant le Zambèze ».
Je voudrais également évoquer la question des ressortissants français qui vivent dans l'ensemble de cette zone, en particulier dans le golfe de Guinée. Pourriez-vous revenir sur cet enjeu, en précisant le nombre de nos ressortissants, la raison de leur présence, et quels sont les problèmes auxquels ils font face ?
Le capitaine de vaisseau Pierre nous a expliqué que, dans le golfe de Guinée, 40 % du poisson pêché l'était de façon illicite, et que l'on estimait à plus d'un milliard d'euros le manque à gagner annuel pour les pays de la région. Dans le cadre de la lutte contre les activités illicites dans le golfe de Guinée, notre marine apporte son soutien aux pays riverains contre cette pêche. Pourriez-vous apporter quelques précisions et des éléments d'analyse sur ce phénomène, ainsi que sur les actions entreprises par nos armées pour y faire face ?
Vous nous avez montré que l'Afrique – et notamment les zones que vous avez décrites – était devenue un lieu stratégique pour les grandes puissances, en particulier, la Chine, la Russie et les États-Unis. Leur stratégie est essentiellement économique, axée vers la ressource, ce qui peut ici et là avoir un rôle déstabilisateur pour la paix dans ces régions. La France reste toujours impliquée dans l'exploitation des ressources économiques, mais elle le fait de manière plus prudente, à cause de son histoire particulière qui est celle de la colonisation. Aujourd'hui, l'essentiel de nos forces est tourné vers la question de la stabilisation politique et territoriale, notamment parce que, contrairement à la Russie, à la Chine et aux États-Unis, nous sommes directement concernés par l'Afrique : en cas de déstabilisation politique, les enjeux terroristes et migratoires se trouvent aux portes de nos frontières.
Au sein de l'état-major des armées, comment considérez-vous cette question ? Ne sommes-nous pas dans une situation perdant-perdant ? Nous perdons sur le plan économique, car nous sommes forcés d'avancer prudemment, alors que l'Afrique est probablement le continent de la croissance du XXIe siècle – c'est en tout cas le seul qui n'a pas accompli ses Trente Glorieuses ; en même temps, nous devons assumer militairement et financièrement le coût de la stabilisation, alors même que ceux qui avancent leurs pions d'un point de vue économique, non seulement ne l'assument pas, mais ont parfois un rôle fortement déstabilisateur.
Je ne suis guère optimiste quant au rôle que nous pourrons jouer à l'avenir en Afrique. Vous avez expliqué que la France éprouve des difficultés à y tenir le rôle qu'elle a joué pendant trente ou quarante ans, et que la Russie s'implante de plus en plus sur le continent africain en utilisant des méthodes bien connues – les mêmes méthodes que dans les pays de l'est de l'Europe, celles de la guerre hybride, pour ne pas parler de cyberattaques. Certes, la mission de formation de l'Union européenne au Mali (EUTM) est présidée par un général français, ce qui est une bonne nouvelle, susceptible de donner un regain à la puissance française.
Vous avez également évoqué le sentiment anti-français. Ne pensez-vous pas qu'il est de nature à compromettre les ambitions de la France en Afrique même si, paradoxalement, les Africains qui cherchent à émigrer veulent pour la plupart se rendre en Europe, et non en Chine ou en Russie ? Selon vous, quelle stratégie faut-il mettre en place au niveau de l'Union européenne ? En effet, celle-ci est, sinon absente, insuffisamment présente sur le continent africain et, en dehors de la présence française, le nombre de militaires européens en Afrique est faible.
Il existe dans tous ces pays d'Afrique, de fortes inégalités qui provoquent des crises sociales très nombreuses. Les institutions sont constamment violées, les budgets – y compris militaires – sont détournés, l'énergie et l'industrie souvent pillées. Tout cela est le fait d'une délinquance exercée par les hommes au pouvoir, qui s'adonnent à la corruption et au détournement des deniers publics. Bien souvent, sous prétexte de lutter contre la corruption, ils se contentent de l'instrumentaliser pour conserver le pouvoir et régler leurs comptes politiques.
S'agissant de la guerre hybride, nous disposons d'un outil qui n'est certes pas la voix officielle de la France, mais qui peut jouer un rôle très important. Il s'agit de Radio France Internationale (RFI), qui chaque semaine attire 43,1 millions d'auditeurs, et 15,2 millions d'internautes, principalement en Afrique. Sommes-nous suffisamment offensifs, sur le terrain de la bataille médiatique, notamment sur internet, pour mener des campagnes telles que celles menées par les Russes ? Ils sont très présents sur les réseaux sociaux, et utilisent aussi leurs grands médias internationaux comme Russia Today (RT) et Sputnik. Mettons-nous en œuvre des moyens suffisants pour contrecarrer la voix de la Russie ?
