La séance est ouverte à 16 heures 10.
Présidence de M. Ugo Bernalicis, président
La commission d'enquête entend lors d'une table ronde des associations de journalistes :
- Mme Olivia Dufour, présidente du Cercle des journalistes juridiques ;
- M. Pierre-Antoine Souchard, vice-président de l'Association confraternelle de la presse judiciaire, et Mme Marine Babonneau, trésorière ;
- M. Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes-CGT, et Mme Jade Lingaard.
Nous poursuivons nos travaux et accueillons trois représentants d'associations de journalistes : Mme Olivia Dufour, présidente du Cercle des journalistes juridiques, M. Pierre-Antoine Souchard, vice-président de l'Association confraternelle de la presse judiciaire accompagné de Mme Marine Babonneau, trésorière, M. Emmanuel Vire secrétaire général du CNJ-CGT et Mme Jade Lindgaard.
(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment)
L'indépendance de la justice est souvent envisagée sous l'angle des rapports entre la sphère politique et la justice, notamment sur la capacité de la justice à affirmer son indépendance lorsqu'une personnalité politique est mise en cause. C'est une très bonne approche et un point fondamental.
L'indépendance de la justice est d'abord une question de moyens. La justice en manque singulièrement et son indépendance n'est souvent envisagée qu'à travers le prisme de l'éventuelle impartialité de quelques personnes, c'est-à-dire quelques juges, journalistes et personnalités politiques.
Or, par exemple, lorsque la chancellerie interprète une circulaire prise pendant l'État d'urgence en prolongeant automatiquement les détentions provisoires pendant le confinement – et alors que cette circulaire pouvait être comprise comme ne valant que pour les personnes arrivant au terme de leur détention et sans que le juge ne soit de facto écarté – il s'agit, là aussi, de l'indépendance de la justice.
Ce sujet a soulevé des questions intéressantes chez les syndicats de magistrats. Cela nous renvoie à la question des moyens, car cette circulaire a été appliquée pour faciliter l'activité de magistrats qui n'avaient pas les moyens de travailler normalement et se heurtaient à la complexité des conséquences liées au covid-19.
Je vous renvoie aux excellents travaux de Michel Bouvier, auteur d'un rapport commandé par la Cour de cassation. Ils soulignent que l'autonomie budgétaire pourrait être une solution envisageable.
Ensuite, la justice est une autorité et non un pouvoir. Elle est allée chercher auprès des médias une aide pour combler son sentiment de faiblesse.
Ce couple a très bien fonctionné et a participé à l'émancipation de la justice, impulsée par le Syndicat de la magistrature. L'affaire Fillon démontre que l'émancipation de la justice a été très forte. Il serait toutefois intéressant de se demander si cette émancipation pourrait créer une situation de dépendance de la justice à l'égard des médias.
Enfin, concernant le pouvoir des médias, je ne pense pas que les magistrats puissent être sous influence médiatique. Je crois que les magistrats résistent très bien à l'opinion publique.
En revanche, j'ai une inquiétude : le système médiatique – c'est-à-dire les journalistes, les réseaux sociaux et les émissions de divertissement – ne serait-il pas suffisamment puissant pour imposer ses valeurs, ses règles, ses réflexes à une justice qui a des valeurs antagonistes ? La justice a besoin de temps, supporte la complexité d'un dossier, travaille sur la raison tandis que les médias sont dans l'immédiateté, recherchent la simplification à l'extrême et sont sensibles à l'émotion.
Le système médiatique est devenu si puissant que nous devons nous interroger sur la meilleure manière de préserver les valeurs du système judiciaire.
L'Association confraternelle de la presse judiciaire a été créée en 1987 et est l'une des plus anciennes associations de journalistes. Elle compte aujourd'hui 220 membres issus de tous les médias.
Notre association est devenue plus combative car notre grand cheval de bataille est le secret des sources. Nous avons contesté la loi relative au renseignement devant la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) et nous sommes constitués partie civile dans l'enquête des fadettes du Monde.
Également, l'an dernier, nous avons publié un guide de défense du journaliste notamment pour apporter des réponses aux confrères confrontés à des situations de garde à vue, d'information judiciaire ou d'enquête préliminaire. Ce guide est coédité avec le Syndicat national des journalistes (SNJ) et a été réalisé avec l'aide du cabinet Spinosi Sureau.
