COMMISSION D'ENQUÊTE RELATIVE A LA LUTTE CONTRE LES FRAUDES AUX PRESTATIONS SOCIALES
Jeudi 4 juin 2020
La séance est ouverte à seize heures quarante.
Présidence de M. Patrick Hetzel. Président
La commission d'enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales procède à l'audition, en visioconférence, de M. Jacques Toubon, Défenseur des droits.
Monsieur le Défenseur, dans votre rapport Lutte contre la fraude aux prestations sociales : à quel prix pour les droits des usagers ?, publié en septembre 2017, vous observiez que le durcissement de la politique de lutte contre la fraude sociale peut conduire à des atteintes aux droits des usagers et aux principes qui les garantissent, tels que l'égalité devant les services publics, la dignité de la personne humaine ou les droits de la défense.
En mars 2019, vous abordiez à nouveau cette question dans votre rapport intitulé Le droit à l'erreur, et après ?, soulignant les avancées de la loi pour un État au service d'une société de confiance (ESSOC) du 10 août 2018, notamment l'introduction de la notion de droit à l'erreur pour les demandeurs et les bénéficiaires de prestations sociales, tout en estimant nécessaire de renforcer les garanties qui leur sont offertes.
Avant de vous laisser la parole, je vous invite, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, à prêter le serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Jacques Toubon prête serment.)
Les désaccords entre affiliés et organismes de protection sociale représentent 40 % des 103 000 réclamations que nous avons traitées en 2019. Dans 70 % des cas, notre travail de médiation aboutit à ce que les droits de la personne réclamante soient redressés en sa faveur, l'erreur étant souvent à l'origine de la fraude reprochée.
Depuis la réforme de l'assurance maladie de 2004, les pouvoirs publics ont étoffé leur dispositif de lutte contre la fraude avec une procédure de répression des abus de droit en matière sociale, la création d'une délégation nationale et des comités départementaux de lutte contre la fraude sociale dont l'action est inscrite dans un plan national triennal de lutte contre la fraude. Deux rapports parlementaires, l'un de 2017 par les députées Agnès Canayer et Anne Émery-Dumas, l'autre de novembre 2019 par la députée Carole Grandjean et la sénatrice Nathalie Goulet, montrent que les modalités de la lutte contre la fraude se sont durcies et que les organismes ont mis en place des mécanismes de contrôle particulièrement vigoureux.
Dans le même temps, avec le travail de simplification à l'œuvre depuis plusieurs années, le législateur a institué, pour plusieurs procédures, le déclenchement des prestations sur la base des déclarations des usagers. Nous soutenons ce système en ce qu'il favorise l'accès aux droits sociaux. Toutefois, il ne permet pas la sécurisation de la demande des prestations, car, souvent, les organismes ne vérifient les déclarations des demandeurs que plusieurs mois, voire plusieurs années après le versement des premières prestations. C'est ainsi que nous avons constaté, à partir de 2014, une progression des réclamations portant sur la fraude aux prestations sociales. Plusieurs centaines de celles que nous avons reçues laissent à penser que la politique mise en œuvre en la matière était la source d'atteinte aux droits des usagers des services de la protection sociale, d'où notre rapport de septembre 2017 que vous avez cité. C'est une activité très importante de nos services : nous disposons, au niveau central, d'un pôle spécialisé sur la protection sociale, au sein de notre direction des affaires publiques.
Nous y observons que l'usager est pris en tenaille entre, d'une part, une procédure d'accès aux prestations simplifiée mais naturellement propice aux erreurs, en particulier lorsqu'il s'agit de remplir des formulaires dématérialisés qui ne permettent pas toujours de revenir sur une déclaration erronée, et, d'autre part, un dispositif de lutte contre la fraude toujours plus étoffé, qui donne lieu à des excès.
Le premier de ces excès est la définition trop extensible de la notion de fraude, à laquelle sont assimilés l'erreur et l'oubli, alors même que l'information délivrée par les organismes est souvent insuffisante. Je prends un exemple typique : la caisse de retraite a refusé à une dame – appelons-là « Carmen » – le droit à l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) sur le fondement d'une suspicion de fraude parce que celle-ci n'avait pas déclaré son Codevi, aujourd'hui livret de développement durable et solidaire (LDDS), créditeur de 27,78 euros, et dont elle avait oublié l'existence même. Les services du Défenseur, lorsqu'ils sont intervenus, ont rappelé à la caisse que le montant de son Codevi ne changeait rien à ses droits à l'ASPA et que cet oubli ne pouvait constituer à lui seul une fraude. Carmen a pu finalement bénéficier des prestations auxquelles elle avait droit. C'est là un exemple topique des difficultés auxquelles se heurtent les affiliés.
