Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Réunion du lundi 25 mai 2020 à 14h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 14 heures 10.

Présidence de M. Ugo Bernalicis, président.

La Commission d'enquête entend, en visioconférence, Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces, au ministère de la Justice

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Madame la directrice, vous avez reçu du rapporteur une liste indicative de questions pouvant être abordées au cours de cette audition, mais je vous invite à nous faire part de tout point que vous jugeriez important en rapport avec l'objet de la commission d'enquête.

Avant de vous laisser la parole, je vous demande, en application de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(Mme Catherine Pignon prête serment.)

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

C'est un honneur pour moi de m'exprimer devant vous dans le cadre de vos travaux sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire ; je préfère quant à moi parler d'autorité judiciaire.

En qualité de magistrate, ma carrière a été dédiée exclusivement au parquet, et j'ai exercé dans trois ressorts. J'ai effectué une mobilité de deux ans à la direction générale du Trésor, puis deux passages dans administration centrale du ministère de la Justice, à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) en qualité de jeune magistrate – j'étais alors affectée à la lutte contre la criminalité organisée – et à l'inspection générale de la justice. J'ai été procureure générale en Franche-Comté, en Anjou et enfin à Bordeaux. J'ai pris mes fonctions actuelles au mois de décembre 2018.

Je centrerai mon propos introductif sur le rôle, souvent questionné, de la direction des affaires criminelles et des grâces dans ses relations avec les magistrats du ministère public.

La direction compte 370 personnes, dont plus de 60 magistrats de l'ordre judiciaire, répartis entre Paris, Nanterre et Nantes.

Elle a quatre grandes missions : l'élaboration de la législation et de la réglementation en matière répressive ; la conduite des négociations européennes et internationales en matière répressive ; la préparation des instructions générales de politique pénale, leur coordination et leur évaluation ; la mise en œuvre des conventions internationales d'entraide judiciaire en matière pénale. La direction assure également le fonctionnement du casier judiciaire national et l'instruction des recours en grâce.

Dans l'exercice de chacune de ses missions, la DACG est en interaction et en dialogue constant avec les magistrats du ministère public, loin de la verticalité présupposée d'un point de vue extérieur.

Les circulaires d'application, qui déclinent à la fois la législation nationale et les règlements européens d'application directe, donnent lieu à de nombreux échanges avec les parquets généraux et les parquets. Dans le cadre de foires aux questions, notamment, nous répondons en permanence aux interrogations des magistrats du siège comme du parquet.

Le lien avec les magistrats du terrain s'établit également au travers de consultations. La loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice s'est appuyée sur une consultation d'ampleur de l'ensemble des juridictions aux fins de recueillir leurs propositions de simplification de la procédure pénale, dont beaucoup ont été retenues.

Les échanges en matière législative prennent enfin la forme de remontées des procureurs généraux, transmises à l'initiative de ces derniers ou à notre demande, sur les difficultés d'application de telle ou telle disposition.

J'en viens à la mission d'élaboration de la politique pénale, dont les contours précis, l'utilité et le contenu sont souvent objet d'interrogations. Je ne m'attarderai pas sur le cadre constitutionnel et légal, qui attribue au garde des Sceaux la charge de déterminer et de conduire la politique pénale et d'en répondre devant le Parlement.

La politique pénale est une politique publique singulière, parce qu'elle a trait au fonctionnement même de l'autorité judiciaire, dont l'indépendance est garantie par la Constitution. Elle est spécifique en raison de ses interlocuteurs et de son contenu, la matière pénale, qui touche aux droits et aux libertés individuels. Elle est un instrument de garantie de l'égalité des citoyens devant la loi. La loi du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l'action publique marque une étape importante à cet égard, avec l'interdiction pour le ministre de la Justice d'adresser aux procureurs de la République des instructions individuelles. Cette politique est enfin l'expression directe d'un arbitrage entre les priorités définies à partir de l'analyse des réalités de la délinquance et les moyens que la Nation entend y consacrer.

Elle se décline à trois niveaux : au plan national, elle est définie par le garde des Sceaux ; elle est ensuite relayée, à l'échelle régionale, par les procureurs généraux des trente-six cours d'appel puis, au niveau local, par les procureurs chargés de conduire l'action publique.

