MISSION D'INFORMATION SUR L'APPLICATION DU DROIT VOISIN AU BÉNÉFICE DES AGENCES, ÉDITEURS ET PROFESSIONNELS DU SECTEUR DE LA PRESSE
Mardi 9 novembre 2021
La séance est ouverte à quatorze heures.
(Présidence de Mme Virginie Duby-Muller)
La mission d'information auditionne, à huis clos, M. Jean-Renaud Roy, Corporate Affairs Director de Microsoft, et M. Jean-Sébastien Mariez, avocat
L'audition se tient à huis clos, comme celles des autres opérateurs du numérique. Dans la mesure où nous souhaitons que les citoyens aient accès aux informations, nous organiserons en décembre une table ronde publique réunissant tous les acteurs de ce dossier, à laquelle vous serez naturellement invités.
Notre mission d'information a pour objet d'évaluer l'application de la directive du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et celle de la loi du 24 juillet 2019 tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse, dont le rapporteur à l'Assemblée nationale était M. Patrick Mignola.
Un peu plus de deux ans après leur adoption, nous constatons des difficultés de mise en œuvre. En outre, l'Autorité de la concurrence a récemment rendu une décision historique sanctionnant Google.
Comment fonctionnent l'agrégation et le partage des contenus de presse sur les différents services de Microsoft ? Comment vous êtes-vous mis en conformité avec la loi du 24 juillet 2019 et la directive européenne précitée ? M. Augé, président du syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) et membre du directoire de Bayard Presse, a indiqué lors de son audition que vous souhaitiez discuter avec un organisme de gestion collective (OGC), et non de façon bilatérale avec chaque éditeur. Est-ce exact ? Si oui, pourquoi ?
Je vous remercie de nous offrir la possibilité de présenter notre vision et nos actions pour valoriser la presse. Nous reconnaissons la valeur du contenu des actualités dans les outils que nous proposons à nos utilisateurs et à nos clients. Depuis plus de vingt-cinq ans, nous soutenons le journalisme et la presse. Nous avons conclu avec des éditeurs de presse du monde entier des partenariats qui génèrent, pour eux, un revenu durable. Nous avons lancé MSN, puis Microsoft Start et Bing News. Windows Edge est désormais le navigateur regroupant l'ensemble des contrats d'agrégation de presse éditorialisée pour mobiles et pour nos systèmes Windows 10 et Windows 11. Il est aussi possible d'accéder à ces contenus depuis n'importe quel autre navigateur. Depuis vingt-cinq ans, ce système d'agrégation nourrit nos partenariats dans quelque 180 pays avec 1 200 éditeurs, soit 4 500 noms ou marques de médias. Depuis cinq ans, nous avons partagé un peu plus d'un milliard de dollars de revenus.
Grâce à l'outil Microsoft Start, agrégateur de services d'actualité, ces éditeurs de presse peuvent atteindre 500 millions de personnes par mois. L'agrégateur propose des titres et éditorialise les contenus. L'utilisateur sélectionne ses centres d'intérêt et peut décider de masquer un éditeur particulier. Quand il clique sur le lien, l'article s'ouvre dans l'application, ce qui déclenche un revenu contractuel pour l'éditeur. C'est la première partie de la relation entre Microsoft et les éditeurs de presse.
La seconde, qui vous intéresse plus particulièrement, est le référencement naturel sur internet à partir de notre moteur de recherche Bing, qui doit donner lieu à l'application du droit voisin pour la presse tel qu'il a été adopté en Europe. Nous avons entamé les discussions dans les pays qui ont transposé la directive, comme la France.
Bing représente 4,32 % du volume des recherches en France, et bien moins en ce qui concerne la valeur du marché de la publicité associé à ces recherches, contre 91 % pour Google et environ 1,5 % pour Qwant. Cela donne une idée du rapport de force dans les négociations en cours avec les éditeurs français… Nous sommes loin d'être l'acteur dominant. Je n'ai pas cité Facebook, le deuxième géant.
Dans ces conditions, les éditeurs ne sont pas pressés de négocier avec nous car il est plus intéressant pour eux de commencer par les acteurs dominants. De notre côté, nous avons suivi les péripéties de Google avec l'Autorité de la concurrence. En tant que petit acteur, nous ne pouvons pas réaliser les mêmes économies d'échelle que lui ou un autre acteur dominant. Nous n'avons aucun intérêt à être moins-disant ou à négocier à l'aveugle puisque même Google ne connaît ni les références ni les prix contractuels.
