Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicamenT
Mercredi 20 octobre 2021
La séance est ouverte à dix heures trente-cinq.
(Présidence de M. Guillaume Kasbarian, président de la commission)
La commission d'enquête procède à l'audition de M. Philippe Truelle, président de CDM Lavoisier, vice-président de l'Association des moyens laboratoires et industries de santé (AMLIS) et de M. Alexandre Williams, président d'Athena pharmaceutiques.
Mes chers collègues, nous reprenons ce matin les auditions de la commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicament.
Nous commencerons par entendre deux représentants de l'Association des moyens laboratoires et industries de santé (AMLIS) :
– M. Philippe Truelle, vice-président de l'AMLIS et président de CDM Lavoisier, laboratoire spécialisé dans la fabrication de produits injectables,
– et M. Alexandre Williams, président d'Athena pharmaceutiques, qui produit des génériques en France mais également en Inde.
Messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation.
Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
MM. Truelle et Williams prêtent serment.
Je vous remercie de nous apporter une occasion unique de témoigner de l'existence d'un tissu industriel mal connu. L'AMLIS est une association fondée en 1969 qui regroupe une cinquantaine de très petites, petites et moyennes entreprises (TPE-PME) dans le secteur de la santé. Ces entreprises représentent aujourd'hui la moitié des TPE-PME du secteur et forment un tissu essentiel au développement de notre territoire, notamment en matière industrielle. Chacune possède en effet un site de distribution, de production, de recherche, ou un siège social dans plus de la moitié des départements français. Il s'agit pour la plupart d'entreprises à taille humaine et d'origine essentiellement familiale. Elles génèrent un chiffre d'affaires de plus de 3 milliards d'euros, soit une moyenne de 60 millions d'euros. L'effectif moyen de ces entreprises s'élève à 70 personnes et elles participent à la dynamique de notre secteur en matière d'emploi. Une étude récente menée au sein de l'association montre une évolution des effectifs de l'ordre de 5 % à 7 % dans nos entreprises au cours de ces cinq dernières années.
Nos entreprises sont investies dans le développement de nouveaux médicaments, parfois en biotechnologie ou dans le champ des thérapies orphelines, comme la société CTRS. Elles sont investies dans la fabrication et la distribution de médicaments sur le territoire national : la moitié de nos entreprises possèdent un site industriel en propre ou disposent d'un réseau de façonniers essentiellement français.
La crise sanitaire n'a fait que mettre en lumière la tension extrême qui pèse sur le tissu industriel et sa chaîne de valeurs, depuis les fabricants de matières premières auxquels font appel nos entreprises – il n'y a pas d'intégration – jusqu'aux sites de production. Des aspects économiques expliquent cette tension. Nos entreprises produisent en majorité des médicaments du quotidien ou « commodités », dont le prix moyen est estimé entre 11 et 15 centimes d'euro pour une gélule, et entre 14 et 15 centimes d'euro pour une ampoule sur les injectables. Ces médicaments sont pourtant essentiels à la prise en charge de maladies chroniques ou de situations d'urgence pour nos concitoyens. D'ailleurs, la crise sanitaire que nous venons de traverser a montré l'importance de certains de ces médicaments peut être oubliés ou mal connus du grand public et qui pourtant étaient fabriqués dans ces entreprises.
Notre secteur souffre malheureusement d'une image négative. Une enquête récente menée par Ipsos à la demande de notre branche montre que l'appréhension du secteur par les citoyens reste négative à la sortie de la crise sanitaire. Moins d'un jeune sur six est désireux de travailler dans l'industrie pharmaceutique, malgré l'élan qu'aurait dû générer la pandémie. Cet enjeu se révèle au quotidien à nos entreprises à travers les difficultés de recrutement de profils notamment techniques. Il est paradoxal qu'au terme d'études parfois longues et techniques, les jeunes craignent de ne pas trouver de travail, tandis que notre secteur offre des métiers exaltants qui permettent comme peu d'autres secteurs de s'engager pour le bien commun. Malheureusement, ces deux volontés ne se rencontrent pas, sans doute en raison du poids de la désindustrialisation et de la négation de l'intérêt de ce tissu pour notre pays. Depuis trente ans, certaines décisions politiques ont favorisé d'autres secteurs, notamment dans le tertiaire. Les métiers de l'industrie ont peu à peu pris l'image de métiers salissants, exigeants et complexes, qu'il convenait de délocaliser vers d'autres zones géographiques. La crise a pourtant montré l'intérêt d'un tissu local réactif, capable de répondre à des urgences. Au plus fort de la crise, lorsque certaines frontières ont été fermées et que certaines matières premières n'étaient plus disponibles, la France a été confrontée à des pénuries de médicaments.
