COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES
Jeudi 9 juillet 2020
Présidence de Mme Sabine Thillaye, Présidente de la Commission, et de Mme Françoise Dumas, présidente de la commission de la défense et des forces armées
La séance est ouverte à 14 h 35.
Monsieur Breton, en tant que commissaire européen chargé du marché intérieur, vos attributions incluent l'industrie de défense et l'espace. Vous êtes notamment responsable de la mise en œuvre et du contrôle du fonds européen de défense (FEDef), et êtes appelé, selon votre lettre de mission, à « vous concentrer sur la création d'un marché européen des équipements de défense ouvert et compétitif » ainsi qu'à « améliorer le lien crucial entre l'espace, la défense et la sécurité ».
La crise du covid-19 a souligné le besoin d'Europe, de souveraineté européenne et de solidarité. Ce qui a été vrai pour lutter contre la crise sanitaire l'est encore plus face à la crise économique. Vous avez évoqué le besoin de résilience et d'autonomie, termes bien choisis face aux menaces qui pèsent sur de grands groupes de la base industrielle et technologique de défense (BITD), notamment sur les entreprises duales du secteur aéronautique – comme Airbus – leurs équipementiers et l'ensemble de la supply chain.
Les négociations sur le plan de relance et le cadre financier pluriannuel européens s'inscrivent dans ce contexte et témoignent d'une prise de conscience de nos interdépendances. Le plan de relance découle d'une volonté partagée de la France et de l'Allemagne de rendre l'Europe plus forte et plus souveraine.
Benjamin Griveaux et Jean-Louis Thiériot rendront les conclusions de leur mission sur le rôle de l'industrie de défense dans la politique de relance avant fin juillet. Une partie de leurs analyses sera sans doute consacrée à la nécessaire prise en compte du cadre européen.
La ministre des armées, Florence Parly, a exposé les grands axes de la politique de défense européenne lors de son audition le 7 juillet : défendre le montant du FEDef ; développer les financements européens pour les acquisitions d'équipements de défense ; réguler davantage le marché intérieur pour favoriser les projets européens sans dépendance extérieure ; lever les freins à l'exportation pour les capacités développées entre pays européens.
Nous attendons votre appréciation sur ce qui a été fait, l'efficacité des instruments existants, vos objectifs et les obstacles que vous pouvez rencontrer. Comme les débats sur le montant du FEDdef le prouvent, tous les États n'ont pas les mêmes priorités. Si la diplomatie parlementaire peut contribuer à bâtir un consensus, nous sommes prêts à vous aider.
Ces dernières années, les initiatives se sont multipliées afin de concrétiser l'Europe de la défense, ou la défense de l'Europe : programme de développement industriel dans le domaine de la défense, FEDef, coopération structurée permanente. Ces initiatives visant à soutenir financièrement la BITD mais également à encourager la coopération entre les entreprises européennes du secteur de la défense sont bienvenues dans un environnement sécuritaire dégradé. Toutefois, leur portée est encore incertaine, notamment celle du FEDef. Annoncé à 11,4 milliards d'euros en 2018, il semble se réduire à mesure que les négociations sur le cadre financier pluriannuel se prolongent. Pouvez-vous nous rassurer sur ce montant ?
Les conséquences de la pandémie sur les entreprises clés de la BITD européenne, notamment celles de la filière aéronautique, pourraient être plus graves encore si les États membres, leurs principaux clients, diminuaient leurs budgets de défense. Une ouverture du plan de relance aux entreprises du secteur de la défense est-elle envisagée afin de garantir leurs capacités de production et d'innovation ?
Serait-il possible ou souhaitable de s'inspirer de la Defense Advanced Research Projects Agency américaine pour créer une structure européenne capable de financer l'innovation par la prise de capital et le partage de risques avec des partenaires privés ?
Madame Parly s'est exprimée également au sein de la sous-commission sécurité et défense du Parlement européen. Ces échanges croisés vont dans le sens d'une coopération plus importante entre États membres. Je me réjouis qu'à travers le FEDef la défense soit désormais une compétence de la Commission.
La crise est loin d'être terminée. Il est temps cependant de s'interroger sur ses conséquences et de repenser la position de l'Europe dans le monde, à un moment où les tensions géopolitiques, notamment entre Chine et États-Unis, vont croissant. Dans ce contexte, l'ère d'une Europe conciliante, naïve, est révolue. Il faut conserver la vertu traditionnelle du soft power, qui a fait notre force, mais nous devons aussi nous équiper d'un arsenal de hard power afin que l'Europe puisse défendre sa vision du monde et ses propres intérêts.
