Audition, ouverte à la presse, de Mme Martine Garnier, responsable du département « Numérique et mathématiques appliquées », et de M. Frédéric Precioso, responsable scientifique « Intelligence artificielle », de l'Agence nationale de la recherche (ANR).
La séance est ouverte à 12 h 10.
Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, président.
Nous recevons Mme Martine Garnier, responsable du département « Numérique et mathématiques appliquées » au sein de l'agence nationale de la recherche (ANR), accompagnée de M. Frédéric Precioso, responsable scientifique « Intelligence artificielle ».
L'agence nationale de la recherche est un établissement public à caractère administratif, placé sous la tutelle du ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation (MESRI). Nous avons souhaité organiser cette audition au regard du fort contenu technologique de la notion de souveraineté numérique. L'audition d'aujourd'hui devrait nous permettre d'aborder le rôle de l'agence en matière de soutien à la recherche dans le domaine numérique et plus particulièrement les sujets ayant trait à l'intelligence artificielle. Votre agence est en effet chargée du pilotage de la stratégie nationale « Intelligence artificielle ».
Je souhaite évoquer avec vous trois sujets. Le premier concerne votre approche de la notion de souveraineté numérique. Il s'agit d'une question rituelle lors de nos auditions qui provient de la grande diversité des définitions de cette notion. Comment définissez-vous cette notion et comment est-elle prise en compte dans vos actions de soutien à la recherche. Je voudrais que vous nous parliez des partenariats de l'ANR avec les autres acteurs de la recherche française dans le domaine des technologies numériques.
Ma deuxième question porte sur la stratégie nationale de recherche en Intelligence artificielle qui prend appui sur le rapport de M. Cédric Villani de 2018 et a conduit à la mise en place en France de quatre instituts interdisciplinaires d'Intelligence artificielle, dits instituts 3IA. J'aimerais faire avec vous un bilan de la mise en œuvre de cette stratégie et du rôle de l'ANR en son sein. La crise sanitaire a-t-elle ralenti cette dynamique ? Aurons-nous besoin d'un nouveau coup d'accélérateur ? Je voudrais aussi savoir comment nous nous positionnons sur ce sujet par rapport aux autres pays européens et vous entendre sur les usages de l'Intelligence artificielle, notamment dans l'industrie.
Pour conclure, je souhaite aborder un sujet qui vous concerne fortement, celui de la formation. Aucune recherche efficace n'est possible sans formation adaptée et sans attractivité. De ce point de vue, comment jugez-vous notre système de formation ? La recherche est-elle suffisamment attractive pour les talents dans des domaines où les rémunérations dans le secteur privé sont parfois beaucoup plus importantes que dans la recherche publique ? Je pense notamment aux grands acteurs type géants du Web (GAFAM).
Enfin, comment faire pour que nous restions dans la course en termes d'innovation ?
L'agence nationale de la recherche est un établissement public à caractère administratif placé sous la tutelle du ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. Le rôle de l'agence est de mettre en œuvre le financement de la recherche sur projets pour les opérateurs publics, qu'il s'agisse d'opérations entre eux ou avec des entreprises.
L'ANR a été créée en 2005 pour promouvoir la recherche sur projets, mais aussi pour stimuler l'innovation en favorisant l'émergence de projets collaboratifs pluridisciplinaires et en encourageant les collaborations entre public et privé. Son rôle est également de renforcer le positionnement de la recherche française aux niveaux européen et mondial. Les missions de l'agence, définies dans le décret du 1er août 2006 et révisées le 24 mars 2014, sont les suivantes :
– financer et promouvoir le développement des recherches fondamentale et finalisée, l'innovation technique et le transfert de technologies ainsi que les partenariats entre le secteur public et le secteur privé ;
– mettre en œuvre la programmation arrêtée par le ministre chargé de la recherche qui recueille l'avis des ministres exerçant la tutelle d'organismes de recherche ou d'établissements publics d'enseignement supérieur ;
– gérer de grands programmes d'investissement de l'État dans le champ de l'enseignement supérieur et de la recherche et suivre leur mise en œuvre ;
– renforcer les coopérations scientifiques aux plans européen et international en articulant sa programmation avec des initiatives européennes et internationales ;
– analyser l'évolution de l'offre de recherche et mesurer l'impact des financements alloués par l'agence sur la production scientifique nationale.
Ainsi, l'action de l'ANR vise à soutenir l'excellence de la recherche française à des degrés variés de maturité technologique, à soutenir la recherche fondamentale, à encourager les partenariats scientifiques académiques et public-privé et à favoriser des coopérations européennes et internationales.
L'ANR propose pour cela des appels à projets compétitifs et met en œuvre des processus de sélection rigoureux basés sur l'évaluation par les pairs. Ces processus respectent les principes internationaux en la matière : impartialité, équité de traitement, confidentialité, déontologie, intégrité scientifique et transparence.
Le plan d'action et la feuille de route programmatique de l'ANR définissent, pour une année budgétaire donnée, les principales actions de l'agence et les priorités de recherche. Ils détaillent les appels à projets et les instruments disponibles, offrant une vue d'ensemble de l'offre de financement de l'agence. Le plan d'action de l'ANR permet d'exprimer les efforts de recherche menés par la France pour accompagner notre société face aux grands enjeux auxquels elle est confrontée, en lien avec les défis sociétaux, les nouvelles missions et les partenariats pour le nouveau programme-cadre Horizon Europe, mais aussi les mégatendances de l'organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou les objectifs de développement durable des Nations unies. Ce plan favorise ainsi la lisibilité des efforts de financement public de la recherche vers les citoyens, la promotion de la culture scientifique et permet un suivi quantifié de l'action de l'État.