Le deuxième excès est le ciblage des populations suspectes, qui repose sur la mutualisation des données et le data mining, un procédé désormais utilisé de manière prédictive pour déterminer la probabilité d'une fraude, qui s'appuie sur des algorithmes, en s'efforçant de cibler les catégories de dossiers les plus susceptibles de conduire à l'identification d'une anomalie. J'ai d'ailleurs tenu, il y a quelques jours, un séminaire de recherche sur la question des algorithmes et les biais discriminatoires qu'ils peuvent introduire. Certains critères retenus pour sélectionner les populations à contrôler peuvent s'avérer discriminatoires. Disant cela, je me fonde sur la lettre circulaire de la caisse nationale des allocations familiales (CNAF) du 31 août 2012, qui recommande « de cibler les personnes nées hors de l'Union européenne lors des contrôles ».
La CNAF a précisé que cette lettre circulaire n'était plus appliquée, que les contrôles à réaliser étaient sélectionnés par un algorithme neutre – elle a néanmoins refusé de nous le communiquer. Que fait la CNAF, sinon passer d'une instruction « papier » explicite à l'utilisation d'une technique informatique dont nous ignorons si elle est susceptible d'avoir les mêmes résultats discriminatoires ? L'absence de transparence s'ajoute ici à l'infraction qui serait faite aux lois contre la discrimination, lesquelles prohibent la référence, entre autres critères, à la nationalité.
Le système d'exploitation des données est également déclenché par un critère de vulnérabilité économique. En 2014, parmi la population contrôlée, la proportion d'allocataires percevant le RSA était de 40 % supérieure à celle de l'ensemble des allocataires de la branche « famille ». Autrement dit, non seulement on vise la nationalité mais on suspecte les plus précaires d'être les plus portés à frauder.
Les ciblages discriminatoires, quelle que soit la technologie employée, ne font que relayer préjugés et stéréotypes, conduisant à une surreprésentation de ces populations parmi les fraudeurs. Autrement dit, on finit par démontrer ce que l'on voulait démontrer ! Or les réalités statistiques ne démontrent pas ces préjugés. Si l'on identifie un nombre d'indus plus élevé parmi les bénéficiaires des minimas sociaux, c'est précisément parce qu'ils font l'objet de contrôles plus nombreux. Sur le plan de la cohésion sociale, le fait est extrêmement préjudiciable, sans compter qu'il est directement contraire à l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme ou encore à la loi française du 24 juin 2016, qui a introduit un nouveau critère de discrimination : la particulière vulnérabilité résultant de la situation économique des personnes concernées.
Cette pratique, qui finit par désigner des populations à risques, par instiller l'idée que ces catégories d'usagers seraient plus enclines à frauder, est absolument contraire à l'esprit de la protection sociale, et plus largement de la République.
Le troisième excès tient à ce que l'enquête menée par l'organisme est souvent à charge. Nous avons constaté que des conseils départementaux ont demandé à leurs agents, habilités mais non assermentés ni agréés, d'effectuer des contrôles à grande échelle, directement auprès des bénéficiaires, en laissant peser un soupçon de fraude généralisée de la part des allocataires des minimas sociaux. Nous avons reçu une lettre d'un affilié qui indiquait que, dans le cadre d'un contrôle, il lui a été demandé d'envoyer, sous menace de suspension du versement du RSA, l'intégralité de ses relevés de compte des dix-huit derniers mois, ainsi que d'autres justificatifs, dans un délai inférieur à un mois. Nous nous interrogeons donc sur les contrôles menés par certaines collectivités, qui exigent parfois la production des attestations d'assurance auto, moto ou des assurances habitation des bénéficiaires alors que ces pièces n'ont aucune utilité pour contrôler les conditions d'ouverture du RSA ou le calcul de son montant, si ce n'est d'apprécier le train de vie de l'allocataire. Or la vérification du train de vie obéit à un cadre juridique précis – qui n'est pas du tout celui indiqué – et doit répondre à des conditions procédurales énoncées à l'article R. 262-78 du code de l'action sociale et des familles. Elle n'est envisageable que s'il est constaté une disproportion marquée entre le train de vie et les ressources déclarées. La vérification ne peut donc être effectuée automatiquement auprès de n'importe quelle personne.
