Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du mardi 12 janvier 2021 à 17h15

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • haine
  • journaliste
  • racisme
  • raciste

La réunion

Source

La mission d'information procède à l'audition de M. Éric Dupond-Moretti, ministre de la justice, garde des Sceaux.

La séance est ouverte à 17 heures 20.

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Mes chers collègues, nous avons l'honneur de recevoir M. le garde des Sceaux pour la dernière audition de notre mission d'information. Monsieur le ministre, nous sommes très heureux de vous entendre, après avoir reçu M. le ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, Mme la ministre déléguée chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l'égalité des chances, ainsi que de nombreux magistrats et représentants de l'administration de votre ministère. La lutte contre le racisme, qui vous tient à cœur, est l'une des priorités du ministère de la justice, et la politique pénale en constitue l'élément essentiel. Plusieurs évolutions majeures sont à l'œuvre. En novembre dernier, vous avez adressé une circulaire aux procureurs relative à la lutte contre la haine en ligne, à la suite des tragiques événements que nous avons connus. Depuis le 4 janvier, le pôle national de lutte contre la haine en ligne est opérationnel au sein du tribunal judiciaire de Paris.

Cette audition sera aussi l'occasion d'évoquer le projet de loi confortant les principes de la République, qui sera soumis à la commission spéciale la semaine prochaine, et de voir dans quelle mesure il nous aidera à mieux lutter contre les discours de haine et racistes.

Nous souhaiterions savoir si vous êtes satisfait de la justice, telle qu'elle est rendue aux victimes du racisme, de l'antisémitisme et des discriminations fondées sur l'origine ou la religion. Une politique étant toujours perfectible, quelles sont vos pistes d'amélioration et d'action à la tête de votre ministère pour mieux lutter contre ce fléau ?

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Nous avons souvent évoqué, au cours de ces derniers mois, le rôle de la justice face au racisme. Aussi sommes-nous heureux de clore nos auditions avec vous, monsieur le garde des Sceaux, pour partager le fruit de notre travail et entendre votre vision des choses. Nous souhaiterions connaître les actions que vous entendez mener pour renforcer la lutte contre le racisme qui, nous le savons, vous tient autant à cœur qu'à nous-mêmes.

Nous nous sommes efforcés de circonscrire ce vaste sujet et de proposer des solutions concrètes chapitre par chapitre. Nos auditions nous ont permis de constater que la législation actuelle, qui combat les actes et les propos racistes au travers, notamment, du code pénal et de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, est très en pointe. Les comparaisons avec le droit de plusieurs pays nous l'ont confirmé. Il n'en demeure pas moins que nous aurons toujours des progrès à accomplir. Les dispositions du projet de loi confortant les principes de la République relatives à la haine en ligne montrent que le Gouvernement ne cesse pas d'agir sur ce terrain.

Nous avons aussi consacré une grande partie de nos travaux aux discriminations, qui sont condamnées et réprimées par la législation, même s'il est parfois difficile de les prouver. Du moins cette lutte est-elle acquise.

Il y a enfin ce que certains appellent des discriminations, qui ne sont pas nécessairement voulues mais qui se traduisent par des inégalités dans notre société, qu'il s'agisse de la politique du logement, de la carte scolaire ou de tant d'autres politiques publiques menées depuis des décennies.

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éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice

Les mots que vous avez eus à mon endroit sont gratifiants, mais aussi désarçonnants, car vous avez déjà tout dit, en présentant notre arsenal législatif et les progrès que nous devons accomplir. Votre mission d'information porte sur les nouvelles formes de racisme. Je pense que la société fait évoluer la loi, plutôt que l'inverse. Ainsi avons-nous dû prendre en compte la haine en ligne, qui est une façon relativement nouvelle d'exprimer une haine à coloration antisémite et raciste. Les Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) ne sont pas responsables du contenu de ce qu'ils diffusent, en application de la directive e-commerce de 2004, date à laquelle il n'y avait pas de réseaux sociaux. Pour tenir compte des évolutions récentes, nous allons, ensemble, enrichir notre législation grâce au projet de loi qui sera bientôt soumis à votre examen.