Le CNJ-CGT est le deuxième syndicat de la profession et nous avons été auditionnés part la mission sur le secret de l'instruction.
Je suis accompagnée de Jade Lindgaard de Mediapart. Elle adhère au syndicat et est coprésidente de la société des journalistes et rédacteurs de Mediapart. Il me semble intéressant qu'elle puisse s'exprimer sur ce qu'il se passe actuellement à Mediapart.
Monsieur Paris me connaît, je ne mâche pas mes mots et je vous le dis : les journalistes en ont marre. Ce sentiment est partagé par l'ensemble des acteurs de la profession, les syndicats des journalistes, les associations.
Nous sommes dans une situation économique et sociale compliquée avec la concentration de la presse, la précarisation du métier de journaliste et les contraintes quotidiennes. Or, nous avons l'impression d'être attaqués à plusieurs niveaux.
D'abord, par le pouvoir politique et par des décisions, des paroles qui se multiplient. Je pense à la volonté du Président de la République de déplacer la salle de presse de l'Élysée. Je pense à l'envie du Président de la République de choisir les journalistes qui le suivent. Je pense à la volonté de l'Élysée d'établir pendant la crise sanitaire une revue de presse avec des articles jugés vrais, bons, dignes de confiance.
Ensuite, des personnalités politiques n'hésitent pas à remettre en cause le travail des journalistes et à les attaquer, voire, comme la semaine dernière, à déposer une proposition de loi qui empêcherait de filmer les forces de l'ordre.
On a l'impression qu'un amoncellement de lois entrave notre travail : loi sur le renseignement, loi sur le secret des affaires, loi sur les fake news, loi Avia.
Également, les convocations de journalistes par la justice se succèdent. Ce n'est plus possible ! Je ne sais même plus si nous en sommes à treize, quatorze ou quinze convocations !
Il y a aussi eu les violences contre les journalistes pendant les manifestations, contre la réforme des retraites ou le projet de loi réformant le droit du travail lors du précédent quinquennat. Des violences peuvent arriver, mais le problème est que nous n'avons aucune visibilité sur les suites données aux plaintes.
Ce contexte nous met en colère.
À Mediapart, et cela est également le cas ailleurs, nous faisons l'objet depuis plusieurs mois d'atteintes au libre exercice de notre métier.
La semaine dernière, ma collègue, Pascale Pascariello, a été entendue par l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) dans le cadre d'une enquête préliminaire pour violation du secret professionnel et recel de violation du secret professionnel. Cela concerne des révélations qu'elle a publiées sur l'affaire Geneviève Legay. Pendant une heure et demie elle a été entendue afin de connaître les sources de ses articles.
Autre exemple : en février 2019, la tentative de perquisition à Mediapart. Le motif était, du point de vue du procureur de Paris, l'atteinte à l'intimité de la vie privée de deux personnes auxquelles Mediapart avait consacré des articles, MM. Benalla et Crase. Finalement, cette perquisition n'a pas eu lieu. Comme le permet le cadre de l'enquête préliminaire, nous avons pu nous y opposer. Il s'agissait cependant d'un événement historique.
Troisième exemple : en avril 2019, les auditions de plusieurs journalistes de Disclose, collectif de journalistes d'investigation auquel Mediapart est associé. Nous avions publié leur article qui portait sur l'implication de la France dans des ventes d'armes censées être prohibées au Yémen. Ces journalistes ont été entendus, cette fois-ci par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), pour connaître la source de la note classifiée sur laquelle ils s'étaient appuyés pour faire ces révélations.
Quatrième exemple : en octobre 2019, les convocations de quatre journalistes de Mediapart par la police judiciaire, toujours dans le cadre d'une enquête préliminaire. Elles faisaient suite à un article que nous avions consacré à M. Guédon, garde du corps d'Emmanuel Macron et proche de Monsieur Benalla,
Ces différents exemples posent plusieurs problèmes. Le premier, c'est la menace sur le secret des sources. L'arrêt Goodwin, rendu par la CEDH explique très précisément que le secret des sources est une pierre angulaire de la liberté de la presse.
Notre métier de journaliste c'est de parler à des gens qui n'ont pas le droit de faire. Ils doivent pouvoir s'exprimer sans que personne, jamais, ne connaisse leur identité. Sinon, nous ne faisons pas du journalisme mais de la copie de communiqués de presse. Or, les pressions que nous constatons intimident ces personnes qui ont déjà beaucoup d'hésitations à parler à des journalistes.
