La mission d'information procède à l'audition, ouverte à la presse, de M. Lilian Thuram, président de la Fondation Lilian Thuram, Éducation contre le racisme, de M. Lionel Gauthier, directeur, de Mme Elisabeth Caillet, philosophe, et de M. Ninian Hubert van Blijenburgh, chargé de cours à l'Université de Genève, chargé de projets au Muséum d'histoire naturelle de Genève, membres du comité scientifique de la fondation.
La séance est ouverte à 12 heures 05.
Notre mission d'information a été créée par la Conférence des présidents de l'Assemblée nationale le 3 décembre 2019. Elle a commencé ses travaux tardivement compte tenu du confinement et de la crise sanitaire, en juin 2020. Avec Mme la rapporteure, Caroline Abadie, et nos collègues, nous essayons de rattraper le temps passé afin de produire le plus rapidement possible un rapport exhaustif dressant un état des lieux des différentes formes de racisme dans notre société et proposant des pistes pour rendre la lutte contre le racisme plus effective dans toutes ses dimensions.
Certes, beaucoup de solutions ont déjà été mises en œuvre et notre mission tente de les évaluer. Nous poursuivons nos travaux avec des acteurs engagés sur le terrain ; nous avons entendu de nombreuses associations nationales de lutte contre le racisme, ainsi que des universitaires, dont Pascal Blanchard, qui a évoqué la Fondation Lilian Thuram et la notion de structuration culturelle du racisme, qu'il faut déconstruire et qui fait partie intégrante du manifeste de votre association.
Nous avons l'honneur de vous recevoir, monsieur Thuram, en tant que président de la fondation qui porte votre nom, ainsi que Mme Élisabeth Caillet, philosophe, membre du comité scientifique, M. Lionel Gauthier, directeur de la fondation et, en visioconférence, M. Ninian Hubert van Blijenburgh, chargé de cours à l'unité d'anthropologie de l'Université de Genève, chargé de projets au Muséum d'histoire naturelle de Genève et membre du comité scientifique de la fondation.
Quelles sont vos activités ? Comment voyez-vous les différentes formes de racisme dans la société, et quels moyens mettez-vous en œuvre pour les combattre ? En tant que mouvement associatif de terrain, comment adaptez-vous vos actions en fonction des contextes ? Ce sont autant de solutions que nous pourrions reproduire à l'échelle nationale.
Votre fondation plaide pour l'éducation contre le racisme. Nous entendrons le ministre de l'éducation nationale la semaine prochaine : je souhaiterais en savoir plus sur la dimension éducative de votre fondation, afin d'évoquer avec le ministre les dispositifs existants ou à créer.
Nos travaux ont débuté par l'audition d'universitaires, ce qui nous a permis de poser le cadre de la mission et de dessiner quelques angles d'attaque.
La première forme de racisme, c'est celle qui se traduit par des actes et des propos condamnés par notre code pénal, et donc très clairement identifiés par la législation. Cela devrait donner lieu à des décisions de justice. Pourtant, ce racisme n'est pas toujours dénoncé autant qu'il devrait l'être : les études de victimation le placent à un niveau élevé, mais les décisions de justice ne sont peut-être pas à la hauteur de ce qu'il représente réellement.
La deuxième forme de racisme est fondée sur les préjugés. Les universitaires l'ont souligné : nous avons tous des préjugés, sur de nombreux sujets. Il convient de combattre les préjugés racistes par l'éducation et le renforcement des liens dans notre société.
La troisième forme de racisme, qui semble la plus prégnante – je n'ai pas encore décidé comment l'appeler car les auditions se contredisent sur ce point –, se traduit par des discriminations que certains qualifient de racisme institutionnel. Ces discriminations, issues de notre système, produisent un sentiment de racisme chez ceux qui les vivent. Il est absolument indispensable que notre mission explore également ce champ.
Ce seront nos trois angles d'attaque. Votre fondation œuvre depuis plusieurs années : vous pourrez nous faire part de votre vision du racisme et de l'évolution de vos actions.