Vous connaissez la formule de M. Casamayor, fondateur du Syndicat de la magistrature : « La justice est une erreur millénaire qui veut que l'on ait attribué à une administration le nom d'une vertu. » Les uns considèrent que la justice fonctionne merveilleusement bien, les autres insistent sur ses dysfonctionnements. Je suis satisfait de l'arsenal qui est à notre disposition pour réprimer les actes racistes et les discriminations.

S'agissant de la justice rendue aux victimes, on se heurte à l'exigence – au demeurant nécessaire – de la preuve du caractère raciste d'un agissement. Rien n'est plus compliqué que de mettre en lumière un mobile. Des chiffres récents montrent que le nombre de condamnations pour ce motif a diminué, alors que, me semble-t-il, il n'y a pas moins de propos ou d'actes racistes. Aucun garde des Sceaux ne pourra pallier la difficulté liée à la preuve. Il est tout aussi compliqué d'apporter la preuve que l'on n'est pas raciste. La Cour de cassation examine actuellement un certain nombre de dossiers très importants, dans lesquels le mobile raciste et antisémite est invoqué. Sur le plan de la législation, la France est en avance sur de nombreux pays, parfois même des États voisins, mais un certain nombre de choses doivent être améliorées.

Je voudrais concentrer mon propos sur la haine en ligne, qui est réprimée notamment par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Ce texte est considéré par l'ensemble des journalistes comme totémique : on ne peut pas y toucher. J'en ai parlé avec à peu près tout le monde : journalistes, patrons de presse, avocats spécialisés en matière de presse, syndicats. J'ai compris qu'on ne pouvait pas discuter de sa modification. La loi de 1881 réprime la haine en ligne à coloration raciste, sexiste, homophobe. Or – c'est l'évidence et c'est une injustice – les haineux du quotidien se lovent dans ce texte, qui était réservé à l'origine aux gens de presse. Les délais de la loi de 1881 sont destinés à prémunir le journaliste contre une réaction judiciaire trop rapide ; il a besoin que les choses soient pacifiées pour pouvoir s'expliquer. Bénéficiant de ce statut dérogatoire, les personnes exprimant leur haine en ligne ne sont jugées qu'au bout d'un an et demi.

Comme nous ne pouvions pas toucher à cette loi, pour les raisons que j'ai indiquées, nous avons modifié la procédure pénale pour réprimer les agissements des personnes qui ne sont pas journalistes. La définition du journaliste s'est alors posée, car on peut exercer cette profession sans être titulaire de la carte de presse. Nous avons trouvé une solution, qui a été validée par le Conseil d'État. Si la loi est votée, les petits voyous qui diffusent leurs infamies par internet à destination de leurs copains ou du monde entier pourront être présentés devant la juridiction correctionnelle en comparution immédiate, et non plus un an et demi à deux ans plus tard. C'est une modification qui, au-delà du symbole, présente une importance majeure. Je n'ai pas la prétention d'éradiquer la haine raciste mais je crois en l'exemplarité pour les jeunes. Un voyou chevronné se moque bien du caractère répressif d'un texte, car il est convaincu qu'il ne se fera jamais prendre et ne commet pas ses infractions avec un code pénal à la main, comme disait Badinter. En revanche, un gamin qui pense pouvoir raconter ses histoires en toute impunité saura que ce n'est plus possible.

J'ai demandé aux journalistes – avec qui nous avons mené un travail approfondi – de médiatiser les premières comparutions immédiates, sans toutefois dévoiler l'identité des plus jeunes prévenus. Il s'agit de marquer les esprits et de faire comprendre que ce genre d'infractions – dont on relève des centaines de déclinaisons quotidiennes – sont interdites.

Nous avons créé un pôle national, au sein du tribunal judiciaire de Paris, dédié à la haine en ligne – opérationnel depuis le 4 janvier – en complément de l'action de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (PHAROS), qui relève du ministère de l'intérieur. Des magistrats y ont été affectés pour identifier et répertorier les propos haineux, et pour engager l'action publique.

