Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Séjourné, député européen, rapporteur sur un cadre d'aspects éthiques en matière d'intelligence artificielle, de robotique et de technologies connexes.
La séance est ouverte à 14 heures 35.
Présidence de M. Jean-Michel Mis, vice-président.
Je suis heureux d'accueillir Stéphane Séjourné, qui est député européen, qui a remis en octobre dernier un rapport sur les droits de propriété intellectuelle pour le développement des technologies liées à l'intelligence artificielle (IA). Comme vous le savez, la mission d'information porte sur les moyens de bâtir et de promouvoir la souveraineté numérique française et européenne. Dans le cadre de nos travaux, nous sommes évidemment particulièrement sensibles à l'actualité européenne dans le domaine du numérique. Nous avons d'ailleurs initié cette mission en rencontrant, lors de la Paris Cyber Week, Mme Mariya Gabriel, commissaire européenne chargée de l'innovation, de la recherche, de la culture, de l'éducation et de la jeunesse.
Nous poursuivons donc aujourd'hui notre travail de réflexion collective avec un représentant du Parlement européen, que je remercie très vivement d'avoir accepté notre invitation. Je crois qu'il est important que nous puissions dialoguer plus fréquemment, en tant que parlementaires, avec le Parlement de Strasbourg. Je souhaite que l'audition de ce jour nous permette de comprendre de quelle façon la souveraineté est envisagée, promue et défendue au sein de l'Union européenne. Je pense également qu'il serait utile de faire un point d'actualité sur les principaux dossiers numériques de l'Union européenne, en particulier en ce qui concerne les stratégies de la donnée et de l'intelligence artificielle, sujets sur lesquels vous êtes très engagé.
Je voudrais en premier lieu vous interroger de façon plus précise sur le sens de la notion de souveraineté numérique. Ce concept, rapproché parfois de celui d'autonomie, désigne une forme d'indépendance, de capacité à maîtriser son destin numérique et à ne pas subir les contraintes imposées par certains acteurs publics (États) ou privés (GAFAM). De quelle façon envisagez-vous cette notion, et comment est-il possible de l'articuler avec des solutions concrètes en France et en Europe ? Nous sommes par ailleurs très intéressés par la vision que les autres pays européens ont de cette idée, de façon à décentrer au maximum notre regard de parlementaires français.
Je voudrais également revenir avec vous sur les enjeux économiques et technologiques de la souveraineté numérique. Nous le voyons en ce moment même : l'économie numérique fonctionne sur le principe selon lequel « the winner takes all ». Les GAFAM disposent d'un pouvoir de marché sans précédent, dans un nombre croissant d'activités. Les acteurs alternatifs européens ont beaucoup de mal à venir les concurrencer efficacement. La régulation du numérique, via le Digital Services Act (DSA), d'une part, et le maintien d'une dynamique d'innovation technologique en Europe d'autre part sont donc deux sujets sur lesquels nous aimerions vous entendre.
Nous souhaiterions égarement disposer d'un éclairage sur les enjeux et les débats autour de l'aspect éthique de l'intelligence artificielle, de la robotique et de ses technologies connexes, et sur la stratégie européenne en matière de données. Nous savons en effet que la présentation du Data Government Act par la Commission européenne devrait avoir lieu dans les prochains jours.
Enfin, la souveraineté numérique, c'est également la cybersécurité et la cyberdéfense, et donc notre écosystème public et privé. Selon vous, comment la France et l'Union européenne pourraient s'affirmer dans ces domaines ? Quels sont actuellement nos atouts et nos faiblesses pour développer une véritable industrie européenne de la cybersécurité ?
Merci pour cette initiative. Il est en effet important de pouvoir échanger entre la représentation nationale et les parlementaires européens – nous devrions nous aussi être capables de vous auditionner sur un certain nombre de points, ce qui est envisagé par le Parlement, même si les conditions sanitaires nous entravent sur ce point. J'en profite pour souligner que le Parlement européen dispose d'outils permettant de continuer à travailler à distance, de façon décentralisée et dématérialisée, avec la possibilité de voter et de suivre des commissions à distance. Je constate que l'Assemblée nationale dispose également de ces outils, ce qui me semble positif pour notre pratique.