Je le répète, Microsoft négocie depuis longtemps avec les éditeurs, qu'il connaît bien. Nous avons discuté avec les représentants de l'Alliance de la presse d'information générale (APIG), mais aussi des hebdomadaires et l'Agence France-Presse (AFP), mais je ne peux encore faire état d'accords car nous attendons de connaître la position du principal acteur.
Le 22 février 2021, Microsoft a publié un communiqué avec quatre associations d'éditeurs européens de presse professionnelle et quotidienne, qui propose des modalités d'application de la directive et des lois nationales de nature à aboutir à des accords équilibrés. Cela illustre notre soutien à la presse européenne. Les différents signataires souhaitent qu'une clause d'arbitrage permette de nommer un expert indépendant si les éditeurs et nous n'arrivons pas à nous accorder sur un prix équitable, fixé au moyen d'une évaluation, elle aussi équitable, des avantages tirés du numérique par toutes les parties. Nous souhaitons que tous les coûts de production ou de contenu, les charges, partagées ou pas, voire les charges indues supportées par certains, fassent l'objet de la négociation en toute transparence.
Savez-vous chiffrer les revenus directs et indirects issus de l'exploitation des contenus de presse ?
C'est difficile. D'une part, il n'y a pas encore d'accord sur les revenus issus du référencement naturel, même si certains estiment que le fait que le moteur de recherche renvoie à un article de presse, mais aussi d'autres services, payants ou pas, est source de valeur. Mais encore faut-il chiffrer cette valeur.
En outre, Microsoft ne propose quasiment pas ce type de service. Nous sommes une grande entreprise de logiciels et le marché de la publicité en ligne est très secondaire pour nous. Je vous rappelle que nous ne représentons que 4,32 % du volume des recherches en ligne en France avec Bing – contre 91 % pour Google. Je peux également vous communiquer nos chiffres mondiaux, si vous le souhaitez.
Quant à l'OGC, il y a confusion. Nous n'avons pas plaidé pour la gestion collective. Au niveau européen, nous l'avons rappelé dans le communiqué précité, nous soutenons une presse indépendante, autonome, qui doit pouvoir dégager un revenu équitable de ses activités numériques. Nous souhaitions également que les droits voisins soient négociés dans chaque pays de manière équitable au moyen d'un tiers – un arbitre. En France, et dans d'autres pays, des négociations ont été engagées par certains acteurs de presse, parfois importants, sans aucune transparence vis-à-vis des petits éditeurs, comme des petits moteurs de recherche. Nous ne sommes pas les seuls petits acteurs – je pense à Ecosia en Allemagne ou à Qwant, en France. Un arbitrage permettrait d'obtenir un tarif commun et transparent, en disposant de l'ensemble des données.
Quelles sont les grandes lignes de l'accord avec les quatre associations européennes de médias ? Quelles modalités de calcul ont été retenues ?
Il ne s'agit pas d'un accord, mais d'une déclaration commune sur la méthode et la meilleure façon de négocier des accords de droits voisins, afin d'atteindre un objectif partagé avec les éditeurs – équité, rémunération, modalités de calcul en fonction de l'utilisation des contenus, etc. De notre point de vue et de celui des associations d'éditeurs, le dispositif d'arbitrage que nous appelons de nos vœux est à même de garantir la négociation d'accords équitables, durables et transparents sur l'ensemble des coûts.
Aucun accord n'a donc été négocié entre Microsoft et ces associations d'éditeurs européens. Nous allons négocier pays par pays à mesure de la transposition des dispositions relatives au droit voisin des éditeurs de presse dans les lois nationales.
Microsoft a bien conscience que le droit voisin n'impose pas la gestion collective. En France, une société de gestion collective dédiée, adossée sur la société des auteurs et compositeurs et compositeurs de musique (SACEM), a été créée, ce qui peut présenter plusieurs avantages pour les parties prenantes.
Comme indiqué par M. Roy, Microsoft est ouverte à des discussions directes avec les éditeurs. Des discussions sont d'ailleurs en cours par différents canaux. Dans le même temps, pour des raisons pratiques et juridiques, un acteur comme Microsoft peut trouver intérêt à la gestion collective – c'est d'ailleurs aussi le cas pour d'autres droits. Les seuls services de presse en ligne relevant de la commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) sont environ 1 500. A titre d'exemple, ce chiffre illustre s'il en était besoin l'intérêt à organiser les discussions via la gestion collective plutôt qu'en multipliant les canaux de discussions bilatérales. Dans cette perspective, la gestion collective peut donc être synonyme d'effectivité, de transparence et de loyauté dans la répartition des rémunérations issues du droit voisin.
