Mission d'information sur la résilience nationale

Réunion du vendredi 15 octobre 2021 à 10h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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MISSION D'INFORMATION DE LA CONFÉRENCE DES PRÉSIDENTS SUR LA RÉSILIENCE NATIONALE

Vendredi 15 octobre 2021

La séance est ouverte à dix heures

(Présidence de M. Thomas Gassilloud, rapporteur de la mission d'information)

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Docteur Louville, vous êtes spécialiste – entre autres – de la psychiatrie d'urgence et de la psychotraumatologie. Vous avez dirigé la cellule d'urgence médico-psychologique (CUMP) d'Île-de-France. Professeur Eustache, vous êtes spécialisé en neuropsychologie, vous enseignez à l'université de Caen et à l'École pratique des hautes études (EPHE). Vos travaux portent tout à la fois sur l'imagerie cérébrale et la neuropsychologie cognitive. Vous avez notamment publié plusieurs ouvrages consacrés à la mémoire. Enfin, Monsieur Liscia, vous êtes psychologue clinicien et, vous avez travaillé pendant plus de vingt ans au sein de l'Agence française de développement (AFD), en particulier pour la cellule crises et conflits.

Notre mission d'information a souhaité organiser cette table ronde afin que vous l'éclairiez sur les conséquences psychiatriques et psychologiques de catastrophes majeures subies par les populations. Notre souhait est également de progresser dans l'analyse de la capacité des citoyens, de la société française et, par extension, de la société européenne, à surmonter la sidération, à faire face et à s'organiser. Dans cette optique, il sera intéressant d'examiner quel rôle joue la mémoire des traumatismes passés. S'il l'on compare l'état du pays et des mentalités aujourd'hui, par rapport à certaines dates clés de notre histoire, comme en 1914 ou en 1940, peut-on considérer que nous sommes moins résilients aujourd'hui ? Par ailleurs, pouvez-vous nous dire un mot de ce que vous observez des réactions des populations confrontées à des drames dans d'autres régions du monde ?

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Dr Patrice Louville, psychiatre des hôpitaux

J'ai participé à la création de la première CUMP après les attentats de 1995 et 1996 en France. Après l'attentat du 25 juillet 1995 à la gare RER de Saint-Michel, le secrétaire d'État à l'action humanitaire d'urgence, M. Xavier Emmanuelli, avait réuni plusieurs spécialistes de la psychotraumatologie et de la victimologie, dont je faisais partie. Le but était de mettre en place ce qui a été à la fois un premier groupe de réflexion sur un système national de réponse aux urgences psychiques collectives et une structure interventionnelle composée de psychiatres, de psychologues et de quelques infirmiers. Cette structure a été rapidement mobilisée, dans la mesure où d'autres attentats ont suivi le premier d'assez près, à Paris et en province.

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Louville est interrompue.)

(La connexion avec le Dr

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Pr Francis Eustache, neuropsychologue

Je suis directeur d'études à l'EPHE, neuropsychologue de formation, et je dirige une unité de recherche de l'I nstitut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) qui se trouve à l'université de Caen. Je travaille sur la mémoire humaine et sur ses maladies dans le cadre de pathologies à la fois neurologiques et psychiatriques. J'évoquerai ici davantage la partie psychopathologique de mon activité. J'utilise des méthodes d'évaluation comportementale et cognitive ainsi que des techniques électrophysiologiques et d'imagerie cérébrale, ce qui représente la spécificité de notre unité.

Toutes les expériences et les réflexions que nous avions sur le trouble du stress post-traumatique (TSPT), ainsi qu'une collaboration avec des chercheurs américains, nous ont amenés à mettre en place un grand programme appelé « 13-Novembre ». Cela a été possible grâce au soutien très important de nos institutions, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et INSERM, mais également les pouvoirs publics, via le programme d'investissements d'avenir (PIA). Ce programme a débuté en avril 2016, soit environ six mois après les attentats du 13 novembre 2015, et est prévu pour durer douze ans.