Sur les questions que vous avez évoquées, la souveraineté européenne passe d'abord par la capacité à agir, en défensif ou en offensif, à prévoir sa propre régulation dans le cadre institutionnel actuel, mais également à répondre à un certain nombre d'enjeux communs à l'ensemble des États membres. Au sein de tous les principaux groupes politiques européens – les Verts, le PPE, Renew Europe et les Socialistes –, on constate la même volonté de construire un modèle autour de cette souveraineté numérique, qui ne serait ni le modèle chinois ni le modèle américain, et d'exporter par la suite ce modèle comme une référence d'un point de vue éthique, moral et industriel. Avant d'en arriver là, il existe un sujet primordial, en l'occurrence la stratégie européenne des données : en effet, les données sont le « carburant » de tout ce qui émergera en termes de souveraineté numérique européenne, ce qui pose la question de notre capacité à organiser la collecte, le traitement et l'utilisation des données. Cet écosystème ne pourra être établi qu'à partir du moment où ce carburant sera réglementé, avec une collecte dont les modalités auront été harmonisées chez les 27. Cet enjeu est l'enjeu premier de toute la stratégie de souveraineté. Thierry Breton est aujourd'hui en pointe sur ces sujets : la Commission souhaite en premier lieu entrer sur cette question avant de développer l'ensemble des autres enjeux.
Parmi ces autres enjeux, nous avons notre modèle européen sur l'intelligence artificielle, modèle sur lequel nous travaillons actuellement. Nous avons choisi d'entrer par plusieurs biais qui, aujourd'hui, sont des angles morts de la réglementation européenne : le modèle éthique de l'intelligence artificielle, la question de la responsabilité – et donc de la responsabilité civile, avec notamment la question de la voiture autonome – et la question de la propriété intellectuelle. En effet, de plus en plus d'œuvres ou de productions pourraient être réalisées par l'intelligence artificielle de manière autonome, ce qui pose la question de la propriété intellectuelle pour toutes ces créations qui sont le fruit de l'intelligence artificielle. Aujourd'hui, les cas spécifiques sont peu nombreux, mais nous savons que ce domaine est appelé à grandir, et il nous manque un cadre réglementaire européen sur ces questions.
Un troisième enjeu, à mon sens, concerne la souveraineté et la protection de notre démocratie. Il s'agit de la pierre angulaire de ce que l'Europe peut protéger et organiser : c'est notamment la question de l'ingérence dans les élections. Il y a consensus, au Parlement européen, pour réfléchir à nos modèles de protection des démocraties. J'ai beaucoup voyagé à l'est de l'Europe, dans des pays qui ont plus d'expérience que nous en cybersécurité, en cyberdéfense et en ingérences politiques, de la part notamment de la Russie : force est de constater que nous avons d'importants progrès à faire sur ce sujet, qui est un sujet européen. Ce sujet doit permettre à l'Union européenne de développer un modèle de protection pour les États membres qui en font la demande, afin de les protéger contre toute forme d'ingérence, notamment électorale. Il convient également de tenir compte de la question du terrorisme, du DSA, de la régulation des contenus haineux : ce sujet sera traité au Parlement, dans la mesure où, le 2 décembre, la Commission devrait nous proposer sa première feuille de route sur le DSA. Le DSA est l'actualisation de la directive sur le commerce électronique « e-commerce », avec de plus grandes ambitions. En France, nous avons quelques enjeux d'ordre économique : certains pays veulent en effet revenir sur le copyright, qui constitue une vraie victoire française. Il y aura donc des aspects défensifs, dans ce nouveau texte, et nous devrons collectivement y prendre garde – l'Assemblée nationale pourra nous aider sur ce plan. D'autres enjeux sont à développer, comme la régulation des contenus haineux, avec la mise en place d'une « loi Avia » au niveau européen, loi qui sera beaucoup plus efficace si un compromis est trouvé au sein de trois groupes politiques, qui sont très clivés en leur sein. Il s'agit d'ailleurs davantage d'une question culturelle que d'une question politique, avec des différences entre les pays nordiques, pays les plus libéraux, et les pays plus régulateurs. Il conviendra de trouver un compromis, ce qui sera relativement complexe.
