La séance est ouverte à onze heures cinq.
Le 10 mars 2021, notre commission a lancé une mission d'information sur les enjeux de défense en Indopacifique, dont nos collègues Monica Michel-Brassart et Laurence Trastour-Isnart ont été nommées rapporteures.
La région indopacifique, qui recouvre deux océans (l'océan indien et l'océan pacifique) et trois continents (l'Asie, l'Afrique et l'Océanie) est en effet une région stratégique qui justifie toute notre attention. Stratégique parce que la plus riche, la plus peuplée et la plus dynamique du monde, au centre des flux du commerce international, région dont nous sommes, France et Union européenne, dépendants. C'est également une zone de fortes tensions, attisées par la rivalité sino-américaine et, s'agissant de la Corée du Nord, aggravées par la menace nucléaire. Un conflit dans la région nous affecterait, comme l'ensemble de la planète.
La France peut d'autant moins ignorer cette région qu'elle est une nation indopacifique à part entière, à travers ses territoires d'outre-mer où vivent 1,6 million de nos compatriotes et auxquels est rattachée une zone économique exclusive de 9 millions de kilomètres carrés. Nos intérêts stratégiques, économiques mais aussi environnementaux dans la région sont donc majeurs et justifient l'adoption en 2018 d'une stratégie pour l'Indopacifique, complétée l'année suivante par une stratégie de défense.
Cette stratégie de défense, nous le savons, a été percutée, le 15 septembre dernier, par un événement majeur qui a donné une importance accrue à cette mission d'information : le lancement de l'alliance AUKUS entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Australie. Cette nouvelle alliance a eu pour conséquence, outre la défection de notre allié australien, la dénonciation du contrat le liant à Naval group pour la construction de 12 sous-marins de classe Attack.
Au-delà de ces conséquences pour notre pays, l'alliance AUKUS a également des répercussions majeures sur l'environnement stratégique de la région indopacifique, sur lesquelles les rapporteurs vont nous éclairer.
Mais l'Indopacifique, c'est également l'Océan indien. La France a ici d'autres intérêts et fait face à un certain nombre de menaces, en particulier le terrorisme, la piraterie et le trafic de drogue. Ce rapport est ainsi l'occasion de faire la lumière sur des enjeux de défense moins connus que ceux de la région Asie-Pacifique.
L'ensemble des analyses que contient ce rapport sert enfin de base à une série de propositions visant à mieux assurer la défense des intérêts de la France dans la région Indopacifique.
Mmes les rapporteures, vous avez toute notre attention.
Cette mission d'information a été un exercice passionnant, même s'il fut bousculé par AUKUS et par la crise sanitaire, qui nous a empêchées de faire tous les déplacements que nous aurions souhaités. Notre présentation, à deux voix comme à l'habitude, commencera par un panorama des tensions à l'œuvre dans la région Indopacifique, se poursuivra par l'analyse des conséquences de l'alliance AUKUS sur l'environnement stratégique régional et, enfin, se conclura par nos propositions pour mieux y défendre les intérêts de la France.
Comme vous l'avez rappelé, Madame la présidente, la région indopacifique, qui recouvre deux océans et trois continents, est aujourd'hui une région stratégique, au centre de l'économie mondiale et des flux commerciaux. Le monde, en particulier l'Union européenne, en sont dépendants.
Avec 60 % du PIB mondial, cette zone est la plus riche, elle rassemble les plus grandes économies de la planète. La croissance y est la plus forte et l'innovation y est la plus dynamique. Par sa puissance économique et industrielle, elle est au centre du commerce international. Elle abrite 16 des 20 plus grands ports mondiaux, par lesquels transitent des marchandises à destination et en provenance du monde entier.
Au centre de l'économie-mondiale, la région indopacifique est également au centre des tensions internationales en raison, principalement, des nouvelles ambitions géostratégiques de la Chine et de son antagonisme croissant avec les États-Unis.
Jusqu'aux années 2000, l'affirmation de la puissance chinoise s'est faite de manière pacifique. Concentrée sur sa croissance économique, elle s'est efforcée de montrer un visage rassurant et d'entretenir de bonnes relations avec ses voisins et les pays occidentaux, dont elle avait besoin pour son développement.
L'arrivée de Xi Jinping à la tête de la Chine en 2012 et sa volonté de lui redonner « la place qui lui est due » ont radicalement changé les choses. Dirigeant la deuxième puissance économique du monde derrière les États-Unis, le nouveau leader chinois a entrepris de transformer cet avantage économique en puissance militaire et en influence diplomatique.
Ses dépenses militaires ont été multipliées par sept en 20 ans, passant de 40 milliards de dollars en 1999 à 265 milliards de dollars en 2019. De plus, la Chine s'est lancée, avec les « Nouvelles Routes de la Soie », dans un vaste projet économico-géostratégique visant à intégrer toujours plus de pays et à renforcer sa zone d'influence.
Ce renforcement de la puissance de la Chine a, très naturellement, suscité l'inquiétude des pays de la région indopacifique mais, surtout, celle des États-Unis.
En effet, la Chine les concurrence désormais sur tous les plans : idéologique, militaire, économique, technologique et diplomatique, aspirant ouvertement à une suprématie mondiale qu'elle s'est donnée pour objectif d'atteindre en 2049, année du centenaire de la création de la République populaire.
Face à cette menace, les États-Unis ont entrepris un « pivotement » de leurs intérêts stratégiques de l'Europe et du Moyen-Orient vers l'indopacifique, faisant de la Chine la priorité de leur politique étrangère. Entamée par Barak Obama, poursuivie par Donald Trump et reprise par Joe Biden, elle constitue désormais une constante de la politique étrangère américaine qui transcende les clivages partisans.
Dans ce contexte, la région indopacifique subit de multiples tensions d'origine étatique et non-étatique :
S'agissant des tensions d'origine étatique, la plus importante est la revendication chinoise sur Taïwan, soumise à une pression militaire et diplomatique constante. Fortement armée et bénéficiant de la garantie américaine, récemment rappelée par Joe Biden, les tensions autour de Taïwan sont susceptibles de déclencher un conflit de grande ampleur.
Mais les revendications chinoises vont au-delà de Taïwan. En effet, Pékin multiplie ses prétentions territoriales sur des îles et îlots de mer de Chine méridionale. La politique chinoise se matérialise ainsi par une occupation de certaines îles et la multiplication d'incidents et de violations des zones économiques exclusives de ses voisins, s'appuyant notamment sur des flottes de pêcheurs.
Autre tension majeure d'origine étatique, la Corée du Nord, qui multiplie les essais de missiles et développe ses capacités nucléaires, suscitant l'inquiétude de ses voisins sud-coréens et japonais.
S'agissant des tensions d'origine non étatique : le terrorisme islamique, actif dans des pays comme l'Indonésie, le Mozambique ou la Somalie. La piraterie, notamment dans le détroit de Malacca et les différents trafics (drogues, armes, espèces protégées, bois…).