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J'ai deux questions à vous poser. La première concerne la haine en ligne. Certaines des personnes que nous avons auditionnées faisaient également de la loi de 1881 un totem, tandis que d'autres se sont montrées ouvertes à des perspectives d'évolution. On relève deux approches. Celle du Syndicat de la magistrature est opposée à toute modification de cette loi. On a le sentiment d'une perception figée des réalités, alors que les moyens de communication ne sont plus tout à fait les mêmes que ceux de 1881. Aux yeux de ces personnes, la comparution immédiate reviendrait, peu ou prou, à bafouer les droits de la défense. Mme Anne-Marie Sauteraud, ancienne présidente de la dix-septième chambre du tribunal de grande instance de Paris, a formulé ce point de vue en des termes plus mesurés. Quelles garanties seront apportées pour assurer le respect des droits de la défense dans le cadre de la comparution immédiate ? Parmi les plus réformistes, le président de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA) souhaite faire échapper les délits du discours à caractère raciste et antisémite au champ d'application de la loi du 29 juillet 1881. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Ma deuxième question a trait à la formation des magistrats, à laquelle nous vous savons attaché. L'approche française consistant à refuser de voir et de distinguer des communautés, qui traduit notre vision des droits de l'homme, paraît menacée, notamment dans le monde universitaire. Souhaitez-vous un renforcement de la formation des magistrats, afin qu'ils soient davantage sensibilisés à l'approche française, républicaine, universaliste en matière de lutte contre le racisme ?

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éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux

Les prévenus se verront offrir les garanties offertes à tous les justiciables en comparution immédiate. Ils auront naturellement droit à un avocat, qui aura la possibilité de consulter le dossier. La procédure sera simplement plus rapide. Certains droits ont été définis pour les journalistes mais profitent à des gens qui ne le sont pas. Il m'est apparu juste que ces personnes, notamment les jeunes, pour qui l'exemplarité a du sens, soient jugés rapidement. L'un des principaux griefs que l'on adresse à l'institution judiciaire est sa lenteur. Pour des jeunes, le message pédagogique n'a de sens que si la justice intervient vite. Les juger deux ans après revient à leur accorder une forme d'impunité, qu'on le veuille ou non. Deux ans après, comment sanctionner ? Les droits de la défense seront respectés au même titre que ceux de toutes les personnes qui sont jugées dans le cadre de la comparution immédiate.

La LICRA est plutôt satisfaite de cette réforme. Nous en avons aussi discuté avec les représentants des juifs de France.

Je vous dirais même qu'on ne va pas assez loin, mais qu'on ne peut pas s'engager plus avant. La réforme permettra de réprimer immédiatement les agissements des haineux du quotidien, mais non – je le déplore – ceux des haineux professionnels. Quelqu'un comme Alain Soral, par exemple, a parfaitement compris qu'il pouvait inscrire ses propos dans le régime de « responsabilité en cascade » : il ne sortira pas du cadre protecteur de la loi de 1881. À côté de cela, des milliers de journalistes méritent la protection de cette loi ; ils n'expriment pas, à quelques exceptions près, d'opinions antisémites ou racistes. Quant à M. Zemmour, qui est journaliste, et même s'il n'était pas journaliste et s'exprimait sur un plateau, ne pourrait être jugé, si le parquet le décidait, que dans le cadre de la loi de 1881, c'est-à-dire 18 mois après. Mais nous ne pouvons toucher à la loi de 1881 et vous l'avez parfaitement compris.

La formation initiale des magistrats comprend déjà une séquence consacrée à ces sujets. Dans le cadre de la formation continue, on a doublé le temps dédié à ces infractions. Il est primordial que les magistrats se spécialisent, connaissent les textes. Il n'est pas nécessaire d'appeler leur attention sur la nécessité de lutter contre le racisme – quand on veut devenir magistrat, on a déjà, au fond de soi, inscrites les valeurs républicaines – mais sur la manière d'utiliser les textes. Si ça ne suffit pas, on pourra accroître le nombre d'heures de formation – je n'y suis évidemment pas opposé.

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Un des enjeux consiste à répondre à la massification du contentieux en matière de haine en ligne. À titre d'exemple, la procureure de Vienne n'a pas les moyens suffisants pour traiter « l'affaire Mila », qui représente plusieurs dizaines de milliers d'injures et de menaces. Je crains que ce ne soit aussi le cas du nouveau parquet spécialisé. Pouvez-vous nous présenter les moyens qui lui sont attribués ?

Nous avions débattu, lors de l'examen de la proposition de loi de Laetitia Avia visant à lutter contre la haine sur internet, de la possibilité d'ordonner une interdiction de paraître. Y avez-vous pensé ? À côté de la prison et de l'amende, ce serait une peine douloureuse pour certains que de ne pouvoir s'exprimer dans les médias, ne serait-ce que quelques semaines.