Lors de la venue du président malgache nouvellement élu, au printemps 2019, le Président de la République a souhaité mettre en place une commission mixte franco-malgache pour travailler sur la question des Îles Éparses. Elle doit rendre ses conclusions au printemps prochain et nous verrons ce qui en ressort au sujet de cette zone.
Par ailleurs, le Mozambique va être le théâtre, dans les cinq à dix années à venir, d'un très gros investissement industriel, dont le chef de file est Total, avec des investissements dans le domaine des hydrocarbures dans le nord, dans la province de Cabo Delgado.
Ces deux exemples montrent qu'il s'agit d'une zone importante, à propos de laquelle nous avons développé un certain nombre de réflexions. Elle est sous la responsabilité du général commandant les forces armées dans la zone sud de l'océan Indien.
Ces réflexions visent d'abord à approfondir nos relations militaires avec le Mozambique. Nous avons ouvert un poste d'attaché de défense à Maputo. Nous y disposons aujourd'hui d'un poste militaire permanent qui a entrepris d'ouvrir un dialogue militaire avec un régime qui n'a pas l'habitude de parler avec la France.
Il faut par ailleurs préciser que depuis la découverte des hydrocarbures dans le Cabo Delgado et l'annonce d'un accord d'exploitation, des groupes terroristes ou rebelles assez difficiles à caractériser, mais auto-baptisés les Chabab bien qu'ils n'aient aucun lien avéré avec les Chabab de Somalie, commettent un certain nombre d'attentats et d'exactions contre les populations, entraînant le cycle de violences et de répression.
À propos de Madagascar, nous saisissons l'opportunité que représente l'élection du nouveau président, qui souhaite remettre à plat l'ensemble des actions de développement dans le pays, ainsi que le rôle des forces armées dans ces actions de développement, pour contribuer de manière significative au plan Émergence Madagascar. Nous sommes en train d'élaborer la réponse que la ministre fera aux demandes adressées par son homologue malgache : aide à l'écriture d'une loi de programmation militaire et d'une revue stratégique sous la forme d'un livre blanc, soutien aux voies choisies.
Je suis un avocat convaincu de ce type d'approche : comme dans le cas éthiopien, les Malgaches s'approprient les outils conceptuels que nous leur proposons et adaptent leurs forces armées en fonction des menaces majeures auxquelles ils font face, en particulier la pêche illégale et le vol de zébus – lequel peut paraître anecdotique mais constitue un enjeu pour Madagascar. Ils ne nous demandent plus ce que nous pouvons faire pour eux mais nous adressent une liste de besoins auxquels ils souhaitent que nous les aidions à répondre.
Monsieur Becht, je ne partage pas votre analyse quand vous dites que nous sommes dans une situation perdant-perdant. Certes, comme l'a évoqué M. Chassaigne en des termes assez précis et que peu d'experts de l'Afrique contestent – quand nous avons parlé de la conflictualité en Afrique, j'ai souligné le fait que l'absence de gouvernance en est une des causes principales –, il est vrai qu'un certain nombre d'entreprises françaises ont décidé de ne plus investir en Afrique du fait du climat d'insécurité économique. À part certains dirigeants, les capitaines d'industrie français se disent souvent qu'ils n'ont que des coups à prendre. Je voudrais tout de même nuancer ce constat en rappelant l'existence de tout un réseau de petites et moyennes entreprises (PME) et de petites et moyennes industries (PMI), des start-up françaises qui développent par exemple des offres d'assurance sur mobile en Afrique de l'ouest. Ce réseau dispose à travers le Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN) d'une vision précise des enjeux. Aujourd'hui, notre stratégie prend systématiquement en compte les entreprises françaises.
Nous sommes d'une génération d'officiers ayant servi Sarajevo et nous ne pouvons oublier que, alors que nous avions subi les pertes, ce sont d'autres qui ont signé les contrats de reconstruction de la ville. Aujourd'hui, la coopération militaire se construit aussi avec l'appui des entreprises ; de ce point de vue, ces dernières années ont permis au ministère des armées de réaffirmer sa volonté d'être un acteur majeur du SOUTEX (soutien à l'exportation) et ont été salutaires.
Je ne crois donc pas que nous soyons dans une situation perdant-perdant. Je suis persuadé que la sécurité de l'Europe commence en Afrique. Bientôt, le premier pays francophone sera la République démocratique du Congo. Avec l'élection de Félix Tshisekedi, nous avons de nouveau une carte à jouer. Nous sommes les seuls à avoir maintenu a minima des relations avec le Congo. Aujourd'hui, il est donc naturel que les Congolais se tournent vers nous pour que nous les aidions à créer une école de guerre et à faire que leurs militaires respectent le droit des conflits armés. Nous sommes en train de travailler sur un certain nombre d'actions de coopération. Cela va prendre du temps mais nous progressons.