Parmi les outils de politique pénale, les fameuses circulaires de politique pénale recouvrent une grande diversité de situations et d'objets. J'ai déjà évoqué les circulaires de déclinaison de lois nouvelles, nombreuses en raison de l'intensité de l'activité législative. Il peut s'agir également d'informer le ministère public ou les magistrats du siège de décisions du Conseil constitutionnel qui viendraient, par exemple, modifier brusquement l'application de la procédure pénale, ou de décisions de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ou de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui sont d'application directe.

Elles peuvent répondre à des préoccupations politiques nationales conjoncturelles, sur lesquelles il sera demandé aux procureurs d'être réactifs, à l'instar de la circulaire édictée pour lutter contre les agressions dont font l'objet les personnels soignants.

Les circulaires visent aussi à rappeler aux magistrats les outils dont ils disposent pour apporter un traitement judiciaire approprié à un type donné d'infractions, car la direction des affaires criminelles et des grâces est réellement soucieuse d'accompagner les procureurs de la République et les procureurs généraux dans la mise en œuvre des directives de politique pénale. Il peut s'agir d'un rappel des dispositifs légaux ou des qualifications pénales possibles, ou d'informations sur les ressources ou partenariats se trouvant dans leur ressort pour répondre à une certaine forme de délinquance. Ces circulaires qui abordent des sujets de fond sont d'ailleurs souvent le fruit d'une élaboration interministérielle : celles qui sont intervenues en matière de lutte contre l'habitat indigne ou de lutte contre les violences scolaires en sont deux illustrations. Elles peuvent nécessiter une phase préalable de consultation ou un état des lieux.

Plusieurs autres outils permettent de construire, d'animer et d'évaluer la politique pénale. Le Conseil national du ministère public (CNMP), rénové sous l'impulsion de l'actuelle garde des Sceaux, est une véritable pierre angulaire du dialogue concret entre l'administration centrale, les parquets généraux et les parquets. Il se réunit trois ou quatre fois par an et se saisit des préoccupations exprimées par les conférences des procureurs généraux et des procureurs de la République. Lieu de réflexion et d'échanges sur les politiques pénales, il est aussi source d'informations sur les perspectives législatives.

Le rapport annuel du ministère public rend compte des activités des procureurs en matière de politique pénale ; ses thématiques sont arrêtées après consultation des procureurs et procureurs généraux, et sont très diversifiées. Pour l'année 2019, il traitera notamment de la politique pénale en matière de lutte contre la fraude fiscale et de l'articulation des sanctions administratives et judiciaires dans la lutte contre le travail illégal. La responsabilité pénale de la personne morale est un autre exemple de thème abordé. Ces documents servent ainsi à évaluer l'efficacité de certaines circulaires.

Nous conduisons, par ailleurs, très régulièrement des groupes de travail avec les praticiens. Un groupe a été récemment créé sur la communication des procureurs et leurs relations avec les médias, d'autres ont eu pour objet la gestion des cold cases, ces affaires de meurtres non élucidés dont le traitement est disséminé un peu partout sur le territoire, ou le secret partagé entre l'administration de la santé, le personnel pénitentiaire et les magistrats. La construction et l'élaboration de la politique pénale sont donc le fruit de nombreux échanges sur une multitude de sujets.

D'autres travaux visent au partage d'expériences. Dans les juridictions, des référents que nous réunissons régulièrement sont en charge de thématiques de politique pénale spécifiques, telles que la lutte contre les discriminations ou les dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels.

L'évaluation des politiques pénales est un élément essentiel à la définition et à la conduite d'une politique pénale sectorielle. C'est même par là qu'il faut commencer pour chaque question posée : quel est l'état des lieux ? Quelles sont les réponses apportées, et sont-elles suffisantes ? Sur quoi faut-il faire porter l'effort ?

Là encore, nous associons étroitement les procureurs généraux et les procureurs de la République en mettant à leur disposition des outils d'évaluation. Nous nous sommes dotés d'un observatoire des peines d'emprisonnement ferme, outil statistique qui leur permet de mieux piloter la politique des peines dans leur ressort, en lien avec les magistrats du siège et l'administration pénitentiaire.

Nous nous déplaçons en juridiction régulièrement pour présenter des projets ou faire le point sur des politiques déterminées. La direction établit de nombreuses fiches pratiques pédagogiques sur la grande diversité des questions juridiques qui peuvent se poser aux parquets.