Lors de nos interventions dans les écoles ou pour le grand public, nous avons l'habitude de travailler avec une carte. Très souvent, on nous demande de la retourner (M. Thuram montre une carte du monde centrée sur l'Afrique). Mais j'explique que la Terre est ronde et qu'elle peut donc être regardée dans n'importe quel sens. Si cela perturbe le public, c'est qu'il n'a pas l'habitude de la regarder sous un autre angle. Très souvent, quand on a quelque chose sous les yeux depuis toujours, le regard est biaisé : ainsi, l'Europe est au centre de la carte que vous avez l'habitude d'observer, mais – on ne le sait pas, en général – sur cette carte, l'Europe et l'Amérique du Nord sont plus grandes que dans la réalité, alors que l'Afrique et l'Amérique du Sud sont plus petites.
C'est la même chose pour le racisme : la façon dont je perçois l'autre est liée à mon regard, qui est le fruit d'une construction, ce qu'on oublie très souvent. La fondation vise à questionner ce conditionnement – chacun de nous est le résultat d'une éducation. On ne réfléchit qu'à partir de ce qu'on connaît : il faut donc enrichir nos connaissances pour multiplier les points de vue.
Le racisme, ce ne sont que des habitudes, qui sont devenues habitudes car il y a toujours eu des lois discriminantes – le racisme est très souvent lié à une volonté politique. Il faut questionner cette volonté politique qui implique que, de génération en génération, on reproduit des schémas de domination. C'est pourquoi nous travaillons sur le sexisme et l'homophobie, en plus du racisme lié à la couleur de la peau ou à la religion. Il faut expliquer l'Histoire.
On pourrait penser que le racisme est naturel ; certains disent : « c'est normal d'avoir peur de l'autre ». Mais c'est faux, violent et dangereux ! Si nous avons peur de l'autre, il n'y a pas de société. « L'autre » qui fait peur, qui est-il et comment l'a-t-on construit ? On parle d'hommes ou de femmes, mais on a construit ces catégories en expliquant que les hommes fonctionnent d'une manière et les femmes d'une autre. C'est la même chose pour le racisme lié à la couleur de la peau : il s'agit d'une construction politique, idéologique. Quand on nous classe dans un groupe, nous avons tous tendance à l'avantager, c'est humain. La question est de savoir si on peut élargir le groupe.
J'ai découvert la fondation lors de l'organisation de l'exposition « Tous parents, tous différents » au Musée de l'Homme, exposition qui circule toujours. Cette dernière visait à déconstruire les représentations et l'idée qu'il existe différentes races humaines, « d'essence » différente. Nous tenions à souligner l'unicité des individus, tout en rappelant qu'ils font partie d'un ensemble qu'on appelle l'espèce humaine. Ils peuvent avoir une descendance commune lorsqu'ils sont de sexe différent. C'est un message essentiel. À l'époque, l'exposition a rencontré un succès absolument considérable – entre cinq et six millions de visiteurs.
Pourtant, le message semble à nouveau avoir disparu : il est rare que les cours de biologie l'abordent systématiquement. Il faut le répéter et l'enseigner à tous : chaque individu est unique et nous appartenons tous à la même communauté biologique – l'espèce humaine. Cinq à six millions de personnes, c'est bien, mais c'est l'humanité tout entière qu'il faudrait toucher.
Quand j'ai rejoint la Fondation Thuram, je travaillais au Musée de l'Homme.
Je travaillais dans ce que l'on appelle « l'éducation informelle », dont les expositions et les musées font partie, et je me passionnais pour les outils que l'on peut développer dans ce domaine. Auparavant, dans les années quatre-vingt, à l'époque où l'on a imaginé que la formation continue, également appelée éducation permanente, pouvait enrichir la formation initiale, j'avais beaucoup réfléchi aux moyens de réformer l'école. J'ai fait partie de la mission de Bertrand Schwartz, dont le rapport a abouti à la création des missions locales pour l'insertion professionnelle et sociale des jeunes.
Les problèmes sont un peu les mêmes aujourd'hui, et je crois qu'il ne faut pas démesurément parier sur l'éducation formelle – on charge l'école de tellement de choses ! –, mais plutôt développer les expériences d'éducation informelle comme celles de la fondation : bandes dessinées, émissions de télévision, expositions itinérantes. Nous avons adapté l'exposition « Tous parents, tous différents » avec l'association Les petits débrouillards, qui en tire des animations visant à permettre aux enfants de reconnaître les différences et les similitudes entre les êtres humains et à expliquer les raisons pour lesquelles on a construit l'exclusion de certains et la domination par d'autres.