À la suite de l'audition de ma collègue Pascale Pascariello, le policier soupçonné par la justice d'avoir donné les informations qui auraient été utilisées dans son article a été suspendu. Le message adressé aux sources est alors très clair : ne parlez pas aux journalistes.
Le deuxième problème est que toutes ces enquêtes émanent du parquet. Or, le parquet est en lien de dépendance statutaire vis-à-vis du pouvoir exécutif. Cela est confirmé par un arrêt de la CEDH qui considère que le parquet français ne peut être considéré comme une autorité indépendante.
Enfin, et c'est le troisième problème, cette situation représente pour nous un contournement du droit de la presse. En tant que journalistes, nous ne demandons pas à échapper aux lois. Nous devons rendre des comptes sur notre travail et pour cela, il existe des lois fondatrices. La loi de 1881 sur la liberté de la presse précise le cadre dans lequel il est possible d'attaquer des journaux pour diffamation ou pour atteinte à la présomption d'innocence.
Les journalistes de Mediapart, comme beaucoup de confrères, sont régulièrement convoqués par la 17e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance et c'est normal. C'est devant les tribunaux, devant des chambres spécialisées et indépendantes du pouvoir exécutif, dans le cadre d'audiences publiques, que nous devons rendre des comptes.
Pour nous, une bonne information relève de l'intérêt général et permet un éclairage sur un dysfonctionnement institutionnel, sur des atteintes aux libertés, sur des violences policières ou des situations de corruption. Une bonne information n'est pas liée à sa source.
Le secret des sources n'est pas le secret des journalistes. Le secret des sources est fait pour protéger les sources et non pour protéger le journaliste d'éventuelles turpitudes.
En tant que journalistes, vous êtes observateurs mais aussi acteurs de l'actualité et du monde judiciaires. Parfois, des affaires judiciaires sortent et se créent du fait d'une actualité médiatique. Cette actualité médiatique peut influencer l'état d'esprit, au moins de l'opinion, dans lequel se déroule un procès. On peut y voir la volonté de certains de créer des affaires de toutes pièces, dans des temporalités qui pourraient intéresser les uns les autres.
Globalement, qui sont vos sources ? Est-ce des magistrats, des greffiers, des policiers ou des éléments qui traînent sur la photocopieuse ?
Depuis le début de cette commission d'enquête, on nous dit que tout se passe bien dans la magistrature, que tout est imperméable, que la police judiciaire ne rend des comptes qu'au magistrat instructeur de l'enquête et non à sa hiérarchie en parallèle. Or, je sais que cela ne correspond pas à la réalité puisque des éléments se retrouvent dans vos articles. J'aimerais comprendre la mécanique.
On ne vous dira rien !
Les sources sont aussi diverses et multiples que les situations.
Il existe des situations qui conduisent des personnes à vouloir dénoncer des dysfonctionnements. Cela peut concerner des difficultés dans des centrales nucléaires, dans un commissariat, un gouvernement, un cabinet ministériel, des situations de harcèlement sexuel, sexiste ou homophobe, par exemple.
Dans la grande majorité des cas, les personnes deviennent des sources lorsque n'ont pas fonctionné les leviers internes qu'elles ont tenté d'actionner pour dénoncer des abus, des illégalités ou des manquements au règlement.
Ces personnes se retrouvent alors à jouer un rôle de lanceur d'alerte, presque contre leur gré. Elles estiment, souvent, ne pas avoir d'autres recours que de jeter le problème sur la place publique.
Pour ces personnes qui ont beaucoup à perdre, ce sont toujours des situations extrêmement difficiles et douloureuses. Cela implique de notre part beaucoup de précautions pour protéger ces paroles fragiles. Il ne s'agit pas d'un business.
Je suis secrétaire général du syndicat depuis dix ans. J'ai l'impression que les professionnels de la justice et de la police nous parlent davantage qu'autrefois. Je crois que ces personnes le font car elles ont l'impression que, sans cela, les choses n'avanceront pas alors qu'elles en ont « gros sur la patate ».
Mme Dufour, pourriez-vous revenir sur le couple média/justice ?
En effet, dans le cadre contraint du code de procédure pénale, seul le parquet est en mesure de s'exprimer publiquement. Toutefois, certains magistrats peuvent souhaiter éviter que certains éléments passent sous silence. Pour cela, le meilleur moyen ne serait-il pas que les médias en parlent ?