L'autonomie stratégique de l'Union ne se décrète pas, elle se bâtit. Si nos alliances historiques demeurent, notamment avec les États-Unis, il s'agit d'affirmer l'Europe comme un partenaire autonome sur l'échiquier géostratégique mondial.
Grâce au FEDef, l'Europe disposera des technologies nécessaires pour assurer son autonomie stratégique et réduire ses dépendances. Il favorisera un travail mutualisé entre États membres. Chacun des 27 États membres a une relation à la défense ancrée dans son histoire, qu'il convient de respecter. La défense est l'affaire des États. Cependant, une coordination accrue est nécessaire. Nous veillons ainsi à impliquer un nombre important de pays dans les décisions relatives aux achats d'équipements, afin d'encourager le développement des industries de défense en leur sein.
Ces dix dernières années, l'Europe a réduit son investissement de défense, alors que tous les autres pays l'ont augmenté significativement – États-Unis, Inde, Russie, Chine, Arabie Saoudite. Cette tendance doit être inversée rapidement. L'Europe compte également une trop grande diversité d'équipements de défense, souvent pas assez interopérables. Le renforcement de l'interopérabilité est l'un des objets du FEDef.
Le FEDef sera opérationnel à partir du 1er janvier 2021, mais nous avons commencé à travailler sur une préfiguration. Ainsi, la Commission a alloué le 15 juin 205 millions pour le développement de seize projets d'armements. C'est une première dans notre histoire. Avec l'effet de levier, qui est d'un à cinq ou sept, ces projets sont susceptibles de générer jusqu'à 2 milliards d'investissements.
Les projets retenus relèvent de quatre grandes catégories. La première, celle des drones, rassemble des entreprises issues de quinze pays. L'enjeu est de développer une stratégie autour de l'Eurodrone, ainsi que plusieurs projets : drone furtif et tactique, essaims de drones, technologies anti-collusion pour l'insertion de drones militaires dans l'espace aérien ou encore solutions de « edge computing » permettant une agrégation des données des drones et son insertion dans les champs de bataille.
La deuxième catégorie est celle des technologies spatiales. L'Europe est le deuxième continent spatial, loin devant la Chine, l'Inde ou le Japon. Nous financerons des récepteurs de positionnement par satellites d' encryption militaire utilisant Galileo – système de géolocalisation le plus avancé au monde en matière de positionnement. Nous financerons aussi des capteurs optiques militaires pour petits satellites ainsi que des solutions de big data pour la surveillance par satellites.
Sur la dimension terrestre, les projets retenus portent sur des missiles de haute précision Beyond Line Of Sight de portée moyenne, ainsi que sur des plates-formes du futur terrestres et maritimes.
Enfin, nous financerons des technologies de surveillance et de détection des menaces cyber, un réseau crypté tactique et militaire et une solution européenne de commandement et de contrôle de pointe pour la conduite des opérations militaires.
Au total, 440 entités ont répondu à cet appel à candidatures. Nous en avons retenu 220, dont 40 % de PME. Tous les grands acteurs européens de la défense sont également présents. Vingt-quatre États membres participent à cette première phase. De plus, neuf des seize projets retenus sont des projets de la coopération structurée permanente (PESCO) : aucun de ces projets n'avait encore démarré, alors qu'ils correspondaient à des besoins exprimés par les armées elles-mêmes. Au total, vingt-cinq entreprises françaises sont impliquées dans quatorze projets sur seize. Cela montre la vivacité et la pertinence de notre tissu industriel.
La proposition initiale de la Commission était de doter le FEDef de 13 milliards d'euros sur la période 2021-2027. À mon arrivée, la proposition était de 8 ou 9 milliards. Cette question est à la main des États membres et du Parlement. Si vous avez de bonnes relations avec des parlementaires européens, c'est le moment de les mobiliser.
L'autonomie stratégique européenne est un sujet majeur. J'y travaille avec Josep Borrell, haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.
Le deuxième élément de cette stratégie a trait à nos dépendances économiques. Les équilibres du multilatéralisme sont remis en cause. Nous sommes passés de « tensions commerciales » entre les États-Unis et la Chine à une « guerre commerciale » puis à une « guerre froide ». L'Europe doit gagner en autonomie stratégique et ne pas être le terrain d'affrontement entre ces deux continents.
