L'audition débute à quinze heures quinze.
Présidence de M. Pierre Dharréville, rapporteur
Madame, messieurs, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de votre présence. M. le président de la commission d'enquête va nous rejoindre dans quelques instants ; il est en train d'intervenir en séance publique. Je vais donc officier à sa place en ce début d'audition.
La commission d'enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie continue ses travaux en accueillant aujourd'hui des représentants de Santé publique France.
Santé publique France est un établissement public administratif créé en 2016 par regroupement de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES), de l'Institut de veille sanitaire (InVS) et de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS). Il est chargé de l'observation épidémiologique et de la surveillance de l'état de santé des populations, de la veille sur les risques sanitaires menaçant les populations, de la promotion de la santé et de la réduction des risques pour la santé, du développement de la prévention et de l'éducation pour la santé, de la préparation de la réponse aux menaces, alertes et crises sanitaires, ainsi que du lancement de l'alerte sanitaire.
Au sein de l'agence, la direction santé travail est chargée de la surveillance épidémiologique de l'état de santé de la population en relation avec le travail. Elle exerce également des activités de veille et d'alerte, de formation et d'information dans son domaine de compétence.
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment. Je vous demande donc de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez, s'il vous plaît, lever la main droite et dire : « Je le jure ».
M. Bourdillon, M. Empereur-Bissonnet et Mme El Yamani prêtent serment
Je suis médecin et directeur général de cette toute nouvelle agence sanitaire qu'est Santé publique France. Je suis accompagné de M. Pascal Empereur-Bissonnet, directeur adjoint de la direction santé travail, et de Mme Mounia El Yamani, qui est notamment responsable des expositions au sein de cette même direction.
L'agence nationale Santé publique France regroupe des fonctions d'épidémiologie, incluant la surveillance, la veille et l'alerte, et des fonctions de prévention et promotion de la santé.
La direction santé travail se concentre essentiellement sur la fonction épidémiologique, de nombreux autres acteurs se mobilisant dans le registre de la prévention et promotion de la santé, au premier rang desquels l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des maladies professionnelles et des accidents du travail (INRS), structure paritaire financée par l'assurance maladie et chargée de la protection des personnes, les entreprises elles-mêmes, qui doivent développer la protection et la prévention en leur sein, les caisses d'assurance maladie et les caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (CARSAT), qui financent un certain nombre de dispositifs, et bien évidemment les médecins du travail, dont c'est l'une des missions. Nous abordons pour notre part cette fonction de prévention et promotion de la santé à travers la création de connaissances, nécessaires pour induire toute action dans ce domaine.
Notre approche en matière d'épidémiologie repose sur quatre piliers.
Le premier est une approche par pathologie. Il s'agit d'un métier classique de surveillance, à travers les déclarations obligatoires, les enquêtes que nous menons régulièrement et l'analyse des bases de l'assurance maladie, c'est-à-dire du système national des données de santé (SNDS). Nous surveillons par exemple le mésothéliome – dont vous connaissez le lien avec l'exposition à l'amiante –, de nombreux cancers, les maladies respiratoires, les maladies neurodégénératives – dont la maladie de Parkinson, pour laquelle des liens ont été trouvés avec l'exposition à certains pesticides de la viticulture. Nous produisons également régulièrement, grâce à nos enquêtes sur les maladies à caractère professionnel, des données de cadrage sur le burn-out, l'asthme ou les troubles musculo-squelettiques (TMS). En revanche, nous n'effectuons pas de surveillance des maladies professionnelles, puisque ceci relève des prérogatives de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES). Pour autant, nous sommes capables, grâce aux informations fournies par nos enquêtes de maladies à caractère professionnel et aux données du SNDS, d'estimer la sous-déclaration de maladies professionnelles, qui est assez considérable. Nous pourrons y revenir si vous le souhaitez.
Le deuxième élément est une approche populationnelle, qui s'effectue par suivi de cohortes. L'idée de base est qu'un salarié peut, au cours de sa carrière professionnelle, changer régulièrement de travail, avant de faire valoir ses droits à la retraite ; or la durée d'émergence d'un certain nombre de pathologies peut être longue après une exposition à un risque professionnel. Il est donc très important de pouvoir suivre les personnes tout au long de leur cursus professionnel, voire durant les périodes de non emploi. Nous avons ainsi mis en place un programme de cohortes pour la surveillance épidémiologique en lien avec le travail (COSET), comprenant une cohorte d'agriculteurs, avec la Mutualité sociale agricole (MSA), et une cohorte d'indépendants, avec le Régime social des indépendants (RSI). Nous avons par ailleurs sous-traité avec l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) la grande cohorte Constance.
Nous suivons également d'autres dispositifs similiaires, parfois associés à un risque spécifique, identifié : je pense par exemple à la cohorte Chlordécone, aux Antilles, qui nous permet de suivre les travailleurs de la banane, ou encore au dispositif EpiNano, au travers duquel nous surveillons l'éventuelle émergence de pathologies susceptibles d'être liées à une exposition, dans le cadre du travail, aux matériaux émergents que sont les nanoparticules. Ces enquêtes sont importantes et suivies selon un calendrier précis. Les cohortes COSET-MSA et COSET-RSI, en cours de constitution, comptent environ 30 000 personnes dans leurs bases : une fois effectué le grand questionnaire initial, les participants seront interrogés tous les deux ou trois ans sur l'émergence éventuelle de pathologies, à charge pour nous ensuite, à partir d'un certain nombre d'éléments d'exposition, d'établir un lien entre pathologie et exposition et de pouvoir ainsi contribuer à la reconnaissance de maladies professionnelles et de risques induisant la mise en place de dispositifs de prévention.
Le troisième pilier, étroitement lié au précédent, concerne les différents types d'expositions auxquels sont soumis les travailleurs. Il consiste en une approche d'expertise, par profession ou par secteur d'activité, en matière d'exposition à des produits cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR). Nous nous attachons ainsi à créer des matrices « emploi-exposition » ou « culture-exposition » afin d'étudier, chez les coiffeurs ou les producteurs de bananes par exemple, les types de produits auxquels ils ont été exposés, ainsi que la durée et l'intensité de l'exposition, afin de pouvoir ensuite relier, via les cohortes, d'éventuelles pathologies aux expositions constatées. Tout ceci vise évidemment, à terme, l'évitabilité des pathologies concernées.