J'aurais une question sur la circonstance aggravante de racisme. En droit pénal, l'élément moral – l'intention – est indispensable pour engager la responsabilité de l'auteur. À vos yeux, la circonstance aggravante de racisme, définie à l'article 132-76 du code pénal, réside-t-elle forcément dans le mobile de l'auteur de l'infraction ou peut-elle résulter de simples éléments matériels qui entourent l'infraction ?

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éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux

. Pouvez-vous s'il vous plaît préciser votre question sur la circonstance aggravante, pour que je sois sûr de bien la comprendre ?

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. Nous avons constaté, lors de nos auditions, qu'il est difficile de caractériser la circonstance aggravante. N'est-elle pas interprétée de manière trop restrictive par les juges, qui semblent se concentrer sur la recherche du mobile, alors qu'une circonstance ne devrait être précisément qu'une « circonstance » ?

Par ailleurs, le code NATINF peine à isoler la circonstance aggravante pour faits de racisme, comme l'ont relevé plusieurs institutions – la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) le signale depuis plusieurs années.

S'agissant des discriminations, depuis la loi de 2006, la possibilité existe de poursuivre des délits grâce à un nouvel élément de preuve : le testing, qui consiste, par exemple, à envoyer une dizaine de profils à une agence immobilière, qui ne retiendra pas celui issu d'une minorité ethnique. Si c'est un cas réel, on peut porter l'affaire en justice, dans la mesure où il y a un vrai dommage, mais pas s'il s'agit simplement d'un testing visant à démontrer que l'agence discrimine. Le testing n'est donc pas toujours un élément de preuve. Ne pourrait-on pas le faire évoluer, afin d'aller sur le terrain pénal ?

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éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux

L'interdiction de paraître fait partie de ce que l'on appelle les alternatives aux poursuites. Cela permet au délégué du procureur, avec l'accord de son procureur, de choisir d'infliger une sanction qui n'est pas considérée comme une peine, au lieu de poursuivre et de saisir le juge du siège. Mais l'interdiction de paraître est compliquée en matière de racisme. Qu'est-ce que cela signifie ? Si vous êtes raciste à Pontoise, vous pouvez l'être à Bobigny. De la même façon, une interdiction de paraître sur les réseaux sociaux est très compliquée à mettre en œuvre.

Il y a aussi des stages de citoyenneté. Certains jeunes sont antisémites, mais ce n'est pas un antisémitisme pensé, réfléchi et structuré, comme celui du personnage que nous citions tout à l'heure et dont on ne va pas citer une deuxième fois le nom. Comme nous le disions avec le grand rabbin, ce qui manque en réalité, c'est la reconnaissance de l'altérité. Derrière le juif, il y a d'abord un homme. Quand, à l'occasion d'un stage de citoyenneté, un gamin rencontre un juif, quelque chose peut se passer, pour peu qu'il ne soit pas obtus et qu'il n'ait pas théorisé l'antisémitisme. Les juifs de France que j'ai rencontrés sont très entreprenants sur cette question et très favorables à ce stage de citoyenneté, avec ses explications, ses visites de lieux mémoriels. Cela fait partie des alternatives aux poursuites qu'il faut développer, parce que cela permet à un certain nombre de gamins qui ne savent pas ce qu'ils disent de le réaliser. De même, la comparution immédiate permet aussi de se rendre compte que l'on a commis une infraction. Il ne faut pas perdre de vue le but initial de pédagogie judiciaire : le rappel des règles.

Vous m'avez posé des questions auxquelles vous voudriez que j'apporte une réponse générale, alors qu'il s'agit en réalité d'une succession d'affaires ou de cas individuels tous différents. Bien sûr que les effets du testing sont variables ! Il y a des années, le bâtonnier de Lille m'a appelé pour que je prenne en stage un jeune homme, qui devait être embauché par des avocats, mais ne l'avait finalement pas été. Ce garçon venait d'Afrique noire. Il avait les diplômes permettant d'être avocat en France. Pourquoi ne l'avaient-ils pas pris ? Était-ce parce qu'il était noir ou parce que l'entretien d'embauche avait laissé deviner une éventuelle incompétence ? C'est infiniment compliqué de démontrer quoi que ce soit sur le terrain probatoire ! Il faut être très circonspect dans ce domaine, parce qu'on ne peut pas condamner sans preuve, et on ne peut pas démontrer la raison cachée qui a conduit un patron à refuser d'employer telle ou telle personne et qui niera être raciste.

