La séance est ouverte à 17 heures 30.
Présidence de M. Jean-Michel Fauvergue, président de la commission d'enquête.
La Commission d'enquête entend en audition M. Dominique Sopo, président de SOS racisme.
Pour clore cette journée, nous accueillons M. Dominique Sopo, président de SOS Racisme, dont l'audition était particulièrement attendue.
Je tiens à souligner, madame la rapporteure, que si nous avons eu quelques réticences à le recevoir, ce n'est aucunement par hostilité à l'endroit de l'association qu'il préside ; nous voulions seulement éviter que cette invitation ne laisse à penser que nous accréditions l'idée selon laquelle les forces de l'ordre seraient racistes. M. Sopo nous éclairera sans doute à ce propos.
J'ajoute que nous avons prévu d'organiser prochainement une table ronde avec des policiers et des gendarmes issus de la diversité.
Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site de l'Assemblée nationale.
Avant de vous donner la parole, monsieur Sopo, pour une très brève intervention liminaire, qui précédera un échange sous forme de questions et de réponses, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Dominique Sopo prête serment.)
J'ai en effet demandé à être auditionné car, depuis de nombreuses années, SOS racisme s'intéresse aux relations entre la police et plus généralement les forces de l'ordre, et les populations. Il se trouve que les problématiques liées au racisme sont loin d'en être absentes.
Avant même les manifestations qui ont suivi le meurtre de George Floyd, aux États-Unis, nous avons eu l'occasion d'intervenir à ce propos alors que des policiers, à L'Île-Saint-Denis, avaient qualifié de « bicot » un Égyptien tout juste repêché de la Seine, en déclarant qu'un problème de racisme se posait au sein des forces de l'ordre et qu'il devait être traité. Ce n'est pas forcément agréable à entendre, mais il faut aussi savoir faire preuve d'une maturité suffisante pour affronter les problèmes et leur trouver une solution.
La question du racisme au sein des forces de l'ordre est fondée sur des éléments objectifs : ainsi, les analyses électorales réalisées tant par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), que par l'Institut français d'opinion publique (IFOP) ou la fondation Jean-Jaurès à partir de diverses méthodes – sondages, analyses des résultats de bureaux de vote, notamment à proximité des casernes – montrent un tropisme très marqué pour le vote d'extrême droite, une inclination manifeste à l'endroit d'un parti dont les positions ne se résument pas à la seule sortie de l'euro.
Nous avons également eu à connaître ces derniers mois de révélations constantes sur l'existence de groupes WhatsApp, de formats assez réduits, mais aussi de forums de discussion beaucoup plus importants – 8 000 ou 9 000 personnes –, sur Facebook dans lesquels des gendarmes et surtout des policiers échangeaient, postaient, « likaient » des messages qui fleuraient bon le racisme – personne en tout cas ne réagissait pour s'y opposer.
De son côté, la presse a publié toute une série de témoignages – je vous renvoie aux articles de Laure Daussy dans Charlie Hebdo, ou de Didier Hassoux et Dominique Simmonot dans Le Canard enchaîné – et des reportages vidéo ont été diffusés, sur BFM notamment, dans lesquels des fonctionnaires de police, masqués, disaient être témoins de problèmes relationnels avec la population et eux-mêmes victimes d'un climat qu'ils ont qualifié de « raciste ».
Selon certains articles de presse, les personnes d'origine maghrébine et subsaharienne sont presque constamment qualifiées de « cafards » ou de « bâtards » dans certains commissariats ou compagnies ; sans oublier les remarques à l'adresse de certains policiers lorsque des prévenus d'origine maghrébine sont amenés au commissariat : « On ramène tes cousins »… SOS racisme a reçu à plusieurs reprises des témoignages de policiers qui, sous le sceau du secret, nous ont fait état d'agissements de ce genre.
Face à une telle situation, nous considérons que la parole publique est défaillante. Je suis moi-même fonctionnaire d'État, enseignant : je n'ai pas entendu beaucoup de paroles de soutien de la part de l'État à la suite de témoignages en série de fonctionnaires de police dénonçant des actes de racisme dont ils se disaient victimes. C'est tout à fait singulier. Face à ce type de remarques, de constats ou d'accusations, diront certains, la réaction au niveau de la parole publique est pratiquement toujours la même : défense de l'institution, raidissement, négation du phénomène ; or on ne peut pas régler un problème que l'on nie… C'est une parole de citadelle assiégée, avec un schéma discursif à peu près constant : ce sont des problèmes isolés, les sanctions sont lourdes, arrêtez de salir toute une institution… Et on ferme le ban, d'une certaine façon.