Je terminerai ma présentation en évoquant la remontée hiérarchique de l'information. Je rappelle que la direction des affaires criminelles et des grâces ne peut être informée d'un acte d'investigation à venir, et que la Chancellerie n'intervient pas dans la rédaction des communiqués de presse des procureurs de la République sur une affaire individuelle.

La transmission d'informations est essentielle à la conduite de la politique pénale, car celle-ci doit se nourrir des affaires traitées par les parquets dans tous les domaines que j'ai évoqués. Dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, la direction a, par exemple, sollicité des retours d'informations sur les meurtres intervenus dans un cadre intrafamilial. Concernant la lutte contre les propos haineux, j'ai également été amenée à requérir des parquets un état des lieux précis du phénomène. Cette procédure permet à la fois d'éclairer le législateur et, pour le garde des Sceaux, de répondre aux interpellations légitimes des parlementaires et d'autres interlocuteurs.

Le garde des Sceaux dispose de prérogatives propres qui peuvent le conduire à connaître d'affaires individuelles. Dans le domaine méconnu de l'entraide judiciaire internationale, il peut intervenir lorsqu'une commission rogatoire est susceptible de porter atteinte à la souveraineté nationale ou aux intérêts essentiels de la Nation.

Les critères de la remontée de l'information inscrits dans la circulaire de 2014 ont été repris par les gardes des Sceaux successifs. Le constat, partagé par les parquets, est que cette procédure permet de rectifier les informations, pas toujours exactes, diffusées par les médias.

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La remontée de l'information est sans doute le point qui touche de plus près à nos travaux. Le procès de M. Jean-Jacques Urvoas devant la Cour de justice de la République a de nouveau montré combien il était sensible, même si aucune pièce de procédure ne peut être transmise, à l'exception des réquisitoires définitifs, ni aucune indication sur des perquisitions futures.

Filtrez-vous les dossiers transmis par les parquets généraux avant de les faire remonter au cabinet de la ministre et, si oui, selon quels critères ?

Les instructions individuelles écrites ont été supprimées, mais y a-t-il néanmoins des échanges téléphoniques avec les procureurs généraux ou les procureurs de la République, dans un sens ou dans l'autre, sur la stratégie à suivre pour une enquête ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

Le cabinet est, bien sûr, informé de toutes les affaires qui, en raison de leur particulière gravité, ont un retentissement médiatique ou qui sont très significatives au titre des politiques pénales prioritaires – par exemple, des troubles survenus outre-mer très récemment. Reste à mon niveau ce qui n'exige pas une information ponctuelle, précise, individuelle. Ainsi, je suis avisée de toutes les affaires de suicide en détention, mais je ne ferai remonter au cabinet qu'une information analytique de l'ensemble des signalements.

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La garde des Sceaux vous a-t-elle fixé un cadre précis sur les informations qu'elle souhaite absolument recevoir ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

Depuis décembre 2018, aucune exigence particulière n'a été formulée, mais la ministre attache une importance particulière aux politiques pénales prioritaires, dont la lutte contre les violences conjugales, la haine en ligne et la fraude fiscale. Toutes les procédures ne sont pas signalées ; le sont seulement celles qui présentent une dimension, une complexité ou une gravité des faits à raison des personnes mises en causes.

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Inversement, interrogez-vous souvent les parquets généraux ou les parquets, de votre propre chef ou sur demande du cabinet ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

Je sollicite, en effet, parfois des informations et le cabinet peut me demander de le faire si les affaires en question comportent des éléments médiatiques très significatifs.

Je peux également solliciter des informations sur des affaires dans le cadre de la politique pénale. Il peut être intéressant de connaître, dans un ressort, par exemple, l'état de la criminalité environnementale ou le nombre de plaintes visant des élus ou des décideurs publics pour leur gestion de l'état d'urgence sanitaire.

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Le cabinet ou vous-même avez-vous demandé des informations très précises sur le délit de non-présentation de l'attestation, dans le cadre du confinement ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

Non, mais, du point de vue statistique, il nous a semblé important d'avoir une idée du nombre de poursuites engagées s'agissant, par exemple, des violations des arrêtés de mesures de police en matière de confinement. Du reste, la garde des Sceaux en a eu rapidement besoin pour répondre à divers questionnements. Faire remonter des cas particuliers ne présente pas d'intérêt pour la direction, dont la mission suppose de disposer d'informations pertinentes.