La question des ressortissants français en Afrique, et en particulier dans le golfe de Guinée, constitue une question d'intérêt stratégique national. En Afrique, nous travaillons pour assurer la stabilité de manière à protéger nos ressortissants, en lien avec le quai d'Orsay. Dans chaque pays, la situation est suivie avec attention, en particulier à chaque période électorale. Au sein du centre de planification et de conduite des opérations de l'état-major des armées, nous assurons un suivi de la situation en amont des élections, de manière à surveiller si celle-ci est susceptible d'évoluer, de basculer et d'entraîner une menace pour nos ressortissants. Notre but est de permettre le départ de nos ressortissants avant la crise éventuelle – c'est le rôle du quai d'Orsay –, mais si la crise intervient de manière inopinée, sans que nous ayons réussi à l'anticiper, nous disposons de plans d'évacuation dans chaque pays africain. Ceux-ci sont mis à jour régulièrement et imposent aux armées françaises de disposer de moyens d'évacuation ; c'est le cas par exemple dans le cas de la mission Corymbe, dispositif naval dont les bâtiments ont vocation à permettre l'évacuation de ressortissants français en cas de nécessité.
Dans le sud de l'océan Indien, nos ZEE sont considérables, notamment grâce à la présence des Îles Éparses dans le canal du Mozambique. Notre constat est simple : lorsque nous sommes absents, nos espaces sont pillés, et notre souveraineté remise en cause. Pour casser cette logique, il faut bien entendu que nous soyons présents. C'est ce que nous nous efforçons de faire avec des passages plus réguliers de bâtiments, notamment venant de métropole.
Il y a à peu près 100 000 ressortissants français et 400 000 Européens dans le golfe de Guinée. Ces chiffres sont relativement réduits par rapport à la communauté française d'une ville comme Londres, mais ces Français sont bien implantés – souvent à des postes clés – dans l'industrie et le commerce locaux, et leur importance est considérable pour la stabilité de la zone. Toute remise en cause de leur sécurité aurait des conséquences immédiates : économiques, politiques et médiatiques. Nous prenons, par conséquent, toutes les mesures nécessaires pour garantir leur protection, en nous appuyant sur nos capacités d'appréciation autonome de situation et d'intervention (c'est une des raisons des déploiements de force en mer comme à terre).
S'agissant de la pêche illicite dans le golfe de Guinée, un tiers des saisies sont illégales, ce qui représente un manque à gagner estimé à 1,5 milliard d'euros par an pour l'ensemble des pays concernés. Les effets de cette pêche illégale et de la surpêche sont déjà concrètement visibles. J'ai souvent parcouru le golfe de Guinée sur des bâtiments de la marine : auparavant, les pêcheurs illicites naviguaient à distance des côtes et formaient au large d'impressionnantes nuées de bateaux qui ratissaient méthodiquement les bancs de poissons ; désormais, ces bateaux sont visibles des côtes. Par ailleurs la diversité et la taille des poissons que l'on peut trouver sur les marchés locaux ont considérablement baissé.
Notre aide est très pragmatique : la marine française, mais aussi l'Union européenne, à travers son programme PESCAO, accompagnent les marines africaines dans des patrouilles communes pour intercepter les pêcheurs illégaux ; elles les aident à gérer leur patrimoine halieutique et leur fournissent également des images satellites qui servent à repérer les flottilles de pêche illégales, souvent chinoises.
À propos de la guerre hybride et du sentiment anti-français, nous en avions brièvement discuté il y a un mois, mais je voudrais souligner le fait que, lorsqu'il arrive quelque chose, une recherche sur internet permet d'obtenir cinquante résultats sur le sujet, ce qui peut donner l'impression qu'internet ne parle que de cela. Mais si on élargit le regard, on se rend compte que la portée de cet événement doit être relativisée.
J'avais cité les propos du directeur du grand quotidien ivoirien, l'écrivain Venance Konan, qui s'était livré sur Facebook à une défense absolument exceptionnelle de l'action militaire française dans le cadre de l'opération Barkhane. Il y rappelait à ses compatriotes le caractère nécessaire de la présence française, sans laquelle quelqu'un comme Iyad Ad Ghali pourrait bien se retrouver à la tête du Mali. Pourtant, le même homme a écrit en 2018 un livre intitulé Si le Noir n'est pas capable de se tenir debout, laissez-le tomber, dans lequel il dénonce la colonisation.
Face à cette situation, la loi de programmation militaire 2019-2025 a attribué 400 postes de plus au commandement de la cyberdéfense en France d'ici 2022. Cet organisme fait non seulement de la lutte informatique défensive – c'est quelque chose que nous faisons depuis longtemps –, mais aussi de la lutte informatique offensive.