Il consiste à suivre, à intervalles réguliers, des cohortes de personnes diversement exposées à ces attentats. Dans le cadre de l' « Étude 1000 », nous suivons 1 000 personnes appartenant à des cercles plus ou moins proches de l'événement traumatique : le cercle 1 regroupe des personnes qui se trouvaient au Bataclan, sur les terrasses ou aux abords du stade de France ; le cercle 2 comprend des personnes qui vivent ou travaillent dans ces quartiers mais qui n'étaient pas présentes ce jour-là ; le cercle 3 concerne d'autres quartiers de Paris et de la région parisienne ; enfin, le cercle 4 regroupe des habitants de villes de province, à savoir Caen, Montpellier et Metz. De façon régulière, nous pratiquons des enregistrements filmés en partenariat avec l'Institut national de l'audiovisuel (INA) et l'Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD). Ces enregistrements deviennent patrimoine de la nation et sont progressivement mis à la disposition des chercheurs dans le cadre de programmes scientifiques évalués émanant d'horizons extrêmement variés – il s'agit en effet d'un projet transdisciplinaire qui concerne à la fois des sciences humaines et sociales, comme l'histoire et la sociologie, mais aussi les neurosciences et la science des données.

Le programme « 13-Novembre » coordonne par ailleurs une dizaine d'autres études. Nous pouvons citer l'étude « Remember » conduite à Caen, étude dite ancillaire de la précédente et portant sur une cohorte de 200 personnes issues de l'Étude 1000. Ces personnes viennent à Caen pour une durée de deux jours, à intervalles réguliers, et bénéficient d'examens psychopathologiques, neuropsychologiques et d'imagerie cérébrale. Cette étude vise à comprendre pourquoi certaines personnes confrontées à un événement traumatique majeur, en l'occurrence les attentats du 13 novembre 2015, développent une psychopathologie. La plupart du temps, il s'agit d'un trouble de stress post-traumatique (TSPT), qui se caractérise par des images persistantes, vivaces, très émotionnelles, qui sont vécues à nouveau au présent. Il ne s'agit donc pas du tout de souvenirs. Nous étudions bien sûr également les personnes qui ne développent aucun trouble, bien qu'ayant vécu la même situation.

Une partie de nos résultats a fait l'objet d'un article publié dans la revue Science en 2020. Cet article, largement repris dans la presse, montre pour la première fois une défaillance des mécanismes de contrôle de la mémoire dans le TSPT. Alors qu'on observe des mécanismes de contrôle cérébraux qui permettent de réguler les intrusions de la mémoire chez les personnes résilientes, ceux-ci sont en faillite en cas de TSPT.

Dans la foulée de ces résultats, nous avons poursuivi le programme par le biais d'un partenariat avec les participants, qui nous a permis, avec le soutien actif du centre national de ressources et de résilience, créé à Lille il y a maintenant deux ans, de mettre au point un livret d'éducation thérapeutique.

Notre programme regroupe agrège désormais trente et un nouveaux partenaires et vingt-cinq soutiens, dont plusieurs ministères, toutes les associations de victimes ainsi que des collectivités territoriales, notamment les régions d'Île-de-France et de Normandie. Si vous voulez vous faire une idée plus précise des études en cours et de nos différents soutiens et partenaires, je vous invite à consulter le site internet de notre programme à l'adresse suivante : https://www.memoire13novembre.fr/.

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Dr Patrice Louville, psychiatre des hôpitaux

Le groupe de travail mis en place par M. Xavier Emmanuelli et présidé par le professeur Louis Crocq, spécialiste militaire du psychotraumatisme, dont je faisais donc partie, a élaboré un rapport, qui a débouché sur l'adoption, en 1997, de plusieurs textes réglementaires, dont une circulaire qui organisait pour la première fois un réseau national de l'urgence médico-psychologique composée d'équipes départementales coordonnées par un psychiatre référent. Au fil des années, souvent en réaction à certains événements dramatiques, comme la catastrophe d'AZF, notre budget s'est étoffé et un réseau national s'est structuré. Il comprend des équipes compétentes pour intervenir immédiatement dans des situations de catastrophe, voire dans la période post-immédiate, pour assister les blessés psychiques. Ce réseau est composé d'une quarantaine d'équipes permanentes, plutôt centrées sur les grandes métropoles. Ces équipes sont constituées de trois professionnels, un psychiatre, un psychologue ou un infirmier et une secrétaire, ainsi que de volontaires aptes à intervenir, qui exercent par ailleurs une autre activité professionnelle.