Depuis 2010, l'agence est également opérateur de l'État pour la gestion des programmes d'investissements d'avenir – les PIA 1, 2, 3 et maintenant 4 – dans le champ de l'enseignement supérieur et de la recherche. L'agence assure à ce titre la mise en œuvre des appels à projets, l'organisation de la sélection, de la contractualisation, du financement, du suivi, de l'évaluation de l'impact du projet et des actions du programme qui relèvent de ce champ. Chaque programme des investissements d'avenir fait l'objet d'une convention entre l'État et l'ANR qui définit notamment les objectifs et la gouvernance.
Le fait majeur de l'année 2020 demeure bien entendu la crise sanitaire de la covid‑19 qui a conduit l'agence à s'adapter pour assurer complètement ses missions, finaliser l'ensemble des appels à projets programmés et réduire au maximum l'impact de la situation sanitaire sur l'activité de recherche de la communauté scientifique française.
Des actions spécifiques importantes liées à la covid‑19 ont été prises, en particulier des mesures d'urgence mises en place dès le début de l'année 2020. Sans les détailler complètement car elles sont nombreuses, dès le début de l'épidémie, en articulation avec notre ministère de tutelle et avec le réseau REsearch and ACTion targeting emerging infectious diseases (REACTing), l'ANR a décidé d'accompagner l'effort national de recherche pour endiguer l'épidémie, avec un certain nombre d'appels à projets dédiés à la crise sanitaire et au soutien aux recherches.
La crise sanitaire a considérablement modifié le fonctionnement de l'agence et des laboratoires. L'ensemble des personnels de l'agence, mis en télétravail, se sont totalement mobilisés pour assurer la continuité de la mise en œuvre du plan d'action 2020. Cette mobilisation a conduit à adopter, dès l'annonce du premier confinement, des mesures exceptionnelles pour minimiser l'impact de la crise sanitaire sur l'activité des laboratoires et les processus de sélection. Nous avons fait évoluer le calendrier des appels, prolongé systématiquement de six mois les projets, reporté la tenue des comités d'évaluation qui se sont finalement tenus en septembre en format à distance. Nous avons, pour un conventionnement plus rapide, annoncé les résultats au fil de l'eau et nous avons décalé l'ouverture de l'appel à projets générique, le grand appel annuel de l'ANR, ainsi que l'ANR Tour.
Depuis le début de la crise, l'agence n'a pas raisonné en termes d'évolution organisationnelle mais plutôt en termes de capacité d'adaptation avec une mise en mode « projets » et le lancement d'actions spécifiques en cas de besoin. L'ANR a montré sa capacité à répondre aux grands enjeux sociétaux avec différents appels : le Flash Covid-19, la recherche-action Covid-19, l'appel Résilience. L'ANR a également mobilisé ses compétences en développant de nouveaux partenariats financiers pour ces appels avec différents opérateurs publics, des fondations, des régions dont la région Grand Est et d'autres établissements publics. L'ANR a ainsi démontré son agilité pour assurer complètement ses missions en matière thérapeutique, notamment avec les mesures d'urgence et les actions scientifiques spécifiques.
En dehors de la crise sanitaire, l'actualité 2020 de l'agence a été portée par l'élaboration du prochain contrat d'objectifs et de performance 2020-2025 qui fait suite à celui de 2016-2019 et à l'évaluation du Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres). La signature avec la tutelle est prévue le 26 avril.
La loi de programmation de la recherche promulguée le 24 décembre 2020 et le plan de relance renforceront considérablement les moyens de l'ANR dès 2021.
La programmation prévue au départ a-t-elle été modifiée ? Comment rattrapez-vous l'éventuel retard provoqué par la crise ?
L'ANR a réagi très rapidement et redéfini un calendrier de façon à ne pas impacter le cycle annuel de son appel générique et de son plan d'action de façon générale. Cette adaptation a permis de conserver et de suivre le plan d'action tel qu'il était prévu.
Où en sommes-nous sur l'Intelligence artificielle par rapport au rapport de M. Cédric Villani de 2018 ?
L'Intelligence artificielle est un enjeu majeur dont Frédéric Precioso est le responsable scientifique à l'ANR, aussi bien en ce qui concerne les grands programmes d'investissement de l'État que sur les autres actions menées au titre du budget d'intervention.
Le programme des instituts 3IA est financé sur le PIA3. En avril 2019, un jury international a sélectionné quatre sites candidats à être labellisés « institut 3IA ». Ces établissements se sont immédiatement mis au travail puisque, en septembre 2019, les quatre instituts 3IA étaient constitués et fonctionnaient. Il faut souligner que, du fait de la complexité de ces nouveaux instruments et de la diversité des consortiums impliqués, le conventionnement a été finalisé avec l'État en juillet 2020 ce qui n'a pas empêché les quatre instituts de fonctionner dès septembre 2019.
Nous arrivons à mi-parcours et, comme prévu dans le programme initial, les quatre instituts produiront à l'automne 2021 un document de synthèse de leurs deux premières années d'activité. À la rentrée 2022, le même jury international se réunira pour évaluer les réalisations accomplies et ce, malgré la crise.
Le budget actuellement alloué aux quatre instituts se monte environ à 75 millions d'euros et une dotation supplémentaire pourra être accordée si le jury international considère que les objectifs ont été atteints.