Je souhaitais réagir à l'idée que l'État puisse prendre en charge la production de certains médicaments, une petite musique que l'on entend depuis plusieurs années. L'Agence générale des équipements et produits de santé (AGEPS) de l'Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) et la Pharmacie centrale des armées possèdent aujourd'hui les deux principaux sites industriels publics de fabrication des médicaments. Je connais bien ces deux sites puisque nous collaborons avec eux. Le premier s'apprête à fermer. Je déplore cette décision à titre personnel. Si nous voulons disposer d'une capacité de réaction, nous devons pouvoir nous appuyer sur un tissu très diversifié. C'est l'intérêt de posséder des entreprises qui produisent des petites séries de médicaments techniques, de médicaments injectables peu développés sur le territoire. Je ne dispose pas de tous les éléments mais la décision de l'AGEPS me semble répondre à des motifs économiques. Maintenir un site industriel en France est coûteux, et les prix que j'ai évoqués sont beaucoup trop faibles. Le développement de médicaments techniques nécessite l'intervention d'acteurs importants localisés pour la majorité en Europe. La politique menée depuis plusieurs années cherche à équilibrer l'enveloppe des dépenses de médicaments pris en charge en finançant les médicaments les plus innovants et les plus chers avec les médicaments les plus anciens. Ce système est en bout de course : dans la vague d'innovation actuelle, ces médicaments ne peuvent coexister dans le même système de financement et il est indispensable de trouver de nouvelles solutions pour les financer.
Après avoir vécu six ans en Chine et sept ans en Inde où je possédais une entreprise, j'ai pris la décision de racheter un site industriel en France il y a un an et demi. Je suis membre de l'AMLIS, de l'association Générique même médicament (GEMME) et d'autres associations comme CDMO France (Contract Development Manufacturing Organisations) qui regroupe les sous-traitants pharmaceutiques français. L'industrie pharmaceutique française décroît depuis les années 2000. Elle tenait la première place en Europe et se range aujourd'hui à la 4e place du classement, voire à la 6e place concernant la fabrication de nouveaux médicaments dans des sites européens. Nous passons ainsi derrière les Italiens et les Espagnols. Rien que ce constat devrait nous faire peur et alerter. Nous faisons face à des concurrents qui ne viennent pas seulement d'Asie, mais également à nos partenaires européens. Leurs problématiques sont identiques aux nôtres mais ils bénéficient de politiques différentes.
Pour comparer les prix, nous avons observé une diminution des prix constante sur les médicaments depuis vingt ans, notamment sur les médicaments matures. Mon usine française produit pour 70 % de génériques et 30 % pour des laboratoires membres de l'AMLIS. Ces laboratoires spécialisés ou specialty pharma fabriquent des médicaments qualifiés de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), relevant de la classe des médicaments qui apportent un progrès thérapeutique inexistant (ASMR V), pour des maladies chroniques qui constituent la majorité du portefeuille des médicaments en France.