Le quatrième pilier sur lequel nous travaillons est celui de l'alerte. Il repose sur un système d'alerte en santé travail, organisé dans la quasi-totalité des régions de France, qui doit nous alerter lorsqu'un cluster apparaît, sous forme de la survenue d'un certain nombre de pathologies susceptibles d'être imputées à une exposition professionnelle. L'année dernière, par exemple, les salariés d'un sous-traitant travaillant pour une grande entreprise de téléphonie ont eu des plombémies relativement importantes. Une alerte a été donnée et nous avons pu identifier que ce taux élevé de plomb dans le sang était lié au fait de tirer les câbles. Nous avons ainsi pu alerter l'opérateur téléphonique et les sous-traitants de ce risque, non identifié auparavant. Cette démarche est très importante. Si trois cancers, trois lymphomes par exemple, surviennent dans une entreprise, nous allons mener une enquête épidémiologique pour voir s'il existe un possible lien dans ce champ.
Nous sommes financés pour cette activité par le ministère du travail et travaillons en étroit partenariat avec de nombreuses agences, dont l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) – qui établit les valeurs de référence, effectue l'évaluation du risque et la vigilance toxicologique –, l'INRS, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) pour les cancérigènes, et l'assurance maladie – en particulier sa branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP).
Nous sommes enfin l'un des acteurs importants du plan santé travail élaboré par le gouvernement, en particulier dans sa partie relative à la santé humaine et à l'épidémiologie, portée par nos services.
Fin 2017, la direction santé travail de Santé publique France comptait 37 emplois à plein temps dédiés à ses missions d'épidémiologie en santé humaine.
Après ces quelques mots de présentation, mes collègues et moi nous tenons à votre disposition pour répondre à vos questions.
Merci beaucoup pour cet exposé très clair. Les questions qui occupent cette commission d'enquête ont essentiellement trait à l'industrie. Nous avons voulu cibler les risques particuliers auxquels sont confrontés les travailleurs et travailleuses de ce secteur et observer la nature de l'action publique en la matière. Il nous intéresse donc de vous entendre à ce double titre.
Je souhaite notamment que vous nous apportiez des précisions sur les risques émergents. Au-delà des quelques exemples que vous avez cités, quels sont selon vous les défis à relever, aujourd'hui et pour demain ? Quels sont les enjeux encore laissés dans l'ombre, mais qui mériteraient selon vous une prise de conscience et des actions plus vigoureuses ?
Vous avez abordé la question de l'exposition aux CMR. Vos enquêtes sur ce risque particulier peuvent-elles servir de base à la construction d'un système exhaustif de traçabilité des expositions aux risques professionnels ? C'est pour nous un sujet de préoccupation, que nous avons notamment évoqué lors de l'audition précédente avec les représentants des entreprises de travail temporaire.
Vous nous avez en outre indiqué être en mesure de porter un regard particulier sur la question des sous-déclarations. Pourriez-vous nous en dire plus ? Il semble en effet admis que la sous-déclaration est assez importante. Ceci est peut-être à mettre en lien avec une sous-estimation du caractère professionnel d'un certain nombre de maladies dans notre société. N'a-t-on pas tendance à ne pas toujours effectuer les investigations nécessaires concernant un certain nombre de maladies émergentes, à ne pas toujours chercher à placer la cause en face des effets ?
L'établissement des valeurs limites d'exposition professionnelle relève de la compétence de l'ANSES. Ces éléments sont extrêmement précieux, mais nous sommes très loin d'avoir des valeurs sur l'ensemble des produits utilisés en entreprise.
Concernant la sous-traitance et les entreprises de travail temporaire, il faut savoir que plus on s'éloigne des produits connus dans une entreprise, moindre est la sensibilisation, à la fois des services de santé au travail et des salariés.
Votre question sur les risques émergents invite tout d'abord à s'interroger sur ce qu'est l'émergence. Ce peut être, par exemple, l'arrivée sur le marché de nouveaux facteurs de risque, qu'il s'agisse de substances ou de technologies. On pense ici, typiquement, aux nanomatériaux manufacturés, qui sont de nouvelles substances manipulées dans le secteur industriel, soit en production, soit en utilisation. Notre réponse épidémiologique a consisté en l'espèce à mettre en oeuvre la cohorte prospective EpiNano, avec le concours d'entreprises dont les salariés sont amenés à manipuler ce type de matériaux, en recrutant, sur la base du volontariat, des travailleurs exposés, que nous allons suivre afin de détecter le plus tôt possible, compte tenu des capacités de nos systèmes d'observations épidémiologiques, une anomalie dans leur état de santé qui serait attribuable à ces produits.
L'émergence peut également être la reprise de conscience, par la société, d'un problème déjà connu. Les vagues de chaleur de ces dernières années ont remis en lumière le fait que ceci pouvait avoir des conséquences néfastes sur la santé des travailleurs. Il s'agit en l'occurrence d'un risque assez facilement évitable. L'action de Santé publique France consiste ici à surveiller l'impact de ces vagues de chaleur sur les salariés et à sensibiliser nos partenaires – direction générale du travail (DGT), INRS, MSA, Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP) – afin de redynamiser la prévention d'un risque connu de longue date, évitable et connaissant un regain d'intérêt dans le contexte de changement climatique. On a constaté l'an dernier dix décès de travailleurs dus à la chaleur : ce sont évidemment dix décès de trop, qui auraient certainement pu être évités assez facilement, par des aménagements d'horaires, des reports de gros travaux en extérieur, de l'apport d'eau en quantité suffisante sur les chantiers, etc.
Le traitement de l'émergence dépend ainsi dans une large mesure du type d'émergence considéré et des moyens dont nous disposons pour mettre en place des dispositifs d'observation des effets potentiellement néfastes de ces risques sur la santé des travailleurs.
J'en profite pour ajouter que, grâce notamment à la réglementation européenne REACH – acronyme de Registration, evaluation and authorisation and restriction of chemicals –, nous avons progressé dans le domaine chimique, puisqu'il appartient désormais aux entreprises productrices de nouvelles substances chimiques de démontrer l'innocuité de leurs produits. Il est toujours possible de gloser sur la transparence du dispositif ou la complétude des études réalisées dans ce cadre. Ceci constitue néanmoins un progrès à nos yeux, dans la mesure où nous pouvons dorénavant, avant même la mise sur le marché d'une nouvelle substance, avoir une idée de sa toxicité chez l'animal et prédire, par extrapolation, une possible toxicité ou innocuité chez l'espèce humaine.