Le quatrième excès porte sur la qualification de la fraude en faisant usage d'un pouvoir d'appréciation peu encadré et sans recours au principe du contradictoire. La personne considérée comme fraudeuse par l'organisme fait l'objet de mesures vexatoires : recouvrement des indus, pénalités financières, refus du droit effectif au juge. Notre rapport relève que les pouvoirs discrétionnaires accordés aux CAF, aux caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (CARSAT), au Régime social des indépendants, aux caisses primaires d'assurance maladie, à la Mutuelle sociale agricole ou aux agences Pôle emploi, ont engendré des dérives dans les procédures de contrôle, de qualification ou de sanctions de la fraude. Les effets en sont dévastateurs, en particulier lorsque les remboursements d'indus entraînent une véritable rupture de ressources du foyer et qu'ils s'appliquent à des populations fragilisées ou qui ignorent leurs droits.
À l'issue de ce rapport, nous avons recommandé seize mesures qui ont pour objectif de mieux informer, de renforcer les droits de la défense et de préserver la dignité des personnes. J'insiste particulièrement sur la nécessité de revoir la définition de la fraude pour qu'elle intègre une dimension intentionnelle afin qu'« erreur » ne soit plus assimilée à « fraude » ; de diffuser des instructions détaillées concernant la notion de concubinage qui fait bien souvent l'objet d'une interprétation erronée par les agents de contrôle ; de simplifier les obligations déclaratives des usagers ; de revoir les notifications d'indus afin que l'usager soit informé des motivations de la décision et de garantir un reste à vivre quand on recouvre la dette.
En 2019, nous avons procédé à un nouvel examen de la situation pour voir quelles étaient les évolutions, à la fois positives et négatives.
Dans un sens positif, la loi ESSOC reconnaît le droit à l'erreur et introduit la nécessité d'une intention frauduleuse pour que la fraude soit qualifiée. Les recommandations que j'avais faites ont donc été retenues. Les articles L. 123-1 et L. 123-2 du code des relations entre le public et l'administration reconnaissent une première erreur matérielle, une méconnaissance involontaire, de sorte que la bonne foi est protégée. De la même façon, l'article L. 114-17 du code de la sécurité sociale prévoit que l'intention frauduleuse est un élément constitutif de la fraude sans lequel aucune pénalité financière ne peut être infligée. A également été introduite la notion de bonne foi, qui fait obstacle au prononcé d'une pénalité financière.
En nous en 2019 interrogeant sur la portée effective des dispositions de la loi ESSOC, nous avons constaté que les réclamations relatives à la fraude aux prestations sociales adressées à nos services avaient doublé entre 2016 et 2019. Cela reflète-t-il l'impact de notre rapport – je n'ai pas la prétention de le croire – ou les difficultés de mise en œuvre du droit à l'erreur reconnues dans la loi ESSOC ? Peut-être votre commission devra-t-elle chercher à répondre à cette question. La direction de la sécurité sociale n'a pas élaboré les instructions nécessaires au déploiement du dispositif et peut-être cela le rend-il inopérant ou, en tout cas, inégalement appliqué sur le territoire. Dans le cadre de la médiation préalable obligatoire, nous avons également relevé que ce droit à l'erreur ne joue pas, ou pas encore, le rôle attendu.
Autre évolution favorable : le droit à l'information des bénéficiaires. En octobre 2018, la CNAF a mis à jour une instruction relative au concubinage. Par ailleurs, plusieurs organismes ont instauré des mesures en faveur de l'harmonisation et de la simplification des obligations déclaratives des usagers et des initiatives ont été prises pour renforcer les droits de la défense. Enfin, un nouveau module de formation des agents chargés des contrôles, notamment à domicile, a été instauré.
