COMMISSION D'ENQUÊTE relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences
Jeudi 11 mars 2021
La séance est ouverte à dix heures.
(Présidence de Mme Mathilde Panot, présidente de la commission)
La commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, procède à l'audition de M. Pedro Arrojo-Agudo, rapporteur spécial sur les droits de l'Homme à l'eau potable et à l'assainissement du Conseil des droits de l'homme de l'ONU, ancien député espagnol.
La commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences poursuit ses auditions. Nous accueillons à présent M. Pedro Arrojo-Agudo, rapporteur spécial sur les droits de l'Homme à l'eau potable et à l'assainissement du Conseil des droits de l'homme de l'Organisation des Nations unies (ONU) et professeur spécialiste de l'économie de l'eau à l'université de Saragosse. Il a également été membre du comité scientifique du programme sur l'homme et la biosphère de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture ( United nations educational, scientific and cultural organization – UNESCO) et président de la fondation Nouvelle culture de l'eau. Il a été député de Saragosse de 2015 à 2019, siégeant aux Cortes generales au sein du groupe Podemos.
Je rappelle qu'en application du code de conduite et des procédures spécifiques aux rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l'Homme, le rapporteur spécial ne sera pas en mesure de faire des observations sur la situation de la France ou d'un autre pays en particulier. Le questionnement devra donc rester à un niveau général.
Monsieur le rapporteur spécial, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Pedro Arrojo-Agudo prête serment.
J'ai la conviction qu'il existe une relation étroite entre les valeurs sociales et les valeurs environnementales. 2,2 milliards de personnes n'ont pas un accès garanti à l'eau potable. Pourtant, la rareté de l'eau n'est pas en cause. En effet, il s'agit de 2,2 milliards de personnes appauvries, qui vivent à proximité d'une rivière ou d'un fleuve pollué. Nous ne parviendrons pas, au niveau mondial, à garantir l'accès à l'eau pour les populations les plus pauvres si nous ne sommes pas capables de restaurer le bon état écologique des cours d'eau et de fournir l'eau à des coûts abordables.
La nouvelle directive de l'Union européenne 2020/2184 du 15 décembre 2020 relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine doit être reliée à la directive-cadre sur l'eau 2000/60/CE du 23 octobre 2000, qui fait de la restauration du bon état écologique des écosystèmes aquatiques une priorité. A cet égard, l'approche européenne vis-à-vis des droits de l'Homme est bonne.
J'ai attiré l'attention de la Commission européenne sur l'un des enseignements tirés de la pandémie. Le besoin de renforcer les systèmes publics de santé dans le monde entier fait aujourd'hui consensus, afin de ne laisser personne de côté. Or les services d'eau et d'assainissement y concourent, même si ces services municipaux sont parfois considérés comme des services de second rang par les États. A l'heure où l'Europe anticipe d'importants investissements pour relancer non seulement l'économie, mais aussi les droits sociaux, un consensus social et politique semble porter sur le fait de renforcer les systèmes publics de santé, en prenant en compte la problématique de l'eau et de l'assainissement, par la consolidation des capacités des municipalités à gérer ces services.
Notre résolution commence par ces mots, dont vous êtes l'auteur : « L'eau a un ensemble de valeurs vitales pour nos sociétés que la logique du marché ne reconnaît pas et ne peut donc pas gérer convenablement, encore moins dans un espace financier si enclin à la spéculation ». Votre prédécesseur, M. Léo Heller, a rédigé, en 2020, un rapport thématique sur l'impact de la privatisation sur les droits humains à l'eau potable et à l'assainissement. En partagez-vous les constats ? Quelles sont les recommandations édictées dans ce rapport ? Comment appréhendez-vous cette question ?
Je suis préoccupé par l'idée que l'eau puisse entrer sur les marchés à terme de Wall Street, même si cela ne concerne que la Californie, car cet espace est le plus propice aux stratégies de spéculation. Il ne s'agit pas de débattre de la rationalité du marché et de l'utilité de cette disposition du point de vue de l'intérêt général. Il est question de la rationalité de la spéculation financière, un système dans lequel des agents intermédiaires extrêmement puissants élaborent des stratégies pour faire monter les prix auxquels vendre des droits.