De plus, le changement climatique risque d'aggraver ces tensions, en fragilisant certains pays, notamment les îles de l'océan Indien, et en exacerbant la diminution croissante des ressources halieutiques mettant en danger la sécurité alimentaire de certains pays.
Région à fortes tensions, l'Indopacifique est également une région à forts enjeux pour notre pays qui, faut-il le rappeler, est une nation indopacifique à part entière. La France est en effet territorialement présente en Indopacifique par ses territoires d'outre-mer : la Nouvelle Calédonie, Mayotte, la Réunion, la Polynésie, Wallis-et-Futuna, les îles Éparses et les Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF). Aujourd'hui, 1,65 million de nos compatriotes vivent sur ces territoires, auxquels il faut ajouter les 200 000 Français qui vivent dans les autres pays de la région.
À ces territoires sont rattachés d'immenses espaces maritimes : 9 millions de kilomètres carrés, soit plus de 90 % de la zone économique exclusive française dans le monde. Cette ZEE abrite d'importantes ressources, notamment halieutiques mais également un fort potentiel de ressources minières à découvrir dans les grands fonds marins.
Nation indopacifique, la France poursuit une stratégie ambitieuse dans la région. Celle-ci a été présentée par le Président de la République, Emmanuel Macron en 2018 et repose sur quatre piliers regroupant des objectifs précis :
– un pilier « économie, connectivité, recherche et innovation » ;
– un pilier « multilatéralisme et règle de droit » ;
– un pilier « lutte contre le changement climatique, biodiversité, gestion durable des océans » ;
– un pilier « sécurité et défense ».
Ce dernier pilier a été décliné par le ministère des Armées dans une Stratégie de défense en Indopacifique, publiée en 2019, qui fixe trois objectifs à l'action de la France dans la région :
– la défense de ses intérêts fondamentaux, afin d'assurer l'intégrité de son territoire ultra-marin, le libre exercice de sa souveraineté et la protection de sa population ;
– la défense de ses intérêts stratégiques, pour garantir la liberté des échanges et l'accès aux espaces communs, tout en soutenant la stabilité et le développement des régions de son voisinage ;
– la défense de ses intérêts de puissance, qui découlent de ses responsabilités de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies et d'État doté de l'arme nucléaire, notamment en termes de lutte contre la prolifération.
Pour atteindre ses objectifs, la France mobilise trois instruments :
– le premier, ce sont les 7 000 militaires français stationnés de manière permanente dans la région indopacifique, régulièrement renforcés par des déploiements aériens ou navals ;
– le deuxième, c'est la promotion du multilatéralisme, qui se matérialise à travers l'investissement et l'action de la France au sein des différentes enceintes de coopération et de dialogue dans la région et qui sont pertinentes en matière de sécurité et de défense (notamment le : Shangri-La Dialogue, la Commission de l'océan Indien, la Indian Ocean Rim Association, ou encore le South Pacific Defence Ministers' Meeting…). La promotion du multilatéralisme se concrétise également par le dialogue que maintient la France et qu'elle s'efforce de renforcer avec l'ensemble des pays de la région ;
– le troisième instrument de la France consiste en la conclusion de partenariats stratégiques avec les pays qui partagent avec elle les mêmes valeurs et les mêmes intérêts : à savoir l'Inde, l'Australie et le Japon.
C'est dans ce contexte qu'est intervenu un événement majeur à la fois pour la région Indopacifique et pour notre pays, mais également pour nos travaux, qui s'en sont trouvés bouleversés. Le 15 septembre 2021, les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Australie ont annoncé leur nouvel engagement dans une alliance militaire connue sous le nom d'AUKUS. Cette annonce a entraîné la remise en cause du partenariat stratégique entre la France et l'Australie et la dénonciation du contrat de l'entreprise Naval Group pour la construction de douze sous-marins australiens.
Vous le savez, en 2016, le gouvernement australien a choisi Naval Group pour la fourniture de douze sous-marins à propulsion conventionnelle de classe Attack. Le contrat, signé en 2019, correspondait à un partenariat permettant à l'Australie de concevoir, de construire, de faire fonctionner et d'entretenir une future flotte sous-marine. Après une phase d'études et de conception, la construction devait commencer en 2023, pour une première mise à l'eau en 2032. Ce programme était ainsi la clé de voûte d'un « partenariat stratégique renforcé » entre les deux pays.
D'après l'ensemble des personnalités auditionnées au cours de nos travaux, rien ne laissait présager la rupture du contrat. Même si le programme a connu un démarrage lent, aggravé par la pandémie, ce dernier se déroulait normalement.
C'est bien un changement radical dans l'analyse stratégique australienne de la menace, des moyens d'y répondre et des alliances nécessaires qui a justifié la dénonciation du contrat de Naval Group et, au-delà, la remise en cause du partenariat stratégique avec la France.
Le gouvernement australien a d'ailleurs résilié le contrat pour convenance personnelle et non en raison d'un manque de l'entreprise à l'une de ses obligations.
Sidération de l'entreprise, sidération aussi des autorités françaises qui, pas plus que Naval Group, n'avaient envisagé un tel revirement de la part de l'Australie. Ont-elles fait preuve de naïveté ? Encore une fois, personne ne savait parce que, pendant des mois, les Australiens ont menti sur leurs intentions réelles et, avec les Américains et les Britanniques, ont particulièrement bien gardé le secret des négociations sur l'alliance AUKUS. En outre, l'option nucléaire avait été explicitement exclue par l'Australie, conformément à la réticence historique de ce pays vis-à-vis de l'énergie nucléaire et en cohérence avec l'absence totale d'infrastructures et de compétences dans ce domaine.
Toutefois, si l'annulation du contrat de Naval Group a mobilisé l'attention médiatique et politique, celle-ci n'est, en elle-même, que la conséquence de la décision stratégique de l'Australie de former une nouvelle alliance avec les États-Unis et le Royaume-Uni, décision motivée par le durcissement de la menace chinoise en Indopacifique. Celle-ci exige, du point de vue australien, une alliance renforcée avec la première puissance mondiale et un recours à des capacités supérieures à celles proposées par la France.
En outre, AUKUS va plus loin que la seule propulsion nucléaire. L'accord porte en effet également sur une coopération renforcée dans les technologies de pointe autres que la propulsion nucléaire (cyber-capacités, intelligence artificielle, informatique quantique, etc.), appuyée sur des investissements de recherche et des chaînes de valeurs partagés, laquelle pourrait aisément, par la suite, être ouverte à d'autres états de la région.
En vérité, tout cela est encore très flou et AUKUS a été qualifié de « projet de projet ». Son annonce, le 15 septembre 2021, ouvre une période de 18 mois pendant laquelle les trois pays vont négocier pour lui donner un contenu, des négociations qui sont naturellement secrètes.
Même si son contenu est à ce jour incertain, les conséquences d'AUKUS sont d'ores et déjà très lourdes pour la souveraineté australienne. En effet, alors que le programme porté par la France était ce qu'on appelle un « programme de souveraineté », visant à doter l'Australie de la capacité de construire, d'opérer et de maintenir en condition opérationnelle ses sous-marins, l'alliance AUKUS place l'Australie dans la dépendance de ses alliés qui, seuls, maîtriseront la technologie de la propulsion nucléaire.