Malgré la consistance de ce réseau, celui-ci reste globalement plutôt virtuel, ce qui constitue une première différence avec l'organisation de la médecine de catastrophe, basée en France sur les services d'aide médicale urgente (SAMU), lesquels sont composés de personnels permanents, beaucoup plus faciles à mobiliser dans les situations de catastrophe.

En 2018, après les annonces du président de la République, des centres régionaux du psychotraumatisme ont commencé à voir le jour. Pour ma part, je suis rattaché au centre Paris Centre et Sud. Il existe par ailleurs le centre Paris Nord, basé à Avicenne et dirigé par le Pr Baubet, par ailleurs codirecteur du centre national de ressources et de résilience, avec le professeur Vaiva. Ce nouveau réseau contribue à améliorer la prise en charge au quotidien des personnes psychotraumatisées, mais il est largement sous-dimensionné au regard des besoins.

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Thierry Liscia, psychologue clinicien

Mon intervention visera à répondre à la question suivante : comment réagissent aujourd'hui les populations confrontées à des drames dans d'autres régions du monde et quelles solutions pouvons-nous apporter ?

J'ai passé vingt-quatre années à l'AFD, entre 1997 et l'été 2021. Mes treize dernières années ont été particulièrement orientées vers les crises, avec cinq années au siège de la cellule crises et conflits de l'AFD, huit ans sur le terrain, au Burkina Faso, et quatre ans au Liban, d'où je suis rentré cet été. J'exerce à présent, depuis Lyon, une activité indépendante, orientée vers les interventions en situation de crise et l'accompagnement en santé mentale.

Au sein de la cellule crises et conflits, nous avons conduit une étude approfondie sur le traitement des traumatismes psychologiques des populations dans les pays en situation de crise après un conflit ou une catastrophe naturelle. Ces travaux m'avaient amené à rencontrer le Pr Crocq et le Pr Baubet, particulièrement reconnus dans notre domaine. Il s'agissait d'une étude transversale sur l'ensemble des pratiques et approches en la matière, qu'elles soient psychiatriques, psychanalytiques ou cognitives.

Au Liban, nous avons créé un centre de santé mentale communautaire dans la Bekaa et à l'hôpital Rafic Hariri de Beyrouth, en partenariat avec Médecins du monde, alors qu'une triple crise sociale, financière et sanitaire secouait le pays. Nous avons également contribué au soutien psychologique après le premier attentat dans le centre-ville de Ouagadougou, en janvier 2016, et après l'explosion au port de Beyrouth, en août 2020.

Les enseignements de ces travaux qui sont susceptibles d'intéresser votre mission portent d'une part sur les strates de populations affectées et les symptômes associés, et d'autre part sur l'approche que l'on peut avoir pour traiter ces traumatismes psychologiques.

S'agissant des populations affectées et des symptômes associés, les proportions peuvent varier d'une situation à l'autre, mais l'on constate généralement qu'environ 60 % des personnes affectées se remettent du traumatisme vécu sans aide spécifique, en s'appuyant sur leurs propres ressources ou sur celles de la communauté, tandis que 10 % des personnes nécessitent des soins spécialisés médico-psychiatriques et que 30 % nécessitent impérativement un soutien, sous peine de développer des troubles psychologiques sévères. Ce sont ces 30 % qui vont développer des symptômes constitutifs d'un état de stress post-traumatique. Il faut avoir à l'esprit que ces personnes sont dans une situation de perte : perte des biens, des personnes, mais aussi perte du sentiment de sécurité, de l'espoir, de la dignité et du contrôle sur leur vie et leur avenir. Parallèlement à l'état de stress post-traumatique, elles présentent une vulnérabilité accrue aux addictions, avec en moyenne deux fois plus de risque pour l'alcool et trois fois plus pour la drogue. Elles sont plus exposées aux dépressions, avec un risque sept fois plus élevé, la dépression pouvant elle-même conduire au suicide.

