Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du jeudi 17 décembre 2020 à 16h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • discrimination
  • diversité
  • inspection
  • label
  • plainte
  • testing
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La réunion

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La mission d'information organise une table ronde réunissant :

– Direction générale du travail du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion, sous-direction des relations du travail : Mme Sophie Baron, adjointe à la sous-directrice des relations individuelles et collectives du travail, Mme Émilie Saussine, cheffe du bureau des relations individuelles du travail, M. Bruno Campagne, adjoint à la cheffe du bureau des relations individuelles du travail, Mme Coraline Berthe, chargée d'études lutte contre les discriminations, M. François-Pierre Constant, adjoint à la cheffe du bureau du cadre de légalité et des modalités d'action du système d'inspection du travail ;

– Délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion : Mme Cécile Charbaut, adjointe au sous-directeur ; M. Stéphane Lhérault, chef du département Pôle emploi ; M. Bastien Espinassous, chef du département de la stratégie.

La séance est ouverte à 16 heures 05.

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Je vous remercie d'avoir accepté d'être auditionnés par la mission d'information de l'Assemblée nationale consacrée à l'émergence et à l'évolution des différentes formes de racisme. Avec Mme la rapporteure Caroline Abadie, nous sommes très heureux de vous recevoir.

Je précise que nos auditions sont publiques et retransmises sur le site internet de l'Assemblée nationale. Nous avons donc l'honneur de recevoir des représentants du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion : la direction générale du travail et sa sous-direction des relations individuelles et collectives du travail, avec Mmes Baron, Saussine, Berthe et MM. Campagne et Constant, ainsi que la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), avec Mme Charbaut, et MM. Lhérault et Espinassous.

Cette mission d'information, créée il y a bientôt un an, arrive au terme de ses travaux. Notre rapport vise à présenter un état des lieux aussi précis que possible des différentes formes de racisme, de ses déviances persistantes ou nouvelles qui s'expriment dans la société française, et à proposer des pistes de réflexion pour que la lutte contre le racisme soit plus efficace.

Après avoir entendu des universitaires, des sociologues, des représentants d'associations et de différentes institutions, dont, récemment, la Défenseure des droits, nous avons défini le cadre conceptuel et idéologique de ce combat. Nous avons également entendu des représentants des différents ministères parties prenantes – ils le sont presque tous mais le ministère de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports ou le ministère délégué chargé de l'égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l'égalité des chances le sont particulièrement.

Dans cette perspective « opérationnelle », nous nous intéressons beaucoup à la question des discriminations ethniques et raciales dans le monde du travail. Nous avons ainsi reçu M. Paul Bazin, directeur général adjoint de la stratégie et des affaires institutionnelles de Pôle emploi, des organismes comme « Nos quartiers ont des talents », « Les entreprises pour la cité », ISM CORUM, l'Association française des managers de la diversité (AFMD), la Fondation Mozaïk, qui ont détaillé les mesures préconisées et appliquées pour que les entreprises mettent un terme aux préjugés racistes. En début de semaine, nous avons reçu Mme Colin, directrice générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) et nous sommes très heureux de compléter ces auditions avec vous.

Nous souhaitons mieux connaître ce qu'il en est des discriminations dans l'accès au travail, notamment lorsqu'elles sont fondées sur l'origine, la prétendue race ou la religion, que vous présentiez un état des lieux des principales mesures déployées pour lutter contre le caractère discriminatoire des recrutements, les stéréotypes et l'autocensure des candidats à l'emploi, et que vous nous disiez comment restaurer le socle d'égalité des chances, une méritocratie républicaine permettant de favoriser l'emploi des habitants de certains quartiers – nous avons d'ailleurs consacré l'audition précédente aux enjeux de la ségrégation territoriale et à la discrimination dans l'accès au logement.

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Nous arrivons en effet bientôt au terme de cette mission. Après avoir auditionné des universitaires et des chercheurs, des représentants d'associations et d'institutions, nous souhaitons parvenir à des solutions concrètes et sans doute en détenez-vous quelques-unes.

Nous aurons donc à cœur d'évoquer durant cette audition les questions de l'autocensure, des discriminations persistantes, des labels, des chartes, du testing, de l'autoévaluation des entreprises, des CV anonymes. Comme nous l'avons fait avec chaque représentant de ministère ou d'administration, nous ne manquerons pas d'évoquer l'exemplarité de vos propres structures en matière de diversité et, en l'occurrence, l'état des labellisations au ministère du travail.

