Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française
Mercredi 27 octobre 2021
La séance est ouverte à dix heures trente.
(Présidence de M. Philippe Benassaya, président de la commission)
Je vous souhaite la bienvenue à l'Assemblée nationale. La présente commission d'enquête a été créée à la demande du groupe Les Républicains en vue d'identifier les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française, constatés de longue date, mais que les pouvoirs publics peinent à corriger. Nous nous sommes fixé un vaste cadre d'investigation, qui vous a été communiqué.
Cette table ronde intervient alors que nous nous sommes déjà penchés sur de nombreuses thématiques carcérales, y compris celle qui vous concerne plus particulièrement, notamment à l'occasion de nos visites de terrain.
La qualité de la prise en charge sanitaire des personnes détenues est en effet l'un des meilleurs indicateurs pour mesurer le degré de modernité d'un système pénitentiaire. C'est d'abord une question de respect des droits fondamentaux et de la dignité de la personne. Au-delà, celui qui sort de prison en bonne santé sera mieux armé pour se réinsérer dans la société ; cela vaut singulièrement pour la prise en charge des troubles psychologiques et psychiatriques, l'un des plus gros défis à relever. Enfin, de façon plus prosaïque, la communauté nationale fera des économies dans le futur si les pathologies des détenus sont correctement soignées et si la prévention sanitaire en milieu carcéral est efficace.
Il sera demandé à chacun d'entre vous de commencer par prononcer un exposé de cinq minutes, afin d'apporter de premiers éclaircissements aux membres de la commission d'enquête sur les questions qui vous ont été préalablement adressées. Puis, nous procéderons à un tour de table de questions orales.
À l'issue de l'audition, je vous invite en outre à communiquer au secrétariat de la commission d'enquête les éventuels documents écrits qui vous sembleraient de nature à éclairer nos travaux.
Merci d'avoir accepté notre invitation. Depuis le début du mois de septembre 2021, nous auditionnons un grand nombre de professionnels pour savoir si la surpopulation carcérale a un impact sur la qualité de la réponse pénale et si elle empêche de prendre en charge de façon digne les détenus. Nous cherchons à comprendre s'il faut se pencher sur le parc immobilier, sur les ressources humaines de l'administration pénitentiaire ou sur les relations entre la prison et le tissu économique local et avec les associations. Ces relations permettent de faire entrer en prison du travail, de la culture ou toute autre activité de nature à apaiser et à permettre une détention convenable, voire une réinsertion plus probable.
Aujourd'hui, nous abordons la thématique de la santé. Même si des améliorations sont nécessaires, des évolutions peuvent être constatées. J'espère que vous pourrez nous éclairer sur ces évolutions qui démontrent l'action de l'administration pénitentiaire. Nous cherchons à émettre des propositions concrètes pour un avenir meilleur.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(Mme Marine Gaubert, M. Éric Le Grand, M. Laurent Michel et M. Ridha Nouiouat prêtent successivement serment.)
La Fédération Addiction est une fédération de professionnels de l'addictologie, issus du secteur médicosocial spécialisé comprenant les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie – CSAPA – et les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues – CAARUD –, mais aussi les secteurs hospitaliers et les professionnels de la ville. La Fédération Addiction représente 200 associations et hôpitaux qui gèrent 800 établissements et services et 400 adhérents à titre individuel qui travaillent dans le champ de l'addictologie. Nous travaillons sur les questions de santé-justice en suivant un premier axe de prise en charge des addictions en détention et un second axe de prise en charge des addictions chez les personnes placées sous main de justice en milieu ouvert.
Concernant le champ de la détention, nous avons publié un livre en 2014. Nous avons mené un travail sur les CSAPA référents en milieu pénitentiaire, dont la mission est d'intervenir en détention pour aider les détenus à préparer leur sortie de prison. Depuis deux ans, nous travaillons avec notamment l'APSEP et l'ASPMP – l'Association des professionnels de santé exerçant en prison et l'Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire – sur un projet concernant les moyens d'améliorer le repérage des addictions et la coordination entre professionnels sanitaires et pénitentiaires sur ces questions. Enfin, nous menons une démarche de plaidoyer sur la réduction des risques en prison.