Dans les années quatre-vingt-dix, lorsque les grandes affaires ont commencé à sortir, les juges d'instructions avaient besoin des médias pour éviter l'enterrement des affaires et l'émancipation des magistrats, dès les années soixante-dix, s'est faite grâce à la presse.
Ce pouvoir est certes fragile, inlassablement attaqué sur le secret, mais le système dans sa globalité est extrêmement puissant et j'ai le sentiment qu'il existe un mécanisme de compensation.
Il s'agit là d'un vieux complexe de l'autorité vis-à-vis des pouvoirs. Les magistrats ont le sentiment, et ce n'est pas inexact, d'êtres tenus, conformément à la vision napoléonienne qui souhait faire des magistrats son bras armé.
Nous ne sommes peut-être pas totalement sortis de ce modèle. Que fait-on quand on se sent impuissant vis-à-vis de l'exécutif et du législatif ? On cherche un allié. Les médias constituent un allié formidable qui a contribué à l'émancipation des magistrats.
Concernant les sources, comme tous les journalistes, je suis renseignée sur des choses anodines mais je sais qu'une information nous est transmise pour nous emmener quelque part.
La vraie question est : où veut-on nous emmener ? Cela peut être, comme c'est est souvent le cas chez Mediapart, vers la poursuite d'un objectif d'utilité publique mais aussi vers quelque chose de moins louable.
Le système médiatique peut alors apparaître comme l'ultime recours, la dernière chose qui fonctionne dans un pays où l'on a plus tellement confiance dans les institutions.
Existe-t-il aussi des pressions sur la presse quotidienne régionale (PQR) ? Si oui, comment se matérialisent-elles ?
La PQR est confrontée à des petites baronnies. En province, il existe beaucoup plus de pressions qu'à Paris, notamment parce que tout le monde se connaît.
Notre guide de défense du journaliste a aussi été fait pour ces journalistes de la PQR qui ont accès à peu de chose. Pour le dire clairement : tout le monde se désintéresse de ce qu'il se passe dans la PQR.
On nous fait remonter des convocations de journalistes de presse quotidienne régionale. Parfois, les choses se passent bien, parfois les journalistes subissent des pressions, par exemple sur leurs enfants.
Lors des auditions, c'est le jeu du chat et de la souris. On essaie de vous faire parler et il faut donc être prudent et rappeler que nous sommes tenus au secret des sources.
Pour revenir sur les propos d'Olivia Dufour, je précise que le journaliste est un vecteur. C'est à lui de savoir pour quelles raisons on lui donne une information.
Les premières questions que doit se poser le journaliste sont : pourquoi moi, pourquoi à ce moment-là et quel est l'intérêt de la personne qui me donne l'information ?
Souvent, on ne nous donne pas l'information et il faut aller la chercher. L'obtention d'informations est un long cheminement et nous avons le temps de nous interroger sur les intentions des sources.
À Mediapart, nous avons un fonctionnement très collectif et nous réfléchissons ensemble à ces sujets lors de nos réunions de travail. Cela nous permet d'être plus avisés mais aussi plus forts.
Pour nous, l'intention de la source ne nous arrête jamais. C'est l'information et son éventuel intérêt général qui nous intéresse.
Tous les cas de figure existent, mais j'ai en tête des affaires où l'on retrouve les procès-verbaux d'audition dans les journaux dès le lendemain de leur tenue.
Pour nous, Mediapart, représente l'avant-garde du journalisme d'investigation.
Aujourd'hui, il y a deux types d'information : l'information du buzz des chaînes d'information en continu et le travail réalisé par Le Monde ou Mediapart. L'excellente enquête du Monde sur les féminicides et qui vient de paraître, représente un travail de six mois réalisé par dix journalistes.
La PQR n'est pas comparable à la presse nationale. Elle est très concentrée et aux mains de quelques-uns seulement. Par exemple, le Crédit mutuel possède toute la presse de l'est de la France. Pensez-vous que les journaux détenus par ce groupe vont évoquer des affaires qui pourraient se dérouler au Crédit mutuel ?
Il y a deux semaines, dans Libération, est parue une tribune sur l'histoire de l'agroalimentaire. Il y a des pressions folles ! Dans un quotidien régional, l'autocensure est forte et le journaliste réfléchit à deux fois avant d'attaquer des gens proches de son patron. Or, en région, tout le monde se connaît.