Tel est aujourd'hui notre chantier, qui est donc très vaste à l'échelle européenne.
Je commencerai par vous poser quelques questions pour parler des logiques de coopération entre les différents pays et États membres de l'Union européenne. Vous venez d'évoquer, au-delà des enjeux technologiques, des enjeux qui seraient de nature culturelle ou qui auraient trait aux différences d'appréhension des différents pays européens. De ce point de vue, pensez-vous que les élections américaines sont de nature à polariser les positionnements des pays européens, notamment dans leur relation aux GAFAM ou, à l'inverse, dans leur capacité à faire davantage de coproductions de type GAIA-X sur le cloud ? Par ailleurs, les enjeux de régulation et de normalisation sont importants dans le cadre de la directive DSA ou d'autres directives qui sont en cours d'évaluation, comme la directive concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de sécurité des réseaux et des systèmes d'information dite « NIS » (Network and Information System Security) sur les fournisseurs de services essentiels. Pensez-vous que nous en fassions suffisamment sur ces enjeux, qui permettraient peut-être à l'Europe d'imposer des standards et d'être, non sur des logiques protectionnistes à l'égard de l'adressage du marché européen par la Chine ou les États-Unis, mais davantage dans une forme de régulation nouvelle, régulation qui est à construire et qui permettrait de trouver des solutions de résilience qui seraient plus favorables à notre écosystème européen ?
En ce qui concerne les élections américaines, il convient de faire preuve d'objectivité : la victoire de Donald Trump a beaucoup aidé à la construction européenne, et a permis à l'Europe de prendre conscience qu'elle devait construire par elle-même un certain nombre d'axes de souveraineté qui manquaient à sa politique. Je le vois régulièrement au Parlement européen : les décisions du Président américain et son accélération vers l'unilatéralisme ont offert à l'Europe l'occasion d'une prise de conscience sur tous ces aspects. C'est vrai sur le numérique, mais pas seulement : en matière de défense – j'étais avec le Président de la République dans les pays baltes il y a peu –, nous entendons aujourd'hui des discours sur la construction de la défense européenne que nous n'aurions jamais entendus il y a encore cinq ans. La situation politique des États-Unis a donc permis à l'Union européenne de se reconstruire et de prendre conscience de la nécessité de travailler ces aspects, et de ne plus s'appuyer sur l'allié américain, qui avait décidé de ce repli depuis la présidence Obama. Je ne vois d'ailleurs par pourquoi cette tendance s'inverserait, même en cas de victoire de Joe Biden. Il existe donc un risque, au moment de l'alternance entre Républicains et Démocrates aux États-Unis, qu'un certain nombre de chantiers qui avaient été construits en réaction à la politique américaine soient ralentis ou abandonnés avec la volonté de retisser un lien transatlantique. Cette volonté ne doit pas s'opposer à ce qui a pu être construit dans le cadre de la prise de conscience européenne autour des valeurs de souveraineté, qu'elle soit démocratique, économique ou numérique – sachant que nous faisons face à la problématique des GAFAM et aux enjeux entre l'Europe et les États-Unis autour de leur taxation. Tous ces éléments nécessitent donc une grande vigilance et une grande détermination, afin de faire prendre conscience aux dirigeants européens et à nos collègues députés européens, notamment dans un certain nombre d'États qui ont eu des liens particuliers avec les États-Unis et l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), qu'une éventuelle alternance ne devrait pas changer notre ambition en la matière.