Je tiens à signaler que l'État et les différents organismes décideurs ont assoupli quelque peu certaines règles de constitution des 3IA du fait de la crise sanitaire et de la difficulté économique pour certains partenaires qui s'étaient initialement engagés. La crise modifie surtout les calendriers d'objectifs chiffrés mais n'impacte pas l'ampleur des 3IA. Les conséquences concernent par exemple l'exigence d'avoir atteint 33 % du budget financé par des industriels avec tel pourcentage d'apport en cash…
Les instituts 3IA sont financés à 33 % par l'État, à 33 % par des partenariats industriels et à 33 % par les établissements publics engagés et éventuellement les collectivités territoriales.
L'ANR, accompagnée de la mission IA constituée de l'institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) comme coordonnateur et de représentants du MESRI, est allée rendre visite physiquement à deux sites en septembre, entre deux périodes de confinement, puis virtuellement pour les deux derniers sites du fait de la deuxième phase de confinement. Nous avons pu constater les avancées réalisées malgré la crise, souvent même au-delà de ce qui était attendu. Le constat est donc très positif. En particulier, l'installation des instituts dans leur écosystème et le lancement de nombreux projets collaboratifs entre les établissements académiques et les partenaires privés sont effectifs.
Un des grands volets des 3IA est leur contribution à la formation. Vous mentionniez le rapport de M. Cédric Villani qui prévoyait, parmi ses objectifs, de doubler d'ici quatre ans le nombre de diplômés en IA. Les instituts 3IA se sont mis à l'œuvre et, en particulier, un certain nombre de formations continues, en direction des partenaires industriels, sont déjà en place et actives. Du point de vue de la formation, les objectifs sont donc en passe d'être atteints.
Un autre objectif lors de la création des 3IA était de construire des hubs du maillage français en IA et que ces sites phares soient visibles à l'international et au niveau européen. C'est déjà le cas puisque, lors de l'appel à projets européen de 2020 pour la création de quatre centres d'excellence européens en IA, chacun des 3IA fait partie de l'un de ces quatre centres. Ils ont donc été immédiatement reconnus et sont bien visibles.
Notons que le modèle français a essaimé au niveau européen puisque, à la suite de la création des 3IA en France, l'Allemagne par exemple a créé cinq centres de machine learning ce qui couvre une partie de l'IA. Des discussions sont en cours avec l'Italie : nous avons rencontré en 2019 les instances du ministère italien de la recherche et ils mènent des réflexions pour créer quelques grands centres en IA selon le modèle français.
Plus largement, il existe d'autres structures financées dans des programmes nationaux, comme des chaires IA, et des programmes doctoraux. Les instituts 3IA s'appuient en effet, selon les instituts, sur une collectivité d'une trentaine ou d'une quarantaine de chaires d'excellence en IA. En plus de ces quatre grands centres, l'État a souhaité mailler plus précisément le territoire en finançant des chaires en IA. Ces chaires se construisent autour d'une personnalité et de son équipe. L'État finance également un programme de contrats doctoraux en IA. Sur 29 programmes doctoraux proposés, 22 ont été retenus qui maillent le territoire. Sur 170 candidatures en chaire IA, 43 ont été retenues, là aussi de façon à mailler le territoire. Le réseau des sites en IA se met donc en place et des actions des 3IA envers un certain nombre de thèses dans leur territoire commencent déjà. Le maillage voulu dans le rapport de M. Cédric Villani est donc en cours de réalisation, de façon efficace.
Le fait d'avoir lancé ces actions permet-il une attractivité forte dans le domaine ? Cela permet-il d'attirer les talents plutôt que de les voir partir dans le privé ?
Une des actions immédiates des 3IA, qui perdure pendant leurs deux premières années d'existence, est l'attractivité à l'international, puisque chacun des quatre sites 3IA a réussi à attirer sur certains de ses postes des chercheurs internationaux. Nous avons donc fait revenir des gens des États-Unis ou d'autres pays européens. C'est un vrai succès, aussi bien en ce qui concerne la visibilité que le fait d'attirer des talents extérieurs.
Un certain nombre de talents vont toujours vers l'industrie, vers les grands acteurs des technologies en IA comme les GAFAM, mais pas seulement. Nombre des 43 chaires IA citées précédemment sont détachées, pour partie voire totalement, chez des industriels français tels que Safran, Valeo ou Criteo, donc nourrissent le tissu industriel français dans ce domaine.
En ce qui concerne l'aspect recherche, cette perméabilité entre le monde académique et le monde industriel n'est pas forcément négative et peut même être positive, puisque la plupart de ces collègues continuent à garder des liens forts avec leurs anciennes institutions académiques ou y restent à temps partiel. Ils continuent donc d'établir des collaborations de projets de recherche entre leur nouvelle entreprise et leur ancien employeur académique. Du point de vue de l'activité de recherche, retirer les trois cadres d'une équipe de recherche pour qu'ils aillent dans l'industrie oblige évidemment le reste de l'équipe à se réorganiser. Le coût est certes non nul pour l'établissement, mais cela ne coupe pas les liens. Pour la formation, c'est en revanche particulièrement impactant puisque ces collègues n'enseignent plus ou seulement très peu. Toutefois, les chaires IA hors institut ainsi que les chaires IA dans les instituts ont un volet d'enseignement associé à la chaire. Les titulaires de la chaire doivent enseigner ce qui signifie que toutes les chaires d'excellence dans les 3IA ou hors 3IA qui n'étaient pas enseignants-chercheurs auparavant contribueront à la force d'enseignement.