Lorsque la bulle financière a éclaté en 2008 et que les grandes banques ont reçu des milliards d'euros et de dollars, les spéculateurs ont investi les marchés à terme des produits alimentaires les plus basiques. Les investissements ont alors été massifs (350 milliards de dollars), ce qui a eu pour conséquence de multiplier le prix du blé par cinq. Les Nations unies ont estimé qu'en une année à peine, le nombre de personnes en situation de famine s'est accru de 250 millions.
Le danger est réel. Ce n'est pas la logique du marché, c'est-à-dire de la libre concurrence, qui est en cause, mais celle de la spéculation et de la valorisation de l'eau sous forme de prix. Or l'eau est, selon moi, l'âme bleue de la vie.
Je suis d'accord avec le rapport de M. Léo Heller, qui a mis en évidence un certain nombre de risques, tout en restant prudent et en entretenant un dialogue ouvert. Il a mis en garde contre les risques liés à l'intervention des intérêts privés, sur la base de retours d'expérience, et a fait état des débats qui ont cours dans les sociétés du monde entier. J'ai ouvert ce même débat devant les opérateurs privés et je continuerai à développer ce dialogue. La question n'est pas seulement idéologique. Il s'agit d'un débat dont l'approche est celle des droits humains. La logique consistant à maximiser les bénéfices entre en confrontation avec les principes des droits humains. Par la suite, nous pourrions discuter de la manière dont il est possible, par la régulation, de rapprocher la logique de marché de l'intérêt général.
En octobre prochain, mon premier rapport devant l'assemblée générale des Nations unies sera centré sur les risques liés à la marchandisation de l'eau. Je ferai évidemment référence à l'entrée de l'eau sur les marchés à terme de Wall Street.
Le rapport de M. Léo Heller pointe un certain nombre de risques, comme le transfert des bénéfices en dehors du secteur de l'eau, l'investissement limité des entreprises sur leurs propres ressources ou les pratiques de corruption, et recommande de bonnes pratiques, comme la transparence des mécanismes soutenant la prise de décision, la clarté des contrats s'agissant des conditions et modalités permettant de « mettre en œuvre un processus de déprivatisation solide, transparent et financièrement rationnel », la surveillance de l'exploitation et du respect des droits humains et la participation de la population. Quels seront les principaux axes de recommandation de votre rapport ? Quelle peut être la place du secteur privé dans la perspective du respect du droit humain à l'eau et à l'assainissement ?
La financiarisation de l'eau s'apparente à la financiarisation de la vie. Je travaille actuellement avec d'autres rapporteurs spéciaux – sur l'environnement, le logement, etc. – en vue d'un débat, fondé sur le thème de l'eau, qui se tiendra le 18 mars, soit quelques jours avant la Journée mondiale de l'eau du 22 mars. Nous prenons en compte d'autres secteurs où la spéculation pose de graves problèmes, eu égard à l'accomplissement des droits humains.
La financiarisation ne s'exprime pas seulement à travers les marchés à terme. Elle prend place dans tous les espaces de spéculation. Léo Heller s'est concentré sur la gestion des services d'eau et d'assainissement, où les intérêts privés sont en position de force, mais il existe un autre front de débat. Celui-ci est peu développé en France, mais il est bien connu aux États-Unis depuis les années 1990, ainsi qu'au Chili, en Australie, en Espagne et dans d'autres pays d'Amérique latine. Il s'agit de la marchandisation des droits publics de l'eau. Autrement dit, une personne reçoit un droit pour pratiquer l'agriculture, puis les lois changent, de façon à ce que ce droit, qui avait été concédé gratuitement par les autorités publiques, soit dorénavant considéré comme une marchandise. Ce principe a été introduit dans les législations espagnoles, chiliennes, américaines et australiennes, afin de rendre la gestion plus flexible en cas de sécheresse et dans la perspective de la crise liée au changement climatique, qui conduira à une réduction de la disponibilité en eau. Cette problématique, différente de celle de la gestion des services urbains d'eau et d'assainissement, intéresse les marchés à terme. Tel est ce qui s'est produit en Californie. Un espace spéculatif, dans lequel les banques peuvent entrer, s'ouvre entre les différents acteurs ayant des intérêts dans la gestion de l'eau – agriculteurs, villes, industries.