De plus, alors que les sous-marins de Naval Group auraient été mis à l'eau en 2032, le délai sera considérablement allongé pour les sous-marins nucléaires, probablement au-delà de 2040.
Finalement, la seule certitude à ce jour, c'est que l'alliance AUKUS est le nom d'un alignement que l'on pourrait qualifier de nouveau et total de l'Australie sur la position des États-Unis, en rupture avec la volonté de souveraineté à l'origine du choix de la France en 2016. Pour autant, cette alliance n'est pas nouvelle car depuis 1951, l'ANZUS lie l'Australie, les États-Unis et la Nouvelle-Zélande.
Importantes pour l'Australie, les conséquences d'AUKUS le sont plus encore pour la région et pour le monde. Celles-ci font l'objet d'une analyse approfondie dans notre rapport.
La première conséquence de l'alliance AUKUS, est une bipolarisation croissante de la région, doublée d'une militarisation des rapports entre les États-Unis et la Chine.
L'alliance AUKUS illustre que l'heure est désormais, en Indopacifique, à un durcissement de l'environnement stratégique. Face à l'agressivité chinoise la réponse est celle d'une militarisation croissante de la politique américaine dans la région.
Les États-Unis s'engagent en effet, avec l'alliance AUKUS, plus fortement encore dans un rapport de force avec la Chine qui leur impose d'utiliser de manière optimale leurs ressources et de mieux intégrer leurs alliés afin de maintenir une dissuasion crédible contre toute tentative de ce pays de s'en prendre aux intérêts américains et à ses alliés dans la région. C'est comme cela qu'il faut comprendre AUKUS : la propulsion nucléaire mais aussi l'innovation de défense et l'intégration des possibilités offertes par l'intelligence artificielle et la robotisation, qui devraient démultiplier les effets de la dissuasion américaine.
La logique conflictuelle illustrée par AUKUS oblige en outre les États de la région à se positionner en tant que pour ou contre la Chine. Une bipolarisation se met ainsi progressivement en place avec, d'un côté, la Chine, la Corée du Nord et dans une certaine mesure, la Russie et le Pakistan et de l'autre, les États-Unis et leurs alliés. Ces derniers n'ont pas le choix et doivent être alignés sur les positions américaines.
De ce point de vue, la déclaration du ministre australien de la défense, M. Peter Dutton, le 12 novembre dernier, est éloquente : si les États-Unis décidaient de défendre militairement Taïwan à la suite d'une invasion chinoise, je cite, « il serait inconcevable que l'Australie ne [les] soutienne pas », rompant ainsi à son tour avec l'ambiguïté stratégique qui prévalait jusqu'alors.
Deuxième conséquence, il en découle une complexification de l'architecture régionale de sécurité.
L'alliance AUKUS a été créée dans une région marquée par une série d'alliances conclues de longue date, lesquelles constituent une architecture de sécurité qu'elle est susceptible de complexifier. Cette architecture régionale de sécurité est constituée, d'une part, par des accords de défense bilatéraux, principalement avec les États-Unis et, d'autre part, par des associations ou des dialogues plurilatéraux, impliquant ou non les États-Unis (ASEAN, ADMM+, QUAD…) dont l'objet va au-delà des questions de défense et de sécurité.
Or, la multiplication de formats ne peut que brouiller le message et la clarté des engagements et des attentes, notamment concernant les rôles respectifs de l'AUKUS et du QUAD. Il semble toutefois qu'apparaisse une certaine division des tâches et des préoccupations entre AUKUS qui est plus une stratégie militaire et le QUAD, axé sur les vaccins, la sécurité maritime et la connectivité.
AUKUS est aussi susceptible d'avoir d'importantes conséquences sur l'ASEAN, en contrariant ses ambitions en matière de sécurité, alors qu'elle a commencé à s'en préoccuper dans le cadre de l'ADMM +.
De plus, AUKUS rebat les cartes des relations entre les États-Unis et ses principaux alliés dans la région : le Japon, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande.
Si le Japon a, officiellement, accueilli très favorablement l'annonce d'AUKUS, le durcissement qu'elle implique est susceptible de le mettre dans une position inconfortable. En effet, en cas de conflit entre la Chine et les États-Unis, la participation opérationnelle du Japon fait l'objet d'un débat non tranché. Toutefois, même s'il ne participait pas, en tant que tel, aux opérations militaires, les 50 000 soldats américains et les bases américaines localisés sur le territoire japonais, eux, seront mobilisés, faisant du Japon une cible potentielle des représailles chinoises.
En d'autres termes, si certains au Japon souhaitent un rôle plus important pour le Japon aux côtés de l'AUKUS, d'autres s'inquiètent d'être entraînés par un format mal maîtrisé dans une spirale conflictuelle avec la Chine, qui demeure le premier partenaire commercial de l'archipel.
Comme le Japon, la Corée du Sud fait preuve d'une attitude ambivalente face à l'AUKUS. Comme ce dernier, elle a des liens stratégiques très étroits avec les États-Unis mais également des liens économiques importants avec la Chine, sans parler de la menace nord-coréenne largement dépendante des décisions chinoises. Dans ces conditions, les autorités sud-coréennes, où les Américains disposent également d'une importante base militaire et de 30 000 soldats prépositionnés, sont restées relativement neutres sur l'AUKUS, refusant d'endosser la vision conflictuelle des États-Unis. Malgré la demande pressante de ces derniers, la Corée du Sud n'a toujours pas rejoint le QUAD.
Enfin, AUKUS ignore la Nouvelle-Zélande, pourtant un proche allié intégré dans le groupe des Five Eyes et dans l'ANZUS mais farouchement opposée à toute prolifération nucléaire.
La situation peut-elle dégénérer en conflit ouvert ? Nombre des personnalités auditionnées nous ont fait part de leurs craintes sur une escalade possible des tensions dans la région indopacifique, aggravée par un nouveau facteur : le nucléaire.
En effet, jusqu'à présent, aucun État nucléaire n'avait vendu la technologie de la propulsion nucléaire à un État non-nucléaire. Un tabou est donc brisé par AUKUS et il est possible que d'autres États de la région, à commencer par l'Inde – qui dispose de la bombe atomique, la Corée du Sud et le Japon – qui tous les deux ont une industrie nucléaire civile – se laissent tenter par la « montée en gamme » que représente la propulsion nucléaire pour leurs sous-marins, a fortiori contre un ennemi – la Chine – qui en dispose.
D'où viendrait l'étincelle qui embraserait la région ? De toute évidence, Taïwan est le sujet le plus épineux dans le bras de fer stratégique dans lequel sont engagés la Chine et les États-Unis.