Nous sommes très loin de pouvoir couvrir les besoins : la demande est forte puisque ce domaine attire énormément, que le milieu industriel est très intéressé par monter en compétences sur ces thématiques. L'objectif du rapport de M. Cédric Villani de doubler le nombre de diplômés en IA, tous publics confondus, à trois ou quatre ans est compliqué à atteindre sans l'accompagner de vraies créations de postes, d'un vrai soutien par des postes d'enseignants dans ces thématiques. Nous manquons cruellement d'enseignants-chercheurs en informatique et en mathématiques appliquées pour soutenir la demande très importante, croissante, sur la thématique de l'IA.
Je parle de l'IA parce que je suis à mi-temps responsable de l'IA à l'ANR mais j'effectue mon autre mi-temps comme professeur à l'université de Côte d'Azur. J'enseigne, je mène des projets de recherche, j'encadre des étudiants et je vois le besoin accru de recrutement d'enseignants. Je pense que mes remarques sont aussi valables pour le futur plan quantique en cours de mise en place.
Toutes ces grandes stratégies sont très positives et contribuent à la souveraineté nationale mais il faut, si nous voulons construire et renforcer un domaine scientifique, aussi bien pour le milieu industriel que pour le milieu académique, l'accompagner du soutien d'enseignants-chercheurs pour que des enseignants soient présents devant les étudiants.
Dans les stratégies d'accélération, que ce soit sur la cybersécurité ou les technologies quantiques, le pilotage « programme et équipements prioritaires de recherche » (PEPR) contient un volet économique, un volet recherche, mais également un volet formation puisqu'il est indispensable que ce volet formation soit développé et soit totalement partie prenante de ces stratégies d'accélération.
Je signale aussi que, dans la formation aux compétences numériques, l'une des quatre stratégies d'accélération porte sur « Enseignement et numérique ». Le centre national de la recherche scientifique (CNRS), l'Inria et l'université d'Aix-Marseille (AMU) ont été désignés comme pilote de ce programme prioritaire de recherche avec une dotation de 77 millions d'euros.
L'ANR sera également opérateur d'un appel à manifestation d'intérêt sur des démonstrateurs numériques dans l'enseignement supérieur. Afin de soutenir cette transformation numérique, l'État a décidé d'accompagner un ensemble d'établissements représentatifs de la diversité de l'enseignement supérieur français dans toutes ses dimensions. Il s'agit d'expérimenter toutes les dimensions de la transformation numérique en vraie grandeur, dans une nouvelle approche globale. Cela concerne la transformation des cursus, les questions d'équipements, les questions de formation des enseignants et des étudiants, le renforcement des équipes d'appui et d'accompagnement des enseignants, la mise à disposition de ressources pédagogiques, de plateformes, d'outils ainsi que la politique de vie étudiante, l'amélioration des usages, la réussite des étudiants, le bien-être des enseignants… L'objectif de cet appel à manifestation d'intérêt est d'identifier et d'accompagner un certain nombre d'établissements d'enseignement supérieur qui seront prêts à devenir les démonstrateurs et les pilotes de cette transformation.
Le processus est lancé depuis deux ans maintenant. Pensez-vous avoir identifié les angles morts de ce processus ou pensez-vous qu'il couvre bien, comme prévu au départ, la totalité du champ visé ? Faut-il procéder à des adaptations, au-delà des points dont vous avez parlé sur la formation ?
Nous avons beaucoup parlé de l'enseignement supérieur mais il est important de couvrir l'ensemble de la chaîne en termes d'éducation et de formation. Même si nous sortons un peu du domaine de compétences de l'ANR, nous pouvons signaler que l'organisation des enseignements de la voie générale du lycée s'est profondément transformée récemment avec l'introduction des sciences du numérique et technologies (SNT) en classe de seconde.
Ce tronc commun permet de donner à l'ensemble des élèves des voies générale et technologique une introduction au monde numérique. L'objectif est vraiment important. Il s'agit de donner les clés et les principales composantes du numérique et de la technologie pour comprendre les enjeux fondamentaux et les problématiques actuelles. Nous revenons ainsi au thème de la souveraineté numérique. Je pense qu'elle passe aussi par la compréhension par les jeunes générations des enjeux du numérique et de leur identité numérique.
Parmi les thèmes abordés, beaucoup sont liés à ces questions de souveraineté numérique. Les ressources proposées dans Class'Code abordent Internet, le web, les réseaux sociaux, les données structurées et leur traitement, des questions de localisation, de cartographie et de mobilité. Une nécessaire sensibilisation est effectuée en mettant l'accent sur la dépendance de l'utilisateur à ces systèmes souvent assez opaques et hors du contrôle de l'utilisateur.
Cet enseignement se poursuit en première et terminale, sous le nom « Numérique et science informatique ». Les élèves doivent choisir trois spécialités parmi les douze offertes et cet enseignement propose aux lycéens de leur expliquer ce qu'il se passe dans leur smartphone, dans leur ordinateur, comment les données sont codées, transmises.
Il est important d'expliquer aux jeunes, dès le lycée, ces grands domaines du traitement et de la représentation des données, des algorithmes et langages de programmation, des machines, des systèmes d'exploitation. La mise en place de cet enseignement permettra aussi, je pense, de nourrir le vivier des étudiants de demain, avec de meilleures clés peut-être.