Une telle situation suscite bien évidemment des tensions. La dégradation des rapports, de la vision qu'on a de la police, du système de représentation de toute une partie de la population, voire chez certains fonctionnaires de police, ne peut que nuire au bon déroulement des missions. Au final, tout le monde est perdant : les forces de l'ordre se retrouvent à devoir faire face à des tensions de plus en plus vives, et certaines populations à subir des comportements qui ne sont pas admissibles.
Il est tout de même très étonnant que notre pays soit incapable d'affronter ces problèmes, à la différence, par exemple, de la Grande-Bretagne qui, en 1997, suite aux travaux de la commission Macpherson, avait su trouver des solutions, même si elles sont discutables et peut-être imparfaites. D'autant que les raisons en sont assez connues : un corps de métier exposé au danger est d'autant plus porté au corporatisme qu'il faut pouvoir, quoi qu'il en soit, compter sur son collègue, ce qui peut favoriser une certaine omerta. Il est fréquent d'entendre des policiers expliquer qu'il leur est impossible de témoigner de ce qu'ils subissent, sous peine d'être immédiatement « carbonisés » dans leur métier. La commission Macpherson s'était d'ailleurs penchée sur ce phénomène, qui appelle des réponses adaptées.
Des problèmes de formation se posent également, même si des efforts ont été faits ces dernières années, notamment par la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), de même qu'un problème d'encadrement et, sans doute, d'affectation de policiers dans des zones où ils seront confrontés à des populations sur lesquelles ils projetteront des systèmes de représentation dégradés, sans avoir reçu de formation suffisante pour les prévenir.
Quant aux sanctions, elles ne sont pas vraiment effectives, ce qui n'est pas sans rapport avec la question du corporatisme. On fait souvent état de la dureté de l'Inspection générale de la Police nationale (IGPN) ; mais l'article très intéressant de Charlie Hebdo que j'ai mentionné relève que le nombre de sanctions pour faits de racisme est quasiment nul, alors même que les enquêtes de presse montrent que ce type de faits, de paroles, de comportements est manifestement très fréquent.
Contrairement au discours que l'on entend souvent, SOS Racisme n'est pas anti-police. Je suis moi-même enseignant, je ne suis pas contre les corps de l'État, bien au contraire ; du reste, je sais que si ce n'est pas la police qui assure le maintien de l'ordre, ce sont des milices qui s'en chargeront, lesquelles présentent beaucoup moins de garanties que la police, qui est – ou doit être – encadrée par des lois et une déontologie. Reste que nous sommes face à un problème, et qu'il nous faut collectivement en débattre et l'affronter afin de le résoudre. Rester dans le déni ne mène nulle part, si ce n'est qu'il dégrade l'ambiance, y compris pour les policiers. En démocratie, il n'est pas possible de traiter différemment des personnes en raison de leurs origines, ni de laisser des failles béantes dans les rapports entre des fonctionnaires chargés de missions aussi importantes, et qui peuvent nécessiter le recours à la force, et les populations sur lesquelles s'exerce le maintien de l'ordre, mais également dans les relations des policiers vis-à-vis d'une partie de leurs collègues.
J'espère que ces propos liminaires auront été suffisamment brefs et explicites.
Je vous remercie pour ces propos effectivement explicites et explicatifs.
Le constat que vous avez dressé ne demande pas à être contesté, mais à être discuté très sérieusement. Vous avez identifié des problèmes de formation, d'omerta – les personnes que nous avons auditionnées avant vous ont également fait état de gens qui se taisent en raison d'un fort sentiment corporatiste au sein d'une citadelle assiégée, pour reprendre votre expression ; vous avez également parlé de l'attitude de la hiérarchie. Avez-vous en tête des solutions qui ont fonctionné, ou qui pourraient fonctionner ?