Nous souhaitons multiplier ces dispositifs, qui sont très simples. Il y a deux ans, nous avons adapté les cartels d'exposition du musée Delacroix à Paris. Françoise Vergès, qui fait partie du comité scientifique de la fondation, avait commencé à le faire au Louvre, en relisant certains tableaux sous un autre angle : en regardant un Chardin, vous voyez une chocolatière, ce qui permet de raconter l'histoire du chocolat. Dans un autre tableau, des tissus ornent des meubles ou les robes sont fabriquées en cotonnade. Cela permet d'expliquer d'où vient le coton. Sans toucher à l'organisation des collections, grâce à la médiation culturelle, on peut transformer le regard et faire prendre conscience de la façon structurelle dont on regarde les choses – avec l'œil des « Beaux-Arts », définis par l'Europe des hommes blancs dominants, et non avec un regard ethnographique ou anthropologique.
C'est très intéressant, très efficace et extrêmement peu coûteux. Le ministère de la culture pourrait s'y atteler, en lien avec les acteurs du monde éducatif. J'ai longtemps essayé d'œuvrer à transformer certaines choses au sein de l'éducation nationale, mais c'est une telle machine que l'action à la marge me semble plus efficace que l'attaque frontale et l'ajout d'une nouvelle discipline. Nous pourrons y revenir car l'éducation nationale a malgré tout un rôle à jouer.
Notre mission part d'un présupposé : nous sommes attachés à l'universalisme républicain – faire fi des origines et des couleurs pour se réunir sous la bannière républicaine et ne pas reconnaître de « races ». J'emploie ce dernier mot à dessein car beaucoup de sociologues que nous avons reçus l'utilisent.
L'universalisme est en tension car il supposerait une forme d'invisibilité insupportable pour certains groupes – notamment définis par la couleur de la peau – et la non-reconnaissance de droits supposés, en compensation des siècles passés. Quel regard portez-vous sur cette montée de la racisation et sur le rôle joué par ceux qui voudraient attiser une conscience raciale révolutionnaire ? Au contact des jeunes dans les établissements scolaires, quelle est selon vous la prégnance de ce débat de société ?
Pourriez-vous détailler les différentes actions que vous menez en milieu scolaire ?
Au-delà du football, même si je pense en particulier à la récente polémique concernant M. Neymar da Silva Santos Júnior, à la fois victime et accusé, quelle est la situation du sport en matière de racisme ? La situation a-t-elle évolué depuis dix ou vingt ans ? Vous représentez un symbole dans ce milieu, où les appels à lutter contre la haine et le racisme se sont multipliés après des expériences parfois désastreuses.
Je suis toujours très surpris qu'on parle d'une racisation nouvelle de la société française, car cette racisation est très ancienne. Notre pays a connu un racisme d'État qui a duré des siècles. Qu'est-ce que le code noir ou le code de l'indigénat ? Un cadre légal qui vous octroyait plus ou moins de droits selon votre couleur de peau !
Ce qui est nouveau, c'est le questionnement : peut-on prendre en considération le fait que la société actuelle est issue de cette histoire encore très récente ? Nous n'avons pas conscience de notre propre histoire. Je suis antillais et mon grand-père est né en 1908, soixante ans après l'abolition de l'esclavage. Ma mère est née en 1947, à une époque de ségrégation et d'apartheid. Dire que les couleurs n'ont pas d'importance dans la société française, c'est nier la réalité car, tout comme l'espace public n'est pas vécu de la même façon par un homme ou une femme, il est vécu différemment selon la couleur de la peau. Si vous n'en prenez pas conscience, vous ne pouvez pas comprendre certaines revendications.
Quand des gens plaident pour plus d'égalité, on ne les comprend pas et on les accuse de racisme. Je n'ai pas entendu toutes les personnes que vous avez auditionnées, mais je suis persuadé que certaines ont pu insinuer que la société française va mal « à cause des habitants des quartiers ». Ce n'est pas nouveau ! Dans une société, à chaque fois que des victimes de discrimination demandent plus d'égalité, le premier réflexe est de ne pas les écouter. C'est humain – on ne veut pas changer ses habitudes. Souvent, c'est aussi le réflexe des institutions, qui refusent l'égalité car elle impliquerait un changement de société.