En outre, d'un point de vue juridique, le droit voisin des éditeurs de presse, nouveau, peut être sujet à interprétations. Par exemple, une des exceptions prévues par la directive n'est pas reprise dans la transposition en droit français : le deuxième alinéa de l'article 15 de la directive dispose que le droit voisin ne s'applique pas « aux utilisations, à titre privé ou non commercial, de publications de presse faites par des utilisateurs individuels ». A n'en pas douter, plusieurs interprétations peuvent résulter de la lecture de ce texte et des conséquences éventuelles de sa non-transposition en droit français. Ceci illustre que la mise en œuvre du droit voisin est susceptible de soulever un certain nombre de questionsA cet égard, l'existence d'un organisme de gestion collective présente sans doute un intérêt supplémentaire, celui lié à sa capacité de mener une réflexion collective sur le périmètre exact du droit en question, les exceptions – hyperliens ou courtes citations par exemple – et leurs modalités d'application afin de proposer in fine une interprétation commune.
Vous avez dit que Microsoft était « petit ». Ai-je bien entendu ?
Plus sérieusement, vous souhaitez attendre les résultats des négociations entre Google et les éditeurs. J'ai même cru comprendre que vous appeliez de vos vœux un arbitre qui fixe le montant, probablement important, qui vous sera demandé. De leur côté, les éditeurs que nous avons auditionnés nous disent que les GAFAM achètent du temps, si vous me permettez l'expression, en arguant de la faiblesse des données et des difficultés de chiffrage. Quelles informations fournissez-vous à vos interlocuteurs de la presse afin qu'ils puissent estimer leur montant de droits voisins ?
Nous ne sommes pas globalement petits, mais nous le sommes sur le marché des moteurs de recherche, l'audience de Bing ne représentant que 4,32 % du marché français. Ce n'est pas notre cœur de métier, pas plus que le marketing et la publicité ciblés.
Oui, nous sommes favorables à un arbitrage ou au recours à un organisme de gestion collective. Les deux peuvent d'ailleurs aller de pair, certains organes de presse ne voulant peut-être pas intégrer l'OGC – et il faudra tout de même les traiter comme les autres.
Oui, nous attendons de connaître les termes de l'accord entre l'acteur dominant, Google, et la presse, avant de nous engager. Certains ont trouvé opportun de commencer à négocier avec Microsoft, peu puissant sur ce marché, afin de signer facilement un accord et de peser ensuite sur les négociations avec Google. Nous n'avions pas envie de devenir le dindon de la farce. Nous préférons attendre la fin des négociations entre Google et les éditeurs. Cette approche est par ailleurs très bien comprise par les acteurs avec lesquels nous sommes en discussion.
En outre, une société de gestion collective, ou un arbitre, sera sans doute plus apte à écouter les différents acteurs et à proposer des taux de rémunération variables à la presse, en fonction de la taille et des services proposés par les moteurs de recherche. En effet, les coûts ne sont pas du tout les mêmes quand on détient 91 % du marché, ou 4,32 %, et l'acteur dominant, Google, propose des services – par exemple du shopping – en lien avec les articles de presse. Ses revenus et bénéfices ne sont donc pas les mêmes que ceux d'un petit acteur et il serait hors de propos d'appliquer un tarif unique à tout le monde. Il est important que la mise en œuvre de la directive ne conduise pas à une distorsion de la concurrence sur le marché des moteurs de recherche qui pourrait conduire à mettre à risque les plus petits acteurs.
Nos contrats avec les éditeurs de presse comportent déjà des outils de monitoring de leur audience ou de leur portée – reach en anglais. Nous sommes capables de fournir tous les chiffres pour un éditeur de presse nationale. Nous pouvons vous fournir la trame d'un tableau de bord montrant les différentes données transmises, en masquant les chiffres. Nous sommes l'un des acteurs les plus transparents du marché, contrairement à l'acteur dominant.
Depuis au moins cinq ans, dans le cadre de ses contrats de services éditorialisés, le critère de Microsoft Start, c'est l'audience. Lors des discussions avec un éditeur de presse, Microsoft lui procure les données correspondant à l'audience de ses publications. Pour vulgariser, le critère, c'est combien de fois accède-t-on à la page, à l'article, au contenu journalistique par le biais de la page de résultats ?
Nous pourrons vous fournir une vue de ce dont disposent nos clients de la presse. Nous masquerons les chiffres, mais vous verrez toutes les colonnes et les critères, qui sont à 80 % liés à l'audience.
Au-delà du nombre de consultations, tous les revenus périphériques générés par le clic initial doivent être pris en compte.