J'en ai quelques-unes… Le rapport de la commission Macpherson avait préconisé l'intégration de personnels issus d'autres corps que celui des forces de l'ordre, notamment pour accomplir des tâches administratives, afin de casser la logique corporatiste inhérente à ces métiers à risque. Une analyse sur le long terme serait certes nécessaire, car le corporatisme peut se reconstituer, mais l'idée de faire tourner dans les commissariats des personnels qui ne viendraient pas du ministère de l'Intérieur aurait le mérite d'y introduire un regard extérieur et de sortir de ces logiques de l'entre-soi.
Ensuite, un renforcement assez radical s'impose pour la formation, plutôt délaissée pendant de nombreuses années, – même si la situation commence à changer un peu. Il conviendrait également de s'interroger sur l'encadrement, où un problème spécifique se pose, davantage dans la police que dans la gendarmerie ou dans d'autres corps de l'armée. Je vous renvoie au livre de Valentin Gendrot, que vous venez d'auditionner : manifestement, quelque chose ne va pas. Ajoutons que si l'État veut des personnels motivés, compétents, capables de faire preuve d'une certaine hauteur malgré la difficulté de la tâche, encore faut-il qu'il leur verse des salaires en proportion des tâches et du danger lié à ces métiers : sans aller jusqu'à parler de clochardisation, force est de constater qu'un problème de rémunération se pose au sein des forces de l'ordre. Nul doute que s'il était réglé, la profession connaîtrait moins de tensions et attirerait des profils aux comportements plus conformes à la déontologie.
Par ailleurs, une réforme des corps d'inspection me semble nécessaire. J'estime que l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) ne sont pas à même de traiter des questions de racisme au sein de la police et de la gendarmerie, pour une raison très simple : si elles se montrent très dures – au demeurant, elles ne font que leur métier – à l'encontre de flics ripoux ou des manquements de tous ordres, cette dureté n'est plus de mise dès lors qu'il s'agit d'un problème de relation entre les forces de l'ordre et la population et laisse immédiatement place à une forme d'abstention, une logique de dédouanement. C'est également ce qui se produit face à des phénomènes de racisme entre collègues. Il faudrait un corps d'inspection ad hoc qui traiterait systématiquement de ces sujets, pendant que l'IGPN et l'IGGN s'occuperaient des problèmes strictement « interno-internes ». C'est une question d'efficacité ; en tout état de cause, on aurait besoin d'autres corps d'inspection, à tout le moins mixtes, ou même qui n'incluraient aucun membre des forces de l'ordre, ou seulement de manière très minoritaire. C'est ce qui se fait dans certains pays d'Europe du Nord, où cela ne soulève pas de problème particulier.
Pendant des années, ce phénomène a fait l'objet d'une forte dénégation, constamment entretenue par le pouvoir politique, et ce bien avant 2017. Un gros travail de pédagogie s'impose pour faire comprendre qu'il existe bel et bien : on pourrait, par exemple, réaliser des enquêtes de ressenti au sein de la police, et faire entendre une parole réelle, qui puisse rapporter des témoignages sans être systématiquement délégitimée. Ces enquêtes de ressenti pourraient faire l'objet de discussions et favoriser une prise de conscience collective : non, certains comportements ou systèmes de représentation ne peuvent pas perdurer, il n'est pas normal, lorsque l'on est fonctionnaire, d'entretenir avec certains de ses collègues un rapport dégradé en raison de leurs origines.
Cela pourrait prendre la forme de questionnaires envoyés aux fonctionnaires de police, ou d'entretiens, dans lesquels d'autres thématiques que le racisme pourraient du reste être abordées. Il s'agirait de dresser, par des méthodes quantitatives ou qualitatives, un état des lieux des façons d'agir au sein de ce corps, notamment entre collègues : c'est particulièrement à ce niveau que ce travail d'enquête serait le plus de nature à faire évoluer les mentalités et bouger les lignes. De nombreux membres de forces de l'ordre pourraient ainsi se rendre compte que leurs collègues d'origine maghrébine, subsaharienne ou ultramarine peuvent souffrir des blagues et des remarques déplacées, et que l'ambiance ainsi créée les empêche de le dire en face aux personnes qui se permettent ce genre de pratiques. On pourrait faire le parallèle avec le sexisme : il est très compliqué, dans certains environnements, pour les femmes victimes de sexisme, de faire observer que certains comportements, blagues ou attitudes leur posent problème. On peut très facilement, en créant une certaine ambiance, se rassurer : personne ne s'est jamais plaint, donc il n'y a pas de problème… En fait, il y a bien un problème. Ces enquêtes, dont les modalités demandent à être précisées, pourraient très bien être menées, de façon indépendante, par des chercheurs en sciences sociales, par exemple, qui rendraient leurs conclusions au ministère, aux syndicats et aux autres parties prenantes de la sécurité publique.