La société française est racisée et ce n'est pas une nouveauté. Si on vous arrête plus souvent pour vous contrôler, ce n'est pas un hasard. Il y a une raison, un critère précis : celui de la couleur de peau. Les personnes qui en sont victimes savent qu'elles sont vues comme étant d'une autre couleur que la couleur blanche. Si vous n'intégrez pas cela, vous rejetez systématiquement le discours dont nous parlons parce que vous avez l'impression d'être agressé. Il faut peut-être regarder les choses sous un autre angle, reconnaître que, dans notre société, on adresse toujours à certaines personnes le message qu'elles sont illégitimes, qu'elles ne sont pas tout à fait françaises.
Si vous y êtes sensible, vous voulez que cela change. Mais il faut avoir le courage et l'intelligence d'écouter, de ne pas toujours rejeter les choses. Je le répète, le racisme perdure très souvent dans une société par la volonté des institutions qui fabriquent des « nous » et des « eux ».
Vous avez évoqué Neymar. Il est assez incroyable, quand on sait combien de caméras filment un match, qu'on n'ait pour le moment aucune image de ce qui s'est passé. Mais ce cas n'est peut-être pas le plus important. Je vous l'ai dit, souvent, les choses n'avancent pas à cause du manque de bonne volonté des institutions. Avez-vous entendu ce qu'a dit le président de la fédération française de football ? Selon lui, il n'y a pas de racisme dans le football ! Je pensais que vous l'évoqueriez car ce sont les institutions, et non des individus, qui vont changer la donne. Ce sont elles qui peuvent faire de la lutte contre le racisme et de l'égalité une priorité. Elles ont le pouvoir d'éduquer les individus.
Lilian Thuram a répondu en ce qui concerne l'universalisme.
Je peux témoigner de la transformation de mon sentiment d'occupation de l'espace en tant que femme blanche à la suite des longues discussions que nous avons eues ensemble. C'est seulement maintenant, dix à douze ans après avoir commencé à y réfléchir, que je commence à saisir la différence : je vis dans une société où mon droit à circuler, à exister, à bouger, à être ce que je suis, n'est pas contesté, contrairement à ce que vivent les jeunes ou les personnes non blanches. Il est fondamental de l'intégrer.
Lorsque Lilian me parlait de son ressenti face à l'espace dans lequel il évoluait, je n'avais pas les mêmes sensations ou sentiments. On peut quelquefois les éprouver quand on vit dans des pays où les blancs sont minoritaires – j'ai connu cela, il y a très longtemps, au Japon. Mais le sentiment n'est pas totalement identique car la domination blanche est une telle évidence depuis des siècles que nous ne pourrons jamais éprouver la même chose que des gens dominés depuis si longtemps par des personnes de couleur blanche.
. Ce qu'il faut comprendre, s'agissant du racisme, quel qu'il soit, c'est la violence existentielle. Si on ne saisit pas cela, on ne saisit rien. On vous renvoie, trop souvent, à être moins.
Lorsque je jouais au foot et qu'il y avait des bruits de singe sur le terrain, j'avais la chance de comprendre ce qui se passait car cela faisait très longtemps que je réfléchissais au racisme : je n'avais aucun doute sur le fait que les auteurs de ces bruits avaient un problème, et je savais d'où il venait – c'est lié à l'histoire. Mais la plus grande violence, c'est lorsque votre coéquipier, avec qui vous partagez les vestiaires et les entraînements, vient vous mettre la main sur l'épaule à la fin du match en vous disant : « ce n'est rien, ce n'est pas grave », ou lorsque les dirigeants vous disent : « ce n'est pas grave ». C'est cela, la violence.
Vous n'avez pas d'autre choix que de vouloir que cela change, car vous savez très bien que des enfants regardent et vont être violentés. Vous savez très bien que, si rien ne change, vos enfants, vos petits-enfants vont être violentés. Le racisme, je le redis, est une violence existentielle. Personne ne doit la vivre.