En revanche, des recommandations n'ont pas été suivies. Premièrement, la qualité de l'information délivrée aux demandeurs et aux bénéficiaires des prestations ne s'est pas améliorée : il en résulte de nombreuses erreurs. Soulignons, à cet égard, que le langage administratif n'est pas compris par tout le monde comme il peut l'être par les parlementaires ou les agents du Défenseur des droits. Le langage administratif est éloigné du langage utilisé par la majorité de la population. Par ailleurs, les bénéficiaires doivent être informés que les différents organismes communiquent entre eux dès l'attribution d'une prestation.
Deuxième difficulté non encore résolue : la qualification de la vie maritale. En dépit de l'instruction de la CNAF relative au concubinage, les organismes sociaux continuent à interpréter le concubinage de manière très variée, avec pour conséquence un refus d'octroi de certaines prestations sociales ou bien la diminution du montant des prestations servies, voire une qualification frauduleuse d'indus réclamés au prestataire. Nous avons beaucoup de réclamations venant de cas de collocation : lorsque les concubins se séparent et qu'ils n'ont pas entrepris les démarches administratives pour être domicilié à une autre adresse, les caisses ont tendance à considérer la persistance de la situation de concubinage. Or le concubinage est une situation de fait, difficile à apprécier, dont la charge de la preuve incombe non au demandeur mais à la caisse. J'ai donc recommandé aux pouvoirs publics de diffuser des instructions détaillées sur la notion de concubinage et invité le ministère des solidarités et de la santé à publier une circulaire, à l'instar de celle de 2000 relative aux personnes pacsées, qui soit applicable à toutes les branches – retraite, maladie, allocations familiales. Si la caisse considère que la déclaration d'isolement est mensongère, elle doit apporter les éléments probants relatifs à chacun des critères de concubinage : communauté de vie, stabilité et continuité des relations, vie de couple. Nous avons également recommandé de former les agents en charge du contrôle aux particularités de l'enquête visant à établir un concubinage.
Nous n'avons pas non plus eu satisfaction sur l'encadrement juridique de la fonction de contrôleur assermenté ni sur le déroulement de l'enquête. Les agents des conseils départementaux ne sont pas assermentés : c'est un véritable problème. Il faut que soit diffusé auprès des usagers un guide énonçant les droits et les devoirs de l'usager et du contrôleur, que les garanties soient augmentées afin d'assurer le principe du contradictoire tout au long de la procédure, y compris lors du prononcé de la pénalité.
Enfin, quand bien même des personnes seraient-elles fraudeuses, elles conservent certains droits, dont celui de vivre dans la dignité. Aussi préconisons-nous que soit fixé, par voie réglementaire, un délai maximum de suspension du versement des prestations lors d'une enquête pour suspicion de fraude, pour éviter, en cas d'enquête très longue, des situations catastrophiques.
Par ailleurs, nous voudrions que soient appliqués exactement les dispositifs existants qui encadrent le recouvrement des indus frauduleux, comme les plans de remboursement. Il s'agit d'éviter une atteinte aux droits des personnes comme celle qu'une mère de quatre enfants a pu subir, obligée par la CAF, qui s'était contentée d'appliquer une lettre réseau de la CNAF et de diviser un indu par quarante-huit mois, à verser des mensualités de 795 euros, qu'elle était dans l'incapacité de payer. Nous pensons que cela est constitutif d'une discrimination indirecte en raison de la situation de la famille.
Nous souhaiterions, en outre, que les organismes diffusent des instructions à valeur nationale, qui rappellent l'autorité conférée à une décision de justice, civile ou pénale, devenue définitive en matière de fraude. Nous avons fait des observations, notamment en 2017, devant le tribunal de sécurité sociale de Saint-Quentin et démontré que l'indu frauduleux n'était pas opposable en cas de relaxe par le tribunal correctionnel.
Nous avons adressé aux organismes sociaux plusieurs recommandations visant à renforcer la protection du droit à un recours effectif, qui est souvent atténué par des pratiques administratives instaurées dans le cadre du renforcement de la lutte contre la fraude. Nous souhaiterions que soient revus les modèles de notification d'indus, que soit distinguée la contestation, qui est exprimée dans le cadre du recours, de la possibilité de solliciter une remise de dette, ouverte uniquement pour les indus non frauduleux, et que les usagers soient informés des conséquences de cette distinction sur la reconnaissance du principe même de l'indu.
Enfin, nous avons recommandé à la direction de la sécurité sociale d'instituer un recours administratif préalable en cas de contestation de la pénalité administrative infligée dans les branches famille et retraite, qui pourrait intervenir devant une commission spéciale constituée auprès du conseil d'administration de la caisse et non plus auprès de l'autorité décisionnaire.