Mon rapport évoquera ces deux espaces de marchandisation des droits de l'eau publics. Concernant la gestion des services d'eau et d'assainissement, le rapport de M. Léo Heller est valable. Je me suis engagé à déterminer des critères concrets visant à démocratiser la gestion des services d'eau et d'assainissement, sous l'approche des droits de l'Homme, ce qui n'empêche pas de débattre de l'intervention du secteur privé dans ce domaine. Ce service doit être géré selon une approche liée aux droits de l'Homme.
S'agissant de la spéculation, je tâcherai d'être prudent et de répondre aux arguments qui mettent en avant la gestion des situations de sécheresse, lesquelles risquent de s'accroître à la faveur du changement climatique. Des banques d'eau existent en Californie et en Arizona. De la même manière, en Espagne, l'État régule des institutions publiques et des marchés publics, pour gérer les situations de sécheresse. Je comprends qu'un débat ait lieu à ce sujet, mais je m'oppose à toute logique de spéculation, eu égard aux droits de l'Homme.
Cette logique ne doit pas influencer les prix, qui conditionneront l'accès à l'eau potable et à l'assainissement, d'autant que cet espace ne renforce pas le tissu économique réel. En effet, non contente de briser les droits de l'Homme, cette logique spéculative dégrade les économies plus faibles telles que l'agriculture ou la petite industrie, qui sont pourtant une partie très importante de l'économie nationale d'un pays et soutiennent tout un tissu social dans les milieux ruraux et urbains.
Dans mon rapport, je concentrerai mon propos sur les droits de l'Homme. Les espaces spéculatifs ne permettent pas de progresser en matière d'accomplissement des droits de l'Homme. Je serai très clair à ce sujet.
Le rapport de votre prédécesseur indiquait que « les déséquilibres de pouvoir entre les fournisseurs privés et les autorités publiques sont courants et peuvent susciter des préoccupations en matière de droits humains. Les concessions sont souvent signées par des autorités locales qui n'ont pas l'expertise et l'information nécessaires pour rédiger des clauses contractuelles définissant des obligations solides à long terme pour les fournisseurs. Ces autorités peuvent également manquer de la force politique et financière nécessaire pour négocier des conditions favorables avec les sociétés transnationales ou pour réussir dans des litiges complexes et prolongés lorsque des conflits surviennent. » Selon vous, les mécanismes de délégation et de contrôle des autorités publiques sont-ils toujours efficients ?
M. Léo Heller se montre prudent et je ferai de même. Il explique qu'il existe des risques marqués. Or un risque peut être combattu ou, comme c'est le cas le plus souvent, ignoré, ce qui est évidemment néfaste du point de vue des droits de l'Homme. Nous parlons de services placés sous un régime inévitable de monopole naturel. Il est très important de l'avoir en tête. Le monopole naturel, qu'il soit géré par des acteurs privés ou publics, empêche, de facto, la concurrence sur le marché et permet uniquement la concurrence pour le marché. Pour autant, qu'elle soit publique ou privée, la gestion peut être corrompue. En revanche, il n'est pas vrai qu'une régie privée peut mettre en œuvre les vertus de la libre concurrence, puisqu'il n'existe pas de concurrence sur le marché.
Par ailleurs, les contrats sont conclus pour vingt-cinq, trente ou quarante ans, de telle sorte qu'ils soient difficilement réversibles et qu'ils empêchent le retour à une régie publique. Toute possibilité de contrôle efficace est ainsi obérée. La durée excessive des contrats, qui rend difficile leur contrôle efficace, constitue un élément de risque. La participation citoyenne et la transparence sont insuffisantes. Pourtant, dans le cadre d'une gestion privée, un grand débat social est nécessaire. En effet, la population doit être informée. La décision de confier la gestion de l'eau à un opérateur privé ne peut pas être prise de façon obscure, dans un bureau. Les droits de l'Homme imposent une certaine transparence dans la gestion et une participation citoyenne.