À court terme, la Chine ne semble pas prête à déclencher une opération contre Taïwan, de nature à créer une guerre contre les Américains. Cela ne présage pas de ce qui pourrait se passer d'ici 8 à 10 ans. Pour le moment la Chine développe une politique des zones grises, c'est-à-dire, elle pousse à son avantage sans outrepasser le seuil du conflit afin d'intimider les Taïwanais. À long terme l'enjeu est la capacité des États-Unis à maintenir un rapport de force dans la zone qui lui soit favorable afin de dissuader la Chine de lancer une opération contre Taïwan. En cas de crise militaire, une riposte américaine entraînerait quant à elle le monde dans un conflit dévastateur.
Toutefois, une autre évolution de l'environnement sécuritaire de la région est possible : un statu quo, en d'autres termes, une nouvelle « guerre froide ». La Chine incite les Américains à s'enfoncer dans une posture guerrière, peut-être pour une guerre qui ne viendra jamais. Le renforcement des capacités militaires chinoises, financé par les excédents tirés des échanges commerciaux avec l'Occident, n'aurait pas tant pour objectif de préparer un conflit que de démoraliser et d'épuiser les États-Unis.
La Chine, ainsi, n'attaquerait jamais Taïwan ni ailleurs. D'ailleurs, à supposer qu'elle le veuille et malgré ses menaces et manœuvres d'intimidations et autres incursions aériennes, on peut douter qu'elle ait les capacités d'envahir Taïwan et de tenir le choc d'un conflit avec les États-Unis. Si l'armée chinoise est impressionnante, elle est encore loin d'avoir les capacités opérationnelles nécessaires pour faire tomber une île transformée en forteresse et soutenue par la première puissance militaire mondiale. L'armée chinoise souffre d'un manque opérationnel réel, alors que les militaires américains sont endurcis par vingt ans de guerre contre le terrorisme.
Face à cette stratégie chinoise d'intimidation, les États-Unis ne sont pas dans une logique d'attaque mais dans une logique défensive de dissuasion et d'endiguement. Ils ne prendront probablement jamais l'initiative d'un conflit qui déstabiliserait le monde.
Par ailleurs, la Chine, comme elle le fait depuis des décennies, continuerait d'avancer ses pions minutieusement, avec des actions qui n'outrepasseraient pas le seuil de conflictualité, demeurant ainsi hors de portée de riposte des États-Unis. Elle grignotera du terrain et sécurisera miles par miles, avec ses bateaux de pêche, ses routes maritimes, ses Routes de la Soie, sans qu'aucun sous-marin ni porte-avions nucléaires ne puisse s'y opposer.
Enfin, la troisième conséquence d'AUKUS, c'est la marginalisation de l'Europe continentale dans la région.
Le corollaire de la réorientation des priorités stratégiques américaines vers l'indopacifique est la fin de la centralité de la relation transatlantique dans la politique étrangère américaine. L'Europe n'occupe plus la même place dans la vision stratégique américaine et l'arrivée de Joe Biden n'y a rien changé.
De plus, dans cette nouvelle stratégie américaine, l'Union européenne peut être perçue par les États-Unis comme ambigüe dans sa relation avec la Chine. La stratégie européenne pour l'indopacifique, qui fait suite à la signature d'un accord sino-européen sur les investissements, se fait ainsi le porte-étendard d'une « troisième voie », en contradiction avec la logique conflictuelle américaine. Le Brexit pèse, en outre, sur la relation à l'Europe des États-Unis, lesquels ont tendance à privilégier l'anglosphère.
Toutefois, en dépit de la vision stratégique américaine de l'Europe, nous ne pensons pas qu'il y ait une véritable volonté des États-Unis de marginaliser la France dans la région indopacifique. Si notre pays, à l'avenir, veut participer aux actions américaines, il sera le bienvenu. Toutefois, ils ne nous attendront pas et ne tiendront pas compte de nos intérêts dans la construction de leur stratégie vis-à-vis de la Chine. C'est en cela que la France apparaît comme un allié de second rang pour les États-Unis. Certes utile dans la lutte contre le terrorisme, la France, par son discours inchangé sur l'autonomie stratégique européenne, son dialogue avec la Russie et sa volonté de ménager la Chine confirmait son statut de partenaire en décalage avec les nouvelles urgences stratégiques américaines.
L'Europe et la France seront néanmoins, probablement, sommées de choisir leur camp en cas de guerre avec la Chine. Les États-Unis pourraient être tentés d'imposer à leurs alliés européens de s'aligner sur leur position, par des pressions politiques, un embargo ou des sanctions sur les banques européennes qui financeraient les entreprises chinoises ou les entreprises européennes investissant ou commerçant en Chine.
Enfin, notre rapport examine les conséquences d'AUKUS pour la stratégie française en Indopacifique.
AUKUS a non seulement torpillé la vente de sous-marins de technologie française à l'Australie mais aussi et surtout provoqué une colère froide des autorités françaises envers trois alliés pourtant très proches, accusés de « duplicité ».
Dès le 22 septembre 2021, toutefois, les liens ont été renoués avec les États-Unis et, dans un communiqué commun avec le président Macron à la suite d'un échange téléphonique, le président Biden s'est notamment engagé à renforcer l'appui des États-Unis aux opérations antiterroristes conduites par les États européens dans la région du Sahel.
À l'inverse, la colère reste vive vis-à-vis de l'Australie et la France a entrepris de réduire la portée d'une coopération militaire jusqu'alors très intense. Pour autant, comme l'a rappelé l'Amiral Vandier, il ne faut pas se tromper d'ennemi et l'Australie restera un allié de la France dans la région. Il faudra toutefois beaucoup de temps pour que la confiance revienne et ce temps n'est pas encore venu. Il est probable qu'il ne vienne qu'après le départ des personnalités australiennes impliquées dans cet épisode, lequel pourrait d'ailleurs intervenir rapidement, dès les élections générales prévues au plus tard le 30 juin 2022.
Enfin, la participation du Royaume-Uni à AUKUS ajoute aux nombreux contentieux qui, depuis plusieurs mois, enveniment la relation franco-britannique et, plus généralement celles du Royaume-Uni avec l'Union européenne : conflit sur les licences de pêche, gestion erratique des questions migratoires, protocole nord-irlandais… Vis-à-vis du Royaume-Uni, la France a toutefois gardé une certaine retenue.
La stratégie française en Indopacifique reste pertinente, et oserais-je le dire, plus que jamais. En effet, face à la logique conflictuelle incarnée par AUKUS, notre première proposition est la poursuite, par la France, de sa stratégie actuelle qui vise à dépasser la rivalité sino-américaine en traitant de l'ensemble des sujets – économie, environnement, climat, connectivité, santé… avec l'ensemble des États.
Avant d'en venir aux propositions, quelques mots sur les conséquences de l'annulation du contrat des sous-marins pour Naval Group. Au-delà du choc légitime que constitue cette annulation, les conséquences financières sont relativement limitées. Surtout, l'entreprise a très vite rebondi avec le succès obtenu en Grèce, qui a décidé d'acquérir trois frégates pour un montant de 3 milliards d'euros.