Nous devons nous affirmer en utilisant mieux notre premier atout : le marché intérieur. Tout le monde est le bienvenu sur ce marché, mais nos règles doivent être respectées. Plusieurs entreprises étrangères bénéficiaient d'aides d'État déloyales, faussant de facto la concurrence et l'équité. Margrethe Vestager et moi avons revu ces positions à travers un livre blanc. Si une entreprise perçoit des subventions susceptibles de fausser la concurrence, elle ne pourra entrer sur le marché intérieur. Si une entreprise dispose d'aides d'État pour racheter une entreprise européenne, ce rachat ne sera pas accepté en vertu du principe d'équité, a fortiori pour les entreprises importantes en matière de souveraineté. De plus, les appels d'offres publics seront davantage contrôlés. Ce changement de paradigme est l'un des outils de notre hard power.
Des menaces pèsent par ailleurs de plus en plus sur nos sociétés et nos démocraties, notamment en matière de désinformation et sur le plan cyber. Nous travaillons sur un cadre législatif, le Digital Services Act, dont la finalisation est prévue pour fin 2020. Une consultation a été ouverte jusqu'à mi-septembre. L'objectif est de renforcer les obligations, les restrictions et les mesures coercitives appliquées aux plates-formes. Je travaille également sur une stratégie de cybersécurité renouvelée pour l'Europe. Plusieurs cyberattaques ont été perpétrées durant la crise, y compris contre des hôpitaux. Des réponses graduées et proportionnées doivent être mobilisées pour y faire face.
L'ère de la naïveté est terminée. L'adoption par l'ensemble des États membres de la toolbox sur la sécurité de la 5G constitue une avancée majeure. Elle contient des critères stricts, explicites, pour définir les fournisseurs d'équipements à hauts risques. Nous accueillons tout le monde, mais il faut répondre à nos exigences en matière de sécurité des réseaux. Dans le cas contraire, chacun doit prendre ses responsabilités : États membres, opérateurs de télécommunication, clients. Tous les opérateurs de télécommunication soumettent désormais le choix de leur fournisseur à leur conseil d'administration. Cela est d'autant plus important qu'à l'aune du règlement général sur la protection des données (RGPD), la responsabilité personnelle des administrateurs peut être appelée en cas de faille de sécurité. La toolbox fournit tous les outils nécessaires pour qu'opérateurs et administrateurs fassent les bons choix.
La souveraineté technologique est également une priorité. De grands projets sont en cours, notamment celui du cloud européen Gaia-X. Nous travaillons sur la reconstruction d'une filière industrielle européenne de microprocesseurs ainsi que sur des projets d'autonomie stratégique relatifs aux batteries hydrogènes et aux matières premières critiques comme les terres rares. S'agissant de l'espace, nous tenons une position de leader en matière de navigation avec Galileo, et d'observation et de surveillance avec Copernicus. Je souhaite ajouter une troisième composante dans la couverture opérationnelle de l'intégrité informationnelle du continent européen, en avançant à 2024 le lancement des satellites de nouvelle génération prévu en 2027, et en réfléchissant à la connectivité à travers un système alliant des satellites géostationnaires et une constellation Low Earth Orbit et équipé de technologies d' encryption quantique. Ce projet est essentiel pour garantir la sécurité de nos communications gouvernementales et militaires et lutter contre les intrusions individuelles ou étatiques.
Tous ces projets bénéficieront du fonds européen de relance. Nous disposons aussi d'une fenêtre stratégique permettant un investissement complémentaire dans des opérations visant à conforter l'autonomie et la souveraineté du continent européen. Cette enveloppe peut monter jusqu'à 150 milliards d'investissements publics-privés.
Dès lors que notre souveraineté et notre sécurité communes sont en jeu et que des instruments de coordination existent au sein de l'Union, ils doivent s'accompagner d'une stratégie et d'une gouvernance opérationnelle. Comme l'a déploré le président du Bundestag, Wolfgang Schäuble, le covid-19 a montré l'insuffisance de la coordination des États européens. Les outils, bien qu'abondants, étaient trop dispersés pour être mobilisés dès le début de la crise. Certains leviers d'action n'ont pas été employés, comme la clause de solidarité entre États membres. Comment assurer une meilleure articulation entre la prise de décision et l'opérationnel en temps de crise ?