Le testing, c'est la même chose : il donne parfois d'excellents résultats, parfois non. C'est ce que je vous disais en préambule : la grande difficulté, c'est de démontrer. Le droit pénal, quelle que soit la matière, ne peut pas s'exonérer de cette responsabilité de démontrer. Ce sont des règles que nous avons mis des millénaires à élaborer et sur lesquelles on ne peut pas transiger, même si on est parfois frustré, parce qu'on sent les choses, qu'on les pressent, les subodore, mais qu'on ne peut pas les démontrer.

Les juges prennent aussi en considération le contexte dans lequel cela intervient – le faisceau d'indices, qui permet de caractériser parfois une démonstration de culpabilité. Mais je ne veux surtout pas aller sur le terrain d'une règle générale qui deviendrait dérogatoire à la charge de la preuve telle qu'elle incombe au ministère public. De nombreuses affaires échappent à la répression, à défaut de pouvoir apporter une preuve concrète. Je le mesure, mais je ne vois pas comment faire autrement.

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On ne devrait pas mettre dans le même sac Éric Zemmour et cette crapule de Soral, car le premier est un immense journaliste, avec lequel on peut ne pas être d'accord, au regard, en particulier, de sa position sur Pétain, et l'autre une crapule antisémite avérée et condamnée.

Je voudrais, monsieur le ministre, vous soumettre un échange qui s'est produit le week-end dernier à Strasbourg. Alors qu'un livreur demandait à un restaurateur quelles étaient ses spécialités et que ce dernier lui précisait qu'elles étaient israéliennes, le livreur a déclaré qu'il ne livrait pas aux juifs et a annulé la livraison. Voilà, dans toute sa banalité, le nouvel antisémitisme de la France en 2021 ! Cela me rappelle le concours Miss France du 19 décembre dernier. Il a suffi que Miss Provence, April Benayoum, mentionne que son père était d'origine israélienne pour susciter un tsunami de haine, que vous avez évidemment condamné, monsieur le ministre.

Des exemples de ce genre, il y en a plein ! Cela fait vingt ans que se déploie cet antisémitisme latent, violent et mortifère, qui est le quotidien des Français juifs, sur fond d'islamisme et de haine d'Israël. Je le répète depuis des années : lutter contre l'antisémitisme, c'est lutter contre l'antisionisme. La loi en vigueur laisse faire au nom d'une conception erronée et pernicieuse de la liberté d'expression. On a le droit de critiquer le gouvernement d'Israël, comme pour n'importe quel pays au monde, mais, attention, cette haine d'Israël est la même que celle qui ronge la société française dans son ensemble – la haine anti-flic, la haine anti-Blancs, la haine contre les femmes et les homosexuels. Elle bafoue, jour après jour, nos principes. Monsieur le garde des Sceaux, l'antisionisme, c'est la matrice de la haine ! Alors que l'on a commémoré les attentats de janvier 2015, rappelez-vous que les assaillants disaient vouloir venger les enfants palestiniens ! Avons-nous retenu la leçon ? Il y a eu Toulouse, aussi.

En 2019, à l'Assemblée nationale, l'adoption d'une simple résolution sur l'antisémitisme a déchiré l'assemblée et divisé la majorité. Le 24 juin dernier, cela a été la même chose avec la loi dite « Avia ». La majorité, à l'exception de quelques députés, a rejeté en masse toute une série d'amendements visant à pénaliser la négation du droit à l'existence d'Israël.

Ma question est simple : dans le projet de loi confortant le respect des principes de la République, allez-vous soutenir des amendements visant à mettre enfin hors-la-loi la haine d'Israël ? J'aimerais bien obtenir une réponse claire à ma question. Vous avez d'ailleurs été très clair concernant le boycott, ce dont je vous remercie.