L'approche la plus souvent mise en œuvre dans le souci de favoriser une résilience communautaire et nationale consiste à ne pas forcément traiter le traumatisme en tant que tel, mais plutôt à travailler sur un fonctionnement de la personne adapté à son environnement. Ce sont alors les écarts par rapport à ce comportement cible qui sont à traiter. A cette fin, des programmes psychosociaux sont mis en place ; ils reposent sur des actions non médicalisées de réhabilitation mentale et psychologique ; on y travaille l'interaction des conditions sociales et du bien-être psychologique, le lien entre le « je » individuel et le « nous » collectif.

Cette approche est adaptée à des événements traumatiques de grande ampleur, qui touchent plusieurs dizaines de milliers de personnes. Cette échelle justifie un traitement collectif des traumatismes. Néanmoins, si l'approche est groupale, l'objectif est bien le mieux-être individuel ; les cas les plus complexes sont ainsi repérés et orientés vers des structures adaptées. Finalement, le but recherché est de remettre la personne en mouvement à travers une construction entre l'action psychologique et l'action sociale, lesquelles s'alimentent mutuellement pour faire passer les personnes d'un statut de victimes passives à un statut de survivants actifs.

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Le stress post-traumatique résulte-t-il uniquement d'un choc face à un événement traumatique ponctuel intense ou peut-il aussi être la conséquence d'une exposition durable à un changement important ?

Par ailleurs, à la lumière de vos recherches et de vos expériences, que préconiseriez-vous en matière de communication de crise ? Quel niveau de transparence les autorités peuvent-elles se permettre ? Quels comportements doivent-elles adopter pour gérer au mieux la crise et pour que l'on revienne le plus rapidement possible à un état normal ?

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Dr Patrice Louville, psychiatre des hôpitaux

Le concept de stress post-traumatique a évolué dans la clinique et dans les différentes classifications internationales. Au départ, il était défini comme une réaction à un événement véritablement hors du commun. Petit à petit, on s'est aperçu, à travers nos expériences quotidiennes, que des événements qui ne revêtent finalement pas un caractère exceptionnel peuvent retentir de façon traumatique chez des personnes fragilisées. C'est notamment dans le DSM-4, la classification nord-américaine, qu'est apparue l'idée qu'un stress post-traumatique, c'est un événement face un individu. Si l'on prend l'exemple d'un attentat ou d'un accident collectif, on s'aperçoit que tout le monde ne réagit pas de la même façon. Heureusement, la majorité des personnes ne sont pas affectées par des symptômes qui se prolongent dans le temps. Mais chez un quart à un tiers d'entre elles se manifestera une souffrance qui durera pendant une période significative, de plusieurs semaines à plusieurs mois, voire plusieurs années dans les cas les plus graves, souffrance liée à certains troubles. Le TSPT en fait partie, mais pas seulement ; actuellement, la conséquence la plus fréquemment observée des événements traumatogènes est la dépression, laquelle peut d'ailleurs s'imbriquer avec un TSPT chez une même personne.

Il est désormais tout à fait reconnu dans le DSM-5 que l'exposition répétée à des éléments aversifs, à des petits stress, qui présentent un aspect traumatique quand même, peut provoquer un TSPT. Mais cela se produit surtout en situation professionnelle, chez les pompiers, policiers, professionnels de l'urgence, journalistes, etc. Il est donc avéré que des stress traumatiques répétés, même s'ils n'ont pas le degré d'intensité requis pour l'événement unique qui va provoquer un stress post-traumatique, peuvent être à l'origine d'une pathologie de ce type.