Je suis administrateur de la Fédération Addiction, psychiatre, addictologue et chercheur à l'INSERM – Institut national de la santé et de la recherche médicale –, au centre de recherche en épidémiologie et santé des populations. J'ai travaillé quatre ans en tant que chef de service en détention, au service médico-psychologique régional de Bois-d'Arcy, et je dirige le Centre Pierre-Nicole, structure de la Croix rouge qui prend en charge des patients souffrant de conduites addictives avec une forte interface avec les personnes sous main de justice.
Plusieurs principes gouvernent nos pratiques. Le principe d'équivalence entre le milieu extérieur et la prison pour la santé et la prévention, avancé par l'OMS – l'Organisation mondiale de la santé – en 1993, a été adopté par la loi française de 1994 qui transférait au service public hospitalier l'organisation des soins en détention. Ce principe implique une continuité des interventions lors de l'entrée et au moment de la sortie de détention. De plus, la santé en prison relève de la santé publique. Tout est importé en détention et ce qui se passe en détention est exporté par la circulation des détenus. Toute intervention en prison bénéficie à l'ensemble de la communauté, personnel pénitentiaire inclus. Si les conditions sanitaires sont améliorées en prison, la sécurité de la prison est améliorée. Environ 40 % des détenus entrants sont concernés par des pratiques addictives concernant l'alcool ou les drogues. Les consommations en détention sont courantes et doivent être prises en compte. Elles conditionnent notre exercice professionnel. Il n'existe pas de prison sans drogue, de même qu'il n'existe pas de société sans drogue. La prise en charge des addictions suppose une intervention globale, transversale et multidisciplinaire. Les périodes d'incarcération présentent des risques majeurs de rupture dans les processus de soins, mais aussi sur le plan social. La prévention de la récidive nécessite une intervention en amont et en aval de la détention. L'articulation avec le personnel pénitentiaire en détention ou le personnel des SPIP – services pénitentiaires d'insertion et de probation – en milieu ouvert ou fermé est donc indispensable.
De nombreux freins ont été identifiés, notamment le renouvellement permanent des travailleurs en région parisienne, l'insuffisance du personnel, notamment sanitaire, qui est en outre calculé initialement sur des effectifs de détenus sans surpopulation et pour des missions restreintes. Or la surpopulation a un impact considérable sur la capacité à intervenir des soignants. Toutefois, plus que le nombre de places et la qualité des interventions déployées, nous avons constaté que l'application des mesures de RDR – réduction des risques – était inversement proportionnelle à la surpopulation. Il faut également noter le manque d'intervenants spécialisés, d'organisation et d'interaction avec les services pénitentiaires, et l'insuffisante prise en compte de la différence entre le temps judiciaire et le temps du soin. Les processus de soin en addictologie s'établissent sur le temps long. Des ajustements rapides sont parfois nécessaires mais bloqués par les étapes judiciaires. Les établissements pour mineurs sont actuellement exclus des dispositifs CSAPA référents, malgré les besoins de cette population.
Certains aspects législatifs représentent également des obstacles, en premier lieu l'absence de statut de la RDR en prison. La loi de modernisation de notre système de santé de 2016 affirme l'extension du principe d'équivalence avec le milieu extérieur pour les mesures de RDR, mais aucun décret n'a été publié, en raison d'un fort blocage du niveau central de la direction de l'administration pénitentiaire. Les pratiques à risque existent et interrogent sur la responsabilité institutionnelle de ceux qui ont la charge et la tutelle des détenus. Sur le plan éthique et déontologique, les professionnels ne peuvent rester indifférents à ces pratiques à haut risque. Des dispositifs se mettent en place, mais de manière occulte et sans possibilité d'évaluation. Les accords locaux avec le personnel pénitentiaire, allant du surveillant à la direction, sont en général de grande qualité et ouvrent d'importantes possibilités. Le blocage ne se situe donc en général pas à ce niveau. En pratique, seules les interventions médicales spécialisées sont déployées de façon efficace. Elles sont souvent fondées sur les traitements de substitution aux opiacés, sur l'accès au traitement de l'hépatite C en détention, la prophylaxie post et préexposition au VIH. Nous restons cependant loin du niveau d'équivalence préconisé par l'OMS et acté par la loi de 1994.