La stratégie française reste, à nos yeux, effectivement pertinente, raison pour laquelle l'une de nos propositions est, de la poursuivre et de la renforcer.
En effet, notre première proposition est la poursuite, par la France de sa stratégie actuelle qui vise à dépasser la rivalité sino-américaine en traitant de l'ensemble des sujets : économie, environnement, climat, connectivité, santé etc. avec l'ensemble des États de la zone. La France tente de maintenir un équilibre entre la Chine et les États-Unis. Néanmoins, équilibre ne veut pas dire équidistance et l'Amérique reste un allié majeur, en Indopacifique comme ailleurs dans le monde. En effet, les intérêts américains et français se recoupent largement, malgré les différences d'approche. La stratégie française ne s'oppose pas à celle des États-Unis.
La France doit démontrer que sa stratégie indopacifique, par les différences qu'elle comporte, ne crée pas de vulnérabilités mais, au contraire, renforce leur position en poursuivant le même but : contenir les ambitions chinoises. L'enjeu pour la France est d'apparaître comme une alliée fiable, un partenaire pour les États-Unis mais aussi travailler avec l'Australie pour renforcer et rétablir notre coopération.
Notre deuxième proposition porte sur le concept stratégique de l'OTAN, dont notre pays doit très attentivement surveiller la révision. Un nouveau concept stratégique doit en effet être adopté au sommet de Madrid les 22 et 23 juin prochain. Les discussions sont aujourd'hui intenses et se déroulent sous fortes pressions américaines, les États-Unis souhaitant mobiliser l'alliance contre la menace chinoise.
Or, une telle réorientation de l'OTAN, cohérente avec le pivotement de la stratégie américaine vers l'indopacifique ne nous apparaît ni nécessaire, ni urgente et, surtout, elle fait peser un risque pour la sécurité de l'Europe.
En effet, si la Chine représente effectivement un véritable défi pour l'OTAN et ses membres individuellement, elle ne constitue pas pour autant une menace militaire directe et immédiate, contrairement à la Russie, appelant une réponse urgente. Surtout, le cœur de métier de l'OTAN est la défense collective de l'espace euro-atlantique. Comme l'a dit le président Macron, il n'est pas évident que l'OTAN ait un rôle à jouer dans la région ou alors, je cite, « nous avons un problème avec notre géographie ». La France devra donc être très vigilante à ce que l'OTAN ne soit pas dénaturée et réorientée contre la Chine, les prenant en otage avec le risque de les entraîner dans la nouvelle « guerre froide » qui se met en place en Indopacifique. À l'heure du « pivotement » des États-Unis vers l'Asie il apparaît à l'inverse encore plus important de concentrer l'OTAN sur l'Europe.
Pour satisfaire à la demande américaine, un compromis est toutefois possible entre Européens et Américains. Il passe par un partage accru de renseignement entre les alliés et un suivi plus étroit des activités militaires chinoises. De même, les alliés pourraient accroître leurs interactions avec les quatre partenaires de l'OTAN dans la région, le Japon, la Corée du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Enfin, l'OTAN pourrait offrir son soutien à l'Union européenne en matière d'évaluation des investissements chinois dans les infrastructures critiques ou de sécurisation des réseaux de télécommunications.
Autre texte à surveiller : la Boussole stratégique. En cours d'élaboration pour une adoption lors du sommet européen des 24 et 25 mars prochains, elle reposera sur une analyse commune des menaces et devra fournir un cadre et un cap à l'Union européenne pour agir plus efficacement dans la défense de ses intérêts sur la scène internationale. Toutefois, à la lecture du projet qui a fuité, si celui-ci est très ambitieux dans de nombreux domaines, il est très prudent sur l'indopacifique et en particulier vis-à-vis de la Chine qui est un partenaire commercial d'une telle importance pour l'Union européenne, à commencer par l'Allemagne, et un investisseur de premier plan, notamment pour la Grèce et le Portugal, que celle-ci ne peut probablement faire plus. Peut-être ne peut-elle pas faire plus, mais nous souhaitons dans tous les cas qu'elle ne fasse pas moins que ce que le texte propose aujourd'hui : « poursuivre le dialogue avec la Chine s'agissant du respect du droit de la mer et d'un ordre international fondé sur le droit […] et les exercices navals conjoints avec ses partenaires dans la région […] afin de soutenir les structures et initiatives régionales en matière de paix et de sécurité ».
La troisième proposition porte sur le renforcement des capacités militaires françaises dans la région. Malgré l'éloignement géographique, la France dispose dans la région indopacifique de moyens miliaires stratégiques. De plus, elle projette à l'occasion d'exercices nationaux ou plurilatéraux, ses forces aériennes et maritimes, en prenant appui sur ses territoires ultramarins. Cette présence militaire régulière illustre et défend la souveraineté française, tout en assurant le respect de principes tels que la liberté de circulation maritime ou la protection de l'environnement.
Il n'en reste pas moins que ces moyens militaires, cohérents avec la situation géopolitique des années 2000, ont vieilli et apparaissent désormais sous-dimensionnés compte tenu du durcissement de l'environnement sécuritaire dans la région.
Certes, la modernisation de nos moyens militaires a déjà été engagée, notamment à la suite de la dernière LPM. Ainsi, en 2025, les Falcon 200 stationnés à la Réunion et dédiés à la surveillance maritime vont tous être remplacés par des Falcon 2000 beaucoup plus performants. Les patrouilleurs d'outre-mer (POM) devraient quant à eux être déployés à partir de 2023.
Mais il faut faire plus. Parmi les pistes évoquées lors des auditions, ont retenu notre attention :
– l'augmentation du nombre de patrouilleurs présents en Nouvelle Calédonie et en Polynésie ;
– l'acquisition de moyens amphibie prépositionnés, capacité perdue avec le retrait du service des BATRAL, mais pourtant très utiles pour disposer sur zone d'une capacité minimale de projection de force de maintien de l'ordre, voire même de démonstration de puissance face à un risque d'occupation illégale d'un îlot isolé ;
– le renforcement de nos bases navales du Pacifique dans le domaine du MCO naval, de la préparation opérationnelle des équipages et de l'entretien des équipements et matériels.
S'agissant de l'océan Indien, notre pays qui, avec les États-Unis, est la seule nation occidentale présente, fait face à des enjeux importants : trafic de drogue, terrorisme venu du Mozambique, pillage des ressources halieutiques. Les missions incombant aux FAZSOI sont multiples et exigent des moyens importants. Notre déplacement à la Réunion nous a révélé que les moyens étaient bien trop limités compte tenu de l'immensité de la zone à couvrir et de l'éloignement de la métropole. Cet éloignement rallonge considérablement le délai d'arrivée des renforts en cas d'opérations de grande ampleur, telle une évacuation de nos ressortissants ou en cas de réponse à une attaque terroriste. Il faut donc se féliciter de l'acquisition des Falcon 2000 mais un effort supplémentaire devra être fait, notamment en termes de moyens de surveillance et d'intervention. La coopération avec les autres pays de la région, bien que déjà substantielle, doit quant à elle être amplifiée.