Le problème de la communication est un problème que l'on connaît bien. Il s'agit à mon avis d'un aspect extrêmement important de la gestion des situations de catastrophe. Plus les gens sont informés rapidement de la situation, objectivement, en évitant les fausses informations et les rumeurs, mieux c'est. Il est donc nécessaire de rendre compte des moyens employés pour intervenir auprès des personnes et pour les secourir, des moyens utilisés pour remédier éventuellement aux causes du sinistre, de rendre compte de tout ce qui est mis en place pour agir face à cette situation exceptionnelle. Les personnes victimes de ce type d'événement ont un vécu immédiat d'angoisse, mais surtout d'impuissance et d'abandon. Et l'information qui leur est apportée leur permet de regagner un certain sentiment de sécurité, de contrôle, qui contribue probablement à limiter les effets pathogènes.

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Pr Francis Eustache, neuropsychologue

Le TSPT est une construction sociale, dans le sens où il a été façonné au cours du temps. Le blessé psychique était ainsi considéré différemment à la fin de la Grande Guerre et de la Seconde Guerre mondiale. La guerre du Vietnam a constitué un moment clé dans la définition de ce trouble. Les mouvements féministes, contre les violences faites aux femmes et aux enfants, y ont aussi contribué. Cette conjonction de mouvements a permis l'émergence de la vision actuelle du TSPT, ainsi qu'une prise de conscience, dans la population générale, de la conséquence d'un traumatisme psychique. Cette prise de conscience s'est amplifiée après les attentats.

Il faut souligner que les cellules d'urgence médico-psychologique n'existent pas dans tous pays ; il s'agit bien là d'une force de notre dispositif.

Certaines personnes développent des symptômes de TSPT, qu'il s'agisse de victimes au sens strict ou d'intervenants. J'ajouterais à la liste des personnes déjà citées les personnels administratifs qui sont confrontés de façon récurrente à certains documents. Dans le meilleur des cas, ces personnes vont être prises en charge par les autorités sanitaires ou par leur entourage : famille, amis, monde du travail, etc.

Mais il faut aussi s'intéresser aux personnes qui ne développent pas ces symptômes. Dans nos études longitudinales, on s'aperçoit que leur évolution n'est pas toujours si simple. Il ne faut donc pas céder à la tentation d'une catégorisation simpliste entre des sujets qui développeraient des symptômes et d'autres qui n'en développeraient pas, et qui seraient forts et résilients. Les choses sont beaucoup plus complexes et nous devons tous en avoir conscience. En réalité, lorsque les symptômes sont visibles, on peut commencer à travailler dessus. Mais lorsque domine l'évitement de l'événement traumatique et du souvenir de cet événement, le travail est beaucoup plus difficile, ce qui peut avoir des conséquences négatives.

Les moments de commémoration sont toujours difficiles pour les victimes. Mais ce qui semble être le plus difficile, ce ne sont pas toujours les commémorations, ni les anniversaires, mais leurs lendemains, quand d'un coup tout retombe. De ce point de vue, le procès des attentats du 13 novembre, qui se tient actuellement, représente presque un objet scientifique pour nous. En effet, ce procès est public, les parties civiles peuvent s'exprimer, il est médiatisé ; on observe une situation assez originale de mise en contact flagrante des mémoires individuelles des personnes qui s'expriment et de la mémoire collective qui se construit. Cette situation originale nous intéresse beaucoup car l'une des hypothèses fortes de notre programme, depuis le début, c'est que lorsqu'un individu victime d'un traumatisme est compris dans une mémoire collective, lorsqu'il s'agit d'un grand événement collectif comme les attentats du 13 novembre, il est déjà sur un chemin potentiel de résilience. Dans le cas contraire, c'est bien plus difficile. Avant le procès, les médias parlaient beaucoup moins des abords du stade de France et des terrasses que du Bataclan. Aujourd'hui, toutes les parties civiles s'expriment, et l'on remet un peu sur le même plan ces différents sites et les drames qui s'y sont joués.