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Un substitut du procureur peut-il vous contacter simplement par mail ou doit-il faire partie de l'un des nombreux cercles que vous avez évoqués ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

Il nous arrive de recevoir des demandes par mail, et la foire aux questions est également très utilisée. Les échanges sont, non pas nécessairement oraux, mais directs, et ils peuvent avoir lieu y compris avec des collègues qui ne sont pas procureurs ou procureurs généraux.

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La prolongation automatique de la détention provisoire dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire a été beaucoup scrutée. Est-il habituel que des mails répétés précisent l'interprétation de la circulaire ou cela s'explique-t-il par les circonstances exceptionnelles ?

Contrairement à ce que vous avez dit en commission des lois, des syndicats ont désapprouvé cette mesure.

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

En commission des lois, j'ai évoqué les « organisations » de magistrats.

Les circonstances étaient, en effet, exceptionnelles. La circulaire a donné lieu à deux interprétations qui m'ont conduite à préciser les choses. La plupart des chambres d'instruction a suivi celle que j'ai proposée, mais la chambre criminelle de la Cour de cassation rendra très prochainement sa décision.

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Était-ce une demande du cabinet ou une proposition de votre direction ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

C'était une réflexion de la direction des affaires criminelles et des grâces, soumise, après échanges avec le Conseil d'État, à consultation des organisations de magistrats.

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La DACG, on le voit, est à l'interface du politique et du judiciaire.

Vous arrive-t-il de donner des directives « comportementales » aux parquets ? Selon le procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, une sorte de « guide méthodologique » avait été mis à la disposition des magistrats pour « gérer » les gardes à vue lors des manifestations des Gilets jaunes .

Le mode de fonctionnement du dépaysement est-il conforme à notre souci commun d'indépendance de l'autorité judiciaire ou subsiste-t-il des angles morts ?

L'indépendance, finalement, est affaire de personnalité et de conscience. Votre carrière est très riche mais un peu atypique : vous avez été directement nommée procureure générale de Besançon sans jamais avoir été procureure de la République, après avoir effectué des passages auprès du pouvoir politique. Des éléments biographiques peuvent-ils influer sur l'indépendance des magistrats et sur leur carrière ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

Il peut, en effet, arriver que la DACG réfléchisse à la gestion de certains événements atypiques, comme dans le cas des enlèvements d'enfants ou des accidents collectifs, et propose un modus operandi, en lien avec les praticiens judiciaires mais également d'autres ministères qui peuvent être concernés.

S'agissant de la méthodologie selon la Chancellerie,…

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Lors du mouvement des Gilets jaunes, la presse avait évoqué une note interne préconisant la prolongation des gardes à vue jusqu'à la fin des manifestations en cours ; Rémy Heitz a mentionné un guide méthodologique. Vous arrive-t-il d'intervenir dans une situation comparable ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

Cela n'entre pas du tout dans le champ de la DACG. Je faisais allusion à des travaux plus généraux, nourris des retours d'expérience de mouvements qui soulèvent les mêmes questions que ceux des Gilets jaunes ou liés à l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Il importe alors de réfléchir à la juste articulation entre la prévention, le maintien de l'ordre public et le travail spécifiquement judiciaire de recueil de la preuve.

En ce qui concerne le dépaysement, les équilibres sont toujours délicats à trouver et il convient d'examiner attentivement chaque cas de manière à ce que les procédures demeurent impartiales et ne soient pas instrumentalisées. Pour une bonne administration de la justice, tout dessaisissement ou dépaysement doit être appuyé par de solides considérations.

Quant à moi, je considère qu'un magistrat ne peut que s'enrichir s'il a l'occasion de connaître un horizon professionnel complémentaire, comme ce fut mon cas dans le domaine économique et le monde de l'entreprise. J'ai en effet été procureure générale sans avoir été procureure de la République, mais mon passage préalable à l'Inspection générale de la justice m'a été très utile à travers ma fonction de contrôle du fonctionnement des juridictions. C'est une excellente école pour apprendre à connaître le fonctionnement d'un tribunal ou d'une cour d'appel.

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Avez-vous connaissance de relations directes que pourrait avoir un procureur ou un procureur général avec le cabinet de la garde des Sceaux, sans passer par votre filtre ?