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Sophie Baron, adjointe à la sous-directrice des relations individuelles et collectives du travail, service des relations et des conditions de travail, direction générale du travail du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion

Je vous remercie d'avoir invité des représentants des deux directions d'administration centrale du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion que sont la direction générale du travail et la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle, compétentes pour mener les politiques publiques de lutte contre les discriminations aux côtés d'autres directions du ministère, au premier rang desquelles la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), qui développe les outils à même d'appréhender le phénomène discriminatoire au travail mais, aussi, de conceptualiser ceux qui peuvent les prévenir.

Nous avons structuré notre propos liminaire en trois temps.

Tout d'abord, nous présenterons d'une manière assez approfondie le cadre juridique applicable en matière de lutte contre les discriminations au travail, c'est-à-dire à l'embauche, à l'accès au travail, mais, aussi, dans le cadre du déroulement de carrière. Ensuite, M. Lhérault, chef du département Pôle emploi au sein de la DGEFP, vous présentera le label diversité que le ministère délivre aux entreprises mais, également, aux entités publiques. Enfin, M. Constant, adjoint à la cheffe du bureau du cadre de légalité et des modalités d'action du système d'inspection du travail au sein de la direction générale du travail, vous présentera la mission de conseil et d'appui que l'inspection du travail mène pour lutter contre les discriminations.

Dans le treizième baromètre de la perception des discriminations dans l'emploi du Défenseur des droits, on constate une baisse significative de sept points, entre 2013 et 2020, du nombre de personnes se déclarant victimes de discriminations ou de harcèlements discriminatoires dans l'emploi, ainsi qu'une augmentation du nombre de celles se déclarant témoins de tels comportements. Près des trois quarts des actifs confrontés à une discrimination affirment avoir entrepris des démarches – vingt points de plus qu'en 2012 –, ce qui laisse à penser que nous assistons à une véritable prise de conscience de ces enjeux dans le monde du travail.

En droit, la discrimination consiste en la différence de traitement défavorable fondée sur un critère distinctif sur la base duquel le droit interdit de fonder des distinctions juridiques. On distingue les discriminations directes, qui supposent la démonstration de l'intention de discriminer, c'est-à-dire de prendre une mesure en considération d'un critère prohibé, et les discriminations indirectes, sans doute plus fréquentes, qui supposent de démontrer l'effet discriminant d'une mesure en apparence neutre mais qui conduit à désavantager une personne en raison des caractéristiques qui sont les siennes.

En droit du travail, est prohibé un ensemble de mesures discriminantes qui concerne tous les actes de gestion du personnel : recrutement, formation professionnelle, politiques de rémunération, de reclassement, d'affectation, de promotion, de mutation mais, aussi, de renouvellement de contrat et, bien sûr, de licenciement.

Toute mesure discriminatoire prise en raison d'un critère prohibé – notamment, l'origine – sera frappée de nullité. Dans ce cas, le mécanisme de plafonnement des indemnités que les juges prudhommaux allouent en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse ne s'applique pas et le juge retrouve toute sa plénitude d'appréciation pour accorder l'indemnisation qui lui semble la plus juste.

Le code du travail reconnaît vingt-cinq critères de discrimination, au premier rang desquels l'origine de la personne, mais, également, son appartenance ou sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race. Pour la plupart, ces critères sont issus d'une loi de 2008 portant diverses adaptations au droit communautaire. J'ajoute que cette liste a été récemment complétée par une proposition de loi adoptée par votre assemblée à la fin du mois de novembre et défendue par le député Euzet. Le code pénal prohibe également les discriminations lorsqu'elles s'exercent au travail.

Le ministère du travail est attentif aux acteurs chargés d'appliquer ce droit dans le monde du travail, au premier rang desquels les agents de contrôle du système d'inspection du travail, compétents pour constater les infractions commises dans l'entreprise et les faire sanctionner. Les instances représentatives du personnel ont également un rôle à jouer puisque le comité social et économique, dont l'institution est obligatoire pour les entreprises de plus de onze salariés, dispose, au-delà de son rôle de négociateur, d'un droit d'alerte en matière de discrimination.

L'action de groupe, introduite par la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, permet à des personnes subissant un dommage de la part d'une même personne d'exercer une action commune devant la justice. Elle est ouverte aux syndicats représentatifs ou aux associations qui ont une certaine ancienneté, qui sont compétentes pour lutter contre les discriminations en matière d'accès à l'emploi.