La quatrième proposition appelle la France à consolider ses partenariats avec les autres pays de la région indopacifique.
Face à AUKUS, la France doit pouvoir s'appuyer sur un réseau d'alliance avec des pays refusant sa logique conflictuelle, partageant les mêmes préoccupations en matière de sécurité et de liberté maritime et, plus largement, soutenant l'idée d'un ordre régional fondé sur le droit, le dialogue et la coopération.
Consolider les alliances face à cette « anglosphère » passe d'abord par le renforcement de la coopération militaire. De ce point de vue, après la défection de l'Australie, un partenaire a récemment pris une nouvelle importance : l'Indonésie. Liée depuis 2011 à la France par un partenariat stratégique, celui-ci a été renforcé en novembre dernier par la signature d'un accord de coopération en matière de sécurité et de défense et, surtout, par la décision prise le 10 février 2022 d'acquérir 42 Rafale, pour un montant de 8,1 milliards d'euros (et son intention d'acquérir deux sous-marins Scorpène).
Ce succès, qui intervient quelques mois seulement après le lancement de l'alliance AUKUS et la volte-face stratégique de l'Australie, donne corps à ce qu'on pourrait appeler une « francosphère ». En capitalisant sur les performances de ses entreprises de défense et de leurs équipements militaires de pointe mais également sur les craintes que l'alliance AUKUS suscite, notamment dans ce pays historiquement non-aligné, voire sur la francophilie, la France apparaît en mesure de rassembler autour d'elle d'autres alliés, qu'elle pourrait également chercher à associer aux exercices auxquels elle participe dans la région indopacifique.
La France doit également se mobiliser dans l'Océan Indien, notamment en approfondissant son partenariat avec Djibouti. Ce pays, dont la position stratégique est bien connue, accueille aujourd'hui le plus important contingent français déployé de manière permanente à l'étranger, environ 1 500 hommes. Toutefois, face à la Chine, qui construit une immense base dans le pays, et aux États-Unis, qui y entretiennent 4 000 hommes, notre pays doit faire plus, pas forcément sur le plan militaire mais sur le plan économique. La Chine a en effet accordé 1,2 milliard de dollars de prêts à Djibouti ces dernières années, lui donnant une influence majeure dans le pays. L'Union européenne et la France figurent parmi les premiers bailleurs mondiaux de l'aide publique au développement. Avec leurs différents instruments (Instrument européen pour le voisinage, le développement et la coopération internationale, BEI, AFD…), contrer cette influence devrait être une priorité de leur action dans la région. De nouveaux moyens militaires, en particulier de surveillance, pourraient également être déployés dans le pays afin de suivre les activités chinoises.
Au-delà des pays en tant que tels, la France ne peut ignorer les différentes organisations et forums actifs dans la région en matière de sécurité. Elle doit les investir afin de promouvoir ses objectifs stratégiques mais également pour diffuser sa vision des enjeux et des sujets où elle dispose d'avantages comparatifs et de savoir-faire opérationnel et technologique, comme en matière de sécurité maritime, de contre-terrorisme, ou de sécurité environnementale.
La France a d'ores et déjà réussi à en investir un certain nombre mais a échoué, pour le moment, à rejoindre la principale plateforme de coopération régionale en matière de défense, l'ADMM +, qui doit dès lors être son prochain objectif.
Enfin, dernière proposition : mobiliser l'Union européenne et ses États membres pour qu'ils s'impliquent plus fortement dans la région.
L'Union européenne ne peut se désintéresser de ce qui se passe en Indopacifique compte tenu de l'ampleur des liens économiques qui l'unissent aux principales puissances de cette région. C'est également là que les grands problèmes globaux, à commencer par le changement climatique, trouveront ou pas une solution. En Indopacifique comme ailleurs, l'Union européenne doit défendre ses valeurs et ses intérêts par l'ensemble des moyens à sa disposition.
L'Union européenne doit mobiliser les moyens de ses États-membres qui, ne s'impliquent pas suffisamment dans la région, à l'exception de la France. Certes, l'opération Atalante contre la piraterie et les trafics dans la Corne de l'Afrique se poursuit depuis 2008 ainsi qu'une mission de formation militaire qui a été lancée au Mozambique en 2021. Il nous apparaît important de poursuivre ces deux opérations en leur donnant les moyens nécessaires :
– Atalante, qui a largement atteint son objectif en matière de lutte contre la piraterie, est désormais remise en cause par le gouvernement somalien, qui a fait part de son souhait de la voir réorientée vers la lutte contre la pêche illégale. Nous estimons nécessaire que l'Union européenne réponde aux besoins de la Somalie et reconfigure, le cas échéant, le format de l'opération. Une opération essentielle afin de préserver les ressources halieutiques de la zone ;
– la mission EUTM Mozambique a été lancée il y a quelques mois. Elle vise à former l'armée mozambicaine à la lutte antiterroriste avant son déploiement dans le nord du pays, face aux groupes djihadistes. Cette formation se double du financement par l'Union européenne d'équipements militaires à hauteur de 80 millions d'euros. Cette mission n'a pas encore atteint ses objectifs en termes de recrutement. Nous appelons donc la France à inciter les États-membres à renforcer leur contribution à cette mission, notre pays ayant un intérêt particulier à voir éradiqués les terroristes compte tenu de la proximité de Mayotte.
L'Union européenne peut se mobiliser en priorité sur les questions de sécurité plus que de défense, à savoir : l'impact du changement climatique, la lutte contre la piraterie, la protection des câbles sous-marins, la préservation des zones naturelles protégées et la liberté de navigation.
Il est nécessaire de pousser les partenaires européens qui le peuvent, à savoir, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et les Pays-Bas à plus s'impliquer dans cette zone.
À titre d'exemple, l'Agence Européenne pour la Sécurité Maritime pourrait demander à participer au forum HACGAM, actif en matière de lutte contre les trafics et de protection de l'environnement, et proposer de former des garde-côtes pour éviter que les pays riverains ne soient obligés de choisir des formations dispensées par d'autres puissances.
Au-delà de l'Union européenne, la France pourrait travailler à mobiliser ses partenaires européens. Ceux-ci manifestent depuis quelques années un intérêt croissant pour la région, avec pour preuve la multiplication des stratégies indopacifiques nationales, allemande et néerlandaise notamment.
Sur le plan militaire, si la France est généralement seule à participer aux exercices plurilatéraux, une frégate allemande, le Bayern, a récemment été déployée dans la région. D'autres déploiements pourraient suivre, notamment une présence maritime coordonnée dans l'ouest de l'océan Indien, prenant la suite de l'opération Agénor.
Enfin, la réorientation des intérêts stratégiques américains doit conduire l'Europe et les pays Européens à accroître leur investissement dans l'Europe de la défense. Sur ce point, il est essentiel que la Boussole stratégique soit à la hauteur des défis auxquels elle devra faire face, en Europe, en Indopacifique et ailleurs.