Après un an de réinvestissement français en Centrafrique, nous pouvons déjà voir que cela fonctionne : l'opinion publique centrafricaine, grâce à une communication positive, formelle ou informelle, par des actions civilo-militaires, en particulier en direction de la jeunesse, ou par l'organisation de matches de football nous est moins hostile. Vous avez évoqué RFI, Monsieur Chassaigne ; c'est aujourd'hui la grande voix de la France en Afrique – je dis bien de la France et non du gouvernement français,
Le sentiment antifrançais va et vient en fonction de l'actualité. Je vous rappelle qu'en 1998 le tube de l'été en Côte d'Ivoire, c'était « Armée française » d'Alpha Blondy, dont les paroles étaient : « Armée française, allez-vous-en ! Nous ne voulons plus de vous. » ; vingt ans après, le nombre de ressortissants français en Côte d'Ivoire a augmenté de plus de 50 %, le président Macron y a passé Noël et nous avons signé un traité de partenariat et d'amitié.
Le capitaine de vaisseau Pierre nous a expliqué que la piraterie, très active il y a quelques années le long des côtes somaliennes, avait été considérablement résorbée mais avait eu tendance à se déplacer vers l'Ouest et le golfe de Guinée, qui représente un enjeu considérable en matière de ressources, mais également parce qu'il est une voie d'accès pour ces ressources à toute la région sahélo-saharienne. Il faut donc empêcher une déstabilisation de la zone, ce qui passe par le renseignement et des interventions. L'architecture de Yaoundé prévoit ainsi la coordination des informations, et cela vaut pour les navires civils et étrangers, les Anglais, notamment, s'étant engagés à partager leurs informations.
J'ai cru comprendre que, pour ce qui regardait l'Europe, tous les États-membres ne participaient pas à la « présence maritime coordonnée », les priorités des uns et des autres n'étant pas, comme souvent, les mêmes. Cet engagement n'étant pas une mission de type Corymbe, avec une chaîne de commandement qui garantit l'efficacité des actions, je me permets de vous demander, s'il ne s'agit pas d'une opération d'affichage, et si une initiative européenne d'intervention maritime n'aurait pas des résultats plus concrets.
Je nourris la crainte que la France puisse être évincée du sol djiboutien. Pourriez-vous nous donner des précisions concernant l'accord juridique qui fonde notre présence là-bas : quelles sont sa portée et sa durée ? Est-il susceptible d'être reconduit, et des pressions pourraient-elles se faire jour alors ?
La France bénéficie à Djibouti, avec le désert du grand Bara, d'un terrain d'entraînement exceptionnel, en contrepartie de quoi elle garantit à Djibouti la souveraineté aérienne sur la zone. Cependant, la présence des Américains, des Japonais, des Allemands, des Italiens, des Chinois et, bientôt, des Britanniques, ne menace-t-elle pas à terme les conditions de notre présence là-bas ?
L'image de la France en Afrique pâtit parfois de la diffusion d'informations fabriquées de toutes pièces par des gens qui ne nous veulent pas que du bien. Ne serait-il pas utile, pour contrer cette guerre de l'information, d'imaginer un dispositif réunissant les forces armées et les journalistes, afin de démonter les fausses affirmations et de produire une information permettant de mieux valoriser les efforts que fait la France ?
En 2013, le processus de Yaoundé visait à rendre progressivement aux Africains le contrôle du golfe de Guinée. Où en sommes-nous aujourd'hui ? Il y a, dans le golfe, un pays qui dispose d'un large domaine maritime et qui, depuis 1998 a choisi le français comme langue officielle et est membre de l'OIF, je veux parler de la Guinée équatoriale. Nous avons inauguré là-bas, en juillet 2019, l'école navale de Tika. Tout cela ne fait-il pas de la Guinée équatoriale, un pays qui pourrait être pour la France un partenaire et un allié majeur, sachant qu'elle ne demande que ça ?
Vous avez exposé vos axes de travail pour lutter contre la pêche illicite, la piraterie, le trafic de drogue et les migrants qui sont présents dans le golfe de Guinée. D'année en année, ces phénomènes s'accroissent malgré tout, et toute votre énergie doit être consacrée à les endiguer. Différentes réponses sont apportées à ces problèmes par la communauté internationale, l'Europe ou la France, mais j'aimerais savoir quelles sont les actions que vous menez auprès des populations locales pour conforter ces politiques.
Les États-Unis considèrent de plus en plus la Côte d'Ivoire comme l'une de leurs bases essentielles dans la lutte contre le terrorisme en Afrique, et le Pentagone veut créer un centre d'entraînement ainsi qu'une base d'écoutes et d'interceptions à Abidjan. Ce projet de lutte antiterroriste fait-il l'objet d'un partenariat avec la France ?