Nous pouvons aussi nous interroger sur la gouvernance opérationnelle de l'Union dans le domaine de l'espace et sur la nécessité de clarifier les responsabilités au sein des différentes instances.
Cet enjeu de gouvernance concerne aussi la cybersécurité et la protection de nos actifs stratégiques, via la mise en œuvre du règlement de l'Union sur le filtrage des investissements européens adopté en 2019.
Le monde d'après la crise ne sera pas celui d'avant. Toute crise signifie restructuration d'entreprises et consolidation d'un secteur. Cela peut impliquer des fusions et la création de champions européens susceptibles de porter haut l'excellence de nos industries de défense. Or une telle création se heurte au droit de la concurrence. Nous ressentons une grande inquiétude à la lumière de l'expérience de la fusion Alstom-Siemens. Pouvons-nous espérer des évolutions de ce droit pour la création de champions nationaux, à travers la modification de certains critères juridiques notamment celui de « marché pertinent » ? Ce dernier critère est en effet européen. Or la réflexion devrait porter, en tout cas pour l'industrie de défense, sur le marché mondial.
L'entreprise de télécommunication Nokia a annoncé un plan social dans sa filiale française Alcatel-Lucent et entend délocaliser de plus en plus d'activités hors de l'Union européenne. Comment la Commission compte-t-elle se saisir de ce dossier qui se traduit par 402 suppressions d'emplois à Lannion et plus de 800 en région parisienne et qui met à mal l'affirmation d'une souveraineté européenne dans un domaine stratégique ?
En 2019, les États de la zone euro avaient dépensé 2 330 milliards pour la défense depuis la création de la zone, dont 720 milliards pour la France et 560 milliards pour l'Allemagne. Si l'Union rachetait la totalité de cette dette, notre pays verrait son endettement diminuer d'un tiers. Une forme de mutualisation de l'endettement des pays de la zone euro fait-elle partie des sujets discutés – alors que l'OTAN se trouve dans une situation difficile ?
La France et l'Allemagne ont renforcé leur cadre légal et réglementaire encadrant les investissements directs étrangers, pour la protection des actifs stratégiques. À l'échelle européenne, il n'existe pas de cadre global de filtrage des investissements, seulement une invitation à coopérer et à mobiliser des dispositifs nationaux dans le cadre du règlement 2019/452. Or la moitié seulement des États membres en sont pourvus. Ce règlement doit-il être revu à l'aune de la crise ? Constatez-vous déjà des risques de prédation économique en Europe ?
Je souhaite également vous interroger sur l'harmonisation de la fiscalité des entreprises en Europe. M. Bruno Le Maire a annoncé une diminution des impôts de production, trois fois plus élevés en France qu'en Allemagne. Il reste fort à faire, notamment en matière d'impôt sur les sociétés, comme le montrent les concurrences néerlandaise, irlandaise voire britannique. Le président du Parlement européen, M. David Sassoli, a appelé de ses vœux une réforme fiscale européenne. Comment comptez-vous mener ce combat, condition de la pérennité de notre BITD ? Aborderez-vous ce sujet à la conférence sur l'avenir de l'Europe ?
Je voudrais citer trois exemples de difficultés à mener à terme des accords commerciaux et de coopération dans les industries de défense.
Le premier concerne les accords de Schwerin signés entre la France et l'Allemagne en 2002 impliquant une séparation des technologies de satellites d'observation. Les images optiques devaient être fabriquées par les satellites français Helios, et échangées contre des images radars proposées par les satellites allemands SAR-Lupe. Or il semblerait que l'Allemagne ait pris la décision de commander pour 400 millions d'euros de satellites optiques à un constructeur allemand au mépris de ces accords.
La France a ouvert une entreprise de fabrication Airbus Helicopters à proximité de Bucarest. En contrepartie, la Roumanie devait commander des hélicoptères. En définitive, elle aurait plutôt passé commande auprès des États-Unis. Les Américains tentent de prendre le maximum de marchés au détriment d'accords signés entre pays européens.
Enfin, le projet de drone moyenne altitude, longue endurance (MALE) européen semble dans l'impasse, la France souhaitant un drone léger pouvant servir en opération extérieure, l'Allemagne un drone plus lourd pour surveiller ses frontières.