Après avoir diffusé des fake news, selon lesquelles les Israéliens avaient détruit des installations médicales palestiniennes destinées aux malades de la covid, des journalistes du service public ont été rappelés à l'ordre par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Cela ne fait qu'attiser la haine d'Israël et cela m'inquiète, non pas pour les juifs, ni pour Israël, mais pour la France.

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éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux

M. Zemmour et M. Soral, je les mets dans le même « sac procédural », ce qui ne signifie pas qu'ils soient les mêmes. L'un se lâche un peu de temps de temps et a tenu des propos singuliers... L'autre est à l'antisémitisme ce que Richter est aux séismes : une référence totale, absolue, répugnante. L'un est journaliste avec une carte de presse. L'autre vient s'inscrire dans la loi de 1881, parce qu'il utilise la responsabilité en cascade – et la Suisse, soit dit en passant. Il a d'ailleurs déposé contre moi une plainte, au prétexte que j'aurais fait en sorte de modifier les textes pour qu'il soit détenu. Je ne sais pas ce qu'en fera la Cour de justice de la République…

Merci d'avoir souligné ce que nous avons fait pour le boycott et que nous sommes l'un des rares pays à avoir fait. J'ai rencontré l'ambassadeur d'Israël à Paris il y a quelques jours. On verra si l'on ira plus loin : cela relève du débat parlementaire.

Je partage malheureusement le constat d'un renforcement des communautarismes et de l'augmentation des propos et des actes racistes. Je connais le drame des familles juives, qui ont déserté certains départements et qui sont, pour certaines, retournées définitivement en Israël, parce qu'elles estimaient, à juste titre, que notre pays ne les protégeait plus ou, à tout le moins, qu'il y avait une pression insupportable dans les quartiers. Je connais tout cela par cœur.

Je connais également l'histoire de Miss Provence, à propos de laquelle, heureusement, la justice a été saisie. Cette petite s'est fait démolir. Je ne peux rien dire d'autre et seulement partager votre constat, hélas. Même s'il existe déjà beaucoup de textes, on rencontre toujours la même difficulté probatoire. À partir du moment où l'on a identifié celui qui a balancé sa haine, on tient un suspect et on peut aller de l'avant, mais cela n'est pas toujours le cas. On peut tout de même aller en chercher un certain nombre, qui n'ont pas ces précautions oratoires, qui ne sont peut-être pas les plus subtils, ni les plus aguerris ou les plus professionnels.

Madame la rapporteure, vous m'avez parlé de « l'affaire Mila » de Vienne, laquelle est désormais prise en charge à Paris, de même que celle de Miss Provence, qui est traitée par le pôle spécialisé contre la haine en ligne. Ce dernier fonctionne depuis quelques jours mais ne dispose bien évidemment pas d'une compétence exclusive. Malheureusement, étant donné le nombre d'infractions constatées, il ne serait pas possible de tout centraliser à Paris. Il y a un tel nombre d'insultes et d'injures à caractère raciste qu'il est bien difficile de tout traiter. C'est pour cela que je suis convaincu que la mise en œuvre de ces règles de procédure pénale sur la haine en ligne peut faire baisser la tension. Si l'on sait que l'on peut, du jour au lendemain, être déféré devant le tribunal correctionnel, j'espère que cela peut faire changer un peu le cours des choses.

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Je vous remercie, vous nous avez apporté des éléments très clairs, et nous nourrissons beaucoup d'espoirs concernant ce volet de la haine de la ligne. La mission travaille depuis huit mois sur le racisme, et il nous est arrivé aussi de travailler sur la laïcité. Nous partageons donc plusieurs enjeux avec le projet de loi confortant le respect des principes de la République, qui arrive en commission la semaine prochaine et nous aurons des propositions utiles émanant de notre mission.

Monsieur Habib, je suis ravie de vous voir parmi nous ! Nous avons fait pendant huit mois énormément d'auditions, au cours desquelles nous avons toujours eu à cœur de parler d'universalisme, sans traiter une haine plus qu'une autre. Aussi, je suis un peu surprise par vos propos. Pour connaître votre passion, je sais que c'est elle qui s'exprimait. Mais faire tant de reproches à notre majorité et dire qu'on ne peut pas critiquer M. Zemmour, par exemple… On peut le critiquer, d'autant qu'il a été condamné.

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J'ai dit que je ne voulais pas le mettre dans le même sac que Soral ! Ce n'est pas pareil.