L'indépendance de la justice ne nécessite-t-elle pas de réformer le dispositif de gestion des carrières et des nominations, qui permet de « tenir » les procureurs et procureurs généraux ?

Cette indépendance est-elle habitée par les magistrats de manière différente de celle que vous avez connue il y a quelques années ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

Une vigilance accrue est aujourd'hui apportée à l'impératif d'indépendance, entendue comme un devoir du magistrat dans l'exercice de ses fonctions, en même temps que la notion d'impartialité a pris plus d'acuité aux yeux du justiciable.

Les obligations mises à la charge des magistrats, qu'il s'agisse de l'entretien déontologique ou de la déclaration d'intérêts, sont importantes par le questionnement sur soi-même qu'elles entraînent et par les échanges auxquels elles conduisent. Il convient que les magistrats s'approprient ces notions à la fois de manière personnelle et collective. Les travaux menés par le Conseil supérieur de la magistrature, le collège de déontologie ou d'autres instances irrigueront de plus en plus le quotidien et l'exercice professionnel des magistrats.

Le projet de réforme constitutionnel visant le statut du ministère public, même s'il ne fait qu'entériner une pratique d'ores et déjà établie, a le mérite d'inscrire clairement dans le marbre et de manière permanente le principe de la nomination des procureurs sur avis conforme du CSM.

Le dispositif de gestion des carrières, entre la prise en compte de l'ancienneté des magistrats par la commission d'avancement, les pouvoirs dévolus au Conseil supérieur de la magistrature, la possibilité de faire des recours et le dispositif d'évaluation construit de manière contradictoire, permet de s'assurer de l'indépendance personnelle des magistrats au regard des fonctions auxquelles ils postulent.

Les relations directes entre le cabinet et certains procureurs peuvent s'envisager sans qu'il faille y voir un dévoiement. Un certain nombre de réunions ou d'échanges que j'anime se passent en présence de la garde des Sceaux ou de son cabinet.

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Que pensez-vous de la création du parquet européen chargé d'enquêter et de poursuivre les fraudes au budget de l'Union européenne, dont les travaux doivent débuter en novembre 2020 ? S'articule-t-il facilement avec toutes les autres instances ? Ses missions seront remplies par des procureurs européens délégués pour chaque État, qui seront dotés de prérogatives actuellement réservées en France au juge d'instruction. Cela facilitera-t-il l'indépendance de la justice ou bien s'agira-t-il d'une opération neutre, voire d'une complication ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

En ma qualité de membre du Conseil de surveillance de l'Office européen de lutte contre la fraude (OLAF), j'ai pu voir que la lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l'Union européenne méritait une intégration judiciaire, tant le travail remarquable de l'OLAF se heurtait aux limites de la répression des fraudes dans chacun des États membres. Ce projet a été résolument soutenu par les autorités françaises, car la lutte contre la fraude doit devenir une priorité qui nécessite la participation des États membres et la possibilité d'user d'outils plus intrusifs que les actuelles enquêtes administratives.

Cette institution inédite va conduire à de nouveaux équilibres. Le juge d'instruction n'interviendra pas dans la procédure, car les procureurs européens délégués seront soumis à l'autorité hiérarchique du procureur en chef – on n'imagine pas que ce puisse être le cas du juge d'instruction, qui est, en France, un magistrat indépendant. Il en résulte un équilibre des pouvoirs différent entre le parquet et le juge des libertés et de la détention, qui interviendra plus rapidement et à plusieurs phases de la procédure. Je pense que ce parquet européen tiendra ses promesses dans la lutte contre la fraude aux intérêts économiques et financiers.

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Combien de commutations de peines sont prononcées par an, et pour quels types d'activités ?

Examinez-vous les demandes de recours en grâce de manière tout à fait indépendante, ou recevez-vous parfois des instructions, conseils ou directives de la part de la garde des Sceaux, voire des services de la présidence de la République ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

Pour 300 demandes environ de recours en grâce déposées chaque année, une est accordée. Les dossiers sont instruits de manière impartiale, après avis des autorités judiciaires, notamment des parquets. Nous relayons, bien évidemment, ces avis. Pour le reste, c'est un pouvoir du Président de la République.