Existe-t-il des baronnies locales, judiciaires, économiques, politiques qui pourraient empêcher un journaliste de sortir une information ? Lors de son audition, Jean-Michel Prêtre, nous a expliqué qu'il y avait un contexte économique très particulier à Nice.
Cela joue un rôle déterminant mais il ne s'agit pas d'un complot. Dans des villes où les cercles de pouvoirs se côtoient et où il y a des effets de milieux, il est plus difficile pour un journaliste ou un petit journal de sortir des affaires. Le rapport de force est très inégal.
Pour nous, à Mediapart, la question de l'indépendance capitalistique des journaux est déterminante. Elle permet d'enquêter en sérénité et d'offrir aux sources des protections sérieuses. Or, plus le journal est petit et le journaliste isolé, plus la vulnérabilité est forte. Le travail de journaliste se trouve au cœur de la société et ne peut être considéré en dehors des rapports de force économiques, judiciaires et politiques.
Il y a longtemps, j'ai travaillé en PQR, en Polynésie française, sous Gaston Flosse, pour un journal qui s'appelait les Nouvelles de Tahiti et qui faisait partie du groupe Hersant. Nous subissions des pressions quotidiennes de la part de Gaston Flosse, de ses amis ou de sa famille. Nous étions menacés, notamment de suppression des budgets publicitaires et exclus de tous les rassemblements. Ils ont fini par « avoir la peau » de ce journal qui a disparu il y a cinq ans.
Il peut aussi y avoir des pressions dans la presse spécialisée. C'est différent, mais elles existent.
Nous sommes dans un système français où nul ne conteste la protection des sources des journalistes.
Souvenez-vous de la célèbre formule d'un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme qui dit que le journalisme est « le chien de garde de la démocratie ». La vraie question est donc : dans quel équilibre se trouve-t-on ?
Je pense qu'il existe un intérêt prépondérant à l'information du public. C'est l'une des bases de toute démocratie. Le jeu d'équilibre doit se faire avec des éléments de même valeur et de même niveau : présomption d'innocence et respect de la vie privée lors des enquêtes.
C'est un débat compliqué, mais je remarque que, quand on vous pose la question de l'indépendance de la justice, vous répondez indépendance des journalistes.
En quoi les attaques que vous déplorez sont-elles liées à la question de l'indépendance de la justice ? Est-ce que ce sont des attaques organisées, volontaires, d'une justice aux ordres du pouvoir exécutif et qui ne fait qu'être son bras séculier ou celui du pouvoir économique ? Ou ne serait-ce pas plutôt l'œuvre d'une justice qui fait son boulot ?
Vous dites que le métier de journaliste, c'est de parler à des gens qui ne peuvent pas le faire. Vous posez cela comme un principe de base. Cela ne peut pas l'être. Il y a une loi pénale et des gens qui ne peuvent pas s'exprimer aussi facilement que d'autres.
L'indépendance de la justice est absolument indispensable en démocratie. Nous considérons que l'indépendance de la justice ne peut pas se penser séparément des enjeux de la liberté d'information ou en dehors de la démocratie. De la même manière, l'indépendance de la justice ne peut pas se penser indépendamment des conséquences de ses actes.
Par exemple, les auditions de journalistes par la police judiciaire ou la DGSI envoient un message d'intimidation aux sources : attention, vous risquez d'être découverts ; attention, si vous parlez à un média, vous risquez de vous mettre en danger. L'exercice de ces prérogatives judiciaires a donc des conséquences concrètes.
Pour nous, c'est un problème de convoquer un journaliste pour lui demander qui sont ses sources.
Membre de la Cour de justice de la république, j'ai été frappé de voir, dans le cadre de l'affaire concernant Jean-Jacques Urvoas, et alors qu'il y avait violation avérée du secret de l'enquête et de l'instruction, que les hautes autorités judiciaires n'ont pas entamé de poursuites. Il y a peu de poursuites qui aboutissent et elles sont vouées à l'échec.
Concrètement, combien de journalistes sont condamnés ?
Je crois, Monsieur Paris, que vous donnez ces informations dans votre rapport.