On constate en effet une augmentation de la piraterie dans le golfe de Guinée, même si elle n'y atteint pas les niveaux extrêmes que l'on a connus en 2011 en face de la Somalie. Le contexte est différent entre les deux régions, et la piraterie dans le golfe de Guinée est souvent du brigandage, c'est-à-dire une attaque menée dans les eaux territoriales, donc sous souveraineté des pays côtiers.
L'architecture de Yaoundé mise en place en 2013, confirmée trois ans plus tard à Lomé, vise à mailler l'ensemble de la zone avec un certain nombre de centres de commandement nationaux, au-dessus desquels sont placés, sur deux niveaux, des centres de plus grande envergure. L'idée est de coordonner et d'améliorer la coopération entre tous les acteurs locaux, pour une diffusion rapide de l'information et la mobilisation immédiate des moyens les plus adaptés pour agir, avant que les pirates n'aient eu le temps de commettre leurs forfaits. Cette manière de s'appuyer sur la volonté et les moyens des pays locaux apparaît à ce jour comme la meilleure des solutions.
Vous avez évoqué, Monsieur le député, le concept de « Présence Maritime Coordonnée » européenne en demandant s'il ne s'agissait pas d'une coquille vide : cela peut être un risque, d'où le fait que ce dispositif ne poursuit pas des objectifs démesurés. Chacun sait que les différents États européens peuvent avoir des intérêts propres à défendre. La France elle-même souhaite conserver son autonomie d'appréciation et d'action.
Néanmoins, la volonté existe de mieux coordonner et de synchroniser nos actions, quand cela est possible. Nous l'avons d'abord fait avec les pays les plus présents sur zone, l'Espagne, le Portugal, mais également le Danemark qui, s'il n'a pas de bâtiments engagés, est présent dans les états-majors et joue un rôle de conseil et de financeur assez actif dans le golfe de Guinée, où il a des intérêts maritimes. Cette entente quadripartite constitue une première base de coordination, l'idée étant qu'un bâtiment français ne se retrouve pas en même temps qu'un bâtiment portugais dans une même zone. La coordination n'est pas toujours simple du fait, des programmes d'activité respectifs des uns et des autres : la France, par exemple, peut estimer prioritaire de positionner ses moyens en un point particulier, pour répondre à des besoins propres. En tout état de cause, le dispositif n'est pas contraignant, chacun s'engageant à la hauteur de ce qu'il souhaite, dans une logique gagnant/gagnant.
On peut imaginer étendre cette coordination à différentes initiatives européennes, telles que GoGIN, SWAIMS ou PESCAO, qui mobilisent des ressources considérables, pour gagner en efficacité.
L'architecture de Yaoundé est encore en phase de montée en puissance, et il faut la soutenir. Il est très bien que les pays africains se saisissent de leurs problèmes et cherchent à y répondre par eux-mêmes, étant entendu que nous les y aidons en leur fournissant du matériel, des conseils juridiques et stratégiques, mais aussi en les accompagnant sur le terrain pour aider notamment les marines locales à gagner en confiance.
J'ajoute que notre soutien est d'autant plus nécessaire que le processus de Yaoundé n'est pas véritablement soutenu par les nouveaux arrivants, comme la Chine et la Russie, qui ont des vues beaucoup plus « court-termistes » dans leur implication et attendent des retours sur investissement rapides.
Monsieur Fuchs, vous avez évoqué l'image de la France dans les médias. Dans les armées, des militaires assurent depuis longtemps ce que l'on nomme notre communication opérationnelle et qui constitue une spécialité à part entière dans notre organisation. Ces militaires sont formés et entraînés pour faire connaître et valoriser l'action de la France et de nos armées, à la fois auprès de nos concitoyens, de nos partenaires et de l'opinion internationale, en liens étroits avec les journalistes civils, nationaux et internationaux. Des conseillers en communication œuvrent à chaque niveau de commandement, toujours sous la tutelle de l'état-major des armées.
De son côté, l'Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD) produit des prises de vues destinées aux télévisions, et nous invitons régulièrement des journalistes sur les théâtres d'opérations, en particulier en BSS – c'est ainsi qu'en décembre, Le Parisien a consacré un article de plusieurs pages à l'une de nos opérations en BSS et que, le 18 janvier, TF1 va diffuser un beau reportage sur l'une de nos opérations en BSS. Il ne nous semble pas pour l'instant qu'il faille aller plus loin.
Nous sommes liés à la République de Djibouti par le traité de coopération en matière de défense (TCMD) qui a été signé en 2011, ratifié en 2014 et dont la validité court jusqu'en 2022. Nous réfléchissons donc actuellement, avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, au moment le plus opportun pour le renégocier.