Les pistes d'améliorations identifiées comprennent notamment le déploiement de la loi de santé et de ses décrets dans la RDR en suivant un objectif de santé publique et en y associant les acteurs sanitaires et associatifs compétents en amont. Il est également nécessaire d'allouer des moyens dédiés suffisants en quantité de personnel et en qualité, qui facilitent les interventions extérieures notamment en addictologie sur le modèle des CSAPA référents. La question de la formation, de la sensibilisation et de l'explication des pratiques de soin et leur objectif est également centrale. Tout comme à l'extérieur, la sécurisation de pratiques interdites par la loi peut paraître problématique si un message d'information n'est pas associé. Il est enfin nécessaire d'améliorer les interactions entre la santé et la justice, de renforcer les relais en amont et en aval, d'envisager des alternatives à l'incarcération et de favoriser le développement durable d'expérimentations et leur montée en échelle.
La FNES est une association loi 1901 qui s'inscrit dans les questionnements autour de la promotion de la santé et qui propose de concevoir la santé comme une ressource et non seulement comme un but. La FNES se décline au niveau régional autour des instances régionales d'éducation et de promotion de la santé. Ces instances interviennent pour certaines dans le milieu pénitentiaire sur des volets de formation des professionnels, avec des volontés d'intersectorialité consistant à mélanger surveillants et professionnels de santé pour définir ce qu'est la santé et les moyens de mieux agir conjointement. Il s'agit parfois également d'interventions directes auprès des publics détenus.
Avant de s'interroger sur le soin, la question de la santé en général se pose. Le rapport du Haut Conseil de la santé publique rappelle que les populations incarcérées sont socialement défavorisées et cumulent un certain nombre de risques, de handicaps et de vulnérabilités qui peuvent s'accroître à l'intérieur de la prison. Nous cherchons les moyens d'éviter de renforcer les inégalités sociales de santé à l'intérieur de la prison pour assurer une meilleure réinsertion par la suite. Le milieu carcéral doit être conçu comme un milieu de vie dont les conditions de suroccupation ou de bruit pèsent aussi sur la santé des personnes détenues.
Concernant l'accessibilité aux soins, outre le manque de personnel, il faut prendre en compte les difficultés de compréhension avec les personnes détenues qui peuvent émerger pour éviter le non-recours aux soins en prison. Dans ce cadre, un travail permanent entre l'administration pénitentiaire et les soignants est nécessaire. Or sécurité et santé peuvent parfois s'opposer. La création de binômes en santé au sein de l'administration dans un établissement et au sein de l'unité sanitaire permettrait une meilleure collaboration et une réflexion commune sur cet aspect. L'accessibilité des soins soulève également la question des week-ends sans permanence sanitaire, que les personnes détenues évoquent comme un frein. Les extractions médicales et l'accueil à l'hôpital sont également identifiés comme des obstacles à l'accès aux soins.
Nous travaillons en partenariat avec la direction générale de la santé et l'administration pénitentiaire pour renforcer le volet de promotion de la santé au sein des établissements pénitentiaires. Des projets sont mis œuvre, comme des réunions au niveau régional rassemblant des professionnels des établissements de santé, sociaux et éducatifs, en lien avec les ARS et les directions interrégionales des services pénitentiaires (DISP).