La décision ne doit pas être prise dans le bureau du maire. Il est primordial d'en débattre au préalable, puis d'impliquer les citoyens, pour assurer un suivi en toute transparence. La gestion de ce genre de service ne doit pas se faire en secret. Une participation directe est indispensable, ne serait-ce qu'en termes d'information sur la gestion, qu'elle soit publique ou privée.
Constatez-vous des différences structurantes au niveau de la qualité et du coût des services fournis et des infrastructures selon le mode de gestion retenu,privé ou public ? Le cas échéant, comment ces différences s'expliquent-elles ?
Les risques sont plus ou moins importants selon le mode de gestion mis en œuvre. Une gestion publique peut se révéler opaque, mais les citoyens conservent néanmoins le droit de réclamer une certaine transparence et une forme de participation. Tel n'est pas le cas lorsque la gestion est confiée à un opérateur privé.
Par ailleurs, il s'avère que les prix ont tendance à être plus élevés lorsque la gestion de l'eau est externalisée à des acteurs privés. En effet, une fois que les opérateurs privés ont conquis une concession, ils ont généralement le droit de contracter les achats et services auprès d'entreprises appartenant au même groupe qu'eux, sans appel d'offres public, donc sans concurrence. Les prix pratiqués sont alors plus élevés et se répercutent au niveau de tarification. Encore une fois, l'opacité est totale. Aucun contrôle public ne peut être exercé. La concurrence, qui peut présenter des avantages, est ici bloquée. De plus, dans le cas d'une gestion privée, une certaine pression est exercée sur la tarification, pour accroître les bénéfices. A moyen ou long terme, les coûts s'élèvent parfois de façon abusive.
A l'occasion du passage d'une gestion privée à une gestion publique – comme c'est actuellement la tendance en France –, il est fréquent de constater une baisse des coûts. Cependant, il semble que la puissance d'investissement à long terme des acteurs publics soit moins importante que celle des opérateurs privés. Autrement dit, le passage à une gestion publique entraînerait un gain à court terme s'agissant du coût du service, mais celui-ci pourrait être pénalisé à long terme en ce qui concerne les investissements. Qu'en pensez-vous ?
Vous dîtes que la capacité d'investissement des acteurs privés est plus importante que celle des acteurs publics.
J'emploie le conditionnel. Je fais référence à la situation de Paris, qui est passé d'une gestion privée à une régie publique. Les coûts y ont diminué, mais il semblerait que la puissance d'investissement à long terme se soit détériorée. Le fait de passer d'une gestion privée à une gestion publique ne provoque-t-il pas, certes, une diminution des coûts, mais aussi une détérioration de la capacité d'investissement dans le réseau, qui risque de pénaliser les citoyens ?
Je ne me suis pas particulièrement intéressé à la situation parisienne. Cependant, d'après les informations dont je dispose au sujet d'autres régions, notamment en Amérique latine et en Espagne, l'inverse se produit. Généralement, les investissements sont publics, même quand la gestion est privée. En Argentine, la Banque mondiale a encouragé la privatisation, puis de l'argent public, dont l'État argentin était responsable, a été géré par le secteur privé. Les investissements ont donc bel et bien été publics. J'ai coutume de dire que les grands opérateurs privés ne sont pas des investisseurs, mais des gestionnaires. En revanche, ils sont capables d'obtenir des prêts pour investir.
Durant la précédente crise économique, dans de nombreux pays, il a été interdit aux municipalités de demander des prêts aux banques, ce qui a engendré une situation d'anorexie financière. Ce blocage a empêché les municipalités d'investir, mais celles-ci ont demandé aux acteurs privés de le faire, puisqu'ils pouvaient, eux, obtenir des financements des banques privées ou publiques.
Si je comprends bien, les opérateurs privés n'investissent que par l'intermédiaire de prêts bonifiés garantis par le secteur public, donc par les citoyens.