En revanche, les nouvelles technologies – nanotechnologies, téléphonie mobile, etc. – échappent totalement à la réglementation REACH. Il se dessine là une zone de danger et de risque pour la santé publique, puisque ceci concerne des diffusions très rapides et extrêmement larges, à l'échelle mondiale, de technologies dont on n'a aucune idée de leur effet sur le vivant, ou en tout cas sur l'espèce humaine. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons décidé, voici quelques années, de mettre en place une cohorte de surveillance des travailleurs exposés aux nanomatériaux. Nous n'avons en effet que peu d'idées des conséquences que ces produits peuvent avoir sur la santé et les quelques éléments dont nous disposons laissent à penser qu'il existe un risque important, comparable par certains aspects à l'impact des expositions à l'amiante.
Je souhaiterais, pour prolonger la réflexion sur les risques émergents, évoquer un risque qui n'est pas encore pris en compte, même si la société en a conscience : il s'agit des perturbateurs endocriniens. Les travailleurs représentent assurément la population la plus exposée. Certes, la population générale est très exposée en nombre ; mais la population subissant l'exposition la plus importante en intensité, quelle que soit la nuisance, est celle des travailleurs, qui sont soumis à ces expositions de nombreuses heures chaque jour et pour lesquels les valeurs limites sont sans commune mesure – parfois dix, voire cent fois supérieures – avec celles fixées pour la population générale.
Pour ce qui est des données d'exposition et de la traçabilité, nous avons mis en place à Santé publique France des systèmes structurants pour relier des pathologies et des expositions. En effet, en santé au travail, il n'est envisageable de relier une pathologie au travail que si l'on peut tracer l'exposition professionnelle. Sans la traçabilité de l'exposition, il n'est pas possible d'effectuer de lien, dans la mesure où les pathologies sont trop « communes » pour être attribuées spécifiquement au travail. Le mésothéliome fait figure d'exception, puisqu'il est directement lié à l'exposition à l'amiante. Inversement, un cancer de la vessie ou de poumon peut être dû à d'autres facteurs que professionnels. Les systèmes structurants que nous avons élaborés, aussi qualifiés de « matrices emploi-exposition », essaient de regarder et de quantifier l'exposition de l'ensemble des travailleurs en France. Pour chaque secteur d'activité, pour chaque emploi, on peut indiquer si les personnes concernées sont exposées ou non, à quelle intensité et à quelle fréquence. En croisant ces informations avec des données populationnelles, nous obtenons des prévalences d'exposition par secteur d'activité, ce qui permet de hiérarchiser le danger et d'agir ensuite au niveau des secteurs les plus préoccupants.
Nous procédons de la même manière pour les pesticides, en observant quelles sont, pour les agriculteurs, les cultures utilisant le plus de pesticides et en définissant quels sont les pesticides les plus préoccupants.
Les pathologies concernées par ces expositions sont généralement des pathologies à latence : une exposition d'aujourd'hui ne produira ses effets délétères que dans trente ou quarante ans. C'est la raison pour laquelle les outils structurants que nous avons élaborés comportent la mise en place d'un historique professionnel, permettant de remonter quarante ans en arrière en matière d'exposition professionnelle. Nous sommes capables de calculer une prévalence « vie entière », sur la base de la reconstitution de l'intégralité d'un cursus professionnel. Le choix a été fait de travailler d'abord et avant tout sur l'exposition aux CMR. Grâce à cette évaluation d'une exposition « vie entière », nous sommes en mesure de déterminer, via un calcul d'épidémiologie assez classique, une fraction de risque attribuable, en d'autres termes la part attribuable au travail dans la survenue d'une pathologie. C'est, par exemple, la part de cancers du poumon attribuable à l'amiante ou la part de cancers autres attribuables à une exposition aux solvants. Pour les industries, qui constituent le coeur de votre réflexion, le poids du risque chimique est important.
Parmi les phénomènes émergents dans le monde du travail, figure aussi, bien entendu, tout ce qui concerne l'organisation et les conditions de travail. Ces phénomènes sont multiformes et encore relativement difficiles à saisir. Néanmoins, la veille bibliographique que nous effectuons nous permet de les percevoir. Ceci renvoie à une forme d'assujettissement au travail, au fait que les cadres des entreprises sont désormais constamment connectés. Tout ceci impacte négativement la santé au travail. Aussi essayons-nous, par un travail de veille, d'identifier le plus tôt possible des facteurs de risque que nous pourrions inclure dans nos analyses. Il faut savoir par ailleurs que nous questionnons énormément les grands échantillons de travailleurs que nous suivons dans le cadre des cohortes, non seulement sur leur état de santé, mais aussi sur leurs expositions et leurs modes de travail, ce qui constitue l'un des moyens dont nous disposons pour renseigner les éléments d'exposition aux facteurs de risques pour lesquels n'existent pas encore de matrices « emploi exposition » telles que décrites précédemment par Mme El Yamani.
Le suivi des expositions est également un aspect très important. L'une des difficultés méthodologiques auxquelles nous sommes confrontés dans le cadre des observations épidémiologiques en santé au travail réside dans le fait de parvenir à relier l'état de santé du travailleur à des expositions à des facteurs de risques professionnels. En effet, à l'exception des cas de mésothéliomes, rien n'indique a priori avec certitude que telle ou telle maladie dont un salarié est atteint est liée à son environnement professionnel. L'une des difficultés consiste ainsi à renseigner l'état de santé et les expositions, afin d'envisager dans quelle mesure il est éventuellement possible de les relier. L'une des façons de suivre les maladies professionnelles ou d'origine professionnelle est de disposer, dans un système de surveillance, de ces deux composantes, afin de pouvoir les croiser.
Ceci nous conduit à la question de la sous-déclaration des maladies professionnelles. Il existe en France un système officiel de reconnaissance des maladies professionnelles, dont on sait qu'il est notoirement sous-déclaratif. C'est dû tout d'abord au fait que de nombreuses pathologies ne font l'objet d'aucun tableau de maladies professionnelles. Ceci est le cas par exemple des problématiques de santé mentale liées au travail – souffrance au travail, burn-out, épuisement professionnel –, dont nous savons pourtant qu'elles existent dans l'environnement de travail. Cette absence de tableau tient au fait que, pour certaines maladies, l'état des connaissances n'est pas encore suffisamment établi pour mettre en évidence un lien entre travail et maladie. Ces tableaux font en outre l'objet de négociations entre acteurs sociaux, ce qui peut parfois conduire à des anomalies : ainsi, certaines pathologies liées à l'exposition aux pesticides – je pense notamment à la maladie de Parkinson – sont reconnues et figurent comme maladies professionnelles aux tableaux du régime agricole, mais ne sont pas mentionnées dans les tableaux du régime général. Or de nombreux salariés relevant du régime général sont exposés à des pesticides. L'élargissement des tableaux de maladies professionnelles et l'harmonisation des différentes branches de l'assurance maladie constitueraient ainsi des pistes d'amélioration du système.