Quelle est la finalité de l'Europe de la défense ? Pour qu'elle parvienne à ses fins, ne faut-il pas davantage développer une diplomatie européenne, sachant qu'une armée n'est qu'un outil au service d'une diplomatie et que les grandes ambitions affichées sont souvent réduites à néant du fait des égoïsmes étatiques ou d'intérêts divergents ?
Nous travaillons avec Josep Borrell au développement d'une culture stratégique de sécurité et d'une gouvernance associée. Nous assistons systématiquement aux réunions des ministres de la défense, pour une meilleure coordination des prises de décision en situation critique. La défense est l'affaire des États, mais nous tâchons d'améliorer la coordination et avons beaucoup progressé. Plusieurs projets sont à l'étude, notamment la création d'un conseil européen de sécurité évoquée par le Président de la République. Nous essayons de développer un intérêt commun, une affectio societatis. Chaque État aura intérêt à mutualiser les produits, services et applications développés à partir du FEDef car chacun y aura participé. Certains pays disposent historiquement de capacités industrielles de défense de qualité, les autres se sentaient un peu exclus. L'idée est de les associer davantage.
Je m'efforce également de réaligner la gouvernance opérationnelle européenne entre l' European Space Agency, l' European Global Navigation Satellite Systems Agency et les agences nationales – comme, en France, le Centre national d'études spatiales (CNES). La politique spatiale s'appuie sur trois piliers. Le premier est la souveraineté, notamment numérique, à travers la surveillance assurée par Copernicus, la géolocalisation et la connectivité. Le deuxième pilier est l'exploration, notamment de systèmes solaires : par l'envoi de sondes sur des lunes de Jupiter ou de Saturne et sur des comètes et le projet de détecteur d'ondes gravitationnelles Laser Interferometer Space Antenna (LISA), nous contribuons au progrès scientifique de l'humanité. Le troisième pilier a trait aux lanceurs, sur lesquels l'Europe dispose d'un véritable savoir-faire, notamment à travers Ariane 6.
Les règles de concurrence sont en cours d'évolution, conformément à la lettre de mission de Mme Vestager. Plutôt que de « champions », je préfère parler d'entreprises leaders. Nous aurons de grands groupes leaders sur le marché intérieur et sur le marché mondial, chacun devant entraîner un vaste écosystème de PME, sous-traitants, centres de recherche, etc. La notion de marché pertinent devra effectivement être revue en fonction de l'évolution des entreprises et des marchés, notamment dans le monde du numérique.
Madame Karamanli, les chiffres que vous donnez sont tirés d'un rapport que j'avais commis en 2016. Ma proposition était de mutualiser les dettes de défense. Nous n'en sommes pas encore là, mais le fonds européen de relance a introduit la mutualisation des dettes. L'on distingue souvent en Europe les États frugaux, au Nord, et les États du Sud, plus dépensiers. Mais les premiers n'ont dépensé que 1 000 milliards d'euros pour la défense du continent et les autres, 2 000 milliards.
Concernant Nokia, le commissaire que je suis n'a pas de commentaire à faire sur les politiques nationales. L'absence d'ingérence fait partie de mes obligations. Afin d'accompagner les États membres dans leurs plans de relance, nous veillerons, avec Nicolas Schmit, commissaire à l'emploi et aux droits sociaux, à préserver les compétences critiques.
La protection des actifs stratégiques est un sujet important. De nombreuses entreprises étant fragilisées, nous pouvons assister à des phénomènes de prédation économique sur certains actifs stratégiques. Au-delà des aspects légaux, je me suis battu pour que nous ayons la capacité financière d'intervenir pour aider les entreprises potentiellement visées. Le montant de cette fenêtre stratégique peut monter jusqu'à 150 milliards d'euros d'investissements. Des interventions directes de la Commission ou des États pourraient être envisagées dans ce cadre.
L'unanimité est requise pour décider une harmonisation de la fiscalité. Nous étudions la possibilité de faire passer cette décision à la majorité qualifiée, mais ce changement même nécessite un vote unanime. Pour l'instant, nous nous focalisons sur l'adoption en Conseil européen du plan de relance et du budget de l'Union. Tous les projets d'amélioration de la gouvernance seront ensuite mis sur la table. Cela sera certainement l'un des sujets de la conférence sur l'avenir de l'Europe.