Enfin, le droit est très protecteur car dérogatoire s'agissant de l'administration de la preuve en cas de litige opposant un salarié à son employeur ou à son recruteur. Dans la lignée des règles européennes, le code du travail prévoit en effet un aménagement du régime de preuve : incombe à la victime alléguée uniquement qu'elle démontre non l'intention de discriminer mais la seule apparence de la discrimination. C'est à l'employeur de démontrer que les allégations sont insuffisantes ou injustifiées par des éléments objectifs.

Le corpus juridique étant très complet, le ministère du travail concentre son action sur une meilleure appréhension de ces phénomènes afin de mieux identifier et sanctionner les pratiques discriminatoires et, surtout, de les prévenir et d'assurer la promotion de l'égalité au travail.

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Stéphane Lhérault, chef du département Pôle emploi à la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion

Je ne reviendrai pas sur les éléments que vous a communiqués la direction générale de Pôle emploi et je me concentrerai sur la présentation du label diversité. Le ministère du travail en assure l'animation et la coprésidence, avec le ministère chargé de la fonction publique pour la labellisation des établissements publics, des ministères et de l'ensemble des entités de la sphère publique.

Cette démarche, volontaire, vise à promouvoir et à concrétiser l'exemplarité des entreprises dans la lutte contre les discriminations et la promotion de la diversité.

L'approche est préventive, puisque le label vient reconnaître une démarche d'acculturation des collaborateurs des entreprises à tous les mécanismes de lutte contre les discriminations et les stéréotypes. Le cahier des charges est très exigeant en matière de sensibilisation, de formation, de communication, à tous les niveaux des organigrammes. Le patronyme, les origines, l'appartenance réelle ou supposée à une ethnie, à une nation ou à une prétendue race, la question religieuse font partie du prisme analysé dans le cadre du processus de labellisation. Nous veillons à la formalisation, dans tous les actes de gestion des ressources humaines – recrutement, promotion, déroulement des carrières –, de l'effectivité de toutes les décisions afférentes à partir de la seule prise en compte des compétences. Nous veillons aussi à la traçabilité des procédures de recrutement.

L'approche est également curative. Les entreprises qui prétendent à la labellisation doivent obligatoirement installer une cellule d'écoute, interne ou externe, afin d'être à même de recueillir tous les signaux faibles de façon anonyme et sécurisée, ce qui inclut le champ des lanceurs d'alerte. Cette cellule, enfin, alimente la veille des directions des ressources humaines et constitue une vigie quotidienne pour leur organisation.

L'octroi du label diversité répond non seulement à une démarche volontaire de la part des entreprises intéressées, mais aussi à une procédure exigeante.

En premier lieu, le label est accordé à la suite d'un audit réalisé par AFNOR Certification et pour une durée de quatre ans seulement. Un autre audit est effectué à mi-parcours, avec le même niveau d'exigence que l'audit initial. À l'issue des quatre ans, la démarche doit être renouvelée.

Il faut en outre passer devant une commission où siègent des représentants de l'État – de la direction générale du travail, de la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle, de la direction générale de l'administration et de la fonction publique, du ministère de l'intérieur et de l'Agence nationale de la cohésion des territoires –, cinq représentants des organisations syndicales, autant des organisations patronales et un collège d'experts désignés par l'Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH).

La procédure est par conséquent lourde pour les candidats, puisqu'elle associe une habilitation technique avec un audit et un cahier des charges et un examen du dossier par une commission indépendante régie par les règles habituelles de fonctionnement des commissions, c'est-à-dire le vote.

On compte aujourd'hui, toutes sphères confondues, 118 organismes labellisés : 78 sont des entreprises du secteur privé et 40 des collectivités publiques ou des ministères. Le label concerne 1,3 million d'actifs. Il y a plus d'entreprises que d'administrations, mais la proportion de salariés du public et du privé est à peu près égale. Le nombre de personnes concernées a doublé ces trois dernières années, ce qui représente une progression plutôt forte.

Pour ce qui est de l'exemplarité du ministère en la matière, il faut savoir que le secrétariat général des ministères chargés des affaires sociales, qui recouvrent à la fois le ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion et le ministère des solidarités et de la santé, est labellisé tant diversité qu'égalité.

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François-Pierre Constant, adjoint à la cheffe du bureau du cadre de légalité et des modalités d'action du système d'inspection du travail, direction générale du travail du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion

Je vais pour ma part vous présenter le cadre d'intervention de l'inspection du travail en matière de discrimination. Mon propos sera volontairement large, afin de couvrir, autant que possible, toute la thématique de la discrimination.