La sous-déclaration résulte aussi en partie du fait que les procédures sont relativement lourdes et souvent assez peu connues des médecins de ville, qui ne savent pas réellement le rôle qu'ils peuvent jouer dans cette démarche, d'une part en termes de reconnaissance des facteurs de risques professionnels susceptibles d'expliquer les maladies qu'ils diagnostiquent chez leurs patients, d'autre part dans l'établissement du dossier de demande de reconnaissance de maladie professionnelle. Une meilleure formation initiale des médecins à ces questions et aux procédures de reconnaissance représenterait donc une possible voie d'amélioration. En tant que médecin, je n'ai pas souvenir d'avoir vraiment entendu parler de maladies professionnelles au cours de mes études. Or le médecin peut être un formidable promoteur de ces sujets auprès des patients chez lesquels il aurait diagnostiqué des pathologies pouvant être d'origine professionnelle. Il faut par exemple que, face à un diagnostic de syndrome du canal carpien chez une personne maniant du matériel vibrant, le médecin généraliste ait la présence d'esprit d'interroger les expositions professionnelles de la personne et de lui conseiller d'entamer une démarche de demande de reconnaissance de maladie professionnelle. Cultiver les médecins sur l'existence de facteurs de risques liés à l'environnement général ou professionnel de leurs patients semble essentiel.
Quand bien même l'on trouverait des voies d'amélioration sur ces sujets, le système resterait encore probablement sous-déclaratif. Autrement dit, on ne peut, actuellement et certainement dans la prochaine décennie, considérer le nombre de maladies professionnelles officiellement déclarées comme un outil de surveillance de l'impact négatif du travail sur la santé de la population française. Ce constat a conduit Santé publique France à développer divers dispositifs, évoqués par M. Bourdillon, dont un système de surveillance des maladies dites « à caractère professionnel » (MCP), c'est-à-dire de maladies dont le médecin du travail pense qu'elles peuvent, chez les salariés qu'il est amené à suivre, être liées à des facteurs de risques professionnels. Ceci repose uniquement sur le jugement du médecin. Placé en miroir du système officiel de reconnaissance des maladies professionnelles, ce système révèle une sous-déclaration très importante. L'exemple du mésothéliome est très significatif de ce point de vue : il existe un écart considérable entre les informations fournies par notre programme national de surveillance du mésothéliome et le nombre de cas officiellement déclarés comme maladie professionnelle.
Présidence de M. Julien Borowczyk, président
Je vous prie d'excuser mon absence au début de cette audition : j'étais dans l'hémicycle.
En tant que médecin généraliste, je rebondis sur vos propos et sur la nécessité de parvenir à faire naître chez les médecins généralistes ce réflexe visant à s'interroger, face à une maladie développée par un patient, sur son éventuelle origine professionnelle. Cette notion me semble particulièrement intéressante. S'agit-il toutefois uniquement, à vos yeux, d'un problème de formation, de sensibilisation ? Ne pourrait-on envisager d'élaborer une grille comportant divers items permettant d'alerter les médecins sur des symptômes liés à des expositions chimiques par exemple ? Lorsque nous sommes confrontés à un patient atteint d'un mésothéliome, nous avons aujourd'hui le réflexe de faire le lien avec une exposition à l'amiante, mais, dans le cas de pathologies pour lesquelles les liens de cause à effet sont moins clairs, la situation est plus délicate. J'avoue avoir certainement, dans ma pratique médicale, laissé passer quelques cas dans lesquels un lien aurait éventuellement pu être établi entre une maladie déclarée et une exposition professionnelle à un facteur de risque. Dans le cas de troubles musculo-squelettiques, les choses sont relativement faciles à appréhender et, pour ma part, j'incite quasi systématiquement les patients concernés à entamer des démarches en vue d'une reconnaissance. En revanche, c'est plus délicat dans les cas de symptômes associés à des risques chimiques. Comment, selon vous, améliorer ce point ?
Favoriser une meilleure connaissance des procédures et des aspects qui devraient alerter est un élément important, mais qui n'est pas simple à appréhender. Ceci concerne également la pédagogie à mettre en oeuvre sur l'exposition à un risque et la survenue d'une maladie vingt, trente ou quarante ans plus tard. Ceci est très compliqué et je pense que l'approche adoptée par les équipes de la direction santé travail, consistant à parler de prévalence d'exposition « vie entière », est intéressante, car elle permet de montrer que certaines professions sont beaucoup plus exposées que d'autres. Ceci peut permettre de tirer la sonnette d'alarme sur un secteur d'activité donné. La solution visant à déterminer, cancer par cancer, la part attribuable à l'exposition à un certain nombre de produits CMR, est aussi un bon moyen d'attirer l'attention. Cela requiert un gros effort de pédagogie. La médecine du travail est un domaine vraiment spécifique et très complexe, parfois difficile à appréhender pour un généraliste souvent happé par sa pratique clinique. Il est donc essentiel de donner les informations les plus claires possible. Peut-être faudrait-il même envisager par ailleurs la création de sites d'information professionnels permettant aux médecins de se renseigner sur les facteurs de risques liés à différentes activités professionnelles et sur les pathologies associées.
Si j'ai bien compris, la préoccupation de votre commission est de réduire les maladies professionnelles dans l'industrie, ce qui revient à dresser un constat d'échec de la prévention, puisque vous vous placez dans une situation dans laquelle vous considérez déjà la maladie professionnelle.
Déclarer les maladies professionnelles participe de la prise de conscience de l'existence de facteurs de risques et va dans le sens d'un développement de la prévention. Il nous semble en outre important, tout en insistant sur la place essentielle à accorder à la prévention, de ne pas occulter les phases de diagnostic et de reconnaissance.