Nous abordons la renégociation du traité avec des atouts.
En ce qui concerne la présence américaine à Djibouti, l'énorme différence par rapport à la France, c'est que nos militaires y sont installés avec leurs familles, tandis que nos amis américains viennent seuls et séjournent un an à l'intérieur du camp Lemmonier. Au contraire, pour les Français, nos familles vont faire leurs courses en centre-ville, elles vont visiter le lac Assal et nos enfants sont scolarisés à l'école française, fréquentée en majorité par des Djiboutiens et des Franco-djiboutiens. Bref, nous vivons au milieu de la population, ce qui change tout.
Ensuite, il y a ce qui s'appelait naguère l'assistance médicale gratuite (AMG), rebaptisée aujourd'hui assistance médicale aux populations (AMP) – car soigner les gens a en réalité un coût pour le budget de l'État. Il n'y a pas un jour où le Centre médical des forces françaises à Djibouti n'accueille pas des patients djiboutiens, comme d'ailleurs l'hôpital militaire français de Gao, qui accueille quotidiennement plusieurs dizaines de patients maliens. Fort heureusement, nous n'avons pas des blessés tous les jours, et les médecins militaires français déployés en Afrique consacrent beaucoup de temps à soigner les populations.
Il y a enfin tout ce qui relève de l'action civilo-militaire, c'est-à-dire les dons réguliers ou l'organisation d'activités, le soutien aux écoles et la facilitation de l'aide régionale ou locale. Par exemple la ville de Poitiers a un très grand tropisme africain et conduit nombre d'actions au Burkina Faso ou au Tchad. Il en va de même pour les villes jumelées avec des villes africaines, et, lorsque nos régiments y sont déployés nous partons avec des caisses de livres, de médicaments, ou de ballons de football.
Quoi qu'il en soit, comme l'a dit le Président de la République au sommet de Pau, le second pilier de notre stratégie au Sahel doit être bâti sur la coordination des actions de capacité, le capacity building ou soutien aux armées partenaires, et ces progrès dans la coordination sont aujourd'hui notre principal défi.
Nous devons concentrer nos efforts sur la coopération dans le domaine de ce qu'on appelle la Security Force Assistance (SFA), qui renvoie à tous les aspects non cinétiques. C'est un vrai défi et nous cherchons des solutions, sachant qu'il ne faut jamais perdre de vue, d'une part, la question de la souveraineté nationale et, d'autre part, celle des liens bilatéraux ; en d'autres termes, quand certains pays veulent agir au Niger, s'ils n'entendent pas nous en informer, ils ne nous informent pas.
Les États, y compris les États-Unis, n'ont plus assez de temps, d'argent ou d'hommes pour se permettre de dupliquer les efforts.
Pour ce qui concerne enfin la base d'écoutes, c'est évidemment un domaine qui relève de la souveraineté nationale. En revanche, la coopération avec les États-Unis en matière de renseignement n'a jamais connu d'équivalent dans l'histoire récente des relations militaires franco-américaines. Le chef d'état-major des armées accueillera d'ailleurs jeudi prochain douze de ses homologues européens et américains sur le sol français pour évoquer ces questions de coordination –, ce qui signifie que nous n'ignorons pas la National Defense Strategy américaine, les objectifs italiens ou les enjeux politiques espagnols.
Quelle est l'influence dans les pays de la Corne de l'Afrique du Qatar et de l'Arabie saoudite, pas uniquement au plan économique mais aussi au plan religieux ? Compte tenu d'une certaine défiance à l'égard de la France, cette influence ne risque-t-elle pas de s'affirmer dans les années qui viennent ? Les parlementaires n'ont-ils pas un rôle à jouer, notamment vis-à-vis des populations, pour limiter le développement du sentiment anti-français ?
J'ai pu constater à Djibouti que, en dehors de la base française et de la base italienne, de nombreux soldats européens ont été logés à l'hôtel, notamment les soldats engagés dans le cadre de l'opération Atalante. Cette dispersion coûte cher, elle envoie des signaux contradictoires au reste du monde et prive nos forces d'occasions de collaborer au quotidien. Dans ces conditions, une mutualisation des bases européennes de défense en Afrique pourrait-elle être envisagée ?
La Chine est en train d'enserrer certains pays africains stratégiques dans un nœud coulant. Elle utilise pour ce faire l'arme économique. C'est ainsi qu'à Djibouti, le port est chinois, le train est chinois et le plus grand centre commercial du pays est chinois ; en outre, la Chine prête de l'argent à ces pays, pour mieux les endetter.