C'est un peu compliqué. Pour commencer, il faut une loi qui nous protège : le testing suppose d'aller dans un commissariat pour voir comment on est traité lorsqu'on dépose plainte. Et je ne vois pas comment faire du testing à propos des relations entre collègues ; cela ne s'y prête pas. Nous avons déjà songé à voir dans les commissariats s'il y avait des différences de traitement en fonction de l'origine des intéressés ou des faits dont on venait se plaindre, au risque de nous voir poursuivis pour dénonciation de faits imaginaires – dès lors qu'il s'agit de testing, les faits invoqués ou les victimes pourraient ne pas être réels. Une telle pratique demanderait à être très encadrée : on ne peut pas perturber le fonctionnement des services de police en portant plainte pour des faits imaginaires, et, dans l'état actuel du droit, ce serait un délit. Il faut tout de même faire un peu attention.
Lors d'une précédente audition, nous avons entendu parler d'un testing réalisé par des services de contrôle, qui avaient « injecté » – j'espère que l'on me pardonnera cette expression – des collègues au sein d'une brigade.
Une opération de ce genre pourrait éventuellement se concevoir pour confirmer certains comportements en cas de suspicion. Mais prenons garde – ce disant, je me sens un peu à contre-emploi en imaginant la réaction des syndicats de police – aux répercussions que cela pourrait entraîner sur le plan de la confiance : les phénomènes de psychose aussi sont une réalité. C'est en tout cas une idée à examiner avec énormément d'attention.
Dominique Sopo, je vous remercie de vos analyses. Je me réjouis que nous vous auditionnions, notamment parce que l'association SOS Racisme entretient des relations très régulières avec les mouvements de jeunes, notamment ceux issus des quartiers populaires, que l'on a vu manifester récemment. Pouvez-vous évoquer la façon dont ces jeunes et ces associations perçoivent leurs relations avec la police ? Comment remédier aux problèmes qui se posent en la matière ?
Par ailleurs, nous avons souvent entendu dire, dans le cadre des travaux que nous avons menés, que certaines techniques d'interpellation et certaines armes posent problème. Dans le cadre de votre approche du maintien de l'ordre, vous êtes-vous intéressé à ce sujet ? Êtes-vous favorable à une modification des techniques de maintien de l'ordre ?
Enfin, vous avez lancé une pétition demandant aux pouvoirs publics d'interroger les logiques du maintien de l'ordre et d'ouvrir le chantier de la lutte contre le racisme. Quelle suite lui a été donnée ? S'agissant plus particulièrement des contrôles d'identité, notamment ceux effectués en marge des manifestations, avez-vous l'impression qu'ils visaient davantage les personnes issues de la diversité ? Si oui, que pourrait-on faire pour remédier au problème ?
Cela fait beaucoup de questions… Mais le maintien de l'ordre est un sujet très riche.
Je répondrai d'abord sur l'appel que nous avons fait paraître dans Le Parisien, signé par 300 personnalités et représentants d'associations, au lendemain de l'affaire du « bicot », dont chacun se souvient. Cet appel était adressé au Premier ministre, à l'époque Édouard Philippe. Après un mois de silence, nous avons reçu une réponse de son directeur de cabinet qui, pour être courtoise, n'en était pas moins une fin de non-recevoir. Si l'on n'est pas capable d'entendre la voix d'associations et de personnalités qui manifestement ne cherchaient pas à mettre à bas la police ou l'État, mais demandaient simplement de faire en sorte que la situation s'améliore, c'est bien que quelque chose ne fonctionne pas, et cela pose un gros problème démocratique.