Cette situation est donc peut-être emblématique de ce qui devrait se passer dans un monde idéal, pour faire en sorte que, lorsqu'un événement d'une telle ampleur surgit, on contredise en quelque sorte le travail de la mémoire. En effet, la mémoire est faible, elle induit des biais, elle induit parfois de faux souvenirs ; en tout état de cause, elle se situe toujours dans un jeu entre ce qui est mis au premier plan, les mémoires fortes, et ce qui est mis en arrière-plan, les mémoires faibles. Si je pouvais donner une recommandation d'ordre général, ce serait de faire en sorte qu'il n'y ait pas d'oubli et que l'on soit toujours vigilant pour corriger ce travail de la mémoire.

Je fais partie de la mission de préfiguration du musée-mémorial du terrorisme qui doit voir le jour à Suresnes ; d'une certaine manière, ce musée sera emblématique de la mémoire de notre nation. L'un de ses objectifs est de conserver une mémoire pleine, pour que l'on déplore le moins d'oubliés possible de ces lieux tragiques, de ces lieux de souffrance.

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La population d'aujourd'hui est-elle moins résiliente que par le passé ? Notre société est marquée par l'individualisme, qui dégrade le sens du collectif ; par ailleurs, au quotidien, nous sommes moins confrontés à la douleur et à la mort.

En outre, existe-t-il des facteurs de résilience de la population ? Peut-on se préparer en amont pour devenir plus résilient ? Lorsque j'étais maire, on me demandait d'organiser des exercices de préparation aux attentats dans les écoles. J'ai toujours été extrêmement partagé à ce sujet. Je me disais que ces exercices renforceraient peut-être les capacités de résilience des enfants face à une catastrophe, mais qu'on allait peut-être aussi créer un traumatisme futur en les exposant à des situations simulées. En d'autres termes, devrait-on davantage parler de la catastrophe pour mieux l'anticiper ou, finalement, est-ce qu'en parler génère potentiellement des troubles traumatiques ?

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Thierry Liscia, psychologue clinicien

L'état de stress post-traumatique est subjectif. Deux personnes exposées à un même événement ne réagiront pas de la même manière. Le TSPT est un état biophysiologique de stress, mais sa définition est limitée par l'absence des troubles associés dont on a déjà parlé. Finalement, ce qui est le plus important, c'est de considérer la possibilité pour les personnes de développer certains troubles. Et puisque vous évoquiez le fait d'être confronté à un nouvel environnement, à de nouvelles conditions de vie, le confinement nous a malheureusement apporté des exemples de ce qui pouvait se produire en termes de santé mentale pour les Français. Nous avons assisté à un accroissement très important des addictions, des violences intra-familiales, notamment contre les femmes, et des suicides, en particulier chez les jeunes. Le confinement nous rappelle donc que, malheureusement, la confrontation à un nouvel environnement de vie peut avoir des conséquences en termes de troubles mentaux, même si le fait générateur ne peut pas vraiment être considéré comme traumatisant.

Pour prévenir les blessures psychiques liées à une crise, je vois trois maîtres mots. Il s'agit tout d'abord de la communication, notamment pour éviter l'émergence de théories du complot. Il s'agit ensuite de donner aux personnes un sentiment de sécurité. Enfin, il s'agit d'assurer une présence ; c'est notamment la mission des CUMP, dont les intervenants font parfois seulement acte de présence, sans forcer les victimes à parler si elles ne le peuvent pas ou ne le souhaitent pas. Cette manifestation de présence aide les personnes à se reconnecter avec elles-mêmes.

Je pense qu'une préparation cognitive en amont peut renforcer les capacités de résilience. J'ai personnellement effectué une formation de préparation aux prises d'otages que j'ai trouvée bénéfique. Je pense que l'on peut communiquer sur ces sujets à condition de prendre soin de montrer que, si le risque est bien réel, on se donne les moyens de pouvoir lui faire face.

Peut-être sommes-nous effectivement confrontés à des événements de vie moins violents qu'autrefois, ce qui diminuerait notre résilience. Mais nous avons aussi à notre disposition des outils technologiques qui peuvent nous aider. Pour avoir vécu l'explosion du port de Beyrouth, je peux vous affirmer qu'on est loin d'imaginer combien la solidarité, à travers WhatsApp par exemple, a pu être utile aux personnes, qui se sont senties moins isolées et mieux prises en charge.