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Vous faites comme vous le souhaitez, mais nous pouvons traiter de ces sujets et émettre des critiques.

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Je vous remercie, monsieur le ministre, pour toutes les réponses que vous avez déjà apportées. On compte beaucoup sur votre franc-parler. Je pense que vos gestes rejoindront vos paroles.

Depuis le terrain remonte de plus en plus le sentiment que la loi n'est pas suffisamment appliquée. Avez-vous pris des décisions fermes pour essayer de faire en sorte que les dérives racistes soient vraiment sanctionnées, y compris à un petit niveau ?

Notre législation permet-elle de prendre en charge plus systématiquement la cause aggravante de racisme, pour des délits et des crimes, sans aller jusqu'à la notion de « crime de haine » du droit anglo-saxon ?

Enfin, avez-vous pris connaissance de l'apparition d'une forme de racisme anti-Asiatiques ? Comment la traiter ? À mon sens, il ne faut pas traiter les différentes expressions du racisme différemment. Toutes les formes de racisme doivent être traitées de la même façon.

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éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux

S'agissant de l'application de la loi, dans les dernières circulaires de 2019, nous appelions l'attention des magistrats sur la nécessité de ne pas laisser filer ces infractions et leurs auteurs. Mais, comme vous le savez, il existe un certain nombre de difficultés : le nombre, l'identification, les enquêtes sur les réseaux. J'ai demandé aux magistrats d'être extrêmement vigilants.

Les circonstances aggravantes de racisme sont retenues chaque fois que l'infraction apparaît liée au racisme. S'il est avéré qu'un homicide volontaire a été perpétré parce que la victime était asiatique, noir ou juif, cela tombe sous le coup d'une aggravation des peines encourues. De ce point de vue, notre système législatif est plutôt complet.

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Il y a quelques années, lors d'un vol, un couturier a pris un coup qui l'a fait tomber et il en est mort. Lors de la déposition, les jeunes ont déclaré qu'ils avaient ciblé cet homme parce qu'il était asiatique. Or il a fallu que les avocats bataillent pendant un an pour que la circonstance aggravante soit prise en compte, alors qu'elle figure dans la déposition !

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éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux

On en revient à ce problème incontournable de la démonstration. Si un Auvergnat frappe un homme d'origine asiatique, ce n'est pas forcément parce qu'il est asiatique. Le caractère raciste de l'agression doit être démontré, sans quoi c'est du racisme à rebours. Tout est question de preuve.

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Mais les agresseurs eux-mêmes ont déclaré dans leur déposition qu'ils avaient ciblé cet homme parce qu'il était asiatique !

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éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux

J'entends bien. Mais le juge doit, par exemple, s'assurer que ces déclarations sont bien recevables. Des policiers interpellent des hommes noirs. Cela signe-t-il pour autant leur racisme ? Parfois, c'est le cas, parfois non, et c'est d'ailleurs tout le travail du procureur de révéler la vérité. On ne peut pas tomber dans une sorte de présomption irréfragable, à rebours. Ce n'est pas parce que la victime est asiatique que le crime est raciste. Ce serait du racisme à rebours, qui est l'un des pires. Les principes sont assez bien posés. Il s'agit ensuite d'une question de preuve. Est-ce que ces accusés qui viennent dire qu'ils l'ont frappé parce qu'il était asiatique disent vrai ou non ? Le travail d'appréciation appartient au juge du siège et au procureur. Il y a une démonstration probatoire à réaliser.

Quant au racisme anti-Asiatiques, j'ai presque envie de vous dire, avec une forme d'humour, qu'il n'y a pas de raison que les Asiatiques soient les seuls à échapper au racisme, bien malheureusement. Quand on a su que la crise de la covid venait de Chine, beaucoup d'Asiatiques se sont plaints du regard singulier porté sur eux. Ils étaient presque accusés d'être ceux qui avaient mis dans leur besace le virus qui allait contaminer l'Europe. Personne n'échappe au racisme, malheureusement, et il me semble indispensable de ne pas distinguer les différentes formes de racisme. Le racisme, c'est le racisme.

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Je vous remercie infiniment, monsieur le ministre, de vous être prêté à l'exercice de cette audition qui vient clore nos travaux.

La séance est levée à 18 heures 20.