Il faut bien comprendre aussi que, pour les jeunes des quartiers populaires, il n'est pas évident de prendre position sur ces questions. Si vous les interrogez de façon un peu serrée, bon nombre admettent avec réalisme qu'il peut exister des problèmes de délinquance assez sérieux dans les quartiers populaires, liés notamment au trafic de drogues, et que l'intervention policière peut y être plus dangereuse qu'ailleurs. La plupart des jeunes des quartiers populaires ne sont ni naïfs ni aveugles, ils reconnaissent volontiers que ces situations existent. En revanche, il leur est très difficile de faire publiquement état, lorsque vous les interrogez individuellement, des problèmes qu'ils ont avec la police : ce serait courir le risque d'être assimilés à des délinquants ou d'être soupçonnés d'entretenir des relations avec la police. Autrement dit, ce n'est pas parce qu'ils ne passent pas leur temps à se plaindre à ce sujet qu'ils n'ont rien à en dire, comme l'ont notamment démontré les manifestations du mois de juin, qui ont rassemblé de nombreux jeunes issus des quartiers populaires partout en France.
Pour ce qui est des contrôles au faciès, plusieurs études démontrent que cette pratique a cours. D'après celle qu'ont menée MM. Jobard et Lévy, la probabilité que les jeunes dont le teint basané et le style vestimentaire suggèrent qu'ils viennent de quartiers populaires soient contrôlés par la police dans le quartier de Châtelet-les-Halles est incalculablement plus élevée que pour les autres. D'autres études ont été menées sur des zones plus localisées, notamment dans le sud de la France ; d'autres encore ont consisté à demander à certains adolescents combien de fois ils étaient contrôlés en un mois. Il en ressort clairement que le contrôle est non seulement bien plus fréquent pour les personnes noires et arabes que pour les autres, mais qu'il se passe généralement plus mal – en termes de tension, voire de suites. Il existe donc bien un problème de contrôle au faciès, qui renvoie à toute une série de préjugés et de stéréotypes. Là aussi, ce phénomène a été nié pendant très longtemps, alors même que des études menées dans nombre de pays démontraient l'existence de biais – au demeurant, on se demande pourquoi il n'y en aurait pas. Dès lors, pourquoi nier le phénomène ? Il nous semble plus intelligent de s'attacher à y trouver une solution. Dès 2006, nous avons proposé de rendre obligatoire la délivrance d'un récépissé de contrôle d'identité, afin d'en limiter le nombre, car certains sont inutiles ou tout simplement vexatoires. Ce serait sans doute un moyen d'inciter les fonctionnaires de police et de gendarmerie à repenser leur pratique : si l'on est obligé de remplir un formulaire à chaque contrôle, on y réfléchit à deux fois…
Enfin, s'agissant des techniques d'interpellation, nous avons publié une adresse citoyenne, notamment à la suite de l'affaire Théo en 2017, demandant la révision des techniques d'interpellation, car elles peuvent manifestement provoquer des tensions. Il faut également mener une révision des logiques de maintien de l'ordre, en particulier celles mises en œuvre par les brigades anti-criminalité (BAC), souvent mises en cause lorsque se produisent des tensions entre les forces de l'ordre et la population. Une remise à plat et des débats s'imposent, pour identifier les techniques d'interpellation et les logiques d'intervention qui posent problème. Elles doivent faire l'objet d'un débat démocratique – il n'y a pas de raison que tel ne soit pas le cas. Moi qui suis enseignant, je suis parfois très gêné d'entendre tout un chacun donner son avis sur la façon dont il faut organiser l'éducation nationale, mais c'est ainsi, et c'est une bonne chose : c'est la démocratie.
La question des techniques utilisées par les forces de l'ordre ne peut pas être monopolisée par les syndicats de police ; c'est pourtant ce que souhaitent certains d'entre eux, qui adoptent une attitude très agressive vis-à-vis de tous ceux qui appellent à un droit de regard citoyen. C'est pourtant la norme pour les autres secteurs de l'État ; certes, le maintien de l'ordre est un secteur particulier, compte tenu des prérogatives exceptionnelles dévolues aux membres des forces de l'ordre, mais c'est peut-être en raison de ce caractère exceptionnel qu'il y a d'autant plus urgence et intérêt à fixer les modalités d'un débat démocratique constant afin de faire en sorte que la sécurité soit un objectif partagé entre ceux dont c'est le métier et le reste de la population. À partir du moment où se multiplient les fractures et les tensions, où les ambiances deviennent aussi pourries, le maintien de l'ordre ne peut qu'y perdre en efficacité.