Je m'interroge en revanche sur ce que la Russie fait en Afrique et quels y sont ses intérêts. On sait qu'elle a des vues sur les diamants de Centrafrique, où opèrent des milices privées à sa solde mais, plus globalement, sa politique sur le continent traduit-elle le rêve nostalgique d'un retour à l'ère soviétique ? Entend-elle établir sa présence sur le long terme ou s'agit-il plus simplement de nuire à certains pays qu'elle ne considère pas comme des pays amis, parmi lesquels la France ?
Autant la logique chinoise est claire, et dangereuse à long terme pour les pays d'Afrique, autant on voit mal quelle vision de long terme a la Russie pour l'Afrique.
L'opération Atalante ayant posé, au plan juridique, un certain nombre de difficultés pour traduire les pirates interceptés en justice, l'architecture de Yaoundé comporte-t-elle un volet de coopération juridique, même si vous avez précisé que, dans le golfe de Guinée, il s'agissait surtout de lutter non contre la piraterie mais contre le brigandage, auquel s'applique le droit national ?
Par ailleurs, quel est le véritable potentiel naval de ces pays africains – aux moyens limités –, sachant qu'une marine coûte cher, et une marine opérationnelle plus cher encore ?
Dans la Corne de l'Afrique, le transfert d'une partie de nos effectifs et moyens de Djibouti aux Émirats arabes unis n'a-t-il pas affaibli notre position à Djibouti, alors que la situation au Yémen en face n'a fait que s'aggraver ? La France ne subit-elle pas une perte d'influence du fait de la présence des troupes américaines et chinoises ?
En Centrafrique, hormis l'armée tchadienne, y a -t-il une armée locale opérationnelle, et quelle est l'efficacité réelle de la formation dispensée aux armées locales ?
Le Président de la République a dénoncé les tentatives de déstabilisation menées par des puissances étrangères. Luttons-nous à armes égales contre ces puissances, qui ont recours à des structures paraétatiques ou prétendument privées, c'est-à-dire des mercenaires ? Ces groupes disposent de moyens cyber considérables, comme Wagner ou les mercenaires de M. Prigojine, lequel possède l'une des plus importantes fermes à trolls russe. M. Prince est tout aussi habile, lorsqu'il fait absorber Blackwater par Triple Canopy puis par Constellis pour réapparaître sous d'autres formes, en Libye, au Mozambique, en Centrafrique ou en République démocratique du Congo. Peut-on faire le poids contre ces adversaires qui s'affranchissent du droit militaire international ?
Il est évident que nous ne luttons pas à armes égales et c'est ce qui fait la noblesse de nos forces armées. Je suis un grand admirateur de Churchill, qui affirmait que, si on utilisait les mêmes moyens que Hitler, cela ne servait à rien de faire la guerre. Inscrite dans la tradition républicaine et laïque, respectueuse du droit des conflits armés, l'armée française s'enorgueillit de cela.
La Fabrique Défense, qui va bientôt avoir lieu, illustre bien le fait que, face au développement des nouvelles conflictualités, nous sommes conscients de la nécessité d'embaucher des gens qui pensent vite, des codeurs, des jeunes très réactifs. Notre action est certes soumise à un certain nombre de contraintes, mais nous ne sommes pas les seuls : l'Union européenne, qui est, de loin, le premier contributeur financier en Afrique, s'interdit de fournir des armes létales.
Monsieur Furst, je pense que vous avez bien appréhendé les intentions de certaines puissances en Afrique. Il est clair en effet que des États veulent réactiver les anciennes alliances. Ils renouent donc des contacts entre autres avec le Congo ou l'Algérie, avec le rêve d'un retour à une sorte d'âge d'or mythifié.
Mon analyse de la situation est qu'il y a, dans l'attitude de certains États à la fois de l'opportunisme, mais aussi, une volonté de désencerclement visant à contrer l'encerclement par l'OTAN dont la Russie se pense victime depuis l'adhésion à cette dernière des pays de l'Europe de l'Est. S'il ne s'agit pas nécessairement d'une stratégie globale, c'est en tout cas le talent du président Poutine que de savoir saisir l'occasion de la mettre en œuvre.
Pour ce qui concerne l'efficacité des forces armées centrafricaines, l'Union européenne a formé 4 100 militaires, mais tant que leur déploiement à travers le pays n'est pas achevé il est encore complexe d'évaluer leur niveau opérationnel.
Nous avons également formé des formateurs pour les FACA, dans le cadre notamment de l'intégration d'anciens membres des groupes armés rebelles dans l'armée reconstituée. Nous les prenons en charge et les équipons pour qu'ils rejoignent les unités spéciales mixtes de sécurité, également composées d'anciens combattants et qui ont pour charge de sécuriser les couloirs de transhumance et les zones minières. La première de ces unités vient juste d'être lancée au mois d'octobre par le président centrafricain à Bouar, il est donc un peu trop tôt pour que nous ayons déjà un retour.