Monsieur Chassaigne, vous voulez plus d'Europe, plus de défense, et plus d'efficacité. Chaque pays définit sa stratégie en matière de capacités spatiales et militaires. Certaines décisions peuvent nous heurter, notamment si elles portent sur des choix d'équipements non-européens. C'est précisément ce que l'on veut éviter avec le fonds de défense. J'ai demandé à nos équipes d'identifier dans chaque pays les entreprises susceptibles de s'engager dans ce domaine. Si chacun contribue à l'une des composantes du système de protection de notre continent, cela nous aidera.
Le drone MALE est un projet emblématique de la coopération européenne, impliquant la France, l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie, financé à hauteur de 100 millions. Nous avons identifié dans le cadre du FEDef des projets susceptibles de le faire avancer : un cinquième des projets du fonds ainsi que plusieurs PESCO ont été mobilisés là-dessus.
La souveraineté stratégique de la France suppose la mise en commun des efforts opérationnels et industriels des États membres au service d'une ambition partagée pour l'Europe. Une répartition duale et sectorielle mettant à contribution tous les États membres est à ce titre nécessaire. Il s'agirait de répartir sur l'ensemble du territoire européen chaque secteur de l'armement en deux grands pôles gérés de manière déconcentrée et concurrente par deux États. Cette vision s'appuie sur une conception inédite des principes de régulation de la concurrence intra-européenne et de la répartition des industriels au sein de l'Union. Quel regard portez-vous sur une telle éventualité ?
Durant la pandémie, la solidarité entre États européens a permis d'apporter des réponses fortes à des difficultés locales. Mais cette réponse s'est faite de façon bilatérale. Très présente dans l'après-pandémie, notamment via le plan Next Generation, l'Union ne s'est impliquée que tardivement dans la coordination des actions face au virus. Comment améliorer la capacité de réaction de l'Union face à des situations d'extrême urgence ?
L'Allemagne a annoncé son intérêt pour l'achat d'avions américains. Comment inciter les Européens à « jouer le jeu » ?
La France a perdu sa souveraineté en matière d'armement de petit calibre. Comment le programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense peut-il s'assurer de ne pas « déshabiller Paul pour habiller Jacques » ?
Le programme spatial européen doit bénéficier d'environ 13 milliards d'euros. Vous soutenez la création d'un fonds spatial européen, d'un milliard d'euros, capable d'investir rapidement dans des start-ups du secteur, ainsi que la fondation d'un incubateur européen de l'espace. Vous proposez également un programme innovant permettant aux start-ups mises en compétition d'accéder gratuitement à des satellites et aux lanceurs afin de tester leurs technologies en orbite. Ces mesures sont essentielles face aux États-Unis et à la Chine.
L'Union est capable d'agir efficacement, mais elle communique peu, voire mal ou pas du tout, sur ce qu'elle fait. Les États-Unis ont été les premiers à poser le pied sur la Lune, les Chinois parlent d'aller sur Mars, mais l'Union garde les pieds sur terre et perd la bataille de la communication ! Comment envisagez-vous la communication de l'Union sur les questions spatiales et quels objectifs vous fixez-vous ?
Je souhaite aborder la souveraineté numérique européenne sous l'angle des valeurs. La Chine a une approche totalitaire de la récolte des données, les États-Unis, une approche capitalistique et la Russie, une approche hybride. L'Europe ne peut-elle pas proposer une autre voie, humaniste, correspondant à son histoire ? Ne faudrait-il pas, dans le débat public, aborder davantage la question des valeurs pour amener nos concitoyens européens à participer à la construction de la protection des données et à l'identité européenne ?
L'urgence, pour 402 salariés de ma circonscription, est l'annonce par Nokia d'un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) inacceptable pour plusieurs raisons : la trahison des engagements pris lors du rachat d'Alcatel-Lucent ; l'erreur stratégique et technologique consistant à viser les fonctions de recherche et développement ; le drame humain qui en découle. Je ne saurais me résoudre à ce que Lannion, berceau des télécoms, en devienne le cimetière.
Interrogé sur la 5G, vous avez déclaré qu'il ne fallait pas se montrer naïf à l'égard de Huaweï et rappelé la nécessité que l'Europe soit maîtresse de son destin en matière technologique. Pour cela, des fournisseurs européens sont nécessaires, et la décision de Nokia constitue un signal négatif. Certains annoncent une réorientation du groupe finlandais vers le marché américain. Nous sommes donc confrontés à un enjeu de souveraineté numérique majeur. Ce PSE intervient au milieu d'un changement de direction à la tête de Nokia : nous n'avons donc aucun interlocuteur pour faire entendre nos revendications.