Sur les aspects régulation, le modèle européen n'est ni américain – les États américains tâtonnant eux-mêmes dans la façon de réguler le numérique et les nouveaux usages – ni chinois sur le volet éthique. Nous voulons en effet créer un standard européen qui permette à la fois le business, le développement des technologies, l'innovation, au service d'un modèle plus durable. Cette standardisation, que nous souhaitons la plus commune possible, nécessitera une politique de développement, dans une Europe géopolitique, ce qui suppose d'avoir la capacité d'exporter le modèle et d'imposer ses standards. Sur le volet éthique, notamment, il sera nécessaire de regarder les applications à risque et celles qui ne le sont pas, en particulier dans l'intelligence artificielle, afin de leur appliquer un certain nombre de standards en matière de libertés publiques et de contrôle en transparence. La transparence, c'est la confiance, en particulier dans un moment où il existe beaucoup de défiance à l'égard du politique, du scientifique et des nouvelles technologies. De fait, la transparence du modèle européen que nous souhaitons construire sera importante. Tous ces aspects de régulation ne doivent pas handicaper le business, le développement technologique, la capacité à innover ou la croissance des entreprises dans ces secteurs. L'objectif est d'être capable d'exporter ce modèle proprement européen, dans ses dimensions sociales, éthiques et environnementales.
Merci pour ces premières analyses. Je vous propose un premier tour de table pour permettre à nos collègues de poser leurs questions.
Je suis également preneur de vos remarques sur les textes à venir.
En matière de souveraineté, j'ai eu à traiter cet été un dossier difficile, en l'occurrence celui de Nokia. J'aurais pu espérer, de la part de l'Europe, une position beaucoup plus ferme quant à la manière d'agir vis-à-vis d'un groupe européen, afin d'éviter qu'il délocalise son implantation en France au profit de la Pologne, du Canada et de l'Inde. J'avais interpelé le commissaire Breton, au titre de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, et je n'étais pas tout à fait satisfait de la réponse. Je ne pense pas que notre administration soit de nature à prendre des positions qui furent celles de Donald Trump, en contraignant à une reprise par une entreprise nationale comme ce fut le cas pour TikTok. Entre les deux positions extrêmes que sont le Far West américain et le Big Brother chinois, il doit exister une voie intermédiaire, plus ferme, de façon à faire en sorte qu'un pure player européen puisse s'exprimer au niveau mondial, avec des règles du jeu qui soient favorables à l'Europe qui l'accompagne, qui l'a vu naître et qui continuera de l'accompagner.
Il y a quelque temps, je me suis déplacé aux États-Unis pour comprendre pourquoi la France, qui compte tant d'ingénieurs capables d'inventer de nombreux logiciels et de nouvelles idées, n'est pas capable de les mettre en œuvre pour créer de la richesse – raison pour laquelle nos ingénieurs et nos entreprises partent aux États-Unis. La réponse, pour les entreprises, tient au marché : le marché américain est important, et son développement nécessite autant d'énergie que le développement du marché français, du marché belge ou du marché allemand. Il convient donc de créer un marché unique européen permettant aux logiciels d'être vendus facilement, sans le blocage des différents pays. Cet objectif est difficile à atteindre, ne serait-ce que parce que nous parlons tous des langues différentes. Pour faire émerger des champions européens, nous devons construire un écosystème permettant aux entreprises de se développer à partir de notre territoire européen. Quel est votre avis à ce sujet ?
Vous avez parlé de souveraineté numérique européenne, en considérant que le point névralgique était la stratégie des données. Or, avant même ce sujet, il me semble qu'il convient d'aborder la question de la consommation des ressources : électricité, climatisation, langage, base de données... Un travail est-il mené sur ces sujets ? Existe-t-il une stratégie européenne sur le langage qui sera utilisé ? Comment les ressources seront-elles utilisées ? Pour répondre au défi qui est devant nous, il convient de traiter ces sujets d'organisation matérielle avant d'avancer à l'étape suivante.
Nous avons, en Europe, un problème de fragmentation du marché sur le numérique. En France, nous sommes très bons sur la recherche, mais moins bons sur les applications et la transformation de la recherche – d'où le travail mené par la Commission européenne sur la chaîne de valeur intégrée, de la recherche fondamentale jusqu'à l'application du quotidien. L'Europe se doit d'identifier le degré d'expertise de chaque État membre et de travailler à une régulation intégrée sur ces sujets. C'est notamment valable pour la partie 5G mentionnée par Éric Bothorel. Je suis d'accord : ce qui a été fait est en deçà des exigences du discours de la présidence de la Commission sur ce volet, mais également de tout ce que nous pouvons envisager en termes de régulation, notamment de droit de la concurrence. Il sera nécessaire de faire évoluer de nombreux droits avant de parvenir à intégrer dans le marché un acteur européen aussi fort que les Américains ou les Chinois.