Le rapport du projet PRISCA – recensement des projets de promotion de la santé en milieu pénitentiaire – présente un état des lieux sur les actions de promotion de la santé réalisé en 2020 auprès des établissements pénitentiaires. Il ne s'agit pas d'un recensement exhaustif. Soixante-quatorze établissements ont répondu à l'enquête, signe que la santé intéresse l'administration pénitentiaire. Des stratégies validées scientifiquement de manière nationale, voire internationale, ont pu être proposées. Les stratégies mobilisatrices et émancipatrices comprennent la participation des personnes, non seulement dans le cadre d'ateliers, mais aussi dans un processus de co-construction. L'éducation par des pairs, qui existe dans d'autres pays, ainsi que d'autres démarches communautaires en santé, permettent aux personnes détenues d'élaborer leurs propres programmes et de développer des compétences psychosociales.
Les stratégies plurithématiques prennent en compte la dimension intersectorielle de la santé, qui est encore trop souvent abordée dans des approches en silo. Nous cherchons par exemple à mêler les dynamiques liées au sport, à l'alimentation ou à la culture avec les questions de santé.
Nous avons également proposé des approches populationnelles. Les addictions ne sont pas les seules problématiques de santé rencontrées par les personnes détenues. Certaines souffrent de pathologies chroniques, tandis que d'autres développent des pathologies au cours de leur détention.
Enfin, nous avons repéré en France des stratégies organisationnelles et structurelles. Il s'agit de mettre dans le projet d'établissement la question du bien-être et de la promotion de la santé des personnes, en s'appuyant notamment sur la formation des professionnels.
Je conclus en soulignant qu'il est également important de penser aux professionnels qui exercent dans ce milieu, à la fois surveillants et professionnels de santé.
Je suis médecin et responsable thématique milieu pénitentiaire de Sidaction. Notre structure est une association créée en 1994 pour collecter des dons privés destinés à la recherche et au soutien d'associations en France et à l'international de malades du VIH. Depuis quinze ans, des actions en prison ont été développées, et j'occupe ce poste depuis lors. Auparavant, j'ai travaillé dix ans en milieu pénitentiaire. En abordant ce milieu pour la première fois, chacun est frappé par le décalage entre les textes et la réalité du terrain.
Notre guide « Promotion de la santé, VIH et prison » de 2019 propose des recommandations pour l'État sur les questions d'accès à la santé, d'aménagements de peine, de sexualité et d'usage de drogues en prison, et des minorités sexuelles. Je l'ai adressé à votre secrétariat.
Nous nous appuyons sur des projets associatifs que nous accompagnons et sur un groupe d'experts de la prison, constitué de professionnels du milieu carcéral, pénitentiaires, soignants ou associatifs. Tous soulignent le décalage entre les programmes nationaux de santé et leur déclinaison pour les personnes placées sous main de justice. Cette situation a également alerté des structures de l'État comme le Conseil national du sida – CNS –, la Cour des comptes ou le Comité consultatif national d'éthique – CCNE –, qui dénoncent un manque de connaissance de la réalité des prisons. Je vous invite à consulter le rapport de la Cour des comptes de 2019 et du CNS de 2020 sur le VHC – virus de l'hépatite C – en prison. Les chiffres officiels sur la santé des personnes détenues datent de 2004 pour la santé physique, de 2003 pour la santé mentale, et de 2010 pour VIH et les hépatites.
La surpopulation carcérale et le sous-effectif des soignants et des personnels pénitentiaires sont notables pour qui découvre le milieu carcéral. Le personnel est indexé sur le nombre de places en prison sans tenir compte de la population exacte. L'absence d'expression des détenus est une autre réalité de la prison. La question de la santé communautaire pose un problème. Lors du dernier colloque de la SFLS – Société française de lutte contre le sida –, réunissant les acteurs de la lutte contre le sida, François Dabis, président de la feuille de route de la stratégie nationale de santé sexuelle qui sera appliquée en 2022, n'a pas prononcé un mot sur la prison. Cette feuille de route est issue de la stratégie nationale de santé valable jusqu'en 2030. La SFLS avait pourtant placé le colloque sous la thématique des inégalités en matière de prison. Être en prison est donc véritablement un manque de chance.