Pendant la crise sanitaire, nous nous sommes inquiétés de la situation des personnes vulnérables, en difficulté financière, parfois sans ressources, face aux modalités de récupération d'indus de prestations antérieurs au 12 mars 2020, date fixée par l'ordonnance du 25 mars 2020 relative à la prolongation des droits sociaux. Au mois d'avril, nous avons appelé la vigilance de la direction générale de la cohésion sociale, de l'Assemblée des départements de France, de la CNAF et de la CNAM sur les diminutions de ressources susceptibles de leur être signalées par les prestataires et sur la nécessité d'accueillir favorablement les demandes de révision des plans de recouvrement des indus en cours à la date de l'ordonnance. Les assurés sociaux affectés par la crise sanitaire, en situation de chômage partiel pendant le confinement généralisé, qui ont perdu 20 % de leur rémunération, et les travailleurs indépendants, qui ont connu une baisse drastique de leur activité, doivent tous continuer à bénéficier du reste à vivre juridiquement applicable.
À la fin du mois d'avril, le directeur général de la CNAF m'a fait savoir que le recouvrement des indus antérieurs à la crise sanitaire s'est poursuivi dans le cadre des plans personnalisés de remboursement. Il a rappelé aux CAF départementales la nécessité de faire preuve d'une largeur de vue et de réagir de façon appropriée dans les circonstances actuelles. Je ne suis pas certain que cela évitera des drames et je crois qu'il est encore temps de remédier à ces difficultés.
Notre commission d'enquête a pour but d'objectiver les chiffres de la fraude sociale évalués d'année en année, qui sont parfois divergents, voire contradictoires, et les polémiques qui en découlent. Cette fraude sociale, nous l'entendons au sens large, puisque nous nous intéressons tant à la fraude aux prestations qu'à celle aux cotisations sociales. Il ne s'agit pas de cibler les pauvres et les personnes vulnérables, mais de démontrer que la fraude sociale, lorsqu'elle est avérée, est une atteinte au pacte républicain, dont pâtissent également les personnes les plus vulnérables puisque nous sommes tous amenés à contribuer par cotisations au versement des prestations sociales.
Quel serait l'avis du Défenseur des droits sur des mesures visant à substituer aux procédures déclaratives des procédures faisant appel à des croisements de données ou à des informations de tiers de confiance pour l'attribution des droits aux prestations sociales ?
Le data mining aurait, selon vous, pour conséquence négative de cibler la lutte contre la fraude sur des populations à risque. Il ressort de différents rapports, dont celui de la Cour des comptes, et des premières auditions des représentants des caisses qu'il existe plutôt des prestations à risque, du fait de leurs critères d'attribution combinés à la procédure déclarative et des conditions de ressources, de résidence ou d'état civil dont la preuve est parfois compliquée à établir, en matière de concubinage par exemple.
Enfin, dans votre exemple, je n'ai pas saisi si le remboursement de 795 euros par mois durant quarante-huit mois – soit un montant global de 38 160 euros – était réclamé dans le cadre d'un indu ou d'une fraude.
Cela soulève tout de même une interrogation quant au fait que l'organisme de prestation ne se soit pas rendu compte plus tôt de la réalité des droits.
Il nous paraît inacceptable que la lutte contre la fraude, aux cotisations ou aux prestations, aboutisse, de droit ou de fait, à la stigmatisation d'une partie de la population. C'est malheureusement le pain quotidien du Défenseur des droits et de ses délégués territoriaux que de constater la manière inégale et hétérogène dont sont traités les droits, que nous nous efforçons de réparer, de nombreuses personnes. En plus de cela, si, en ne retenant pas la nécessité de l'intentionnalité et en travaillant sur le fondement d'approximations statistiques, de bases de données et d'algorithmes, on aboutit à pourchasser la fraude et à prononcer des indus auprès d'une partie de la population qui est déjà celle qui connaît le plus de difficultés, à mon avis, on sort totalement de l'épure de ce que doit être un système de protection sociale tel que le nôtre.