Ce que je viens d'évoquer, ce sont nos contrats de services éditorialisés sur Microsoft MSN ou Microsoft Start, où seule l'audience est prise en compte. Mais j'avais auparavant parlé des services annexes de l'affichage sur un moteur de recherche comme Bing. Bien sûr, la petite régie publicitaire de Bing est capable de déterminer le ciblage et le taux de régie du ciblage. Ce sont deux manières de partager les revenus.
Depuis l'adoption de la directive, les négociations n'ont guère prospéré, ce qui est frustrant. Au fil des auditions, nous peinons à matérialiser le calibrage du droit voisin. Quelles sont les prochaines échéances et quel est votre calendrier ?
Quand la directive est transposée en droit national, nous entamons les discussions avec les éditeurs de presse ou leurs représentants. C'est pourquoi les négociations ont commencé en France. Mais celles avec l'acteur dominant ont rapidement monopolisé les éditeurs puisque, durant des mois, la presse nous a totalement ignorés. Ce n'est que très récemment qu'elle est venue vers nous. Nous avons rencontré à plusieurs reprises les représentants de l'APIG, des éditeurs ou des représentants d'agences comme ceux de l'AFP. Nous sommes prêts à négocier mais souhaitons connaître les termes de la négociation avec l'acteur dominant. Il ne saurait être question que nous perdions en compétitivité alors que nous ne représentons que 4,32 % du marché. Nous ne voulons pas non plus être utilisés par les acteurs de la négociation, dans un sens ou dans l'autre.
En effet, dans le cadre des négociations avec Google, d'autres éléments entrent en ligne de compte – référencement naturel, reach, services annexes. La stratégie de ce dernier est assise sur la publicité et les services annexes, qui permettent aussi de développer ses revenus publicitaires. Ce n'est pas le modèle d'affaires de Microsoft qui a des relations historiques avec les éditeurs de presse et a déjà partagé un peu plus d'un milliard d'euros de revenus avec eux en cinq ans. Les éditeurs le savent. C'est pourquoi ils ne se sont pas précipités, car ils ne doutent guère de parvenir à un accord avec nous.
Je comprends que ce soit un peu frustrant mais nous avons bien engagé des discussions avec la plupart d'entre eux, même si nous ne pouvons dévoiler leur teneur.
C'est effectivement complexe. Vous souhaitez vous positionner par rapport à l'autre acteur, mais vos modèles d'affaires – ou business models – sont très différents.
Tout à fait. L'activité de moteur de recherche de Bing est similaire à celle de Google, mais ce n'est pas notre cœur de métier et nous ne proposons pas de services annexes.
Microsoft plaide pour un arbitrage afin que les coûts et les revenus des uns et des autres soient mis sur la table de manière impartiale et objective. On pourrait ainsi faire des propositions tarifaires en rapport avec la part de marché des différents acteurs. Les plus petits éditeurs gagneraient plus, les plus petits moteurs de recherche paieraient moins. Ce serait équitable et logique. La presse européenne nous suit.
M. Roy évoque en réalité l'importance de la double pondération, d'une part, selon la part de marché, et d'autre part, en fonction de la valeur générée par le moteur de recherche en s'appuyant sur les contenus journalistiques. Cette seconde pondération dépend largement de la quantité de services annexes développés par les moteurs de recherche. Cette pondération est importante en termes financiers pour les moteurs de recherche plus modestes car, concrètement, payer un droit voisin est une charge supplémentaire susceptible de venir grever la marge de certains acteurs et potentiellement, de remettre en cause leur modèle économique. En outre, à l'heure où la lutte contre la désinformation est un sujet de préoccupation majeur, la pondération a aussi une dimension sociétale, de préservation de la pluralité et de la liberté d'expression et d'information. In fine, le modèle retenu devra préserver et permettre le développement pérenne d'une offre de service de recherche plurielle
Depuis la transposition de la directive en droit français, ou à la suite de la décision de l'Autorité de la concurrence, Microsoft a-t-il eu des contacts avec les autres plateformes ?
Pas à ma connaissance, qui se limite au marché français, voire européen.
L'arbitrage que vous appelez de vos vœux devrait-il plutôt être piloté par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) ou l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP) ?
Je n'ai pas d'avis sur le sujet. En Australie, il s'agit plutôt d'un panel d'arbitrage, piloté par plusieurs organisations.
La réunion se termine à quatorze heures cinquante.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'application du droit voisin au bénéfice des agences, éditeurs et professionnels du secteur de la presse
Réunion du mardi 9 novembre 2021 à 14 heures
Présents. – Mme Virginie Duby Muller, M. Laurent Garcia et Mme Emilie Cariou.