La RDR, qui existe depuis la loi de santé du 26 janvier 2016, doit être dupliquée en prison. Alors que, pour la population générale, elle fait partie du Code de santé publique depuis 2005, elle n'existe pas en prison. Pourtant, la RDR a permis de faire chuter l'impact de l'usage de drogues dans la contamination au VIH de 60 % à moins de 2 % aujourd'hui. La RDR est une priorité à mettre en place en prison. La lutte contre l'épidémie cachée signifie qu'une petite minorité est à l'origine de la contamination d'un maximum de personnes chaque année. Ces détenus contaminés en prison reviennent dans la population générale et mettent en danger l'intérêt général.
Nous proposons de cesser d'exclure cette population, considérée comme sous-citoyenne, car elle n'est pas comprise dans les programmes de santé. Nous souhaiterions qu'elle figure à part entière dans les programmes nationaux sans déclinaison particulière la visant, afin de mettre en pratique tous les programmes de santé. Nous voudrions une déclinaison régionale de cette stratégie nationale de santé jusqu'en 2030, ce qui représenterait un niveau opérationnel pour les ARS – agences régionales de santé – tenues de mettre en stratégie les lois nationales de santé. Les COREVIH – coordinations régionales VIH – devraient jouent leur rôle d'instances chargées de la santé sexuelle en prison et de la connaissance de ces publics, en créant en leur sein des commissions prison. L'ARS pourrait y être invitée pour prendre en compte ces questions dans les schémas régionaux de santé. Les COREVIH reposent sur des bénévoles, alors qu'il s'agit d'institutions de la démocratie sanitaire. Quatre régions ont mis en place des pôles prisons recrutant des salariés grâce au financement des ARS dédié à la RDR en prison.
La solution ne réside pas dans la construction de nouvelles prisons ou l'augmentation du nombre de places, mais dans la lutte contre la surpopulation carcérale, dans la mise en place d'une véritable médiation assurée par des détenus facilitateurs ou des médiateurs de santé, et enfin dans la multiplication, si les moyens sont disponibles, de postes de professionnels en prison. La prison n'a qu'un sens : elle doit contribuer à la réinsertion sociale des détenus dans la société. Sans ce sens de la peine, la prison n'a pas lieu d'être. L'expérience de la covid, avec la libération de 8 000 détenus en quelques semaines, prouve que chacun est concerné, y compris les personnels pénitentiaires, par la prévention et la promotion de la santé. Ces questions sont négligées en prison puisque les USMP – unités sanitaires en milieu pénitentiaire – sont d'abord confrontées à l'urgence et au manque d'effectif.
Quelle proportion de la population carcérale est concernée par les addictions ? Ces détenus se font administrer une dose de substitut dans les services de soin à de nombreuses reprises. Quel volume de travail ce volet représente-t-il ?
Vous expliquez que la population en prison a moins de chance d'être soignée que la population générale. Nos visites de terrain ont cependant montré un consensus général sur l'accès à des soins et à une prévention dont la personne détenue était autrefois écartée. Le bénéfice de la prison est de disposer d'équipes de professionnels mobilisées sur la santé pour offrir cet accès aux soins. Je vous ai entendus plus mitigés sur ce point.
Je ne suis pas familière de la RDR. Pourriez-vous revenir sur cette notion ?
Les chiffres ne sont pas récents. On estime que 40 % des détenus entrants présentent des conduites addictives à l'alcool ou aux drogues. Environ 9 % de détenus bénéficient des traitements de substitutions aux opiacés, avec des disparités importantes d'un établissement à l'autre. Cependant, ces traitements ne concernent que les personnes dépendantes aux opiacés, soit un nombre restreint d'usagers de substances illicites. Un grand nombre de détenus sont usagers de cannabis, de cocaïne, de crack, et il n'existe pas de traitement de substitution pour ces cas. Beaucoup de personnes sont également concernées par l'addiction à l'alcool.
En tant que psychiatre en détention, j'ai en effet constaté ce que vous soulignez sur l'accès aux soins. Un certain nombre de personnes initient des soins en prison, car ils viennent d'horizons qui ne leur ont pas offert cette opportunité. L'effet pervers est que certains magistrats décident d'incarcérer une personne afin qu'elle bénéficie de soins. C'est une situation fréquente, que des détenus rapportent également.