Le réseau créé par les quatre 3IA et le maillage des chaires IA hors institut couvrent assez bien non seulement le territoire mais aussi les thématiques. Les actions ciblées du type cybersécurité ou IA quantique qui feront partie du plan quantique viendront renforcer et densifier ce maillage. Il peut évidemment être intéressant d'avoir des appels vers d'autres chaires, de poursuivre cet effort, mais l'idée initiale est bien en train de se mettre en place et la diversité des activités de recherche sur le territoire français fait que nous parvenons à n'oublier aucun domaine. Nous discutons de ces questions au sein de l'ANR, lorsque l'État nous interroge sur nos idées quant aux différents soutiens que nous pourrions apporter, par exemple de l'IA vers les autres sciences, vers les sciences humaines et sociales…
L'idée initiale ne demande qu'à s'ancrer profondément dans le territoire et la dynamique créée autour des 3IA fait que certains sites qui n'avaient pas été sélectionnés ou même n'avaient pas concouru pour l'appel 3IA ont créé des instituts ou des centres de recherche en IA. Je pense au Sorbonne center for artificial intelligence (SCAI) par exemple autour de la Sorbonne à Paris, à l'institut DATAIA à Saclay, à un centre d'IA près de Strasbourg dans le plan IA Grand Est. Des intentions ont été annoncées autour de Marseille : le projet a pris un peu de retard à cause du covid mais un centre d'IA s'installera à Marseille. Bordeaux suit le même chemin. La volonté de l'État de lancer ce maillage en France essaime et fonctionne. Nous pouvons faire confiance à la communauté scientifique française pour s'organiser de façon à continuer dans ce sens. Je suis assez serein sur le fait qu'il n'existe pas particulièrement de zone d'ombre et qu'il soit éventuellement facile de combler les zones d'ombre qui pourraient apparaître dans les années à venir par des appels ciblés comme l'ANR a l'habitude de le faire de façon très efficace.
Autant pour les chaires que pour les instituts, ce sont des programmes prévus pour quatre ans. Il sera utile de décider et d'annoncer relativement rapidement la prolongation de ces structures. Elles engagent beaucoup de partenaires industriels qui ont des objectifs et des visions à plus long terme que quatre ans. Nous sommes déjà à mi-parcours. Les partenaires industriels des sites 3IA souhaitent voir plus loin qu'à deux ans et il est important, lors de la construction d'un tel maillage, d'envoyer des signaux sur la pérennisation de cette structuration.
Je parle du plan IA qui est de mon ressort, mais il en sera de même pour le plan quantique. Il faut avoir une vision à moyen et long terme pour stabiliser les structures que nous avons fait émerger et accompagner leur pérennisation par une pérennisation du soutien.
Votre optimisme me rassure et je prends volontiers l'idée de donner une visibilité à moyen et long terme, aussi bien sur l'IA que le quantique.
Au-delà de l'IA et du quantique, devons-nous investir d'autres sujets pour préparer notre souveraineté de demain ? Voyez-vous émerger d'autres domaines sur lesquels nous devons tout de suite nous pencher pour ne pas prendre de retard ? Nous avons un peu la fâcheuse habitude de prendre du retard et, ensuite, de « cavaler derrière le char ».
Vous nous avez au début demandé notre vision de la notion de souveraineté numérique. En considérant de façon assez classique qu'il s'agit de la capacité d'un État à asseoir sa stratégie économique et industrielle, à protéger ses citoyens et sa population, à préserver son modèle social et ses valeurs par la maîtrise des technologies clés, la maîtrise des flux de données, des réseaux et des infrastructures critiques, nous avons à traiter le grand sujet de l'Intelligence artificielle mais aussi les technologies quantiques liées aussi aux notions de cybersécurité. L'ANR contribue par la diversité de ses actions de soutien au renforcement de l'écosystème et c'est vraiment là le point clé. Cet écosystème est essentiel à la souveraineté numérique.
Le plan d'action de l'ANR est structuré en quatre composantes :
– la composante recherche et innovation ;
– la composante d'actions spécifiques, telles que des défis, dont le challenge en cybersécurité ;
– la composante de la construction de l'espace européen de la recherche et l'attractivité internationale de la France ;
– la composante de l'impact économique de la recherche et de la compétitivité avec des instruments tels que des structures réunissant un laboratoire et une entreprise ou des chaires industrielles ou, en partenariat avec l'agence de l'innovation de défense, des programmes tels que le dispositif d'accompagnement spécifique des travaux de recherche et d'innovation de défense (ASTRID) et ASTRID maturation.
Les enjeux de la cybersécurité sont essentiels pour renforcer notre souveraineté numérique. L'enjeu est double au plan national : conserver notre liberté d'appréciation, de décision et d'action en cas de cyberattaque et préserver nos domaines de souveraineté traditionnels. Cela passe par le développement d'une filière industrielle nationale ou européenne forte, compétitive dans le domaine des produits et services de cybersécurité, mais aussi par une recherche d'excellence pour préparer les futurs outils. L'anticipation est également essentielle dans la souveraineté numérique.
La cybersécurité a été identifiée comme une priorité claire du PIA 4, avec un certain nombre d'initiatives et notamment la stratégie d'accélération en cours de lancement. L'objectif de cette stratégie d'accélération est, en structurant cette filière, d'atteindre un chiffre d'affaires de 25 milliards d'euros d'ici 2025 et de doubler le nombre d'emplois.
Un PEPR est également prévu dans le PIA 4 pour un montant de 65 millions d'euros. Il permettra de financer des actions pour une période de six ans. L'enjeu est de renforcer la coordination des actions de recherche et d'innovation, d'éviter tout risque de travail « en silos ». Il ne s'agit pas d'éparpiller les moyens mais de les concentrer pour développer de nouveaux outils de cybersécurité sur toute la chaîne, c'est-à-dire aussi bien sur les aspects hardware que software, en mathématiques mais aussi en sciences humaines et sociales. Il s'agit de faire travailler l'ensemble des acteurs provenant de disciplines différentes sur des plateformes technologiques, en étroite collaboration avec les acteurs industriels et étatiques pour garantir la performance et la pertinence des outils développés.