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Dr Patrice Louville, psychiatre des hôpitaux

Je souhaite apporter une petite nuance aux propos du professeur Eustache. Personnellement, je vois encore en consultation des victimes du 13 novembre, dont certaines ont pour seule demande d'être oubliées. Nous nous adressons à des individus. Certains ont besoin d'être appuyés par cette mémoire collective, mais d'autres aspirent surtout à ce qu'on cesse de les interroger sur ce qu'ils ont vécu ou sur le procès. Chacun réagit différemment et il faut être en mesure de s'y adapter.

Personnellement, je ne pense pas être capable de répondre à la question que vous posez sur la résilience collective. Il me semble qu'il s'agit d'une problématique sociologique, plus que psychiatrique. La résilience est plutôt une faculté individuelle, qui a été étudiée dès la fin des années 1970 aux États-Unis et en Angleterre chez des enfants, ce qui implique aussi une dimension développementale.

Je ne pense pas que la préparation ou l'anticipation des catastrophes présente un risque. Au contraire, cela me semble très important. Toutes les études qui se sont intéressées au sujet indiquent que l'information préalable sur les conséquences des événements est un facteur de protection contre les différentes pathologies post-traumatiques. Donc plus on informe, plus on se prépare à affronter ce type de situations, de façon raisonnée bien sûr, et mieux c'est. Cette démarche est à encourager.

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Pr Francis Eustache, neuropsychologue

Je suis tout à fait d'accord avec la nuance apportée par le Dr Louville. Il faut bien entendu se garder de trop généraliser. Le facteur temps est important. Certaines personnes en auront besoin avant d'être en mesure de pouvoir reparler des événements.

Lors du confinement, nous avons vécu une expérience très particulière, dont les conséquences ont été extrêmement diverses, voire même diamétralement opposées, d'une personne à l'autre. Nous disposons, grâce à l'étude « Remember », de données chez les sujets contrôles, non exposés, et l'on peut constater une montée de l'anxiété au sein de ce groupe, notamment chez les jeunes, voire les très jeunes, que l'on appelle parfois « la génération Z ». Cette génération est bien sûr très importante, puisqu'elle représente les forces vives de demain. Nous avons parlé du passé, du présent, mais pas du futur. Ce qu'il faudrait éviter, c'est que s'immisce au sein de cette population une peur du futur. Le principe même de la mémoire, au risque de choquer, c'est de nous permettre de nous projeter dans le futur. Elle permet de puiser dans notre passé, en fonction des contraintes et des contingences du présent, dans le but de nous projeter dans le futur. Or, si ce futur est perçu comme hostile, comme menaçant, cela devient très problématique. Les données recueillies dans le cadre de cette étude me semblent donc préoccupantes.

Les traumatismes sont des événements qui viennent de l'extérieur. Les contacts humains et un environnement sécurisant peuvent contribuer à retrouver un chemin de résilience. Cela peut passer par des moyens très classiques ou plus modernes, comme les technologies numériques, qui ont joué un rôle positif pendant la pandémie. Nous sommes tous acteurs, à notre niveau, en tant qu'ami, collègue de travail ou membre de la famille. À une échelle plus large, les différentes strates de nos sociétés jouent un rôle également, notamment l'éducation. À ce sujet, les jeunes étudiants ont particulièrement souffert pendant la pandémie. Évidemment, les instances gouvernementales ont elles aussi une fonction très importante à assumer dans cette organisation d'ensemble.

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Je crois que l'on peut résumer la question finale de cette façon : comment faire en sorte que le futur soit la promesse d'un monde meilleur ? Est-ce en assumant les risques de façon à être collectivement mieux préparé ou est-ce en ne les évoquant que modérément et en focalisant l'effort de réparation sur les personnes qui seraient directement impactées par une catastrophe ? La vérité se situe certainement à mi-chemin entre le préventif et le curatif.

La réunion se termine à onze heures quinze.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur la résilience nationale

Présent. - M. Thomas Gassilloud

Excusé. - M. Alexandre Freschi