La RDR est une stratégie de prévention. Une étude menée avec l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales montrait des signes indirects de pratiques d'usages de drogues, notamment des seringues retrouvées en prison. Les usagers eux-mêmes déclaraient des pratiques consommation de drogues illicites en détention ou de médicaments détournés de leur usage, prescrits en détention ou à l'extérieur. Devant la clandestinité des pratiques, un certain nombre de personnes augmentent encore plus leurs pratiques en détention. Devant l'absence d'outils, ces usagers réutilisent leurs outils et les diffusent à d'autres détenus. L'accès aux outils de réduction des risques se fait également dans la clandestinité, car il ne bénéficie d'aucun statut légal et les directions sont inquiètes et ne maîtrisent pas le sujet. Nous avons tenté de déployer un projet de recherche sur la prévention du risque infectieux chez les détenus – PRIDE, afin d'évaluer les conditions d'acceptabilité des mesures de RDR en prison. Nous avions signé une convention avec la direction générale de la santé, la direction générale de l'offre de soins et la direction de l'administration pénitentiaire, et bénéficiions des financements Sidaction, de l'INSERM et de l'ARS de Provence-Alpes-Côte d'Azur. Alors que tout était mis en place, incluant l'ensemble des mesures de réduction des risques prévues par les recommandations de l'OMS, l'administration pénitentiaire a décidé de suspendre cette démarche. Aucune évolution n'a eu lieu depuis lors. Le texte de la loi de santé de 2016 et son article sur le principe d'équivalence de la RDR en prison n'a pas vu le jour. Cette attente est toxique tant pour les usagers que pour les professionnels, confrontés à des pratiques à risque qui mettent en danger les usagers, mais aussi les professionnels et les autres détenus. Seules des interventions occultes sont mises en place, à cause de l'omerta qui entoure ces pratiques.
Je voulais souligner l'absence de chiffres sur les contaminations en prison. Une forme d'omerta entoure également ces chiffres. Les acteurs de terrain peinent à avancer, car ils ne disposent que des chiffres de 2003-2004.
Des enquêtes ponctuelles sont menées sur les addictions, mais il n'existe pas de recueil annualisé. Nous ne disposons que de chiffres parcellaires et d'estimations. Un cadre réglementaire institutionnalisé pourrait permettre de recueillir ces chiffres. La DGS a manifesté sa volonté de mettre en place un groupe de travail sur ce sujet, mais nous ignorons ce qu'il en est advenu.
Madame Abadie, il est vrai que la détention peut être une chance pour certains. Toutefois, l'accès à la santé en prison est difficile, notamment pour les détenus qui ne savent pas écrire ou qui ne parlent pas français. Cet accès ne concerne qu'une minorité de détenus. Les addictions et les drogues existent en prison et les détenus continuent à se contaminer les uns les autres. Il s'agit donc d'une chance toute relative.
Sur la santé en prison, il me semble que seuls les acteurs de la santé devraient être interrogés. Les groupes mixtes comprennent des personnels pénitentiaires. Le décret sur la RDR dans la loi de santé a été freiné par les syndicats de surveillants. Des spécialistes du soin sont confrontés à des personnels qui n'ont aucune compétence en santé et qui peuvent faire obstacle à des lois de santé touchant à l'intérêt général de la société. C'est la raison pour laquelle certains objectifs des structures à l'extérieur accueillant des sortants de prison ne sont jamais atteints.
Tous les indicateurs de l'état de santé des personnes détenues sont défavorables lorsqu'ils sont comparés à l'ensemble de la population générale, y compris aux franges les plus défavorisées. Ces indicateurs de santé comprennent la question des addictions, mais prennent également en compte la santé perçue, c'est-à-dire la façon subjective dont chacun se perçoit et qui joue dans le rapport à l'autre, à soi et aux professionnels. Cet état de santé est dégradé par rapport à l'ensemble de la population générale.