L'inspection du travail exerce d'abord une action de contrôle proprement dit. L'inspection du travail étant un corps de fonctionnaires dépositaires de l'autorité publique et investis d'une mission de police judiciaire, elle a pour rôle de relever les infractions pénales à la législation du travail – c'est ce qu'on appelle l'action pénale. Pour ce qui concerne les discriminations, son champ d'action est un peu plus étroit que les vingt-cinq critères fixés par le code du travail, puisque l'inspection du travail a plus particulièrement pour mission de relever les infractions mentionnées par l'article 225-2 du code pénal. L'inspection du travail agit dans son cadre de légalité, à savoir ses prérogatives, ses droits et ses obligations.

On relèvera avec intérêt qu'en matière de discrimination, l'inspection du travail dispose de pouvoirs élargis, puisqu'il lui est permis de solliciter tout document, alors que dans d'autres domaines d'application de la législation du travail, elle ne peut demander que les registres et documents dont la mise à sa disposition est rendue obligatoire par des dispositions légales.

L'inspection du travail exerce aussi ses prérogatives dans le cadre de ses obligations et de ses règles déontologiques. Il est, de ce point de vue, essentiel de noter qu'elle est tenue de respecter un principe supralégislatif issu de la convention n° 81 de l'Organisation internationale du travail (OIT), celui de la confidentialité des plaintes : il convient de garder absolument secrètes toutes les sources des plaintes, ce qui n'est pas sans conséquence sur les modalités d'enquête.

À côté de cette action de contrôle et de ses éventuels leviers coercitifs, c'est-à-dire le fait de relever les infractions par voie de procès-verbaux qui font foi jusqu'à preuve du contraire et sont transmis au procureur dans la République en vue de l'engagement de l'action publique, le système d'inspection du travail mène une action en matière d'accès au droit, d'information et d'accompagnement du public, notamment sur les questions de discrimination et de prévention des discriminations dans le monde du travail. À cet égard, le système d'inspection du travail est composé, non seulement des agents du corps de contrôle de l'inspection du travail, mais également des agents des services de renseignement, qui accueillent le public – employeurs et salariés – et l'orientent, en fonction des thèmes évoqués, vers les interlocuteurs idoines.

Pour des raisons liées aux difficultés des enquêtes et à la confidentialité des plaintes, les saisines de l'inspection du travail donnent majoritairement lieu à ce que l'on appelle des observations écrites, qui sont des sortes de rappels à la loi ; il s'agit, en l'espèce, de rappeler les employeurs à leurs obligations en matière de lutte contre les discriminations, puisque ce sont en premier lieu les employeurs qui sont chargés de veiller à ce qu'il n'y ait pas de discriminations dans le monde du travail.

L'inspection du travail agit aussi dans le cadre de la lutte contre les discriminations de manière volontariste, par le moyen de législations spécifiques ; j'en citerai deux.

La première consiste à promouvoir l'égalité réelle entre les femmes et les hommes par la mise en œuvre de l'ensemble des règles qui obligent les entreprises à conduire de véritables politiques d'égalité dans les conditions générales d'emploi, notamment l'obligation d'être couvertes par un accord ou un plan d'action en matière d'égalité et, plus récemment, l'obligation de mener une action volontariste en matière d'égalité des rémunérations par la publication d'un index de l'égalité professionnelle. Sur ces questions, l'inspection du travail dispose de moyens coercitifs spécifiques, qui relèvent davantage de l'action administrative que de l'action pénale : la faculté de mettre en demeure l'employeur de se conformer à ses obligations ; des sanctions administratives en cas d'absence de couverture par un accord ou un plan d'action, d'absence de publication de l'index ou de refus de prendre les mesures susceptibles de rehausser celui-ci.

La seconde législation spécifique que je souhaite mentionner est celle relative au licenciement des salariés protégés : toute rupture de contrat de travail d'un salarié investi d'un mandat désignatif ou électif au sein de l'entreprise doit faire l'objet d'une autorisation préalable de l'inspection du travail. L'inspecteur du travail rend sa décision sur la base d'une grille de contrôle à appliquer en fonction du mandat détenu. L'objet de cette législation – qui découle de principes constitutionnels – est d'éviter que le licenciement ne soit discriminatoire.