Vous avez dit qu'il s'agit d'un sujet national, mais la décision de délocaliser des emplois au Canada ou en Inde en fait un sujet européen ! Quand vous vous entretiendrez avec le futur patron de Nokia, Pekka Lundmark, que comptez-vous lui dire ?
La montée en puissance de l'Union vers un hard power dans le domaine de la défense rendra de plus en plus cruciale et délicate sa relation avec l'OTAN, dont la plupart des États membres font également partie. C'est vrai en matière d'armement, mais aussi sur des sujets diplomatiques et stratégiques. Lors du récent incident qui a opposé les marines turque et française, très peu d'États membres de l'Union ont fait preuve de solidarité avec la position française. Comment comptez-vous concilier cette double appartenance à l'Union et l'OTAN pour la plupart des États européens et quelle sera la politique de l'Union à mesure du renforcement de son action en matière de défense ?
Des négociations ont-elles lieu avec les États-Unis concernant la taxe Trump et, le cas échéant, où en sont-elles ? La crise mondiale de l'aéronautique causée par la crise sanitaire risque-t-elle d'infléchir ou de renforcer Donald Trump dans son entêtement ?
Une répartition duale et sectorielle de l'armement en Europe est d'ores et déjà possible à travers les PESCO. L'outil existe, les États doivent s'en emparer. Nous nous sommes donné la possibilité d'avoir des coopérations modulables et flexibles dans le cadre de ces partenariats, susceptibles de conduire à un projet européen d'intérêt commun.
Pour inciter les Européens à « jouer le jeu » sur les investissements de défense, il faut faire travailler les industries européennes. C'est tout l'objet du FEDef.
La France fait partie de l'OTAN. Il ne s'agit pas de remettre en cause cette alliance. Cependant, nous ne sommes ni sourds, ni naïfs. Nous entendons ce que disent certains de ses membres, notamment le premier d'entre eux concernant la nécessité pour l'Union de prendre davantage en charge sa propre défense, la participation américaine devant décroître. Nous devons en tirer les leçons et dépenser davantage, et mieux, entre nous. Lors de mes discussions avec les ministres de la défense, je soutiens l'idée d'une plus grande intégration et coopération, et d'une plus forte mutualisation des dépenses pour les entreprises européennes.
L'Europe est la deuxième puissance spatiale au monde et elle doit communiquer plus clairement sur sa stratégie spatiale. Celle-ci s'articule autour de trois axes : la souveraineté en matière d'autonomie numérique – positionnement, géolocalisation, surveillance, photographie et connectivité – ; les lanceurs ; et la politique spatiale à usage scientifique, pour laquelle l'Europe occupe la première position dans le monde, répondant en cela à sa vocation universelle. Elle est la seule à travailler sur une appréhension de l'univers à travers la lecture des ondes gravitationnelles. Le projet LISA constituera une aventure comparable à celle qu'a été la création de l'accélérateur du Conseil européen pour la recherche nucléaire au XXe siècle. L'enjeu est de mesurer tout ce qui s'est passé dans l'univers depuis sa création. Et qui le fait ? L'Europe ! Je m'attacherai à améliorer la communication européenne sur ces sujets exaltants.
Le continent européen se distingue par un socle de valeurs communes. La démocratie – incarnée en Europe par un système bicaméral comparable au système américain, bien que nos valeurs se différencient des valeurs américaines – peut alourdir et ralentir les processus de décision par rapport à ce que l'on peut observer en Russie ou en Chine, mais c'est notre héritage millénaire, par lequel nous sommes ce que nous sommes et qui nous permet d'aboutir à un résultat solide. Notre position concernant la protection des données personnelles s'inscrit dans cette ligne. Ces données nous appartiennent, on ne peut les utiliser ni les monétiser contre notre assentiment ou sans nous demander notre avis.
Monsieur Bothorel, je vais vous décevoir. Pourtant, Dieu sait si j'aime la Bretagne ! Je parle en permanence à tous les dirigeants, et je leur dis ce que j'ai à leur dire, mais je ne fais pas d'ingérence dans les États-nations. Sachez néanmoins que je parle à tout le monde, y compris à ceux qui entrent en fonction le 1er août.