Pour une frange de la population incarcérée, la détention peut représenter une opportunité d'accéder aux soins proposés par l'unité sanitaire et les services ad hoc. L'accessibilité doit être améliorée, en développer des postes de médiateurs, de traducteurs, ainsi que les personnes détenues elles-mêmes, car elles disposent d'une expertise et d'un savoir des lieux sur la réduction des risques et la santé en général. Une approche globale permettra de progresser.
Les personnes qui arrivent en détention sont celles qui cumulent un certain nombre de handicaps, parmi lesquels la précarité sociale, des troubles psychiatriques ou des conduites addictives. Ces personnes échappent à tous les systèmes mis en place par la communauté et se retrouvent incarcérées, car elles finissent par commettre des actes de délinquance. L'enquête de 2010 de Prévacare montrait une prévalence de 4,8 % de l'hépatite C et de 2 % du VIH parmi les détenus, ce qui est 6 à 10 fois plus élevé que dans la population générale. Ces chiffres traduisent un effet d'entonnoir. Or cette population, qui est la plus active en matière de pratiques à risque, met en danger la communauté en détention, car elle ne dispose pas des outils adaptés pour éviter de transmettre des infections virales.
J'ai insisté sur la diminution du personnel soignant et pénitentiaire. Les conseillers d'insertion et de probation ont par exemple plus de cent dossiers à traiter. Certains détenus entrent et sortent de prison sans avoir pu le consulter.
La question du soin est centrale et ne laisse pas assez de place à la prévention et la promotion de la santé, qui en est pourtant une dimension à part entière.
Le rapport Prisca a souligné l'intérêt des démarches participatives sur les compétences. Ces démarches permettent de s'inscrire dans une dynamique sociale de restauration de l'estime de soi, et d'acquérir des compétences de gestion de projet ou de prise de parole qui sont utiles dans la vie quotidienne à la sortie de prison. La prévention consiste aussi à parler de la santé sous des formes dynamiques.
Notre guide de 2019 comporte un chapitre sur le sujet. Ce guide résulte d'un travail collectif mené avec des acteurs pénitentiaires, des surveillants et des soignants. Il n'est pas normal que des soignants soient confrontés aux incohérences de la prison, sachant qu'ils viennent de l'environnement hospitalier. Depuis 2014, le ministère de la santé et l'hôpital sont responsables de la santé des détenus. La loi pénitentiaire le rappelle systématiquement. Cependant, il n'existe pas de décret d'application. Le législateur doit clarifier ces points.
Vous expliquez que vous manquez de données. Ne serait-il pas possible de réaliser un test de dépistage du VIH à l'entrée et à la sortie sur une cohorte, afin d'évaluer si les pratiques à risque étaient responsables de la contamination de détenus ? À l'extérieur, des salles de shoot permettent d'encadrer ces pratiques à risque. Sans action menée dans les prisons, hormis pour les 9 % de détenus bénéficiant de substituts, de nombreuses seringues usagées sont échangées.
Des dépistages systématiques ont été envisagés. Le dépistage du VIH est toujours proposé à l'entrée de détention et est préconisé en sortie, mais il est compliqué à mettre en œuvre. Lorsqu'il est réalisé, il est difficile de prouver que la contamination a eu lieu en détention en raison du délai entre le contact avec le virus et le moment où il devient dépistable. Des études internationales montrent la réalité des contaminations en prison. En Espagne, un programme d'échange de seringues systématisé en détention a permis d'agir dans les prisons sur les incidences d'hépatite C en diminuant les risques de contamination grâce à la mise à disposition du matériel d'injection.
Sur l'état des connaissances, le COREVIH Île-de-France a proposé une fiche destinée aux USMP afin que les 187 unités sanitaires en prison puissent centraliser les chiffres chaque année concernant les hépatites, le VIH, les IST – infections sexuellement transmissibles – et la santé sexuelle. Ce travail nous permettrait de nous appuyer sur un substrat d'information. Actuellement, la diversité des logiciels ne permet pas de disposer d'un recueil partagé au niveau national comprenant l'outre-mer. Les acteurs de terrain réclament un recueil récent sur lequel s'appuyer.