Parallèlement, cela apprend aux enfants de couleur blanche qu'ils ont le droit de violenter. La domination est apprise et acquise. Je ne vais pas m'étendre sur ce sujet, mais il faut y faire attention, c'est très important.
J'ajouterai quelques éléments au sujet de l'assignation identitaire, qui est absolument terrible. Nous avons, évidemment, le même problème à Genève, comme partout dans le monde. Des enfants de couleur de peau noire, de différentes couleurs de peau, de différentes apparences, qui sont souvent nés ici, et qui sont parfois de la troisième génération – ce sont leurs grands-parents qui sont arrivés –, sont toujours renvoyés à leur pays « d'origine ». Un petit Noir est censé se sentir bien seulement quand il va en Afrique. Vous rendez-vous compte de quel genre d'absurdité il s'agit ? Les enseignants peuvent commettre beaucoup de maladresses, par exemple lorsqu'ils sortent des instruments de musique africains en disant à un petit Noir, qui peut s'appeler David : « regarde, cela vient de chez toi, ce sont tes origines ». Cela correspond parfaitement à la violence que vient d'évoquer Lilian Thuram.
Il est très important de comprendre que ce que l'on a dans la tête vient de l'extérieur : nous sommes des constructions psychosociales. Notre histoire, notre vécu, la manière dont nous avons grandi n'ont rien à voir avec notre apparence physique. Néanmoins, on continue en permanence, ou très régulièrement, à renvoyer les gens à leur origine.
Je suis aussi un immigré, même si cela se voit moins, puisque j'appartiens à la catégorie des Blancs. Il est arrivé qu'on me demande si je me sens maintenant plus suisse ou plus hollandais. Quelle absurdité ! Dois-je avoir le sentiment d'appartenir davantage à un pays qu'à un autre ? C'est une remise en question de mon histoire. Ce que j'ai vécu jeune en Hollande fait partie de mon histoire, comme ce que j'ai vécu par la suite en tant qu'adulte en Suisse. Tout cela me constitue et je refuse d'être assigné à une catégorie.
Je peux le faire parce que j'y ai beaucoup réfléchi. Mais, si on le leur demande, des jeunes vont se sentir obligés de choisir entre la France et le Maroc, par exemple. C'est une grave erreur : il faut leur apprendre à répondre que cela n'a aucune importance, qu'ils sont juste des êtres humains vivant ici et maintenant, avec la culture dans laquelle ils baignent, qui les entoure.
Je rejoins complètement ce qui a été dit : c'est une violence absolument inouïe de ne pas reconnaître que des gens nés ici sont d'ici, qu'ils appartiennent à la même communauté, si je peux utiliser ce terme – il est beaucoup trop caricatural.
Les personnes que nous avons reçues ont fait passer à peu près le même message que vous. Je ne me souviens pas d'une audition où quelqu'un aurait dit que les victimes de racisme seraient, en fin de compte, la cause du racisme. Je tiens à vous rassurer sur ce point, monsieur Thuram.
La carte que vous avez montrée m'a fait penser à un livre dans lequel Christophe Colomb n'a pas réussi à rejoindre l'Amérique latine, ce qui va certainement changer la face du monde et peut-être conduire à regarder la carte à l'envers – j'ai hâte d'avancer dans cette lecture (Sourires).
Nous recevrons la semaine prochaine Jean-Michel Blanquer – il est rare qu'un ministre soit auditionné par une mission d'information. Les champs à explorer sont immenses : la formation des enseignants, les programmes, mais aussi l'orientation des enfants. Quel est votre regard sur ces sujets ?
Vous faites un travail visant à déconstruire les préjugés, à expliquer l'histoire et à changer les points de vue dans les écoles. Nous avons reçu un ancien responsable du Mémorial de la Shoah, qui fait quelque chose de similaire. Il nous a dit que tant que nous n'avons pas abattu les discriminations, les discours sur l'antisémitisme sont difficilement audibles. On peut le comprendre : quand on est soi-même victime de racisme, on peut ne pas avoir envie d'entendre parler des autres racismes, qui sont largement reconnus – certains nous disent même qu'ils le sont trop.