Je voudrais souligner l'existence, du fait de cette interaction entre les services de renseignement et les services de contrôle, d'un véritable savoir-faire des agents de l'inspection du travail en matière d'accueil et d'écoute des victimes de discriminations, ainsi que d'orientation, le cas échéant, vers les structures d'aide aux victimes, les organisations syndicales, les représentants du personnel à l'intérieur de l'entreprise, voire les autorités judiciaires compétentes dès lors que le problème relève du juge civil plutôt que de l'action pénale. Il importe en effet de préciser que l'inspection du travail, compte tenu du principe de neutralité qui la régit, n'a pas vocation à accompagner un salarié par exemple dans une action contentieuse au civil. Informer et orienter le plaignant concernant les modalités d'action, on peut et on doit le faire – et, à mon sens, on le fait plutôt bien –, mais l'inspection du travail et les services de renseignement n'ont pas vocation, déontologiquement, à porter l'action d'un plaignant auprès de la juridiction.

En dernier lieu, je voudrais appeler votre attention sur le fait que l'inspection du travail est intrinsèquement, fondamentalement l'administration chargée du contrôle de la relation individuelle et collective de travail, donc de la bonne exécution du contrat de travail. Pour ce qui concerne l'embauche, en revanche, et compte tenu du principe de loyauté dans l'administration de la preuve, notre intervention requerrait des outils dont nous ne disposons pas. Du reste, les plaintes portant sur la discrimination à l'embauche ne sont pas celles dont nous sommes le plus fréquemment saisis – c'est en tout cas mon expérience d'ancien agent de contrôle.

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Le label diversité a-t-il produit les effets escomptés ? Nous savons qu'il est effectivement très exigeant, et difficile à obtenir – en tout cas, les entreprises qui veulent l'acquérir nous disent que cela requiert un travail à temps plein ! De surcroît, on peut le perdre.

On nous a dit que ce label répondait davantage à des obligations de moyens qu'à des obligations de résultat : on va ausculter les processus mis en place par l'entreprise et non vérifier qu'elle a atteint un certain objectif en matière de diversité, que celui-ci soit fixé de manière absolue ou sous la forme d'une amélioration attendue de la situation en l'espace de quatre ans. Pensez-vous qu'il soit envisageable de s'engager dans cette autre voie ? AFNOR Certification et la commission sauraient-elles attribuer le label sur des critères de résultat ?

Nous avons auditionné le directeur général d'ISM CORUM, organisme qui aide les entreprises à assurer l'autoévaluation de leurs processus ; je crois qu'il s'agit précisément de mesurer l'évolution de la situation entre deux dates. Comment ces deux approches pourraient-elles s'articuler ? L'autoévaluation me semble plutôt bien adaptée aux petites entreprises, dans la mesure où l'on nous a dit qu'il était assez chronophage pour elles de se lancer dans la quête du label diversité ; or, si l'on cumule les emplois qu'elles représentent, ce sont de gros employeurs.

Vous avez évoqué la question de l'administration de la preuve en matière de discrimination. Si la loi de 2006 avait permis que le testing puisse être considéré comme un mode de preuve en justice, il doit s'appliquer à une situation réelle (la jurisprudence l'a confirmé) ; une situation factice, entièrement jouée par des comédiens, ne peut être retenue comme élément de preuve devant un tribunal. Pensez-vous que l'on pourrait aller plus loin dans ce domaine ? Dès lors que l'on fait de la prévention en amont, grâce au label, ne serait-il pas logique de renforcer aussi les sanctions ?

Vous avez dit, monsieur Constant, que l'obligation de respecter la confidentialité des plaintes et le secret des sources avait des conséquences sur votre manière d'opérer. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là ?

La discrimination à l'embauche existe : un nombre suffisant d'études le prouvent. Vous affirmez qu'il est néanmoins compliqué pour vous de la mettre au jour. Quels moyens vous manquent pour ce faire ? Avez-vous imaginé d'autres outils en matière d'administration de la preuve, d'ordre législatif ou réglementaire, dont vous ne disposeriez pas aujourd'hui ?

Certaines sociétés ont recours au CV anonyme. La directrice des ressources humaines du groupe AXA, que nous avons auditionnée il y a quelques semaines, nous disait par exemple qu'après l'avoir utilisé pendant une dizaine d'années, le groupe était revenu en arrière, non pas seulement en raison d'un manque d'efficacité du dispositif, mais parce que leur nouveau système d'information ne permettait plus d'y recourir. Ces expériences ont-elles débouché sur des résultats positifs ? Existe-t-il des évaluations de ce dispositif ? D'après ce que j'ai cru comprendre, utilisé seul, sans autres outils concourant au même objectif, le CV anonyme n'est qu'un gadget.