Vous avez mentionné les seringues. Officiellement, il n'existe pas de seringues stériles en prison. Certains établissements peuvent le mettre en place, mais ce n'est pas la norme. Nous le regrettons, car l'équivalence des soins défend l'idée que les détenus aient accès à l'ensemble des outils de réduction des risques disponibles en milieu ouvert. La question des seringues est l'obstacle majeur pour la parution du décret. Le projet de décret de 2016 avait en effet été bloqué par les syndicats en raison de la dangerosité supposée des seringues pour les surveillants.
Malgré des divergences dans l'inscription des données, une remontée des informations par les unités sanitaires, au niveau régional dans un premier temps, permettrait de structurer l'observation des dynamiques locales.
Concernant la réduction des risques, une volonté de progresser s'affirme, car les surveillants eux-mêmes sont concernés et évoquent cette question. La question n'est pas uniquement celle des seringues. Un autre volet consiste à renforcer la réflexion à l'École nationale d'administration pénitentiaire afin que les directeurs inscrivent la santé dans la dynamique de leur établissement. La santé ne doit pas être renvoyée aux seuls professionnels sanitaires, mais à l'ensemble des professionnels et des personnes détenues. Ce volet de formation à un niveau national me paraît important. Sinon, chaque situation dépend grandement des directeurs d'établissement.
L'expérience internationale sur la prévention montre la nécessité de combiner les interventions. Un ensemble de mesures déployées à un niveau suffisant permet un impact réel sur la santé publique et la dimension communautaire. Dans le cadre du projet PRIDE, qui s'est déployé aux Baumettes de manière partielle et limitée, les échanges avec les professionnels ont toujours été de grande qualité et ont facilité la compréhension de nos interventions et de notre action.
Les seringues ne sauraient être utilisées comme une arme. En détention, des lames de rasoir bien plus dangereuses que ces seringues sont en circulation.
Seules des stratégies convergentes permettront d'aborder la santé et la prévention. Un réseau européen porté par le bureau Europe de l'OMS propose des dynamiques autour de prisons promotrices de santé, avec en filigrane la question de la réduction des risques. Ce réseau se met en place depuis 1998-1999, et nous souhaiterions qu'il soit davantage poussé en France.
Outre la réduction du risque de contamination lors de la consommation de ces substances, connaissez-vous des succès de sortie d'addiction en détention ?
De nombreux détenus profitent de l'incarcération pour se mettre à distance des produits. Il est vrai que ces produits circulent, mais il demeure compliqué, notamment sur le plan financier, de s'approvisionner quotidiennement en crack, en cocaïne ou en opiacés. Toutefois, le taux de rechute à la fin de la détention s'élève à 95 % et les personnes s'exposent à des risques majeurs d'overdose et de complication. Des études internationales montrent que la sortie de prison est l'un moments les plus sensibles en matière de mortalité.
La prison est un lieu d'initiation de soins. Beaucoup de patients dépendants aux opiacés peuvent initier un traitement de substitution en détention. Ils peuvent aussi rencontrer des associations et initier une dynamique qui pourra se prolonger à l'extérieur. Mais la prison représente un moment de rupture sur de nombreux plans. Lors de la sortie de détention, les difficultés reparaissent et représentent un risque de rechute. L'un des problèmes est l'accès aux droits sociaux, notamment à l'assurance médicale complémentaire. Il est parfois plus simple pour les anciens détenus de se tourner à nouveau vers le marché noir que de se rendre dans une pharmacie, car certains ne souhaitent pas présenter un bulletin de sortie prison, qui ne couvrira généralement pas l'ensemble des frais nécessaires pour le traitement.
La réunion se termine à onze heures quarante-cinq.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française
Présents. - Mme Caroline Abadie, M. Philippe Benassaya, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Stéphane Trompille
Excusé. - M. Alain Bruneel