L'Indopacifique, nous le savons, est devenue une région essentielle pour notre souveraineté, sous la menace constante de puissances régionales agressives. Face à celles-ci, la position de la France a été affaiblie par la défection de l'Australie mais sa stratégie de nouer des partenariats stratégiques reste pertinente, comme le montre le succès rencontré avec l'Indonésie ou la désignation de notre pays à la tête de la Commission de l'Océan indien.
Un constat s'impose cependant. Face à cette menace de puissances régionales hostiles et au renforcement considérable de leurs moyens militaires, notamment navals, l'augmentation du format de nos forces dans la zone Indopacifique est absolument nécessaire.
Après avoir travaillé pendant plusieurs années sur le secteur Marine au sein de notre commission, je suis plus que jamais persuadé qu'un format à deux, voire trois porte-avions, outil de puissance et d'influence, sera nécessaire à long terme pour protéger nos intérêts, qu'il s'agisse de notre immense zone économique exclusive ou de la liberté de navigation en Mer de Chine méridionale.
J'en viens maintenant à une note publiée récemment par l'Institut Thomas More, l'Indopacifique à l'épreuve des « Nouvelles routes de la soie » (novembre 2021), qui a suscité mon intérêt. Rappelant que la liberté de navigation est fondamentale pour la planète et, par conséquent, pour l'Union européenne, la note préconise de faire de la région Indopacifique le laboratoire d'une nouvelle Politique étrangère et de sécurité commune, mise en œuvre dans la région par un noyau dur d'États-membres tels que la France, l'Allemagne et les Pays-Bas. La note fait plusieurs recommandations comme la création d'une communauté de valeurs en soutien à Taïwan, la mutualisation et le prépositionnement de nos forces navales dans la région et, bien sûr, des missions d'opérations conjointes en faveur de la liberté de navigation.
Pensez-vous qu'une telle stratégie soit possible, indépendamment de l'OTAN et des États-Unis et qu'elle puisse être exprimée dans la Boussole stratégique ? Si oui, à quelles conditions ?
Vous l'avez rappelé : l'Indopacifique, c'est deux océans, trois continents, une des régions les plus peuplées du monde, l'une des plus dynamiques, mais également une zone de fortes tensions où vivent plus d'1,8 million de nos compatriotes. En cas de conflit ou de menaces pour les intérêts de la France, pouvez-vous présenter les moyens dont notre pays dispose pour l'évacuation de nos ressortissants ?
Notre stratégie Indopacifique est un paradoxe. D'un côté, la France a, dans cette région, des intérêts considérables, que vous avez parfaitement décrits, mais de l'autre, nos moyens militaires sont limités, notamment nos moyens maritimes et aériens. Vous l'avez souligné également.
Je voudrais pour ma part insister sur deux aspects. Le premier, c'est le renseignement. Il me semble nécessaire de travailler plus étroitement avec nos partenaires via des systèmes d'informations partagés ou des constellations de mini-satellites en orbite basse et, peut-être, de renforcer notre réseau d'attachés de défense dans la région. Qu'en pensez-vous ?
Le deuxième aspect tire les conséquences des limites de nos moyens militaires dans la région. Peut-être faudrait-il envisager d'autres types de moyens pour contrecarrer les ambitions chinoises. La ministre des Armées, en présentant lundi la stratégie de la France en matière de fonds marins, a évoqué un certain nombre de capacités, pas forcément coûteuses d'ailleurs, qui pourraient être utiles en Indopacifique : drones, robotisation, cryptologie… De tels moyens ont-ils été évoqués lors des auditions que vous avez menées ?
Vous l'avez évoqué, les États-Unis sont de plus en plus présents dans la zone Indopacifique, devenus pour eux la première priorité, notamment par leurs missions maritimes destinées à contrecarrer les ambitions chinoises en affirmant le principe de la liberté de navigation. Toutefois, si l'intention est louable, ces missions se traduisent concrètement par des incursions américaines non autorisées dans les zones économiques exclusives de certains pays alliés, comme l'Inde, ce qui contribue à tendre leurs relations bilatérales. Ces pratiques américaines sont-elles susceptibles, selon vous, de nuire à la crédibilité des États-Unis dans la région ?
Ma deuxième question porte sur nos moyens militaires dans la région et les coopérations que nous avons avec nos alliés, régionaux mais aussi européens. S'agissant plus particulièrement de l'Allemagne, sa position me semble évoluer. Ainsi, l'ancien ministre des Affaires étrangères allemand, M. Heiko Maas, a déclaré : « c'est en Indo-Pacifique que se décide la structure de l'ordre international du futur », conduisant à l'adoption, en 2020, d'une stratégie pour l'Indopacifique et, en 2021, par l'envoi d'une frégate, la Bayern. L'Allemagne a également fait part de son intention de participer, en août prochain, à l'exercice Pitch Black, le Chef d'État-major de la marine allemande laissant entendre que son pays allait s'impliquer plus encore dans la région au cours des années à venir. Quelle est votre analyse de ce renforcement de la présence allemande ? A-t-elle une vraie stratégie dans la région, que l'on pourrait associer à la stratégie française, ou cet engagement n'est-il, finalement, qu'un moyen de complaire aux États-Unis ?
Ma troisième question porte sur le changement climatique, auquel la région Indopacifique est particulièrement exposée. Ne serait-il pas logique que nos moyens militaires soient également mobilisés contre ses conséquences : tsunamis, cyclones…, voire les anticipent ? Dès lors, ne faudrait-il pas étendre nos coopérations en matière de sécurité civile ? Face à l'ampleur de l'éruption du volcan Hunga Tonga le 15 janvier 2022, la France, l'Australie et la Nouvelle-Zélande ont par exemple immédiatement activé le mécanisme « Franz », qui leur permet de coordonner leurs actions d'urgence en cas de catastrophe naturelle dans le Pacifique Sud. Avez-vous des informations sur l'état de nos coopérations avec d'autres pays de la région au-delà cette coopération tripartite ?
( Mme Françoise Dumas prend la présidence )
À l'instar de mon collègue Jacques Marilossian, ma question porte sur la coopération au sein de l'Union européenne. Vous l'avez souligné, nos moyens dans la région sont limités et gagneraient à être renforcés et mutualisés avec ceux de nos partenaires européens. À votre connaissance, la « Boussole stratégique » contient-elle des propositions à ce sujet ?
Vous l'avez dit, la Chine se prépare à un conflit de haute intensité, même si, selon vous, elle n'en a pas encore les moyens. En attendant, ne vous semble-t-il pas possible qu'elle utilise des moyens hybrides à l'appui de ses ambitions, notamment territoriales, en « grignotant » les uns après les autres les îlots qu'elle convoite ?
L'ambition de la France est d'être une puissance stabilisatrice, qui porte les valeurs de liberté et de respect du droit dans l'Indopacifique. Cette ambition lui impose également de renforcer les moyens civils et militaires de ses partenaires dans la région, afin qu'ils soient en mesure, par cette autonomie stratégique, de faire face à la Chine. Quels partenariats la France veut-elle privilégier dans cette région et quelles relations doit-elle entretenir avec la Chine ?