Bien sûr. Concernant le rôle que pourrait jouer le médecin généraliste, ceci devrait passer dans un premier temps par l'instauration d'un dialogue avec le médecin du travail. Il serait certainement intéressant de mettre en place un dossier partagé. La traçabilité des expositions professionnelles est en effet une vraie problématique, qui n'est actuellement pas résolue en France. Doter chaque travailleur d'un dossier personnel permettant de tracer son parcours professionnel serait un premier pas et pourrait inciter le médecin généraliste à se demander si la pathologie dont souffre son patient peut être imputée au travail. Bien souvent en effet, les salariés eux-mêmes ne sont pas au courant des substances chimiques auxquelles ils ont été exposés.
Nous avons déjà eu l'occasion d'aborder le sujet du dossier médical partagé – qui est en train d'être déployé – et la question de savoir s'il convenait de l'élargir à la médecine du travail. J'ai commencé à travailler personnellement sur le sujet et différents biais me sont apparus, au-delà même de l'aspect purement idéologique ou professionnel. L'une des difficultés tient notamment au fait que le travailleur ne choisit pas son médecin du travail. Ceci introduit selon moi un biais dans la démarche. Faut-il par conséquent partir de l'idée que l'établissement d'un lien entre médecin traitant et médecin du travail doit être subordonné à l'accord du salarié – ce qui reviendrait d'une certaine manière à tronquer la recherche épidémiologique, mais pourrait être un début – ou faut-il imposer d'office une ouverture complète ? La question se pose.
Il s'agit d'une question ouverte, à laquelle nous ne répondrons pas aujourd'hui. Lorsqu'il s'est agi par exemple de constituer, sur la base du volontariat, la cohorte EpiNano sur les risques émergents, nous avons constaté l'existence de certaines réticences de la part des entreprises – on en comprend aisément les raisons – comme des travailleurs, dont certains considèrent que cette étude touche à des aspects intimes. Peut-être existe-t-il par ailleurs un certain déni du risque encouru. Inversement, si le médecin du travail avait l'obligation de mentionner dans le dossier médical personnel du travailleur son exposition à divers risques et les méthodes de prévention utilisées, ceci inciterait certainement ce médecin à porter un regard sur ces éléments, ce qui serait très important.
Le fait, pour le médecin généraliste, d'avoir accès à une partie du dossier constitué par le médecin du travail, concernant en particulier les expositions, serait pour lui une source précieuse d'informations.
Une sensibilisation des médecins généralistes à ces questions est également un aspect important afin qu'ils aient le réflexe de s'interroger, face à diverses maladies, sur l'éventualité de leur origine professionnelle. Il est important qu'ils aient conscience qu'une partie de la santé de leurs patients est liée à une exposition à des facteurs de risques professionnels.
Outre l'information et la sensibilisation, la formation apparaît comme un élément-clé. Parmi les maladies liées à des facteurs professionnels, il existe en effet des maladies aiguës, à expression très rapide après le début de l'exposition – ce peut être le cas des TMS –, et des maladies liées à des expositions remontant parfois à plusieurs décennies. Le mésothéliome est, de ce point de vue, un cas d'école, puisqu'il s'écoule trente à quarante ans entre le début de l'exposition et le diagnostic clinique. Cette notion d'effet différé devrait être intégrée dans la formation des médecins généralistes. Face à un cancer ou à une pathologie chronique, l'origine n'est souvent pas à rechercher dans les facteurs de risques actuels, mais dans l'histoire des facteurs de risques auxquels a été exposé le patient, d'où l'intérêt pour le médecin non seulement d'être sensibilisé, formé et informé, mais aussi de disposer d'un dossier retraçant, dans l'idéal, l'historique complet des expositions professionnelles. Ceci pose certainement des difficultés nombreuses, mais serait une avancée considérable du point de vue de la transmission des connaissances. Cela contribuerait également – aspect auquel nous sommes très sensibles au sein de Santé publique France – à ramener la santé au travail dans le champ de la santé publique et à cesser de fonctionner en « tuyaux d'orgue » et de considérer que ce qui relève du travail concerne la direction générale du travail et non celle de la santé. Il existe pour l'heure entre ces deux médecines des cloisons relativement étanches, que ces évolutions pourraient aider à supprimer.
Vous avez évoqué le mésothéliome et le cancer bronco-pulmonaire, en lien avec la question de l'amiante. Nous savons qu'il reste encore beaucoup d'amiante dans notre pays, certainement plusieurs dizaines de millions de tonnes, et que ceci pourrait causer, d'ici 2050, entre 60 000 et 100 000 morts. En tant que Santé publique France, souscrivez-vous à l'idée, proposée par un certain nombre d'associations, d'un pôle d'éradication publique de l'amiante ?
Il a également été question du syndrome d'épuisement professionnel : la reconnaissance devrait-elle passer par l'élaboration d'un tableau de maladie professionnelle ou par l'amélioration de la procédure complémentaire des comités régionaux de reconnaissance, notamment en assouplissant les critères d'examen des dossiers et leur acceptation ?
Il reste effectivement de l'amiante en France, autour de sites industriels qui ont pollué leur environnement et dans des sites d'affleurement naturel de l'amiante. Par ailleurs, la décroissance de l'épidémie de mésothéliome est moins forte que ce à quoi l'on s'attendait compte tenu de l'interdiction de l'amiante.
La présence d'amiante est surtout due, malgré les protections existantes, aux chantiers de désamiantage, qui sont loin d'être terminés étant donné les tonnes d'amiante qui ont été utilisées dans notre pays.
Au plan épidémiologique, ce que nous constatons aujourd'hui est le reflet d'expositions remontant à trente ou quarante ans.
Concernant le burn-out, j'ai personnellement le sentiment qu'il pourrait parfaitement faire l'objet d'un tableau de maladie professionnelle. Il est vrai que le diagnostic en est difficile et inclut de nombreuses composantes. Il me semble toutefois que nous commençons à disposer de descriptions assez précises et qu'il existe un certain consensus au sein de la communauté scientifique pour reconnaître l'entité que représente le burn-out. Une autre difficulté, parfois évoquée à ce propos, concerne le fait que le burn-out est multifactoriel et ne fait pas entrer en jeu uniquement des facteurs de risques professionnels, mais aussi des éléments de vie privée, l'environnement général et domestique dans lequel évolue la personne, son mode de vie etc. On pourrait toutefois dire la même chose de toutes les maladies professionnelles, à l'exception peut-être du mésothéliome : toutes résultent soit de facteurs de risques multiples, soit d'un même facteur de risque mais dont les expositions proviennent de sources différentes. Évidemment, il peut être difficile, dans le cas du burn-out notamment, de définir les parts attribuables respectivement à la source professionnelle et à la sphère privée. Ce problème se pose toutefois dans de nombreux tableaux de maladies professionnelles. Je pense par conséquent qu'il n'existe pas, de ce point de vue, d'obstacle à une reconnaissance du burn-out comme maladie professionnelle.