C'est une des raisons pour lesquelles ma réponse à votre question sera très prudente. L'utilisation de données extérieures obtenues dans différents fichiers, qui seraient concentrées afin que les demandes s'effectuent automatiquement à partir de la situation traduite dans les fichiers, aboutirait à une surveillance globale, notamment de tous les bénéficiaires d'allocations non contributives et donc d'une partie de la population qui est le plus en difficulté. Un tel dispositif irait à l'encontre de l'objectif recherché qui est de se mettre au service de l'accès aux droits de ceux qui connaissent les plus grandes difficultés à y accéder.
À cet égard, une contestation a émergé entre les caisses et la commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) à propos de croisements de fichiers sur lesquels la CNIL a émis un certain nombre d'observations et de recommandations qui, à ce jour, n'ont pas été suivies par les caisses. Votre proposition suscite une très grande réticence et méfiance de ma part. Je le dis et le répète depuis des années, et c'est particulièrement valable pour la protection sociale, tous les systèmes qui évacuent l'humain, que ce soit du côté du demandeur ou de l'organisme, sont lourds de risques individuels, humains, mais aussi pour la société.
Si je vous suis sur la philosophie pour dire que l'on entre dans une zone de risque dès lors que l'humain disparaît au profit de la machine, en revanche, je ne vous suis pas sur la notion d'intentionnalité.
Dans votre démonstration, vous laissez entendre que, dans certaines situations, la fraude serait retenue alors qu'il n'y aurait pas d'intentionnalité. De telles situations existent sans doute, je ne le nie pas. Toutefois, pour que des poursuites soient engagées et aboutissent, l'intentionnalité doit être démontrée par l'organisme qui poursuit et, dans le principe de lutte contre la fraude, je ne vois pas d'atteinte à des droits fondamentaux des personnes.
La commission ne tient pas à se pencher sur les situations individuelles de fraude à la prestation, qu'elle soit familiale ou sociale, liée au revenu, qui représentent des sommes anecdotiques. Son propos est plutôt de démontrer des schémas de fraude organisée, dont nous savons par expérience qu'ils existent, et d'en mesurer le volume parmi les centaines de milliards d'euros de prestations versées chaque année. Ce qui nous intéresse, c'est de savoir comment des comptes en France reçoivent des prestations de plusieurs organismes pour plusieurs assurés sociaux, et comment ces sommes transitent ensuite vers des comptes à l'étranger.
J'entends le problème des mécaniques algorithmiques, mais si nous pouvons aussi trouver des systèmes qui permettent d'éviter une erreur déclarative et donc un indu nécessitant un remboursement susceptible de mettre des personnes en difficulté, nous aurons fait œuvre utile.
La fraude organisée n'est pas dans le champ du Défenseur des droits ; je n'ai pas d'éléments à vous apporter sur ce sujet.
S'agissant des systèmes informatiques, je ne voudrais pas que, fouillant dans les données de l'ensemble de la population, ils aboutissent à renforcer les contrôles à l'encontre d'une partie de celle-ci et qu'à l'issue du processus, les redressements soient plus nombreux pour les plus précaires qui, contrairement aux préjugés, ne sont pas plus fraudeurs que d'autres. Or, des systèmes automatiques risquent de créer une sorte de vérité algorithmique n'ayant rien à avoir avec la vérité sociale, et cela vaut pour bien des sujets. C'est l'un des dangers de ces méthodes utilisées dans le secteur de la santé. Nous y avons échappé pendant la crise sanitaire, mais il faut continuer à éviter cet écueil, qui serait terrible pour la cohésion sociale.
L'humain doit avoir le dernier mot. Disposer d'aides à la décision, oui, mais vous avez raison d'inviter à la prudence car ces algorithmes sont toujours développés sur des critères. Ces critères, s'ils permettent de mener des investigations, ne doivent en aucun cas se révéler discriminatoires. Ce serait évidemment contraire à notre droit.
J'ouvre une parenthèse sur la procédure Parcoursup, qui souffre encore de zones d'incertitude concernant certains critères retenus dans les algorithmes locaux utilisés par les universités accueillantes. Le Conseil constitutionnel a pris, le 3 avril dernier, une décision intéressante qui prévoit que, malgré que le secret des délibérations des jurys introduit dans la loi, il y a une possibilité de rendre transparents a posteriori les critères retenus, non seulement pour les requérants mécontents de la procédure, mais également pour tout un chacun. N'est‑ce pas une manière d'introduire l'idée que les critères de l'algorithme local pourraient être connus avant sa mise en œuvre ?