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Stéphane Lhérault, chef du département Pôle emploi à la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion

Tel qu'il a été conçu, le label diversité est en effet centré sur les moyens – je n'entends pas par là le nombre de personnes dédiées à la question de la diversité à l'intérieur de l'entreprise, mais les exigences appliquées en matière méthodologique et de processus. C'est d'ailleurs pour cette raison que l'opérateur qui travaille avec l'AFNOR sur les audits met l'accent sur ces derniers. Je vois bien le problème que vous soulevez, mais c'est ainsi que l'outil a été conçu et que, pour l'heure, il se développe.

Il serait de toute façon compliqué de faire évoluer le label vers des obligations de résultat car la thématique de la diversité est protéiforme et l'objectivation des résultats extrêmement complexe. Quand on veut analyser de manière fine les résultats en matière de lutte contre le racisme et de promotion de la diversité des origines, on bute toujours sur le fait que les données qui permettraient de le faire sont des données dont la collecte est prohibée – on pense nécessairement aux statistiques ethniques.

Même si l'on n'est pas en mesure d'objectiver réellement leurs résultats, les campagnes de testing, notamment celle réalisée en son temps par le Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET), ont fourni un certain nombre d'indications indirectes. On sait par exemple que plusieurs entreprises labellisées ont été testées et qu'aucune n'a été signalée comme défaillante, ce dont on peut se satisfaire. Certes, ce n'est pas une preuve absolue, mais il s'agit d'un indice laissant penser que le fait de s'être inscrit dans une démarche de labellisation et d'avoir obtenu le label prévient de façon effective les discriminations à l'embauche, y compris s'agissant des critères dont nous parlons, car le test portait sur des patronymes à consonance maghrébine, notamment.

Nous avons pleinement conscience du fait que le processus de labellisation est contraignant, particulièrement pour les PME, qui ne disposent pas de services de ressources humaines aussi structurés que les grandes entreprises du CAC 40 et ne peuvent pas déployer les mêmes moyens que ces dernières. L'enjeu, pour nous, est donc de faciliter l'accès des PME au label, notamment en assouplissant les conditions. Nous travaillons sur un cahier des charges simplifié ; il est quasiment prêt et la commission en débattra bientôt.

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Sophie Baron, adjointe à la sous-directrice des relations individuelles et collectives du travail, service des relations et des conditions de travail, direction générale du travail du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion

Le ministère du travail considère le testing comme un outil puissant lorsqu'il est déployé à des fins statistiques, ce qui suppose évidemment de s'assurer au préalable qu'un certain nombre de conditions sont remplies. Il doit en particulier être pratiqué sur des volumes de recrutement importants, faute de quoi ses résultats ne sont pas réellement significatifs. Par ailleurs, il convient de savoir interpréter ces résultats. Il faut avoir présent à l'esprit, par exemple, le fait que les grandes entreprises recrutent plus souvent que les TPE-PME, même si, effectivement, en nombre cumulé, ce sont ces dernières qui embauchent le plus et font vivre le marché du travail.

En ce qui concerne l'administration de la preuve, le testing n'est admis par le juge que lorsqu'il concerne des candidatures réelles. Le ministère de la justice serait mieux à même de vous exposer les principes juridiques qui s'opposent à ce qu'un testing reposant sur des candidatures fictives soit pris en compte. En tout état de cause, la justice ne saurait sanctionner uniquement l'intention de discriminer : un dommage réel doit avoir été causé à une personne, ce qui n'est pas le cas lorsque le testing porte sur une candidature fictive. Cela dit, les testings de ce genre n'en sont moins des outils permettant de mettre en évidence une partie du phénomène, et leurs résultats peuvent être mis à profit s'agissant des candidatures réelles.

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François-Pierre Constant, adjoint à la cheffe du bureau du cadre de légalité et des modalités d'action du système d'inspection du travail, direction générale du travail du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion

Je rejoins les propos de Mme Baron. Je ne suis pas un éminent pénaliste, mais il me semble que la chambre criminelle de la Cour de cassation a censuré un certain nombre d'actes de la police judiciaire ou des corps de contrôle au motif qu'ils avaient consisté à pousser à la commission de l'infraction – pour aller vite –, en violation du principe de la loyauté dans l'administration de la preuve.