Comment vous y prenez-vous pour intervenir dans les écoles, au-delà des quartiers difficiles ? Il ne faut pas stigmatiser, en effet : le racisme est partout.
. Je pense qu'il faut faire très attention. Ce n'est pas parce que vous subissez le racisme que vous n'entendez pas le discours contre l'antisémitisme ; par ailleurs, vous pouvez ne pas subir le racisme et ne pas entendre ce discours.
. Je le sais, mais on pourrait finir par croire que l'antisémitisme est lié à ceux qui subissent le racisme. Or ce n'est pas le cas : certaines personnes qui ne subissent pas le racisme sont antisémites.
M. Gauthier reçoit des demandes et nous allons dans les écoles, en France ou à l'étranger, et pas seulement dans des zones en difficulté.
Le racisme se trouve parfois dans les regards, sans que les enfants le sachent. Il faut lutter contre le sentiment d'être meilleur…
Ou moins bien.
. Oui, cela va ensemble. L'idée est d'expliquer aux enfants qu'ils ne sont pas mieux que les personnes homosexuelles, par exemple, tout en leur expliquant pourquoi ils peuvent le penser – c'est peut-être leur conditionnement, y compris religieux, qui les amène à penser d'une certaine façon. Il s'agit de questionner son conditionnement, dont on n'a, très souvent, pas conscience.
Je parle beaucoup du conditionnement religieux avec les enfants parce que je pense qu'il est très puissant. Même pour un adulte, il est très compliqué d'être libre. Lorsque vous voulez l'être, très souvent, on vous regarde bizarrement. Dans n'importe quelle société, à n'importe quel âge, lorsque vous ne voulez plus faire comme on vous a appris, on vous regarde comme un traître et, pire encore, vous pouvez éprouver, vous-même, un sentiment de trahison, parce que vous rejetez des choses qui sont présentes dans les familles depuis des siècles.
Nous faisons aussi des expositions dans les musées. Il s'agit de donner à comprendre, pour se libérer de ses préjugés. Nous en avons tous. J'essaie d'expliquer aux enfants qu'il faut sortir de la naïveté.
Ce sont des choix politiques. Le racisme est un choix de société. Certains ont tout intérêt à ce que les choses ne changent pas. Il faut dire aux jeunes filles que les garçons sont éduqués d'une certaine façon depuis des siècles. Quand on a des avantages, on veut très souvent les garder. Il faut être conscient que le changement, l'égalité, sont issus de revendications. Il est très important de comprendre le mécanisme des discriminations et du racisme. Il y a toujours des gens qui en profitent.
Pourquoi est-ce politique ? Il est très facile de réactiver des catégories – « nous » et « eux » – et de pousser à la confrontation. Le plus dangereux dans une société, c'est le discours politique. Il conduit à une façon de penser, et les gens peuvent finir par adhérer à n'importe quel type de discours.
On a toujours tendance à vouloir faire croire que ceux qui sont plus racistes, plus homophobes, plus sexistes, ce sont les pauvres, mais ils n'écrivent pas les lois.
S'agissant de l'éducation, il existe beaucoup d'initiatives et d'outils pédagogiques développés par de grandes associations. Ce qui manque peut-être, au-delà des réunions organisées de temps en temps par la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), par divers préfets ou par des missions telles que la vôtre, c'est un lieu où tous les outils pourraient être mis en commun, une sorte de cité de l'éducation contre le racisme qui dépasserait ce que font déjà le CNDP – Centre national de documentation pédagogique – et la Cité nationale de l'histoire de l'immigration – elle fait un travail formidable mais son champ n'est pas exactement celui dont nous parlons. Il s'agirait de mutualiser les différents outils, de les mettre à la disposition des enseignants, qui se plaignent souvent de ne pas en avoir.
Nous envisageons de publier, au cours des prochaines années, un manuel d'éducation à la différence. Nous pensons qu'il serait très difficile de créer une nouvelle discipline à enseigner dans les écoles : il vaut mieux travailler à la formation des enseignants, dans toutes les matières, en s'efforçant de mobiliser leur attention sur le racisme structurel dans lequel ils évoluent.