La note de l'Institut Thomas More, Jacques Marilossian l'a bien montré en la présentant, est très ambitieuse. Son ambition est telle qu'elle va, à mon sens, au-delà de ce que l'Union européenne est aujourd'hui en mesure d'accomplir dans la région.
L'action internationale de l'Union européenne repose sur le consensus et, en Indopacifique, nos enjeux économiques sont à ce point considérables qu'ils influencent nécessairement notre approche des grandes questions régionales, notamment celle des rapports avec la Chine. Nous l'avons souligné dans notre rapport, la Chine investit massivement dans certains États-membres, comme le Portugal ou la Grèce, et est le premier partenaire commercial de l'Allemagne. Il est irréaliste, dans ces conditions, de penser que l'Union européenne pourrait adopter une position « robuste » de soutien à Taïwan contre la Chine.
En revanche, d'autres recommandations me semblent plus réalistes, telles que les exercices en commun, pour autant que la France arrive à mobiliser ses partenaires européens dans la région car pour le moment, à l'exception de la frégate Bayern, nous sommes un peu seuls…
Pour répondre à la question de Marianne Dubois, nous avons assisté, lors de notre déplacement à La Réunion, à un exercice d'évacuation de ressortissants. Ce que nous avons constaté, c'est la nécessité, compte tenu de nos moyens limités sur place, de faire venir des renforts de métropole, ce qui rallonge considérablement le délai d'intervention alors qu'une telle opération d'évacuation exige, au contraire, une mobilisation rapide. C'est pourquoi l'une de nos propositions est, justement, de renforcer nos moyens prépositionnés dans la région, qui ont d'ailleurs commencé à l'être grâce à la LPM.
Pour répondre à la question de Jean-Charles Larsonneur, il est évident que le renseignement est l'une des armes essentielles pour défendre nos intérêts dans la région. Notre pays dispose de 18 missions de défense dans la région et d'une quinzaine d'officiers de liaison assurant un maillage géographique permettant, à mon sens, d'assurer un niveau de coopération et d'informations suffisant.
Sur le développement de nos moyens satellitaires, il me semble évident que la France y gagnerait, tant sont grandes les étendues à surveiller. Je n'ai malheureusement pas plus d'information à vous communiquer sur le sujet, pas plus que sur les pistes évoquées par la Ministre des Armées.
André Chassaigne a posé de nombreuses questions auxquelles je vais m'efforcer de répondre. S'agissant de la crédibilité américaine, qui pourrait être remise en cause par des incursions non-autorisées dans les ZEE de ses alliés, même s'il s'agit d'incidents regrettables, je doute qu'ils remettent en cause, par eux-mêmes, la crédibilité américaine dans la région. Le vrai test de celle-ci sera, à mon sens, la réaction des États-Unis en cas d'incident grave impliquant Taïwan.
Vous avez mentionné les nouvelles ambitions de l'Allemagne dans la région indopacifique. Que notre ami et partenaire allemand souhaite s'y investir plus est, de mon point de vue, très positif car jusqu'à présent, la France était le seul État-membre effectivement présent dans la région. Au-delà de l'Allemagne, il serait souhaitable que d'autres États-membres s'impliquent dans la zone.
S'agissant enfin du rôle de nos forces armées en matière environnementale, je vous rejoins totalement. C'est tout à fait leur rôle que d'anticiper les conséquences du changement climatique et, le cas échéant, d'y faire face. Renforcer les moyens de nos forces armées est donc, sur ce plan également, essentiel, de même qu'essayer d'impliquer nos partenaires européens dans la zone.
Pour répondre à Carole Bureau-Bonnard, comme nous l'avons indiqué dans notre rapport, la « Boussole stratégique » est très prudente s'agissant de l'Indopacifique, compte tenu de l'importance des liens commerciaux entre l'Union européenne et la Chine. Ce que nous, souhaitons c'est que l'Union européenne ne fasse pas moins que ce qu'elle fait aujourd'hui, c'est-à-dire poursuivre le dialogue avec la Chine s'agissant du respect du droit de la mer et d'un ordre international fondé sur le droit et les exercices navals conjoints avec les pays voisins, et ce afin de soutenir les initiatives régionales en matière de paix et sécurité.
S'agissant des partenariats de la France, pour répondre à Jean-Philippe Ardouin, la France a récemment renforcé son partenariat avec l'Indonésie qui, avec l'Inde, est en voie de devenir l'un de nos alliés majeurs dans la région, partenariat renforcé par l'acquisition de 42 Rafale. La ratification de notre accord de coopération avec l'île Maurice est également imminente, qui permettra de rehausser le niveau de notre coopération bilatérale et d'aider au renforcement des capacités de notre partenaire mauricien.
Pour répondre à Nathalie Serre, il est tout à fait vrai que la Chine a une stratégie de « grignotage » des îlots en Mer de Chine méridionale, afin d'accroître sa ZEE et de sécuriser ses voies maritimes, utilisant à cette fin des flottes de pêcheurs soutenues par les puissants moyens de ses garde-côtes.
La Chine met également en œuvre une autre stratégie hybride, basée sur l'influence économique et financière. Par les prêts qu'elle accorde, elle place les pays concernés dans sa dépendance, surtout si ceux-ci ne sont, au final, pas en mesure de les rembourser.
Je voudrais à mon tour vous remercier pour votre travail qui nous éclaire sur les enjeux de cette région fondamentale pour notre pays.
Les deux rapports examinés ce matin ont, finalement, une certaine continuité puisqu'un conflit impliquant Taïwan serait, forcément, un conflit de très haute intensité. La crédibilité de la France, en Indopacifique comme en cas de conflit de haute intensité, est essentielle et ce que vous proposez, après nos collègues Jean-Louis Thiériot et Patricia Mirallès, y contribuera.
La commission de la Défense nationale et des forces armées autorise à l'unanimité le dépôt du rapport d'information sur les enjeux de défense en Indopacifique en vue de sa publication.
La séance est levée à douze heures vingt-cinq.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. André Chassaigne, Mme Catherine Daufès-Roux, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Fabien Gouttefarde, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Gilles Le Gendre, M. Jacques Marilossian, Mme Sereine Mauborgne, Mme Josy Poueyto, Mme Isabelle Santiago, Mme Nathalie Serre, M. Jean-Louis Thiériot
Excusés. - M. Florian Bachelier, Mme Françoise Ballet-Blu, M. Xavier Batut, Mme Sophie Beaudouin-Hubiere, M. Olivier Becht, M. Christophe Blanchet, M. Christophe Castaner, M. Jean-Pierre Cubertafon, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Richard Ferrand, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Séverine Gipson, M. Stanislas Guerini, M. David Habib, M. Jean-Michel Jacques, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Jean Lassalle, M. Patrick Mignola, M. Joachim Son-Forget, M. Aurélien Taché, M. Stéphane Trompille, Mme Alexandra Valetta Ardisson