En général, cela se produit ainsi. Les municipalités disposent de moyens d'investissement. A quoi les investissements publics aboutiront-ils ? Les capacités de financement et d'investissement des institutions publiques sont en passe d'être renforcées par l'Europe. Celles-ci ont besoin de cet argent pour accomplir les droits humains. Les collectivités publiques affirmeront-elles, comme avant, ne pas avoir d'argent public et renverront-elles au secteur privé ?
La corruption existe dans le cadre d'une gestion publique, en Espagne ou ailleurs, comme dans le cadre d'une gestion privée. S'agissant des investissements, il arrive que la gestion publique fonctionne de la même manière qu'une gestion privée.
Êtes-vous favorable à une tarification sociale de l'eau ? Si oui, quelle forme devrait-elle prendre : un chèque « eau » pour les plus démunis, un prix réduit pour les premiers mètres cubes ou un plafonnement de la facture en fonction des revenus ? Comment pourrions-nous imaginer un système de tarification sociale qui ne soit pas bureaucratique et impraticable ?
Historiquement, le droit de l'Homme à l'eau a été assuré grâce à l'installation de fontaines publiques gratuites auprès des habitants. Personne ne venait y chercher plus d'eau que nécessaire, puisque le transport de l'eau posait problème. En revanche, dès lors que chacun accède à l'eau à son domicile, la consommation s'accroît nécessairement.
Une partie de ce service relève des droits de l'Homme. La législation française définit-elle un minimum vital obligatoire, même pour les personnes qui ne peuvent pas payer, afin d'accomplir les droits de l'Homme ? Voilà qui pourrait constituer un premier niveau de tarification, dont le coût serait très réduit, voire nul, pour les familles les plus vulnérables. En vertu des droits de l'Homme, il n'est pas envisageable de couper l'eau à des familles n'ayant pas les moyens de la payer.
Un deuxième niveau de tarification permettrait de récupérer les coûts, tandis que le troisième niveau correspondrait à une utilisation luxueuse de l'eau, qui pourrait alors coûter jusqu'à deux fois plus cher. Une subvention croisée pourrait être mise en place, de sorte que les consommations somptuaires financent les services basiques. Ainsi, toute la population aurait accès, non seulement aux droits de l'Homme, mais aussi à certains droits citoyens.
Avez-vous en tête des exemples d'une telle tarification sociale dans le monde ? En France, nous avons essayé d'instaurer un système équivalent pour l'électricité, mais la loi s'est révélée impraticable, car trop bureaucratique.
Ce système fonctionne bien en Belgique, où les données relatives à la composition de chaque foyer sont parfaitement actualisées. A Saragosse, les données ne sont pas aussi fiables qu'en Belgique, mais, à défaut, une approche raisonnable a été mise en œuvre. En Colombie ou en Afrique du Sud, un minimum obligatoire a été défini pour les familles en situation de vulnérabilité. Ainsi, la Cour constitutionnelle de Colombie a fixé à 50 litres d'eau le minimum par personne et par jour. Ce nombre peut différer selon les pays, mais il est important de débattre d'un minimum raisonnable, eu égard aux droits de l'Homme, dans chaque pays.
En France, différents acteurs privés de la gestion de l'eau, à savoir Veolia et Suez, projettent aujourd'hui de fusionner. Pensez-vous que la concurrence est suffisante pour que les procédures de mise en concurrence soient régulières ? Pensez-vous que nous devrions nous opposer à ce processus de fusion ?
Cette question n'est pas de mon ressort. Quoi qu'il en soit, les problèmes de concurrence se posent au-delà de cette problématique. Il n'existe pas de concurrence dans les marchés, car cela n'est pas possible. Cela ne dépend pas de la taille des entreprises. La concurrence se fait pour les marchés, c'est-à-dire pour conquérir les concessions, mais la gestion revient ensuite à une seule entreprise, publique ou privée. Il n'existe donc pas de concurrence quotidienne, alors même que la concurrence de marché a des vertus intéressantes. Le monopole naturel empêche toute concurrence dans le marché.
Vous avez préconisé de renforcer les capacités des municipalités s'agissant des services d'eau et d'assainissement prioritaires. Comment pourrions-nous le faire, dans une approche respectueuse des droits humains ?