Depuis 2006, l'ANR soutient de plus la recherche en cybersécurité de façon très interdisciplinaire par son budget d'intervention avec un programme dédié « Concepts, systèmes et outils pour la sécurité globale ». En 2014, une réorganisation du programme en cohérence avec la stratégie nationale de la recherche a pris en considération un ensemble de problèmes sociétaux avec le défi « Liberté et sécurité de l'Europe, de ses citoyens et résidents ». Les défis sociétaux ont maintenant été abandonnés dans la programmation ANR au profit d'une recherche plus exploratoire.
Dans notre appel à projets générique, l'axe « Sécurité globale, cybersécurité » demeure, avec une notion très régalienne de la sécurité. Les projets doivent se positionner par rapport à des thèmes tels que la liberté et la citoyenneté dans le cyberespace, la sécurisation des systèmes d'information, la lutte contre le cyberterrorisme. Cela sous-entend de mobiliser des domaines de recherche en lien avec la protection de dispositifs et des systèmes d'information, les réseaux physiques, les équipements et les objets. Le spectre sur lequel se positionnent les projets déposés au titre de cet axe est très large. Entre 2005 et 2020, nous avons financé dans le domaine de la cybersécurité une centaine de projets ayant un technology readiness level (TRL) compris entre 1 et 4 pour un montant de 55 millions d'euros environ, hors PIA.
Nous finançons des projets sur le budget d'intervention. En 2020, le budget d'intervention de l'ANR s'est monté à 781 millions d'euros, dont 620 millions d'euros dédiés aux quatre composantes du plan d'action que j'ai présentées précédemment et 471 millions d'euros pour le grand appel à projets générique constitué de 50 axes thématiques. Au titre de l'année 2020, l'ANR a financé sur l'ensemble du plan d'action 1712 projets soit une progression de 122 projets et une croissance budgétaire de 55 millions d'euros. Nous avons financé dans l'appel générique 1229 projets sur l'ensemble du spectre thématique de l'ANR. L'ANR est une agence généraliste, mais elle ne finance pas la recherche sur le spatial et la lutte contre le cancer.
Comment nous positionnons-nous, à l'échelle européenne, par rapport à nos concurrents géostratégiques, Américains d'un côté, Chinois de l'autre, Russes ? Ce que nous mettons en place nous permettra-t-il de rester dans la course ou même d'être leaders ? Sommes-nous en train de nous faire distancer sur certains sujets ?
L'Europe est très active sur cette question de souveraineté européenne, en particulier autour du numérique et de l'IA. Elle se positionne comme une troisième voie par rapport à la Chine et aux États-Unis, avec une autre approche de la préservation de la confidentialité des données, de la vie privée. De ce point de vue, je pense que c'est une très bonne stratégie pour ne pas être en retard. En IA, en dehors de la Chine et des États-Unis, le Canada est un très bon concurrent qui se positionne sur les mêmes valeurs que l'Europe.
L'Europe met en place des infrastructures pour rester dans la course sur l'IA mais aussi sur la donnée, avec en particulier le projet Gaïa-X qui est une très importante action collective pour le partage des données au niveau européen et les supercalculateurs qui permettront de traiter ces données. En France, le supercalculateur Jean Zay opéré par le grand équipement national de calcul intensif (GENCI) est le deuxième supercalculateur en Europe.
Le choix de l'Europe est tout à fait pertinent pour se positionner sur un autre axe que la Chine et les États-Unis, ce qui nous permet de préserver la population européenne de certaines nuisances et certains défauts de ces technologies et, en même temps, de nous prémunir contre les concurrents qui ne joueraient pas le jeu. J'ai par exemple été membre du comité d'analyse des développements des dispositifs médicaux et de santé intégrant des technologies en IA, parmi les trente experts qui participaient à la création de règles de régulation et d'évaluation de ces dispositifs. C'est une façon de rester dans la course et de garantir que ce qui sera mis au service de nos concitoyens est conforme aux valeurs de l'Europe. Cette voie prise par l'Europe pour rester dans la course me paraît donc très efficace.
Lorsque vous voulez un système de reconnaissance faciale, vous pouvez refuser un modèle, si l'accord des millions de personnes utilisées pour construire le modèle ne vous est pas fourni avec le système, ce qui vous met à l'abri de solutions qui n'ont pas forcément respecté les valeurs que nous souhaitons défendre en Europe. De la même façon, dans le domaine médical, pouvoir refuser un système qui prédit la présence d'une maladie sans avoir obtenu l'accord des patients dont les données ont été utilisées pour construire l'algorithme, aussi pertinent soit-il, est une façon de se prémunir en Europe. C'est la voie choisie, en s'appuyant sur le Règlement général de protection des données (RGPD) pour mettre des régulations très strictes qui nous prémunissent dans la course et dans le type d'approche, dans les comportements d'utilisation de ces technologies.
Ne craignez-vous pas que l'usage dans d'autres pays fasse tache d'huile et que nous importions ces systèmes, malgré ces barrières de protection ?