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Quel est le statut du Conseil national du ministère public, que vous avez mentionné tout à l'heure ? Jean-Michel Prêtre, que nous allons bientôt auditionner, en est-il toujours membre ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

Le Conseil national du ministère public n'a pas de reconnaissance institutionnelle formelle. C'est un outil de travail, un organe d'échanges qui a vocation à réunir les procureurs et procureurs généraux. Les ordres du jour sont, en général, définis conjointement entre la direction et les conférences des procureurs et procureurs généraux. Jean-Michel Prêtre n'en est plus membre car il occupe d'autres fonctions.

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Faudrait-il modifier le statut des magistrats qui sont en administration centrale ? Vous-même, conservez-vous des contacts particuliers avec d'anciens collègues ou dans d'anciens domaines ? Ne faudrait-il pas encadrer davantage ces allers-retours entre administration centrale et juridictions ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

De mon point de vue, il est fécond que des magistrats travaillent au sein de l'administration centrale, y compris à des postes de responsabilité. Il est important de nourrir la politique judiciaire d'une connaissance et d'une expérience nées du terrain.

Le magistrat, lorsqu'il est à l'administration centrale, n'a pas de fonction juridictionnelle, il n'a pas à trancher ou à prendre des réquisitions dans des dossiers particuliers. Je ne vois pas où est la difficulté. Pour un magistrat, la mobilité est très importante. On pourrait aussi bien reprocher à celui qui la fait dans un autre ministère que celui de la Justice d'être perméable aux influences. Mon premier passage à la direction des affaires criminelles et des grâces m'a été d'un apport précieux lorsque j'ai exercé, par la suite, au parquet : j'ai mieux compris comment se faisait la loi et comment travailler en partenariat avec d'autres services sur le terrain. Selon moi, il n'y a pas de risque fonctionnel d'atteinte à l'indépendance.

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Passer en administration centrale permet néanmoins de mieux comprendre ce qui est attendu des magistrats, ce que l'on peut considérer comme une moindre indépendance…

Avez-vous connu dans votre carrière, de près ou de loin, oralement ou par écrit, des entorses à l'indépendance de la justice, par des instructions de la part du politique ou des intimidations par des médias ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

À titre personnel, non. Il a pu m'arriver, dans le cadre du ministère public, d'avoir une opinion différente de celle de mon procureur. Notre désaccord s'est traduit par le fait qu'il a pris à sa charge la conduite du dossier. En ma qualité de procureure générale, j'ai pu avoir à connaître, dans le cadre de dossiers au pénal, de conflits d'intérêts susceptibles de porter atteinte à l'indépendance des magistrats, et qui m'ont paru justifier de saisir le premier président. C'est bien le ministère public qui est le garant de l'indépendance des magistrats.

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Je n'ai pas l'impression que les moyens soient orientés massivement vers la lutte contre la délinquance économique et financière. Pensez-vous que nous avons suffisamment de moyens, qui garantissent l'indépendance en ce qu'ils conditionnent la latitude du magistrat instructeur pour examiner tous les éléments de l'enquête et avoir un jugement éclairé ? Quid de l'évaluation des politiques publiques ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

Les procureurs, dans leurs rapports de politique pénale, expriment une forte attente de moyens supplémentaires en matière de délinquance économique et financière. Des travaux sont engagés, dans le cadre des dernières conclusions de la Cour des comptes et des diverses missions conduites en matière de lutte contre la fraude fiscale et la délinquance financière, en vue de décisions allant dans le sens d'une augmentation mais aussi d'une diversification des moyens, tel l'accroissement des pouvoirs de police judiciaire accordés aux douaniers et à certaines administrations. C'est un chantier très important pour le ministère de la Justice.

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Pensez-vous que les moyens du juge des libertés et de la détention, qui doit traiter des montagnes de dossiers, notamment d'hospitalisations sous contrainte, lui permettent de rendre son office en toute indépendance ?

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Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

L'ordonnance fixant l'office du juge des libertés et de la détention dans le cadre des mesures de quarantaine vient de paraître. On va voir ce que cette nouvelle charge représentera en pratique et en volume. Sur ce sujet, la direction des services judiciaires serait mieux à même que moi de vous répondre.

La séance est levée à 15 heures 40.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Erwan Balanant, M. Ugo Bernalicis, M. Vincent Bru, M. Fabien Gouttefarde, M. Sébastien Nadot, M. Didier Paris, Mme Cécile Untermaier