Votre association a-t-elle été saisie de cas de racisme à l'encontre des forces de l'ordre ? Lors de la manifestation organisée par la famille d'Adama Traoré, un CRS issu de la diversité s'est fait traiter de « vendu » et a été attaqué en raison de ses origines. Quel regard portez-vous sur ce type de situations ?
Nous n'avons jamais été saisis de dossiers dans lesquels des personnes se seraient vues reprocher d'appartenir aux forces de l'ordre en considération de la couleur de leur peau, mais je n'ignore pas que ce phénomène existe.
Il n'est pas évident de faire partie de la police pour les personnes d'origine maghrébine ou subsaharienne : les tensions liées au racisme peuvent aboutir à ce type d'accusations, extrêmement désagréables. Pour ces personnes, le choix de faire partie des forces de l'ordre n'est pas un chemin si évident, et il faut particulièrement les entendre lorsqu'elles dénoncent des actes racistes de la part de leurs collègues. J'ose espérer que ces chemins se banaliseront dans les années à venir : on voit davantage de personnes d'origine maghrébine ou subsaharienne dans la police nationale qu'il y a vingt ou trente ans, l'ancienneté des phénomènes migratoires entraîne une normalisation des populations, qui vont se répartir au sein de la société de façon de plus en plus indépendante de leur origine.
SOS racisme n'a pas été saisie de ces phénomènes, au demeurant tout à fait condamnables. En tout cas, ils montrent comment, lorsqu'on refuse de prendre un problème à bras-le-corps, on se retrouve tous perdants : ces situations de tension finissent par affecter négativement l'ensemble des parties prenantes au maintien de l'ordre.
Nous pourrions interroger le ministère de l'Intérieur afin de savoir si des procédures ont été décidées pour protéger les policiers victimes de propos racistes. Nous pourrions aller plus loin pour comprendre de qui il s'agit.
SOS racisme a-t-elle été associée à la production du nouveau schéma de maintien de l'ordre ?
Certaines associations comme la Ligue des droits de l'homme (LDH) envoient des observateurs lors des manifestations. Faites-vous de même ? Si oui, quelles observations avez-vous recueillies ? Pensez-vous qu'un statut particulier soit nécessaire pour protéger les observateurs ?
Beaucoup d'incidents ou de comportements inadaptés de la part des forces intervenant dans le maintien de l'ordre seraient, nous a-t-on dit, le fait d'unités non spécialisées. Pensez-vous qu'il soit possible d'en limiter le nombre en ne faisant appel qu'à des forces aguerries au maintien de l'ordre ?
Nous avons évoqué les organes de contrôle, et l'exemple de la Grande-Bretagne. Donner des prérogatives plus importantes au Défenseur des droits ou aux inspections générales – en changeant leur rattachement – permettrait-il d'améliorer les suites données aux réclamations liées aux manifestations ?
Nous n'avons pas été consultés sur le nouveau schéma national de maintien de l'ordre.
Contrairement à la LDH, SOS racisme n'envoie pas d'observateurs dans les manifestations. Cela étant, nous sommes bien évidemment en faveur d'un statut particulier. À défaut, ces observateurs risquent d'entrer dans des situations très conflictuelles avec les policiers ou les gendarmes, qui vont se considérer comme remis en cause par leurs observations. Un tel statut permettrait d'apporter un regard extérieur sur le déroulement des manifestations et d'éviter les tensions inutiles. Il est normal que des citoyens puissent regarder, sans gêner, la manière dont le maintien de l'ordre s'applique. Les observateurs de la Ligue des droits de l'Homme ne me semblent pas des témoins malhonnêtes qui rapporteraient n'importe quoi ; ces associations font un travail extrêmement sérieux, avec lequel les forces de l'ordre ne seront sans doute pas d'accord, mais qui n'en offre pas moins un point de vue exigeant sur la question des droits de l'Homme.