Les axes sur lesquels il faut être vigilant sont justement ceux qui ouvriraient des brèches dans cette stratégie. Par exemple, d'importantes avancées sont actuellement faites dans le domaine du traitement du langage et de l'analyse du langage naturel. De nouvelles solutions sont proposées chaque semaine, en particulier aux États-Unis. Le modèle qui est l'état de l'art actuel se trouve aux États-Unis et il est tellement conséquent qu'il est impossible de l'exporter. Il ne peut pas être téléchargé comme un logiciel pour être utilisé en France, car il nécessite tellement de ressources que la seule façon de l'utiliser est d'exporter les documents dans l'entreprise américaine qui a développé le système pour les faire traduire ou analyser. Nous voyons donc tout de suite qu'un problème de souveraineté numérique européenne se pose.
Il faut que la France et l'Europe investissent cette thématique, puisque, sans autre solution que ce modèle, celui-ci deviendra l'unique solution pour analyser des documents ou les traduire dans des dizaines de langues. Microsoft a passé un contrat voici deux mois pour que ce logiciel soit le logiciel de traduction intégré à la panoplie de logiciels Microsoft. Cela signifie que, lorsque vous traduisez un document dans votre logiciel Microsoft préféré, il sera envoyé à l'entreprise américaine et la traduction vous sera renvoyée.
Cette régulation et cette approche basées sur des valeurs de protection des données et de protection du citoyen doivent être étudiées attentivement. Nous devons lancer des programmes ou des actions pour soutenir la recherche, dès qu'une avancée a lieu dans un pays qui ne partage pas ces valeurs sur le traitement de la donnée, afin pouvoir proposer des alternatives crédibles.
C'est la stratégie européenne et elle me semble bonne.
L'Europe a des partenaires pour renforcer cette approche, comme le Canada déjà cité. Nous avons aussi des accords de collaboration avec le Japon, justement parce que nous partageons un certain nombre de valeurs, telles que le développement du lien de confiance en respectant la vie privée.
Pensez-vous que cette vision est partagée par l'intégralité de la communauté, c'est-à-dire à la fois les scientifiques, les politiques, les dirigeants d'entreprise ? Est-ce partagé par tous les pays au sein de l'Europe ? Existe-t-il des personnes qui ne veulent pas de ces valeurs ou qui réclament plus de pragmatisme ?
Les valeurs sont partagées, mais il faut être attentif à ne pas laisser des brèches s'ouvrir, en soutenant et en proposant des alternatives. Si la France et l'Europe ne sont pas capables d'avancées sur des solutions de traitement de la langue, il sera compliqué d'imposer aux industriels européens de ne pas recourir à une solution et donc peut-être de réduire leur compétitivité par rapport à la concurrence internationale.
Pour que l'ensemble de l'écosystème s'y retrouve, il faut un soutien qui arrive actuellement de l'Europe avec un cadre législatif indispensable en cours de mise en place. La Commission européenne a dévoilé sa proposition de Règlement sur la gouvernance européenne des données, le Data Governance Act. Ce texte garantit la confiance en donnant un cadre juridique européen au partage des données, mais doit aussi proposer une véritable base technologique, avec l'objectif d'encourager la circulation des données entre entreprises. Il faut que les entreprises et administrations publiques puissent avoir accès à un maximum de données.
L'initiative franco-allemande Gaïa-X est devenue un projet de cloud européen, mais il faut aussi un cadre législatif pour l'ensemble de la chaîne. Le Data Governance Act sera renforcé par le Digital Services Act et le Digital Market Act.
Vous aviez évoqué lors des échanges qui ont précédé cette audition la question de la féminisation. Ce problème est une vraie question pour nos législateurs et législatrices, dans le numérique et plus généralement dans le monde de la recherche, le monde académique et le monde industriel.
L'État et le ministère agissent et c'est donc un sujet dont l'État s'empare. Un très bon rapport de mars 2020 est présent sur le site du MESRI : il fait un état des lieux tout à fait réaliste et pertinent de la situation, sans langue de bois.
Mme Martine Garnier décrivait les actions faites dès le secondaire et parfois même plus tôt pour former les plus jeunes au numérique, pour leur donner le contrôle, la compréhension et la maîtrise du domaine. Dans ces filières toutes récentes, les chiffres de la féminisation sont déjà catastrophiques en seconde, première et terminale puisque 0,9 % de filles s'inscrivent dans ces domaines.
C'est une problématique internationale et c'est une préoccupation européenne dans les échanges que nous avons avec nos partenaires européens. Cela influera aussi sur les contributions de ces domaines technologiques, puisque, si vous excluez la moitié de la population de ces domaines, cela l'exclura aussi des produits et services qui émergeront.
Je partage avec vous ce constat. En quoi est-ce du domaine législatif ? Faut-il que nous fassions comme pour la parité en politique ou dans les grandes entreprises ? Il s'agit d'un problème qui vient de la formation et il faut que nous ayons des politiques publiques de très long terme pour expliquer aux jeunes filles qu'elles ont la même capacité que les jeunes garçons à faire les mêmes études.
Expliquer aux jeunes filles n'est pas la bonne stratégie. Les études menées sur cette question montrent que recruter une enseignante dans une filière dans laquelle les filles ne s'inscrivaient pas fait augmenter considérablement le pourcentage de filles qui s'inscrivent dans cette filière. C'est l'effet d'exemple. Il faut travailler sur l'équilibrage des populations dans ces métiers, afin que des femmes servent d'exemple. Si vous êtes étudiante et que vous n'avez aucune professeure ou très peu de femmes dans les nouvelles filières créées pour la nouvelle agrégation d'informatique qui apparaîtra en 2022, les jeunes filles ne s'inscriront pas.