S'agissant des écosystèmes, je ne sais pas encore ce que proposera la Commission. Elle a été interrogée sur l'organisation de la dimension écologique et économique des ressources autour des données, et sa réponse concernera donc également cette thématique. Le commissaire européen Thierry Breton a plusieurs fois évoqué ce sujet : les économies d'énergie réalisées dans d'autres secteurs pourraient être utilisées, mais il conviendra également de faire un bond technologique sur la consommation d'énergie : il s'agit donc là également d'une question de recherche, d'investissement et de régulation. Si nous voulons que la régulation ne soit pas fragmentée, elle devra être réalisée au niveau européen, notamment dans la stratégie des données. C'est également une course de vitesse pour les députés européens : tous les parlements européens réfléchissent aux sujets qui remontent des citoyens, des électeurs et des entreprises. Si le Parlement européen et la Commission ne vont pas assez vite, chacun fixera sa propre réglementation, et il sera très difficile de revenir dessus. Ceci explique que les textes sur le numérique et la souveraineté seront les premiers textes législatifs à sortir. Il s'agit de la priorité de la Commission. Je peux vous promettre un échange de bons procédés sur le travail parlementaire européen : nous ne travaillons pas assez en amont, ce qui nous met dans des situations complexes au moment de la ratification des décisions. Si un modèle européen se crée sur ces différents sujets (intelligence artificielle, données, savoirs, intégration des chaînes de valeur), il conviendra d'y réfléchir avec les parlements nationaux – et, notamment, avec vous. Nous devons créer, à l'Assemblée nationale, le cadre permettant ces échanges sur la régulation européenne.
S'agissant des modèles de données, la France est très performante sur le plan théorique. Le problème se pose plutôt au niveau industriel. Je crains que la tendance ne soit la même au niveau européen : les efforts se concentrent sur les modèles au détriment de la partie industrielle. Je ne doute pas que le travail mené sur les modèles soit fructueux, mais si l'industrie ne suit pas en Europe, ils pourraient être utilisés par les États-Unis et la Chine. Il me semble que la priorité est d'établir des partenariats entre les pays au niveau industriel. Serait-il envisageable que certains pays préparent une partie industrielle ?
La perspective soulève des questions de droit de la concurrence. Ce droit, assez désuet, a toujours consisté à favoriser la concurrence pour offrir les plus bas prix au consommateur et accroître le pouvoir d'achat. La doctrine s'est avérée pertinente pendant un certain temps, permettant à de nombreuses entreprises de défendre une saine concurrence concernant leurs produits. Elle a également permis aux Européens de consommer moins cher. Le droit de la concurrence n'a pas non plus permis l'émergence de géants européens. Je crois que nous avons tiré les conséquences de ce qui a été manqué. Dans le cadre des politiques industrielles, la Commission européenne a soutenu le développement de projets importants et d'intérêt commun. Par exemple, les projets concernant l'hydrogène et la batterie du futur sont des projets intégrés. Au-delà de ces domaines, la Commission a identifié dans la filière de sécurité un certain nombre d'enjeux communs.
La prise de conscience de la problématique industrielle s'est opérée il y a cinq ans environ, lors du démantèlement d'entreprises qui devenaient trop grandes et trop concentrées. L'hydrogène est un enjeu d'application. La déclinaison du procédé peut être extrêmement importante dans l'industrie, mais elle suppose la capacité européenne à faire converger l'industrie vers cette énergie. Nous en sommes loin aujourd'hui. La démarche nécessitera de nombreux investissements durant les années qui viennent. L'Allemagne et la France sont les pays moteurs de ce projet. Le plan de relance européen doit défendre des investissements pour l'industrie du futur. En ce qui concerne l'hydrogène, de nombreux acteurs expliqueront sans doute que les procédés sont plus performants aux États-Unis ou en Chine. L'Europe ne devra donc pas céder face à des vents contraires probablement très forts. Elle doit résister si elle souhaite construire quelque chose de solide pour l'avenir. Ce projet pourrait également donner lieu à la création de nombreux emplois en Europe.