La question du droit humain à l'eau et à l'assainissement est souvent considérée comme relevant des municipalités. Cependant, les investissements nécessaires peuvent être financés grâce à la tarification. Les banques sont d'ailleurs disposées à prêter de l'argent aux municipalités. Si l'approche consiste à mettre en avant les restrictions financières qui s'exercent sur les capacités des municipalités, les capacités sont, de fait, bloquées. La Banque mondiale a conditionné des prêts à certains États à des processus de privatisation, mais cette pression ne concorde pas avec l'approche des droits humains.
Je pense que chaque pays doit engager une réflexion, pas seulement sur les grandes villes, mais sur les milieux ruraux et les petites municipalités, dont les capacités à faire des alliances pour conserver la responsabilité des droits humaines sont moindres. Il n'est pas possible de demander à Veolia ou Suez d'accomplir les droits humains. Cette obligation relève de l'État et des collectivités. Les États doivent donc, d'une part, estimer les capacités financières disponibles au niveau des municipalités, où sont généralement placées les responsabilités, pour accomplir les droits de l'Homme, et, d'autre part, renforcer ces capacités, pour éviter une situation d'anorexie financière locale.
Quel regard portez-vous sur la question de l'ouverture à la concurrence des barrages hydroélectriques, soulevée par la Commission européenne, sachant que les barrages constituent le lieu de stockage de 75 % des eaux de surface ? En ce qui nous concerne, le fait que le secteur privé puisse arbitrer d'éventuels conflits d'usage nous inquiète.
Par ailleurs, que pensez-vous des banques d'eau, c'est-à-dire des réserves d'eau constituées dans la perspective d'une sécheresse ? Pour quelles raisons la formation de réserves d'eau hors-sol a-t-elle été préférée à la restauration des écosystèmes, alors que chacun sait que la manière la plus efficace de stocker l'eau est de la laisser s'infiltrer dans le sol plutôt que de la garder en surface, où elle risque de s'évaporer ?
Enfin, que pensez-vous de la préservation des écosystèmes et de la qualité de l'eau, dans le respect du droit humain ?
La production hydroélectrique ne consomme pas d'eau à proprement parler. Toutefois, des problèmes de flux d'eau peuvent survenir dans les rivières et affecter ponctuellement la consommation urbaine d'eau. Cela reste peu fréquent et n'est pas le principal problème. En revanche, les grands barrages hydroélectriques ont de graves conséquences sur les écosystèmes aquatiques.
L'Europe est de plus en plus attentive à récupérer le bon état écologique des écosystèmes d'eau, comme en témoigne la directive-cadre sur l'eau, et agit ainsi en faveur des droits de l'Homme. L'Europe cherche à moins affecter les écosystèmes aquatiques naturels, en concevant des systèmes hydroélectriques réversibles. Ainsi, en faisant travailler un système fermé, les flux d'eau de la rivière ne sont pas affectés.
La restauration des écosystèmes doit effectivement être une priorité pour aborder le changement climatique. Le changement climatique étant essentiellement dû aux énergies, la transition énergétique est souvent considérée comme la clé des stratégies de mitigation. Cependant, l'impact principal du changement climatique s'exerce sur l'eau. A ce titre, les stratégies d'adaptation devraient porter en priorité sur la transition hydrologique, en faisant la paix avec les écosystèmes aquatiques.
En attendant de récupérer les nappes phréatiques, je peux toutefois comprendre que les banques d'eau, sous participation citoyenne et transparente, puissent être une solution. Elles ne doivent cependant pas être contrôlées par les marchés, mais par des responsables publics de la gestion de l'eau, telles que les agences de l'eau en France, de façon à ce qu'aucune spéculation ne soit possible.
Malgré la capacité d'influence et le prestige dont jouissent les Nations unies, nous n'avons pas les moyens de faire accomplir les droits de l'Homme. Cependant, de façon générale, le Sud me semble prioritaire. Je pense aux camps de travailleurs africains à Huelva, dans le sud de l'Espagne, par exemple, mais aussi à l'Amazonie péruvienne. Les régions du sud, qui sont les plus démunies et les plus appauvries, sont celles qui ont le plus besoin de faire respecter les droits de l'Homme.
L'audition s'achève à onze heures.