Ces questions concernent beaucoup de domaines de notre vie publique. Chaque fois, on constate les biais discriminatoires des algorithmes : le mécanisme mathématique qui semble initialement garantir la neutralité aboutit à un résultat biaisé, toujours au détriment des mêmes populations. On a l'impression que, dans la réalité, les algorithmes sous-représentent une partie de la population. Ce n'est probablement pas le cas – on ne sait pas ce qu'ils ont « dans le ventre » –, mais l'effet reste le même. C'est une question classique en droit de la discrimination : un critère neutre peut conduire à une situation de discrimination. C'est ce que l'on appelle une discrimination indirecte.
Il est vrai que le sujet de Parcoursup est très intéressant. La décision du Conseil d'État et celle, plus récente, du Conseil constitutionnel ont apporté des précisions juridiques intéressantes.
Dans votre rapport de septembre 2017, vous attirez l'attention sur la complexité qui existe entre la fraude intentionnelle, délibérée et connue de l'allocataire, et la fraude suscitée par un oubli ou une absence de connaissance du système d'attribution. Dans ces deux cas, la distinction n'est pas opérée et la qualification de fraude est toujours retenue. Or, la densité, la complexité et le manque de transparence de la réglementation engendrent des fraudes involontaires. Les conséquences peuvent être très préjudiciables pour les allocataires, ces deniers pouvant se retrouver dans une situation financière précaire. Comment clarifier la définition de la fraude, afin de distinguer une fraude délibérée et intentionnelle de l'oubli ou de l'incompréhension du système de versement ? Quels mécanismes préventifs pouvons-nous élaborer pour limiter au maximum la multiplication des fraudes, qu'elles soient intentionnelles ou non ?
Dans son rapport d'avril 2010, la Cour des comptes avait souligné que l'accroissement des fraudes est conforté par une réglementation confuse et complexe. À l'heure de la numérisation et de l'informatisation de nos données, quelles mesures de simplification et d'harmonisation rendraient plus efficiente l'attribution des prestations sociales ? Quel est votre avis sur la création d'une plateforme qui mutualiserait l'ensemble des informations ?
La recommandation n° 16 de votre rapport consiste faire en sorte que les recours administratifs préalables puissent être discutés devant une commission constituée au sein du conseil d'administration de l'organisme plutôt que par l'autorité décisionnaire, comme c'est le cas actuellement. En quoi cela permettrait-il un meilleur respect des droits des allocataires ?
L'idée est que cette commission soit plus indépendante que l'autorité qui a pris la décision. Pour prendre un exemple, dans la médiation préalable obligatoire prononcée par les présidents des tribunaux administratifs, nos délégués se voient souvent opposer par les autorités des caisses que les décisions prises sont conformes à ce qu'il fallait décider. Autrement dit, elles ne veulent même pas entrer en médiation ! L'idée est donc d'avoir un interlocuteur indépendant.
S'agissant de votre proposition de plateforme, j'avoue ne pas y avoir réfléchi. Je n'ai pas de réponse à apporter, ni dans un sens ni l'autre.
Quant au premier sujet, je considère qu'il faut utiliser pleinement la loi d'août 2018, voire la préciser si nécessaire. Rendre plus effective la prise en compte de l'élément intentionnel, à la fois dans le code des relations entre le public et l'administration et dans le code de la sécurité sociale, pourrait être une des recommandations de la commission d'enquête.
J'ai également souligné que la direction de la sécurité sociale doit donner une instruction générale à l'ensemble des organismes. Contrairement à ce que beaucoup pensent, il s'agit d'une administration puissante, qui peut beaucoup contribuer à une mise en œuvre juste de notre système de protection sociale. Sans ce travail, il y a un risque d'inégalité ou d'hétérogénéité dans l'application des dispositions de la loi de 2018.
Nous vous remercions pour votre intervention claire et précise. Elle nous sera extrêmement utile.
Je présenterai prochainement mon rapport d'activité de l'année 2019 devant les présidents et les commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat. À cette occasion, je traiterai à nouveau de ces questions mais, naturellement, mes services et moi-même restons à la disposition de la commission d'enquête pour tout élément d'information complémentaire.
La réunion se termine à dix-sept heures quarante-cinq.