Pascal Empereur-Bissonnet vient de vous faire part de son opinion personnelle. Notre métier est d'apprécier la part d'un certain nombre de syndromes, en l'occurrence l'épuisement professionnel, dans les professions – la reconnaissance dépend de commissions ad hoc. Il est vrai que nous n'avions pas, jusqu'à une époque assez récente, d'indicateurs nous permettant de mesurer le syndrome d'épuisement professionnel. Le fait d'avoir mis en place l'enquête de maladies à caractère professionnel, régulière, par quinzaine, par laquelle les médecins du travail volontaires nous indiquent les maladies rencontrées chez les travailleurs qu'ils suivent et dont ils pensent qu'elles pourraient avoir une origine professionnelle – avec toutes les limites que ceci peut revêtir, puisqu'il ne s'agit pas de diagnostic, mais de syndromes, et que le lien avec le travail relève de la présomption et non de la certitude –, nous permet de montrer d'une part que le syndrome d'épuisement professionnel est une réalité en entreprise, variable selon les secteurs d'activité, d'autre part qu'il est en croissance. Ceci est donc de nature à générer un certain degré d'inquiétude. Notre métier est de mesurer le phénomène, de l'apprécier, d'en faire part aux médecins du travail, au ministère de la santé et à l'assurance maladie, afin que de permettre que des suites y soient données. Le burn-out représente en effet aujourd'hui 3 % à 4 % sur l'ensemble des données des travailleurs, tous secteurs d'activité confondus. C'est loin d'être négligeable et représente la deuxième maladie à caractère professionnelle citée, après les TMS.
Le deuxième grand groupe des maladies à caractère professionnel est en effet constitué par les atteintes à la santé mentale, dont fait partie l'épuisement professionnel.
J'en profite pour vous communiquer l'information, intéressante d'un point de vue épidémiologique, selon laquelle le gradient social du burn-out présente la particularité d'être inversé par rapport à celui de la quasi-totalité des autres maladies professionnelles : il touche en effet essentiellement les cadres et les professions supérieures, alors que la plupart des maladies liées à des facteurs de risques professionnels concernent généralement d'autant plus les salariés que ces derniers se situent bas dans l'échelle socio-professionnelle.
Vous avez évoqué votre travail sur la fraction de risque attribuable. Quelles pourraient en être, d'après vous, les applications concrètes en termes de reconnaissance et de prévention ?
Concernant les tableaux, je souhaiterais connaître votre sentiment sur les blocages susceptibles d'exister, dans l'optique de rendre ces outils plus opérants. Sans doute conviendrait-il également de mieux identifier les manques, les lacunes. Vous avez donné quelques indications à ce propos, mais je souhaiterais que vous nous apportiez des précisions.
Ma dernière question s'appuie sur un cas singulier : il me semble que votre agence a eu à se prononcer sur des enquêtes conduites dans le golfe de Fos-sur-Mer. Que pourraient apporter à nos travaux vos réflexions sur ce cas particulier ? S'agit-il d'ailleurs vraiment d'un cas particulier ? Peut-être en existe-t-il d'autres dans le pays de même nature. Comment, dans ce secteur, parvenir à identifier l'origine professionnelle de certaines maladies constatées ? Pouvez-vous nous donner quelques éléments sur les études que vous avez menées à ce sujet ?
Au-delà des tableaux et de la question de la reconnaissance, il me semble important de souligner que le système est assurantiel et que ceci fait varier les cotisations des entreprises au risque AT-MP. Ce système doit avoir un aspect vertueux : en effet, la reconnaissance conduit à ce que l'entreprise concernée paie davantage ; elle a donc tout intérêt à mieux protéger ses travailleurs. Il appartient ensuite aux assurances maladie et à la branche AT-MP d'entrer dans un processus de reconnaissance, en lien avec les médecins du travail. Nous intervenons pour notre part dans le champ de l'épidémiologie, auquel je me cantonnerai ici.
Concernant les bassins industriels, et plus spécifiquement celui de Fos-sur-Mer et l'étude participative en santé environnement ancrée localement (EPSEAL) à laquelle vous avez fait allusion et sur laquelle nous sommes intervenus, il est frappant de constater que ce sont essentiellement les personnes habitant aux alentours qui se plaignent des nuisances. Les études épidémiologiques de santé perçue, voire d'analyse de clusters, sont menées auprès des habitants gênés par la pollution industrielle, en lien avec l'agence régionale de santé (ARS) et avec le préfet, mais nous ne savons rien de ce qui se passe à l'intérieur de l'entreprise, car cela ne relève pas de notre rôle, mais de celui du médecin du travail. Pourquoi se limiter aux personnes environnantes de ces sites et ne pas aller investiguer les salariés, bien plus exposés que la population alentour ? Il existe là un manque, un fossé, qu'il faudrait combler par le développement d'un travail conjoint entre la santé publique et la médecine du travail, autour de ces entreprises.
Mon intervention concerne la question des fractions de risques attribuables. Je rappelle que l'on peut calculer un intervalle permettant de dire que telle substance est responsable, dans le travail, d'un certain nombre de cancers. À partir de ce moment, nous disposons pour la substance en question de systèmes structurants donnant la possibilité de savoir dans quels secteurs elle est particulièrement utilisée. Ces fractions de risques attribuables peuvent ainsi être utilisées pour cibler et orienter les actions de prévention vers ces secteurs. Les systèmes mis en place par Santé publique France le permettent. En revanche, nous devrions sans doute mieux travailler notre articulation avec la prévention. Les données existent : encore faut-il que l'on s'en saisisse sur le terrain, afin de prévenir ces cancers.
Il faut aussi souligner que les fractions de risques attribuables ne sont pas le reflet exact de la « vraie vie » : en effet, un travailleur n'est jamais exposé à une seule nuisance, mais multiexposé. Or cette dimension est très compliquée à appréhender, à quantifier. Des études ont été produites pour montrer, chez les salariés français de l'industrie notamment, quelle était la part de l'exposition à un, à deux, à trois cancérogènes. Ceci met en évidence le fait qu'une personne n'est généralement pas exposée qu'à une seule substance susceptible de provoquer un cancer, mais à plusieurs. Nous avons, dans nos travaux, essayé de mettre en avant les secteurs les plus exposés. C'est là que doit intervenir la prévention : une fois que l'on sait, il faut agir sur le terrain.