J'ai beaucoup travaillé avec un mathématicien, Denis Guedj, qui était aussi cinéaste et homme de théâtre, et qui écrivait des textes pour Libération. Il disait qu'il fallait faire comprendre que l'égalité n'est pas l'identité – ce n'est pas la même chose en mathématique. De chaque côté du signe =, il y a des choses différentes. Un professeur de mathématiques peut contribuer à cette fameuse éducation à la citoyenneté qui est un peu comme une savonnette – on ne sait pas vraiment ce que c'est, et il est très compliqué de la mettre en place.
L'idée est de faire un travail dans toutes les disciplines, en formant des formateurs, de façon obligatoire. Avec la formation continue, on touche aujourd'hui 100 ou 150 personnes parmi la totalité des enseignants de France, ce qui est absurde : on n'est pas à la bonne échelle. Lorsque j'étais au ministère de la culture, on trouvait que l'éducation artistique était formidable alors qu'elle ne concernait que 0,1 % des enfants. Le mur auquel on se heurte est celui de la quantité. Vous pourrez certainement en parler avec Jean-Michel Blanquer.
L'intervention de Lilian Thuram peut susciter un choc, et puis c'est aux professeurs de travailler dans la durée : nous ne pouvons pas le faire. Nous pouvons lancer les choses ou les faire bouger – il y a peut-être un ou deux élèves qui vont vraiment se transformer – mais il faut aussi un travail dans la durée, de longue haleine, réalisé avec modestie et sur tous les fronts à la fois. Je pense qu'il ne faut pas en privilégier un par rapport à d'autres. Il y a la formation des enseignants, les outils pédagogiques, les lieux de mutualisation et l'organisation de rencontres systématiques, plutôt que des actions ponctuelles – il faut un vrai plan. Votre mission pourrait conduire à la création d'un événement vraiment important, qui ne se limite pas à une semaine, dans l'année, contre le racisme.
Il existe déjà des lieux, comme celui qui a été créé par Jean-Marc Ayrault au sujet de l'esclavage, mais il faut probablement les réunir et faire en sorte qu'il y ait des échanges entre toutes les personnes de bonne volonté, vraiment formidables, qui œuvrent dans ce domaine. Il existe des outils pédagogiques magnifiques mais leur diffusion, leur appropriation par les enseignants et leur utilisation sont trop limitées.
Que pensez-vous du discours sur le sport intégrateur, de l'idée qu'il permet de lutter contre le racisme ? Il me semble que c'est sur ce terrain que s'exprime le plus le racisme ordinaire, qui consiste à dire, par exemple, que les Noirs courent plus vite, en sous-entendant qu'ils font moins bien d'autres choses.
Il me semble aussi, peut-être un peu naïvement, même si j'ai été enseignante, que l'école – maternelle et primaire, au moins – est un espace permettant de réunir tout le monde et de donner à chacun la même place : les enfants, en tout cas quand ils sont petits, vivent à l'école une certaine égalité ; il y a un regard assez neutre.
Je suis profondément convaincue que les pratiques artistiques – la danse, la musique ou le théâtre – sont des outils vraiment très forts pour élargir le regard, pour permettre aux personnalités de s'affirmer, tout en faisant disparaître certaines barrières complètement absurdes et fausses. Je ne sais pas s'il faut ajouter de nouvelles matières, mais je pense qu'il faudrait faire des pratiques artistiques des disciplines à part entière, pour permettre à tous nos enfants d'aller au fond de ce qu'ils ont à exprimer, de ce qu'ils ressentent, et d'aller vers l'autre plus simplement et plus normalement.
. Le sport, notamment le football, est un moyen vraiment extraordinaire de rencontre, d'échange – je ne parlerai pas d'intégration, car je ne saisis pas précisément ce terme. Quand vous faites du football, vous pouvez arriver comme vous êtes, on vous accepte et, si vous êtes bon, vous pouvez aller vraiment très loin. Il n'y a pas beaucoup de milieux comme cela.
Je suis né aux Antilles, et je suis arrivé à Paris à neuf ans. Ma mère coupait la canne à sucre aux Antilles, et elle a fait le ménage quand elle est venue ici. Avec ce type de famille, il est très compliqué d'aller vraiment très haut dans la société, mais dans le football, on peut devenir un joueur professionnel, réussir sa vie, aller travailler à l'étranger et être reconnu pour ce qu'on est. Franchement, le sport est un lieu où la méritocratie fonctionne encore.