Je n'ai pas d'avis au sujet des unités non spécialisées. Il s'agit d'une question distincte de celle du racisme au sein de la police, plutôt liée aux manifestations des Gilets jaunes, et qui intéresse la déontologie et les techniques d'intervention. J'y suis sensible en tant que citoyen, mais elle n'entre pas spécifiquement dans l'objet de l'association SOS Racisme.
J'ai déjà dit quelques mots des organes de contrôle. Tant qu'ils n'éviteront pas l'écueil du corporatisme – l'IGPN et l'IGGN ne peuvent s'en affranchir – l'effectivité des sanctions en cas de comportements racistes envers des collègues ou des personnes mises en garde à vue ou contrôlées ne progressera pas. Il y a manifestement un problème à ce sujet : Charlie Hebdo a demandé au ministère de l'Intérieur le nombre de sanctions pour des faits de racisme au cours des dernières années. Le service d'information du ministère avait été surpris par cette question : il n'avait pas les chiffres. Finalement, il a fait état de douze sanctions en deux ans ; c'est dire si leur ineffectivité est manifeste. Nous-mêmes avons des témoignages de membres des forces de l'ordre qui ne saisiront ni leur hiérarchie ni l'IGPN, tout simplement par crainte que cela ne leur retombe dessus.
Qui plus est, tout ne relève pas de faits pénalement qualifiables : des ambiances, des mauvaises relations ou des comportements « borderline » ne justifient pas une saisine de l'autorité de contrôle. C'est tout l'intérêt des enquêtes de ressenti : au-delà des cas individuels qui ne relèvent pas d'une qualification pénale, il est possible d'améliorer la situation par des constats partagés, par des actions de formation, par le dialogue. Tout ne se règle pas par la sanction – sinon, cela se saurait…
Il faut prévoir des organes de contrôle spécifiques sur ces sujets, composés en grande partie ou en totalité de personnalités extérieures aux forces de l'ordre – magistrats, personnes qualifiées, associations – et traiter ces problèmes de façon plus structurelle, par la formation, l'organisation des forces de l'ordre, et les choix d'affectation : il n'est pas très intelligent d'envoyer les personnes les moins expérimentées dans les endroits les plus durs, qui sont souvent les plus éloignés de leur quotidien et de leurs références culturelles. Les plus jeunes dans le métier, qui n'ont pas l'autorité née de l'expérience, auront tôt fait de confondre autorité et humiliation, et de se laisser entraîner dans une logique dysfonctionnelle. Et quand bien même chacun est responsable de ses actes, l'État ne peut pas plonger ses propres agents dans des situations qui les condamnent à adopter de telles logiques. L'État doit également assumer sa responsabilité dans la façon dont il organise et affecte ses ressources humaines, dont il les considère, dont il les rémunère, dont il les forme, dans les techniques d'intervention qu'il encourage et le niveau de répression qu'il estime légitime pour assurer la sécurité publique au quotidien.
Nous arrivons au terme de cet échange très intéressant. Je regrette seulement, à titre tout à fait personnel, la logique de bloc à bloc : dans vos propos très riches et pertinents, vous dénoncez certains défauts dans l'organisation des forces de l'ordre, dont certains sont réels, mais vous ne remettez jamais en cause les agressions sur la police et la gendarmerie, particulièrement violentes – M. Thiériot en a donné un exemple très précis. Nous gagnerions à poursuivre ce travail pour permettre la naissance d'une police du XXIe siècle, irréprochable, ou tout au moins à laquelle il serait moins fait de reproches de racisme ou de violence.
Vous êtes fonctionnaire d'État, monsieur Sopo, je l'ai aussi été, et les fonctionnaires sont pour la plupart exemplaires. Il existe un vrai problème d'omerta au sein de la police, qui nuit à la connaissance de ces affaires au plus haut niveau. Mais chacun doit reconnaître ses fautes : la police elle aussi est particulièrement agressée, au point que nous devons écrire des lois pour la protéger.
Merci en tout cas de vos réponses qui auront été pour moi très enrichissantes.
La séance est levée à 18 heures 30.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Jean-Michel Fauvergue, Mme George Pau-Langevin, Mme Cécile Rilhac, M. Jean-Louis Thiériot
Excusés. - Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Jérôme Lambert