Dans ce contexte, il est important de considérer la notion de secteur exposant et pas forcément celle de personne exposée. Certains salariés travaillent dans des secteurs où ils sont potentiellement exposés, mais prennent les précautions nécessaires pour ne pas l'être. On peut par exemple, lorsque l'on est infirmière à l'hôpital, être exposée car l'on y manipule des molécules dangereuses. Cependant, des dispositifs, tels que des hottes, permettent de s'en prémunir. Il est toutefois important d'insister sur le fait que, dans le champ de la santé travail, nous sommes chargés de l'épidémiologie mais non de la prévention, qui relève des prérogatives d'autres acteurs. La prévention est portée par de multiples instances et peut être très diverse d'un endroit à l'autre, en fonction de la sensibilité des personnes impliquées. Il manque une politique publique cohérente, plus forte, plus solide, pour porter des messages de prévention de meilleure qualité.
Notre responsabilité, à Santé publique France, est d'apporter les données utiles, aux bonnes personnes, au bon niveau et au bon moment. Nous diffusons le plus largement possible les données de surveillance que nous produisons. Nous sommes ainsi membre de la commission maladies professionnelles (CS4) du Conseil d'orientation des conditions de travail (COCT), qui établit les fameux tableaux. Notre apport à l'édifice de reconnaissance des maladies professionnelles réside dans nos connaissances de surveillance, nos observations épidémiologiques et les informations que nous pouvons éventuellement générer sur le lien entre l'existence d'un phénomène épidémique ou épidémiologique et l'exposition à des facteurs de risque.
Avez-vous le sentiment, par exemple dans cette commission spécialisée, d'avoir suffisamment de prise sur les sujets les plus sensibles, qui vous préoccupent en tant qu'agence de santé publique ?
On ne peut pas dire que nous ayons beaucoup de prise sur les débats et les joutes qui se déroulent dans ces enceintes. Ce sont en effet des lieux de débats souvent assez vifs entre les partenaires sociaux. Nous sommes écoutés, mais parfois contestés y compris dans la qualité même de nos arguments scientifiques. Nous arrivons avec des données scientifiques dans une enceinte où le débat est politique. Notre emprise s'arrête à la démonstration de toute l'attention que nous avons portée à la production de données de très bonne qualité. Concernant par exemple les maladies à caractère professionnel, il faut savoir que le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) ne reconnaît pas l'expertise d'un médecin du travail pour juger de l'origine éventuellement professionnelle d'une maladie qu'il diagnostique chez l'un de ses patients. Nous essayons d'élaborer les systèmes les plus corrects et les plus rigoureux possibles d'un point de vue scientifique. Nous livrons ensuite ceci à la connaissance des personnes présentes dans cette enceinte, chacune s'en emparant à sa guise et selon ses intentions.
Il existe dans le champ de la santé humaine deux grands producteurs de données : l'INSERM et Santé publique France. Le travail effectué au sein de notre agence est, je le crois, reconnu et de grande qualité. Nous menons, ainsi que je l'ai indiqué en introduction, des approches par pathologie, par population et par exposition. En revanche, contrairement à la démarche que nous adoptons dans le champ de la santé publique, nous n'effectuons pas d'approche par comportement dans le champ de la santé au travail. Ainsi, nous pouvons parfaitement interroger un Français sur sa consommation d'alcool, de tabac, sa perception vis-à-vis de la vaccination, etc. Dans le champ de la santé au travail, nous ne disposons pas de ces données. Or il pourrait s'avérer très intéressant de réaliser des enquêtes par population de travailleurs, par exemple sur la prise en compte du risque ou la perception du degré d'information dans une entreprise. Ceci permettrait d'obtenir des indicateurs et de se fixer des objectifs de prévention au sein des entreprises. Ce champ de la santé perçue et des comportements de prévention face à des risques est assez peu exploré.
Il s'agit indéniablement d'une voie de progrès. Ce sujet appelle celui de l'interdisciplinarité. Notre direction possède par exemple une unité dirigée par une toxicologue, en la personne de Mme El Yamani. Elle compte également des hygiénistes industriels et des ingénieurs agronomes, dont les compétences sont extrêmement utiles lorsqu'il s'agit par exemple de reconstituer l'historique d'usage de pesticides sur une culture donnée. Il faut toutefois reconnaître que les disciplines relevant des sciences humaines et sociales, qui permettent de comprendre les déterminants, sont encore peu représentées. Quelques avancées sont néanmoins à souligner au sein de notre direction, qui a accueilli par exemple un thésard en sociologie de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) : il a effectué un travail sur le suicide des agriculteurs, sujet sensible dans lequel interviennent notamment des facteurs de risques professionnels, mais aussi certainement des composantes de la vie privée. Comprendre l'intrication entre les différents champs et la manière dont elle peut conduire à un acte fatal réclame des systèmes d'information assez fins, qui nous éloignent des pratiques d'exploitation des grandes bases de données telles que le SNDS, très utiles par ailleurs, mais limitées en termes de caractères explicatifs fins des comportements des personnes, permettant d'expliquer leur état de santé.
Permettez-moi de revenir un instant sur l'exemple du golfe de Fos : ma question visait à savoir si les enquêtes produites, par vous ou par d'autres, en matière de santé environnementale, pouvaient être d'un certain apport dans le regard porté sur les maladies professionnelles, dans des zones comme celle-ci, caractérisées par une concentration particulière d'industries. Il s'avère par ailleurs qu'une partie au moins de la population résidant alentour a travaillé ou travaille dans les industries en question. Des expériences ont en outre été menées avec les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de ces entreprises pour cartographier les postes de travail producteurs de maladies, avec des enquêtes menées de manière très précise, chaque fois qu'une maladie était déclarée, pour définir le parcours professionnel de la personne concernée. Quel regard posez-vous sur ce type d'approche ?
Comment appréhendez-vous enfin le décalage entre les normes applicables aux travailleurs et celles applicables à la population générale ? Ces différences se justifient-elles toujours ? Sont-elles raisonnables ?