La double appartenance à l'Union et à l'OTAN fait partie de notre héritage. Nous avons tous en Europe une relation singulière avec la défense, en fonction de notre histoire. L'Europe de la défense a failli aboutir en 1954, mais a, hélas, échoué à cause de la France. Soixante-dix ans plus tard, j'espère que nous sommes en train de la réussir. L'OTAN a joué son rôle, mais ce rôle évolue. Nous devons investir davantage et de façon plus coordonnée en matière de défense. C'est l'esprit du FEDef : investir plus, mieux, pour une Europe plus souveraine et plus autonome.
Les taxes Trump sont nombreuses, je ne sais pas exactement à laquelle vous faisiez référence. Les États-Unis sont notre allié : nous n'avons donc pas la même relation en matière militaire et de renseignement avec eux qu'avec la Chine, par exemple. Nous devons rester fidèles à cette alliance. Je suis en discussion permanente avec nos partenaires américains et les sujets abordés sont nombreux : technologies, réglementation des plates-formes, etc. Cependant, il faut tenir compte du temps de la campagne électorale. Nous reviendrons ensuite à une période normalisée.
Je vous remercie. Nous avons un fond de valeurs commun, héritage millénaire, qui nous oblige et sur lequel nous devons nous appuyer. Nous ne pouvons que nous réjouir de votre forte implication en faveur d'une autonomie stratégique européenne dans les domaines de la défense et de l'espace. Il faut également respecter nos alliances historiques, qui sont plus complémentaires que divergentes.
Une volonté politique forte, comme celle de la France, est nécessaire pour parvenir à cette autonomie. Je retiens votre souhait de nous voir multiplier les contacts parlementaires à vos côtés et d'accroître les investissements en matière de défense. La crise montre la nécessité de poursuivre cet effort et de le mettre en cohérence, pour gagner en résilience et en agilité et participer activement au plan de relance.
Nous prenons enfin conscience de notre puissance. L'Europe est restée modeste trop longtemps. Le marché intérieur est un atout. Nous devons faire respecter le level playing field. Nous sommes aussi la deuxième puissance économique et spatiale du monde. Il faut passer du soft power à une forme de hard power.
Des stratégies de sécurité sont nécessaires pour développer un intérêt commun. Le travail que vous menez avec Josep Borrell va dans ce sens. Cette démarche est d'autant plus importante que nous nous connaissons trop peu entre États membres. De nombreuses mésententes découlent de cette méconnaissance. Une plus grande interculturalité est nécessaire pour renforcer la complémentarité, l'intégration et la coopération au sein de l'Union, au profit de cette autonomie stratégique que nous appelons de nos vœux, sans renier nos valeurs démocratiques.
Bonnes vacances à toutes et à tous !
La séance est levée à 16 h 20.
Membres présents ou excusés
Commission des affaires européennes
Présents. – M. Éric Bothorel, M. Jean-Louis Bourlanges, M. André Chassaigne, Mme Yolaine de Courson, Mme Marguerite Deprez-Audebert, Mme Françoise Dumas, Mme Marietta Karamanli, M. Jean-Pierre Pont, Mme Sabine Thillaye
Excusés. – M. Bernard Deflesselles, Mme Constance Le Grip, Mme Liliana Tanguy
Commission de la défense
Présents. – M. Thibault Bazin, Mme Carole Bureau-Bonnard, Mme Marianne Dubois, Mme Séverine Gipson, M. Fabien Gouttefarde, M. Jean-Michel Jacques, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, M. Nicolas Meizonnet, Mme Monica Michel, Mme Patricia Mirallès, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Nathalie Serre, M. Jean-Louis Thiériot, M. Pierre Venteau, M. Charles de la Verpillière
Excusés. – M. Florian Bachelier, M. Olivier Becht, M. Sylvain Brial, M. Alexis Corbière, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec Becot, M. Richard Ferrand, M. Stanislas Guerini, M. Christian Jacob, M. Gilles Le Gendre, Mme Josy Poueyto, M. Joachim Son‑Forget
Assistaient également à la réunion. – M. Éric Bothorel, M. Jean-Louis Bourlanges, Mme Yolaine de Courson, Mme Marguerite Deprez-Audebert, Mme Marietta Karamanli, M. Jean-Pierre Pont