Facebook a installé en 2015 son hub en intelligence artificielle à Paris. Ce lieu a sans doute été choisi pour l'excellence de la France en mathématiques. Aujourd'hui, ce sont cent chercheurs qui travaillent chez Facebook en recherche fondamentale et appliquée. Comment stimuler l'innovation pour s'orienter vers la souveraineté tout en conservant nos valeurs ? Par exemple, aujourd'hui, nous utilisons tous l'outil Zoom au lieu de Private Discussion, parce que cet outil ne permet pas le maintien d'une connexion visuelle lorsque les participants sont trop nombreux. Au-delà du droit, qu'il faut sans doute faire évoluer parce qu'il ne correspond plus à la réalité de la société, comment défendre l'innovation en France et en Europe ?
Nous utilisons aujourd'hui Zoom parce que l'outil fonctionne bien et qu'il est très simple d'utilisation. Nous sommes aussi face à un enjeu d'ergonomie. Il nous faut construire un modèle européen fonctionnel, simple et économe. Le problème est le même concernant les téléphones portables sécurisés distribués aux ministres pour éviter la fuite de certaines données industrielles ou politiques sensibles. En définitive, personne ne se sert de ces téléphones, car leur utilisation n'est pas simple, et chacun utilise son portable personnel qui peut être piraté. La performance obtenue dépend bien entendu des moyens. Par exemple, l'État chinois a apporté une aide de 75 milliards de dollars à Huawei pour le développement de la 5G. La capacité d'investissement des États dans les grandes entreprises mondiales est déterminante. Outre les moyens, les outils doivent susciter la confiance du consommateur. L'enjeu clé au niveau européen est de rétablir la confiance. La transparence en est une condition, mais elle doit être un outil et non une fin. Une fois la transparence établie, les applications proposées doivent permettre aux entreprises européennes de répondre à un marché.
Le marché de la visioconférence est désormais très important en Europe, car tout le monde l'utilise. Le succès de Zoom repose sur sa simplicité et sa performance : l'outil nous permet d'organiser aujourd'hui une visioconférence dans de bonnes conditions. Nous ne disposons pas d'un outil de qualité équivalente en France ou en Europe. Je suis favorable à la conduite d'un travail sur ce sujet. Une étude de marché pourrait être conduite en vue de gérer la cybersécurité de ces plateformes.
La notion de souveraineté numérique doit-elle s'entendre de manière collective en Europe ou chaque État manifeste-t-il des visions particulières et éventuellement contradictoires ? Lorsqu'on échange en France avec les start-up, au-delà des aides à l'innovation et à la structuration de filières, on pourrait aussi examiner les perspectives de commandes publiques. Une réflexion est-elle menée au niveau de l'Union européenne sur la commande publique en tant que moyen pour les entreprises de se développer à long terme ? La commande publique est assez largement pratiquée aux États-Unis, dans le cadre des activités « business to government ».
Les Américains sont très forts dans le domaine du développement, mais ils sont en retard sur l'Europe en matière de recherche. Nous avons déposé de nombreux brevets sur les technologies d'avenir. Il s'agit de brevets essentiels et standardisés. Sur le marché de la 5G, il n'y a pas d'acteur américain. Nous disposons d'un certain nombre d'outils qui nous laissent penser que nous avons les moyens de développer une nouvelle industrie. Nous ne devrons non seulement poursuivre nos travaux de recherche fondamentale et de recherche et développement sur ces sujets, mais aussi accroître nos efforts dans les domaines d'application.
La commande publique est importante, à condition de cibler ce qui fonctionne. En d'autres termes, la commande publique doit aussi pouvoir orienter l'usage en fonction des besoins. Cette tendance est peu marquée en France, mais dans de nombreux pays d'Europe, la commande publique détermine l'usage d'un procédé ou d'une application. En ce sens, elle est un moteur de recherche et de développement des entreprises. L'Europe devrait être en mesure de demander un saut technologique et une innovation en fonction des besoins identifiés sur le terrain et de l'intérêt général. Les Scandinaves sont très forts dans ce domaine, les Français beaucoup moins. Nous regardons plutôt sur catalogue ce qui se fait et ce que nous pouvons utiliser. Il me semble que l'usage de la commande publique en France devrait évoluer de manière plus offensive. On pourrait concrètement demander au privé de se montrer inventif en établissant un cahier des charges. Pourriez-vous repréciser votre première question ?