Les travaux menés à Fos étaient effectivement des études épidémiologiques environnementales et non des études en entreprises, pour les raisons soulignées précédemment : la population avait effectué une demande d'intervention auprès de l'ARS, qui nous avait saisis. Nous avions alors soit effectué nous-mêmes des enquêtes, soit accompagné les personnes menant des travaux en termes d'épidémiologie. Je ne doute pas une seule seconde que des analyses aient été effectuées au sein des entreprises, mais nous n'avons pas été saisis de telles demandes et n'intervenons pas en entreprise, mission dévolue à la médecine du travail.
Par contre, un certain nombre d'entreprises, dont la Régie autonome des transports parisiens (RATP) ou Air France, nous ont demandé de construire avec elles des systèmes épidémiologiques, de manière à suivre leurs populations de travailleurs sous forme de cohortes.
Pour ce qui est des normes, Mme El Yamani a souligné précédemment que les seuils d'exposition limites étaient bien plus élevés en entreprise qu'en population générale. Je lui laisse toutefois le soin de vous apporter des précisions complémentaires à ce propos.
Je souhaite intervenir brièvement sur la question du golfe de Fos-sur-Mer. Le problème y est avant tout de nature environnementale. Il résulte d'une concentration d'industries – de transformation, d'énergie, etc. – induisant une pollution atmosphérique très importante. Le phénomène n'est pas nouveau. Le problème central est donc celui d'un bassin industriel très fortement pollué, avec des modifications démographiques récentes, des transformations de population et un mal-être local lié à la mauvaise qualité de l'environnement résultant de la concentration industrielle. Les populations s'en plaignent depuis très longtemps. Avant la création de Santé publique France, l'InVS s'était déjà penché sur ce problème et avait mené des études mettant en évidence des impacts sur la santé. Je pense qu'il existe une attente très importante de la part de la population, mais aussi un décalage entre ce qui a pu être montré en termes d'impact et une certaine lenteur dans les régulations de la pollution atmosphérique ou la mise en oeuvre de mesures de compensation.
Les travailleurs constituent-ils un modèle fiable, extrapolable à la population générale ? Certaines données utilisées en santé environnementale, relatives notamment à la connaissance de l'impact de certaines substances chimiques sur l'espèce humaine, sont issues d'observations effectuées en santé au travail. La raison en est que les travailleurs sont en général beaucoup plus exposés, à des doses assez fortes. L'expression épidémiologique de la maladie est ainsi plus évidente. On dispose en outre souvent de données d'exposition, qui permettent de mener des études assez rigoureuses et robustes et d'établir des liens de causalité. Le caractère leucémogène du benzène a par exemple été démontré dans l'industrie du caoutchouc, où il était utilisé comme solvant. L'environnement professionnel et les études épidémiologiques en milieu de travail sont donc souvent les premières à être générées et peuvent généralement être transposées à la population générale.
Toutefois, dans un exemple local comme celui que nous évoquons, l'exposition de la population, qui est soumise aux émissions atmosphériques ou liquides, n'est pas de même nature que celle que connaissent les travailleurs de l'usine. Les émanations d'une cheminée d'usine sont très différentes de ce qui circule dans cette usine. Les salariés concernés sont exposés à des matières premières ou à des premiers produits de transformation, mais non aux produits de combustion du four qui brûle les derniers résidus et rejette des fumées dans l'atmosphère. Les conditions d'exposition sont également très différentes : les travailleurs sont exposés pendant un temps donné, à des intensités assez fortes, alors que la population générale est confrontée à des expositions de moindre intensité, mais quasiment continues. Les pollutions peuvent en outre se déposer dans les jardins et s'introduire ainsi dans la chaîne alimentaire. Le parallélisme n'est donc pas systématique.
Je rappelle par ailleurs que les travailleurs sont une population particulière, sélectionnée, qui ne comporte ni enfants, ni vieillards, ni personnes gravement malades. On peut ainsi imaginer observer une expression de maladie en population générale chez des enfants, particulièrement sensibles à un agent asthmatiforme, par exemple, qui n'apparaîtrait pas chez les travailleurs. Méfions-nous des extrapolations. L'impact d'une substance sur la population générale ne peut pas toujours se déduire de l'impact observé chez les travailleurs.
Il peut en outre se produire des intrications très importantes, dans la mesure où les travailleurs peuvent habiter localement et subir ainsi une double exposition, à la fois professionnelle et dans leur vie privée. Tout ceci est assez complexe.
Concernant le cas précis de Fos, aucun signal d'événement parmi les travailleurs des entreprises du bassin n'a été porté à la connaissance de Santé publique France. Nous serons évidemment attentifs et réceptifs à toutes les informations qui pourraient nous parvenir à ce propos.
Le décalage entre les normes se justifie par le scénario d'exposition et la population prise en compte. En effet, comme Pascal Empereur-Bissonnet vient de l'indiquer, la population des travailleurs est homogène : elle est composée d'adultes, ne présentant a priori pas de maladies chroniques, et ne compte ni enfants, ni personnes âgées.
Le scénario d'exposition est également différent, puisque les travailleurs sont présents huit heures par jour, cinq jours par semaine et environ 42 semaines par an, alors que les populations alentour sont exposées aux polluants 24 heures sur 24.
Les travailleurs se voient par ailleurs offrir en principe des moyens de protection, d'abord collectifs – par exemple l'aspiration à la source de la substance –, puis individuels s'il n'est pas possible de procéder autrement – gants, combinaisons, etc. –, que la population générale n'a pas à sa disposition.
Il convient en outre de souligner que les valeurs limites d'exposition des travailleurs sont le fruit d'une négociation. Il s'agit certes à la base de valeurs sanitaires, produites par l'ANSES, mais qui dépendent finalement d'une négociation sociale menée dans le cadre du COCT.
En revanche, les valeurs limites de qualité environnementale pour la population générale ne relèvent pas d'une négociation. En principe, valeurs professionnelles et valeurs en population générale reposent sur le même corpus de connaissances, mais ensuite les processus de dérivation de ces connaissances diffèrent selon que la population à protéger est professionnelle – ce qui donne lieu à une négociation entre partenaires sociaux – ou générale – auquel cas des préoccupations de santé publique, parfois inspirées par le principe de précaution, sont injectées dans le calcul des valeurs limites.
Nous vous remercions pour cet échange, qui nous sera extrêmement précieux pour mener une réflexion la plus utile possible.
L'audition s'achève à seize heures trente-cinq.
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Membres présents ou excusés
Réunion du jeudi 5 avril 2018 à 15 h 15
Présents. – M. Julien Borowczyk, M. Pierre Dharréville, M. Régis Juanico
Excusée. – Mme Hélène Vainqueur-Christophe