On le sait tous, très peu de journalistes sont condamnés. Nous avons des garde-fous pour garantir notre indépendance : les avis la Cour européenne, la loi de 1881, notre convention collective qui prévoit la clause de conscience. Si un journaliste estime que l'on lui demande d'écrire quelque chose qui ne répond pas à la ligne éditoriale de son titre, il a le droit d'être licencié avec des indemnités. Concrètement, il y a seulement deux clauses de conscience par an.
Très peu de journalistes sont condamnés, mais nous manquons de liens. Les syndicats de journalistes n'ont pas de relations institutionnalisées. Nous avons des relations syndicales avec le syndicat de la magistrature, avec les avocats de France sur les thématiques des libertés publiques. En revanche, il n'y a pas de lien entre les syndicats de journalistes et les syndicats de policiers. Je le regrette profondément.
Dans les écoles de journalisme – dont les cursus sont pourtant codifiés s'agissant des quatorze écoles reconnues – la déontologie, l'indépendance, les relations avec la police et la justice ne sont enseignées qu'une heure ou deux par an.
Nous avons un exemple avec l'affaire Benalla. Mediapart avait publié le contenu d'enregistrements qui démontraient que M. Benalla n'avait pas respecté son contrôle judiciaire. La justice nous a demandé la communication de ces enregistrements dans le cadre de l'information judiciaire qui avait été ouverte après les faits du 1er mai. Dans ce contexte, et c'est public, Mediapart avait accepté de communiquer les enregistrements.
Si le cadre judiciaire va dans le sens de l'intérêt général, nous n'avons pas de raison de nous opposer à ces demandes. Il n'existe pas d'opposition de principe à l'autorité judiciaire. C'est la protection de nos sources et le secret de notre travail que nous souhaitons préserver. Comme pour d'autres professions, les avocats par exemple, notre travail est protégé par le secret. C'est un principe de notre démocratie mais ce n'est pas un principe intangible.
Faites-vous un lien entre ce que l'on appelle le tribunal médiatique – c'est-à-dire la manière rapide de juger de la culpabilité de quelqu'un – et la situation économique dans laquelle se trouve la presse en France ? Cela conduit-il à la course à l'information rapide ?
La justice est rendue par des hommes nécessairement sensibles à l'opinion générale et au regard porté sur le travail judiciaire. Qu'en pensez-vous ?
Le métier change. L'immédiateté de d'information, la place des réseaux sociaux nous conduisent à nous interroger. Qui est journaliste aujourd'hui ?
Sur la situation économique, pendant ces deux derniers mois, il n'y avait plus de quotidien dans les Antilles. Si M. Niel n'était pas arrivé à la rescousse pour récupérer les anciens journaux d'Hersant, il n'y aurait aujourd'hui plus de journaux aux Antilles.
Nice Matin a failli disparaître. Dans un contexte local compliqué économiquement, politiquement, socialement, ce quotidien a également été acheté par M. Niel. Pour l'instant, on ne sait pas ce qu'il veut en faire, de quels moyens disposera le journal et quelle sera sa ligne éditoriale. Croyez-vous, qu'en ce moment, dans cette situation, les journalistes de Nice Matin vont révéler des affaires ? Non ! Ils attendent de voir ce qu'il va se passer et veulent déjà savoir s'ils vont conserver leurs emplois. En dix ans, nous sommes passés de 40 000 à 35 000 journalistes.
On a l'impression d'avoir des informations partout et immédiatement sur les chaînes d'information en continu. En tant que secrétaire général d'un syndicat de journalistes, je ne me félicite pas de la course à l'échalote des chaînes d'information.
Cela m'inquiète de voir comment le temps médiatique peut prendre le dessus sur le temps de justice. En tant que citoyen, je suis choqué. C'est pour cela que je suis heureux de voir que des journaux comme Mediapart, Le Monde, le Figaro ont des moyens et du temps pour mener des enquêtes.
Ce sont souvent les politiques qui remettent en question l'indépendance de la justice. Le discours varie selon que l'on se trouve dans la majorité ou dans l'opposition. Pour beaucoup de politiques, la justice est le bras armé pour écarter un adversaire ou un opposant. C'est ainsi que vous pensez l'indépendance de la justice. Vous avez un présupposé, qui a peut-être été vrai autrefois mais qui ne l'est plus.