Elle portait sur la conception de la souveraineté numérique : diffère-t-elle selon les pays membres ou bien est-elle partagée ? Dans la même perspective, une liste commune de technologies de rupture a-t-elle été établie au niveau de l'Union européenne ou bien les priorités changent-elles d'un pays à l'autre ?
La notion de souveraineté commence à faire consensus en raison du contexte politique international. En Europe, chacun perçoit désormais son intérêt à trouver les moyens d'agir et de réguler dans un marché de 500 millions de personnes, au demeurant assez modeste par rapport au marché chinois. Néanmoins, il existe des contradictions idéologiques entre les États membres. Certains conçoivent l'Europe comme une juxtaposition de marchés plutôt que comme une construction politique. Plusieurs États ont souhaité rejoindre l'Union européenne pour ce motif. Ils défendent leur capacité à être présents sur le marché unique européen sans vouloir dépasser ce stade.
Quant à la souveraineté politique, elle peut faire peur. En France, il semble assez largement admis que notre salut, notamment économique, repose sur l'entraide européenne, la coopération et l'intégration d'un certain nombre de régulations. Tous les États ne partagent pas ces présupposés et il reste encore une bataille politique à mener sur le terme de souveraineté, même si l'utilisation de la notion a beaucoup progressé ces dernières années. Elle a notamment été portée dans le débat public européen par le Président de la République. Dans un discours récent, la présidente de la Commission européenne a employé à plusieurs reprises le terme de souveraineté. Elle n'aurait jamais pu l'utiliser il y a trois ou quatre ans au Parlement européen, car il n'était pas bien perçu. Aujourd'hui, si le sujet de la souveraineté ne fait toujours pas consensus, l'idée se précise qu'une souveraineté européenne est nécessaire afin que l'Union puisse agir par elle-même.
Nous observons en France qu'il est très difficile de donner corps à la flotte dite « stratégique ». Nous sommes en particulier confrontés à un enjeu très important de câbles sous-marins qui dépasse notre seul territoire. La Russie a mené l'année dernière une simulation de coupage de tous les câbles qui n'étaient pas les siens. Nous voyons les grands acteurs du numérique devenir leurs propres opérateurs, alors que le marché était jusqu'à présent un marché de mutualisation. L'enjeu de la souveraineté se joue largement sous la mer. Des réflexions sont-elles conduites sur ce point comme sur la partie spatiale au niveau européen ? S'est-on interrogé sur la capacité de l'Europe à être souveraine dans le domaine des infrastructures sous-marines ?
Ce n'est pas ma spécialité, mais à ma connaissance, l'Europe n'a pas à proprement parler de stratégie maritime dans les domaines que vous évoquez. En revanche, elle compte plusieurs champions européens, dont Orange, qui est un des seuls opérateurs à disposer d'un navire câblé. Les GAFAM ont conscience que les câbles sont un enjeu de souveraineté. Orange est en train de développer avec Google un câble transatlantique afin d'accroître les flux de données entre les États-Unis et l'Europe. L'objectif est de développer une véritable stratégie marine sur ces questions. Nous revenons ici à la question de la connectivité et de l'indépendance technologique. De manière générale, les mots d'ordre sont « oui à la connectivité », mais « attention à la dépendance technologique ». Nous devons rattraper notre retard dans un certain nombre de domaines, notamment la 5G. Si vous le souhaitez, vous pourrez obtenir davantage d'informations auprès de Pierre Karleskind et Dominique Riquet qui portent ces sujets au parlement européen.
S'agissant de l'application « Tous anti-Covid », si elle n'est pas compatible avec l'application espagnole, cela posera problème. N'est-il pas regrettable que la France ait fait un choix de souveraineté en s'affranchissant de Google et d'Apple et que les autres États membres aient choisi d'autres architectures pour leurs applications?