J'abonde également dans le sens de ce qui vient d'être dit concernant les résultats du testing, au moins à titre personnel, tout en soulignant que la déontologie, j'allais dire la culture professionnelle de l'inspection du travail nous conduit à agir à visage découvert. Les méthodes du testing ne sont pas les nôtres. Nous sommes un corps de contrôle dépositaire de l'autorité publique. À ce titre, nous respectons des règles de déontologie extrêmement fortes, même si, du point de vue de la lutte contre les discriminations, cela peut nuire à l'efficacité de l'action.

Le respect de la confidentialité des plaintes est une obligation déontologique qui découle de la convention no 81 de l'OIT. Cette obligation fondamentale régit les relations des agents de contrôle avec leurs interlocuteurs, en particulier les entreprises. Elle consiste non seulement à ne pas révéler la source de la plainte, autrement dit l'identité de la personne qui se plaint, mais aussi à ne pas permettre son identification.

Une grande partie de nos actions de contrôle se fait sur notre initiative, c'est-à-dire qu'elles n'ont pas pour origine une plainte ou un signalement particulier. Or je puis vous dire, pour avoir vécu de telles situations pendant de nombreuses années, que l'un des premiers réflexes du chef d'entreprise faisant l'objet d'un contrôle est de se demander qui a bien pu le dénoncer. Nos interventions ont donc toujours lieu dans un contexte de suspicion qui vient « polluer » la bonne gestion du contrôle, alors même que, lorsque la visite a lieu sur notre initiative, nous n'avons ni présupposés ni a priori. Quand nous intervenons à la suite d'un signalement, la question se pose avec plus d'acuité encore, bien entendu.

Quand une personne alerte un agent de contrôle sur les différences de traitement dont elle fait l'objet, qu'il s'agisse d'un refus de promotion ou d'augmentation ou, plus généralement, d'un problème de rémunération, il faut évidemment s'intéresser à la situation de la personne en question pour trouver les éléments matériels, ce qui risque fort de révéler quelle est la source de la plainte. La parade peut consister à élargir le contrôle, par exemple à l'ensemble des rémunérations versées par l'entreprise, mais cela suppose la collecte et l'analyse d'un nombre considérable de données, ce qui pose problème, sans pour autant écarter complètement le risque que la source de la plainte soit identifiée.

Quoi qu'il en soit, le respect de la confidentialité est une obligation forte, qui vise à protéger les salariés. La consigne donnée par la direction générale du travail aux agents de contrôle est d'ailleurs de ne pas révéler la source de la plainte, fût-ce au procureur de la République et à ses services d'enquête, y compris dans le cadre d'une réquisition – au risque de nous conduire à commettre une infraction pénale. Autrement dit, c'est la quadrature du cercle.

Cette obligation est tellement puissante que même la personne qui se plaint ne peut pas nous délier de son respect. Toutefois, l'obstacle n'est pas totalement insurmontable : la solution consiste à faire en sorte que la plainte ne soit plus confidentielle. Nous conseillons donc à nos interlocuteurs de se tourner vers l'employeur en faisant état du problème, en le saisissant officiellement et en nous mettant en copie. Mais en exposant ainsi le problème sur la place publique, le salarié risque de se mettre gravement en difficulté. D'ailleurs, un certain nombre de salariés ne souhaitent absolument pas voir leur situation évoquée directement.

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Je suis d'accord avec vous : cela met le salarié en difficulté, sauf s'il est prêt à quitter son entreprise.

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François-Pierre Constant, adjoint à la cheffe du bureau du cadre de légalité et des modalités d'action du système d'inspection du travail, direction générale du travail du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion

Une dernière observation s'agissant de l'administration de la preuve : si l'intention en tant que telle ne peut être sanctionnée – c'est là l'un de nos principes fondamentaux –, il n'en demeure pas moins que la qualification pénale de la discrimination suppose nécessairement que l'intention soit prouvée – on parle de dol spécial. Autrement dit, la preuve doit être faite que c'est bien à raison de l'appartenance vraie ou supposée à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée que l'employeur a entendu prendre la mesure discriminante.

C'est pourquoi l'inspection du travail peut demander que lui soit communiqué tout document permettant d'établir la preuve de l'intention. Je pense, par exemple, au fichier BBR – pour « bleu blanc rouge » – constitué par une société d'intérim. Mais il n'est pas facile de trouver de tels documents, d'autant que nous ne pouvons pas les saisir, contrairement aux services de police judiciaire, qui agissent sur réquisitions.

La loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, promulguée en 2019, a élargi les possibilités de cosaisine. Cette évolution législative est intéressante, mais encore récente : nous devons apprendre à l'utiliser. Elle institutionnalise les échanges d'informations entre les services de police judiciaire et les corps de contrôle. Ces derniers se sont vu conférer certains pouvoirs de police judiciaire, soit d'office soit à la demande du parquet, ce qui leur permettra d'agir en appui de certaines actions judiciaires. Cela dit, en tout état de cause, l'inspection du travail restera tenue par l'obligation de confidentialité.

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Stéphane Lhérault, chef du département Pôle emploi à la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion

Je ne vous ai pas encore répondu, madame la rapporteure, concernant le CV anonyme. Nous n'avons pas eu beaucoup de retours, mais le Centre de recherche en économie et statistique a réalisé en 2011 une étude laissant apparaître un certain scepticisme : elle concluait que le CV anonyme retardait la discrimination mais ne l'empêchait pas. En effet, si le taux de premiers entretiens s'améliorait, les discriminations se trouvaient parfois amplifiées lors de la phase suivante du processus de recrutement.

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Cela confirme ce qui nous a été dit par ailleurs : ce doit être une mesure parmi d'autres, s'accompagnant d'une volonté de l'entreprise de promouvoir la diversité et d'engager un changement de pratiques à tous les niveaux, dans les équipes de ressources humaines comme dans les équipes managériales.

Voilà qui m'amène à vous poser d'autres questions. Les entreprises de plus de 300 salariés ont l'obligation de former leurs recruteurs et leurs équipes de ressources humaines à la diversité. Connaissez-vous le contenu de ces formations ? Savez-vous qui le contrôle ? On se rend bien compte, d'ailleurs, que toute personne amenée à prendre des décisions en matière non seulement de recrutement, mais aussi de rémunérations et d'évolution de carrière devrait être formée aux enjeux de racisme et de diversité ; j'ai moi-même eu l'occasion de le mesurer quand j'ai fait du recrutement pendant plusieurs années. Les managers ont bien plus de responsabilités à cet égard que les chargés de ressources humaines. Suivent-ils eux aussi ces formations ?

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Stéphane Lhérault, chef du département Pôle emploi à la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle du ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion

Je ne saurais vous répondre de manière précise, n'étant pas parfaitement au fait des obligations pour les entreprises de plus de 300 salariés dans ce domaine.

Il existe un contrôle qualité des organismes de formation, qui a d'ailleurs été revu dans le cadre de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, mais je ne pense pas que les formations à la diversité fassent l'objet d'une évaluation spécifique – en tout cas, on ne va pas jusqu'à examiner leur contenu pédagogique.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Quoi qu'il en soit, si vous disposez d'éléments sur cette question, nous vous serions très reconnaissants de nous les communiquer.

Nous recevions ce matin le directeur adjoint des affaires criminelles et des grâces. Je ne l'ai pas interrogé sur l'administration de la preuve et le testing. Nous aurons une séance de rattrapage en janvier, car nous auditionnerons le ministre en personne, avec qui nous échangerons sur la volonté politique dans ce sens.

J'entends parfaitement que ce n'est pas nécessairement le rôle de l'inspection du travail de faire du testing : elle travaille pour sa part à visage découvert. Il n'en demeure pas moins que certaines associations ont développé une méthodologie suffisamment stricte pour que les résultats des testings puissent servir de preuves. Le fait d'attraper de temps en temps, ici un recruteur, là un employeur, ailleurs une agence immobilière – car les discriminations persistent dans de nombreux domaines – nous permettrait de progresser dans la lutte contre le racisme.

Je reviens d'un mot sur les statistiques ethniques. La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a quand même autorisé les entreprises à recourir à un système qui s'en rapproche pour leur permettre de mesurer la diversité en leur sein. La condition posée est que les données soient anonymisées et fondées sur l'autoperception des salariés, ce qui ne fige pas complètement les gens dans une ethnie. Un tel outil peut contribuer lui aussi à évaluer les progrès accomplis et ceux qui restent à faire.

Merci à tous d'avoir répondu à notre invitation et, ce faisant, contribué de manière très utile à nos travaux. Au mois de juin, nous avons commencé par nous demander ce qu'est le racisme ; comme vous le voyez, nous en arrivons désormais à des choses très concrètes, avec des interlocuteurs au plus près du terrain et des réalités vécues par nos concitoyens. Vos réponses sont très précieuses : ces éléments précis ont toute leur place dans notre rapport, qui est censé apporter des solutions pratiques.

Chers collègues, nous nous retrouvons dans quelques minutes pour entendre M. Jean-Pierre Chevènement.

La séance est levée à 17 heures 10.