Ensuite, la nomination du procureur est toujours empreinte de soupçons. La nomination de tous les derniers procureurs de Paris – Rémy Heitz, François Molins, Jean-Claude Marin, Yves Bot, Jean-Pierre Dintilhac – a toujours été l'objet de polémiques. À ces postes, et à Paris qui est le plus grand tribunal de France où sont concentrées toutes les affaires politico-financières, il y a forcément du soupçon. Ce soupçon pèse-t-il sur le procureur de Lons-le-Saunier ? Je n'en suis pas certain.
Répondre à la question de l'indépendance de la justice, c'est d'abord s'interroger sur l'image que, vous, politiques, avez de la justice.
Les principales enquêtes sont généralement des enquêtes préliminaires. La question d'une instrumentalisation ou d'une demande du pouvoir se pose. La justice est-elle indépendante lorsqu'elle se rend à Mediapart pour perquisitionner et récupérer des documents qui intéressent le pouvoir ? De mémoire, c'était pour atteinte à l'intimité de la vie privée. Or, il me semble qu'il faut que la personne dont l'intimité a été atteinte porte plainte. Cela ne peut pas être une enquête à l'initiative du parquet.
Le conseil de déontologie des journalistes a récemment rendu un premier avis contre BFM TV.
Les journalistes ont souhaité la création de ce conseil de déontologie pour former un contre-pouvoir dans le cas d'éventuels dérapages de journalistes. Est-ce que cela est de nature à amoindrir la pression médiatique que pourrait parfois subir la justice où est-ce sans intérêt ?
Mediapart ne souhaite pas participer à ce conseil de déontologie journalistique.
Nous avons une position très arrêtée. Au sein de cette commission, siègent des représentants des éditeurs ou d'actionnaires. Nous considérons que les pressions économiques qui pèsent sur la liberté d'informer s'exercent également au sein de ce conseil de déontologie.
Également, pour une raison politique plus profonde, en tant que journaliste nous devons rendre compte à tout le public. Il nous semble plus porteur de nous inscrire dans la charte de Munich de 1871 qui précise que « la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime sur toute autre responsabilité, en particulier leur employeur et les pouvoirs publics ».
Pour nous, le public, ce n'est pas un petit conseil de déontologie, aussi bonnes soient les intentions de ses fondateurs. Ce conseil de déontologie n'est, pour nous, pas à la mesure du problème.
Nous préférons, pour nous protéger, rester dans le cadre des lois de 1881, qui nous semblent légitimes. Il faut un cadre particulier pour préserver la liberté de la presse.
Certes, mais pour aller faire des procès en diffamation, il faut en avoir les moyens. C'est un élément qui ne doit pas être mis de côté.
Vous semblez suspecter le parquet. Au cours de certaines de vos enquêtes avez-vous pu remarquer qu'il existait un rôle prépondérant du parquet dans des décisions de poursuites ou de classement sans suite dans des affaires qui pourraient être sensibles ?
Je pense à certaines affaires politiques ou financières qui, ces quinze dernières années, ont défrayé la chronique. En ce qui concerne l'affaire dite de Karachi, il y avait une opposition entre les juges et le parquet.
En fonction de la lenteur ou la célérité de la délivrance du réquisitoire supplétif demandé pas le juge d'instruction, on peut se demander si le parquet souhaite circonscrire l'enquête ou aider le juge d'instruction à la mener. Mais on peut toujours voir le péché là où l'on a envie de le voir.
Est-ce que cela vous est déjà arrivé d'entendre un parquetier vous dire qu'il avait accédé à une demande sans y être favorable ? Ou bien est-ce vraiment du fantasme ?
Non. Je n'ai jamais entendu de parquetier me dire « on m'a demandé de faire ça, et je ne voulais pas le faire ». Je ne pense cependant pas que l'un d'entre eux le dirait à un journaliste.
L'expression « tribunal médiatique » dénature et délégitime le travail des journalistes. Tous les journalistes ne travaillent pas parfaitement. Toutefois, le déontologue du journaliste, c'est le juge.
L'expression « tribunal médiatique » m'inquiète car elle reflète beaucoup de populisme. Elle instaure une défiance, une méfiance voire une haine à l'égard des médias que je trouve très inquiétante. Entre tribunal « médiatique » et tribunal « merdiatique » – expression que l'on trouve sur les réseaux sociaux – le pas est trop vite franchi.
La séance est levée à 17 heures 35.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Ugo Bernalicis, Mme Coralie Dubost, M. Didier Paris
Excusé. - M. Ian Boucard