En ce qui concerne la recherche, le CNRS a, comme le ministère, publié un rapport qui est aussi très intéressant. Si une femme a moins de chances d'être promue dans sa carrière, la carrière est moins attractive. Lorsque des doctorantes finissent leur thèse et voient la place faite aux femmes au sein des laboratoires, elles préfèrent aller dans d'autres domaines où elles ont l'impression qu'elles auront une plus grande facilité à s'épanouir.
Le CNRS et en particulier l'institut des sciences de l'information et de leurs interactions (INS2I), qui concerne directement les sciences du numérique, a une page dédiée sur laquelle il indique l'index d'avantage masculin, c'est-à-dire une mesure de l'avantage qu'apporte le fait d'être un homme ou une femme dans la promotion de carrière. Cette métrique est intéressante à suivre. Les chiffres de 2020 montrent que l'index d'avantage masculin est de 1,33. Un homme a donc 33 % de chances de plus d'être promu qu'une femme. Il existe de telles métriques dont il faut s'emparer pour se donner des objectifs et améliorer la situation.
L'ANR a mis en place un plan d'action « Égalité 2020-2023 », qui formalise un certain nombre d'engagements. D'après l'analyse réalisée sur la période 2015-2020, dont le titre est Le genre dans les projets ANR, les projets sont portés en grande majorité – 70 % – par des hommes et, en mathématiques et sciences du numérique, le pourcentage de femmes tombe à environ 17 %, ce qui montre à quel point le chemin à parcourir est encore long. En mathématiques et sciences du numérique, les femmes sont vraiment beaucoup moins nombreuses, avec une représentation à moins de 20 %.
Nous avons mis en œuvre plusieurs actions, dont la recherche systématique de parité dans les comités d'évaluation scientifique, la formation des présidents et présidentes de comité. Nous avons aussi introduit le curriculum vitae narratif qui permet de renseigner les interruptions de carrière. Cette année, sur les dix comités d'évaluation opérés par le département « Mathématiques et numérique », cinq sont présidés par des femmes. La parité est donc totale.
Je suis preneur des différents éléments chiffrés dont vous disposez car nous aurons une séquence sur la formation et l'égalité. Si vous voulez bien y contribuer en dehors de l'audition d'aujourd'hui, nous en prendrons connaissance avec plaisir.
Bien sûr et nous avons à l'ANR une référente « Genre » qui participe notamment aux projets européens Gender-Net et Gender-SMART. Elle pourra vous donner des éléments complémentaires.
Je termine sur nos partenariats technologiques avec les États membres avec une coopération très importante qui comporte un volet souveraineté numérique : la coopération franco-allemande. À l'issue du sixième forum de la coopération franco-allemande en recherche en juin 2018, nos deux ministères ont signé une déclaration d'intentions commune dont l'un des objectifs est « la recherche et l'innovation au service de la souveraineté technologique dans un monde numérique ». Dans ce cadre, deux appels bilatéraux ont été lancés par les deux ministères. Ils sont opérés par l'ANR en France, par l'agence VDI/VDE-IT (association des ingénieurs et fédération des industries de l'électrotechnique, de l'électronique et de l'ingénierie de l'information) et par l'agence spatiale DLR (Deustches Zentrum für Luft- und Raumfahrt) en Allemagne. Le premier, lancé en 2019, porte sur la cybersécurité et l'autre, en Intelligence artificielle, est piloté par Frédéric Precioso.
L'appel conjoint sur la cybersécurité avait pour thème les technologies protectrices des données personnelles. Huit projets ont été retenus et financés pour un montant de trois millions d'euros pour les participants français. Cet appel réunit, de part et d'autre, une structure académique et une entreprise. Les partenaires sont donc systématiquement un académique et une entreprise français, un académique et une entreprise allemands.
L'appel en intelligence artificielle a lieu au titre de la déclaration d'intentions conjointe sur la création des réseaux de recherche et d'innovation en intelligence artificielle. Il visait à encourager les collaborations de recherche franco-allemandes, notamment dans les domaines applicatifs suivants : les transports et la mobilité, la logistique et les services, l'énergie et en particulier l'énergie renouvelable, l'environnement, les ressources, les technologies d'industrie et de production, la santé, la robotique.
L'appel portait sur deux types de projets. Le premier type est constitué de projets à quatre ans qui unissent deux établissements d'enseignement supérieur et de recherche, l'un en Allemagne et l'autre en France, pour renforcer la collaboration franco-allemande en matière de recherche en IA. Le deuxième type concerne des projets regroupant des partenaires industriels et académiques, français et allemands, pour la recherche et le développement dans des secteurs applicatifs cités précédemment.
Il faut souligner que ce dernier appel a suscité une très forte participation. 152 projets ont été déposés et, sur les 145 propositions éligibles, 21 ont pu être financées pour un montant global de 12 millions d'euros. Nous voyons donc le dynamisme de cette coopération franco-allemande. Une seconde édition de l'appel est en cours de discussion entre les deux ministères.
Il est important de souligner que les chiffres sur l'égalité entre femmes et hommes sont disponibles sur le site de l'INS2I, parce que cet institut s'est emparé de cette problématique, ce qui n'est pas le cas de tous les établissements de recherche en France. J'ai pu me référer à ces chiffres parce qu'ils les affichent et il faut le voir comme un effort louable plutôt que comme une critique.
La séance est levée à 13 h 30.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne »
Réunion du jeudi 15 avril à douze heures 10
Présents. – MM. Philippe Latombe, Jean-Luc Warsmann