Je comprends ce que vous avez dit, et je crois qu'il faut arrêter d'enfermer certaines personnes dans le sport. Mais je pense qu'il y a moins de racisme dans le football que dans d'autres milieux, j'en suis vraiment persuadé. Lorsque vous appartenez à une équipe, vous vivez avec les autres et vous finissez par ne plus avoir de préjugés. Quand vous êtes supporter d'une équipe dont les joueurs sont de toutes les couleurs et de toutes les religions, vous pouvez aussi évoluer. Dans un stade, il y a ceux qui sont racistes et qu'on entend, mais il y a aussi la grande majorité, qui n'est pas raciste et ne fait pas de bruit. Il faut faire très attention à l'impression qu'on peut avoir. Le racisme est beaucoup plus violent dans d'autres domaines où il n'est pas visible et où certains se pensent même non-racistes.
On pense très souvent que les racistes sont des grands méchants. Or on peut très bien tenir des propos racistes sans l'être. J'ai eu la chance d'être un peu l'élève de Françoise Héritier. J'allais parfois chez elle. Elle me disait avec sa petite voix : « monsieur Thuram, tous les jours je fais attention à ne pas avoir de préjugés racistes ». Chacun peut en avoir, sans être quelqu'un de mauvais. Il est très difficile d'y échapper. Je suis un homme : si on me dit que je tiens des propos sexistes, je peux l'entendre. Il y a un conditionnement, des biais. Il est très important de prendre conscience que nous vivons dans une société où le biais blanc est la norme. Il faut savoir d'où nous venons historiquement. Le biais masculin est aussi la norme. Il faut pousser les gens à faire attention à certaines choses.
Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit à propos de l'école primaire. On commence déjà à y apprendre la concurrence. Le classement existe, même s'il n'est plus formel comme autrefois. On continue à être noté. J'ai travaillé sur cette question durant toute ma vie professionnelle : je peux vous dire qu'on n'a pas réussi à passer à l'école des compétences, qu'on reste dans l'école de la concurrence. Vous pourrez aussi en parler avec M. Blanquer.
Les enseignants réclament des outils. Il faut mettre à leur disposition un ensemble de savoirs mobilisables sur les questions de diversité. Cela concerne toutes les disciplines, les mathématiques, la biologie, la neurobiologie, la génétique, la psychologie, la psychologie sociale ou encore la philosophie politique. Il y a aussi le langage : on enseigne des langues à l'école, on fait même un peu de linguistique parfois, mais on n'explique pas aux enfants ce que cela signifie pour notre espèce d'être capable de parler.
Comme le disait Roland Barthes, chaque mot est en lui-même un stéréotype. Il faut déconstruire régulièrement les mots et faire prendre conscience aux gens qu'ils peuvent développer spontanément des attitudes de type discriminatoire. Les mots nous enferment : les trois races, blanche, noire et jaune, existent parce que nous avons les mots pour le dire. On pourrait penser que le racisme n'existe pas dans le monde animal, parce qu'on ne peut pas y fabriquer ces catégories.
Il existe un ensemble de connaissances formelles qu'il est très important de diffuser en fabriquant un outil facile à utiliser par des enseignants de différentes disciplines. Cela pourrait contribuer à outiller les gens, à les aider à comprendre la diversité – il y a la diversité physique et culturelle ainsi que toutes les interactions sociales qui en découlent. Je ne dis pas que c'est facile mais je ne vois pas comment on pourrait faire autre chose qu'apprendre aux gens qui ils sont. C'est l'adage grec « connais-toi toi-même » Il faut en passer par là pour que les rapports entre les individus se pacifient. Ils sont très facilement enflammés par les discours dominants, cela a été dit.
Il me reste à vous remercier. Nous arrivons au terme de quatre heures d'auditions enrichissantes.
La séance est levée à 13 heures 10.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter
Réunion du jeudi 24 septembre 2020 à 12 h 05
Présents. - Mme Caroline Abadie, M. Robin Reda
Excusé. - M. Bertrand Bouyx