Le choix français a été dicté par l'enjeu de souveraineté des données, et pour les Français. Nous ne parlons pas ici de n'importe quelle donnée, mais des données personnelles et de santé qui sont particulièrement sensibles. La déception serait plutôt de ne pas avoir convaincu nos collègues européens et non de ne pas s'être laissé convaincre. Si l'Europe avait détenu une compétence sur le sujet, la situation aurait été différente. En l'occurrence, chaque État membre a souhaité défendre sa compétence sur le sujet. Le déploiement de ce type de dispositif n'est pas anodin pour l'opinion publique. Nous sommes tous très sensibles aux questions de liberté publique et de données personnelles. Quoi qu'il en soit, le confinement limite de façon drastique l'obligation de compatibilité entre un dispositif berlinois et un dispositif parisien. Les flux sont actuellement très limités entre la France et l'Allemagne. Le problème se posera plutôt lors du déconfinement. Si l'on avait disposé d'un système européen pendant les vacances d'été, alors que les déplacements étaient nombreux, la situation aurait pu être différente. Il convient donc de réfléchir à la compatibilité des applications entre un Français qui est à Barcelone et un Madrilène qui se rend à Barcelone. Je n'ai pas de réponse précise à apporter sur ce point, mais je crois que le choix du système allemand n'aurait pas été la meilleure option.
Avant les coopérations technologiques, ne pourrait-on commencer par viser l'interopérabilité entre les systèmes existants ? S'agissant des transports, elle permettrait par exemple de prendre un billet à la SNCF intégrant une correspondance en Allemagne et un vol. En ce qui concerne les orbites basses, où dominent SpaceX et Amazon, a-t-on engagé une réflexion sur le rôle de l'agence spatiale européenne ?
Avant d'obtenir l'interopérabilité, il est nécessaire de mettre en place des standards communs. Toute la difficulté est là pour l'Europe. Par exemple, juste après Franco, les rails étaient plus étroits en Espagne qu'en France. Nous avons su entreprendre l'harmonisation des infrastructures ferroviaires en Europe. Nous devons maintenant progresser sur d'autres sujets. Les retards pris dans les infrastructures de nouvelle génération, notamment en 5G, sont un réel enjeu d'interopérabilité et de développement des systèmes. La situation n'est pas simple, étant donné que les grands acteurs verrouillent leur marché. Le standard commun pour l'interopérabilité signifie la concurrence pour de nombreux acteurs dans un certain nombre de domaines.
En ce qui concerne les relations entre la SNCF et la Deutsche Bahn, la coopération commerciale pourrait être renforcée. De manière générale, le régulateur ne peut pas tout faire. Les États membres et les entreprises doivent partager une volonté politique de converger. La situation ne peut évoluer si les entreprises n'affichent pas cette volonté. Nous sommes en train d'achever un trilogue sur le droit des passagers ferroviaires. Le travail effectué devrait contraindre les opérateurs à discuter entre eux et avec les entreprises commerciales. Le droit européen du passager entraîne des obligations à la fois pour les opérateurs et pour les entreprises qui gèrent les flux de passagers. L'interaction sera nécessaire entre ces deux groupes d'acteurs. Les bonnes pratiques pourront être partagées. J'ai pris l'exemple du domaine ferroviaire, mais l'on peut également penser à la route ou aux nouvelles technologies. La volonté politique est essentielle pour avancer dans le domaine des standards. La construction d'une législation européenne commune conduira les entreprises à dialoguer.
La séance est levée à 15 heures 35.
Membres présents ou excusés
Mission d'information de la Conférence des Présidents « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »
Réunion du jeudi 5 novembre 2020 à 14 h 30
Présents. - M. Éric Bothorel, Mme Virginie Duby-Muller, Mme Danièle Hérin, M. Philippe Latombe, Mme Marion Lenne, M. Jean-Michel Mis, Mme Nathalie Serre
Excusé. - M. Jean-Luc Warsmann
Assistait également à la réunion. - M. Denis Masséglia