La mutualisation des bases à Djibouti nous place face à un dilemme. Nous avons développé, au sein des groupes de travail sur l'initiative européenne d'intervention (IEI), la notion de co-basing et nous réfléchissons à une manière de mutualiser certains de nos équipements pour les rentabiliser et épargner des frais à nos partenaires. Nous nous heurtons, ce faisant, aux réticences de la République de Djibouti, qui ne veut pas parler à l'Europe, mais aux Allemands, aux Italiens ou aux Espagnols. Nous devons donc avancer en déplaçant le curseur très progressivement et en tâchant de convaincre les autorités qu'elles auront tout à gagner à avoir des partenaires européens coordonnés, qui parleront d'une seule voix. Il faut aussi leur démontrer que, compte tenu des moyens exponentiels de l'Europe, elles obtiendront bien plus encore. Mais, pour tout cela, il nous faudra encore du temps.
La France est évidemment particulièrement attentive à définir son action en conséquence, et le sujet n'a pas manqué d'être évoqué lors du sommet de Pau, où a été mis en exergue le rôle que pouvaient jouer les marabouts et les érudits. En la matière, l'exemple de la République islamique de Mauritanie, qui mène une politique extrêmement claire contre l'islamisme radical pourrait peut-être être exporté. De même, nous pouvons nous appuyer sur le Maroc, dont les écoles forment plusieurs centaines d'imams d'Afrique subsaharienne.
L'architecture de Yaoundé, rencontre plusieurs difficultés. La première, vient du désintérêt relatif d'un certain nombre de dirigeants locaux. Confrontés à la menace plus immédiate du terrorisme à terre, c'est vers elle que vont leur préoccupation. La deuxième, qui découle de la première, est le manque de financement. Certains centres ne sont pas assez dotés pour assurer une veille permanente. Enfin, il y a les questions juridiques : les frontières sont très nombreuses dans la zone, et beaucoup de petits pays ne disposent que d'étroits couloirs de mer, en guise d'eaux territoriales et de ZEE. Faute d'accords suffisants, il est très facile pour les trafiquants de se soustraire aux poursuites.
Quant au niveau des marines africaines, il est très disparate selon les pays. Le Nigeria dispose d'une marine conséquente et opérationnelle. Il vient de commander une quarantaine de nouveaux patrouilleurs, ce qui illustre que ses autorités ont parfaitement conscience de l'importance que revêt la lutte contre la piraterie. En Sierra Leone, au Liberia ou en Guinée-Bissau en revanche, les moyens sont plus réduits. Notre objectif est de faire en sorte que chacun soit actif dans le processus de Yaoundé, à la hauteur de ses capacités.
Assurer une continuité juridique est l'un des objectifs essentiels de l'architecture de Yaoundé. Si les trafiquants capturés ne peuvent être jugés et condamnés, tous les efforts mis en œuvre n'auront servi à rien. Le G7++ est focalisé sur cette problématique, mais l'harmonisation juridique entre pays voisins demeure une tâche difficile.
Je vous remercie, Messieurs, pour vos interventions toujours aussi passionnantes. La somme des questions qui vous ont été posées montre l'intérêt que nous portons à l'Afrique, et vos réponses nous aideront à nous projeter dans l'avenir, dans la perspective notamment de la prochaine loi de programmation militaire et de la loi sur le renseignement à venir.
La séance est levée à onze heures cinquante.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Didier Baichère, M. Stéphane Baudu, M. Thibault Bazin, M. Olivier Becht, M. Christophe Blanchet, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Luc Carvounas, M. Philippe Chalumeau, M. André Chassaigne, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Philippe Folliot, M. Laurent Furst, M. Claude de Ganay, M. Thomas Gassilloud, Mme Séverine Gipson, M. Fabien Gouttefarde, M. Stanislas Guerini, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Didier Le Gac, M. Christophe Lejeune, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Patricia Mirallès, M. Jean-François Parigi, M. Joaquim Pueyo, M. Gwendal Rouillard, M. Thierry Solère, M. Joachim Son-Forget, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, Mme Laurence Trastour-Isnart, M. Stéphane Travert, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Patrice Verchère, M. Charles de la Verpillière
Excusés. - M. Florian Bachelier, M. Xavier Batut, M. Sylvain Brial, M. Alexis Corbière, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec Becot, M. Richard Ferrand, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Pascale Fontenel-Personne, M. Benjamin Griveaux, M. Christian Jacob, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, Mme Anissa Khedher, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Gilles Le Gendre, M. Franck Marlin, Mme Monica Michel, Mme Josy Poueyto, M. Stéphane Trompille
Assistaient également à la réunion. - M. Dino Cinieri, M. Bruno Fuchs