Si je suis revenu en France, c'est que l'opportunité de fabriquer des médicaments est réelle. Je possède une usine de 200 employés en Inde et mon usine française en compte 135. Le calcul entre le prix de la matière première, le transport et le e -release montre que la France peut presque être compétitive. En tant que base industrielle pour le marché français et les marchés d'exports, la France est un territoire intéressant, bien plus intéressant que l'Inde. Cependant, malgré une pause en 2020, les politiques de prix imposent une diminution constante, notamment pour les fabricants de médicaments génériques (génériqueurs). En vingt ans, les fabricants de matière première ont disparu d'Europe. 80 % des matières premières sont fournies par l'Asie, et davantage encore en matière de volume. Selon une étude du syndicat Les Entreprises du médicament (LEEM), il n'existe plus que 24 fabricants de matières premières en France contre 350 en Chine et en Inde. Pour 100 certificats de conformité à la pharmacopée européenne – Certificate of suitability of monographs of the European Pharmacopoeia (CEP) en France, 2000 sont comptés en Chine et en Inde. Après les matières premières, les usines pharmaceutiques de médicaments classiques risquent également de quitter la France et l'Europe. La clause de sauvegarde a ajouté de nouvelles difficultés pour ces entreprises. Le seul responsable de la désintégration du tissu industriel est le prix des médicaments.
Quel regard portez-vous sur les annonces du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS) réuni en 2021 ? Qu'est-ce qui va dans le bon sens et qu'est-ce qui ne va pas assez loin ?
Contrairement aux années précédentes, l'AMLIS a été auditionnée au cours d'un échange assez direct de deux heures. Nous avons pu apporter notre point de vue sur les politiques d'achat public, sur les difficultés rencontrées par nos entreprises en termes d'approvisionnement et sur les questions financières. Cependant, nos propos n'ont pas été traduits réellement dans les décisions prises. Le CSIS introduit dans la négociation des prix avec le CEPS la possibilité de prendre en compte le facteur industriel. Néanmoins, cette prise en compte s'arrête à l'amélioration du service médical rendu mineure (ASMR IV). 80 % à 90 % des médicaments, et notamment des médicaments thérapeutiques majeurs qui traitent les maladies chroniques, sont donc écartés de cette évaluation. Nous avions également abordé le sujet de l'opérationnalité de nos entreprises. Il existe à l'échelle européenne une véritable reconnaissance du statut de PME en santé qui donne droit à des facilités opérationnelles comme un guichet centralisé, et qui n'existe pas en France et qui pèse sur nos entreprises. Lorsque nous voulons commercialiser un médicament ou modifier une autorisation de mise sur le marché (AMM), nous devons d'abord traiter avec l'Agence nationale du médicament et des produits de santé (ASNM), puis avec la Haute autorité de santé (HAS) et avec le comité économique des produits de santé (CEPS). C'est un véritable parcours du combattant pour une PME de 40 à 50 personnes ! Elles ne possèdent pas toujours les compétences en interne pour des procédures qui exigent du temps et de l'énergie si bien que parfois, la conception de médicaments ne va pas jusqu'au bout pour des questions administratives.
Nous avions aussi évoqué la question de la fiscalité. La clause de sauvegarde, ce mécanisme de sécurisation du budget de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (ONDAM), est mortifère pour nos entreprises car, pour la plupart, elles ne bénéficient pas d'une croissance de leurs chiffres d'affaire. En effet, les maladies n'évoluent pas d'une année sur l'autre. Néanmoins, elles contribuent à la maîtrise des dépenses au même titre que les autres alors qu'elles se trouvent sans perspective de croissance. Il y a vingt ans, alors que le système actuel n'existait pas, les PME étaient exemptées de cette procédure de réversion compte tenu de leur taille et de leur typologie de produit. Nous plaidons pour un système de régulation différent pour les médicaments anciens du quotidien et pour les médicaments innovants.
Le CSIS a donné un espoir mais nous demeurons mesurés quant à la portée des mesures dans leur application quotidienne pour les entreprises. Nous pensons en effet que la perception de l'État reste relativement éloignée de notre fonctionnement au quotidien. Par exemple, la future agence pour l'innovation en santé a vocation à s'adresser aux jeunes pousses (start ups), et non pas à la majorité de nos entreprises.
Le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 (PLFSS 2022) propose d'intégrer un critère industriel dans la fixation du prix du prix du médicament par le CEPS. Qu'en pensez-vous ?
Ce critère existait déjà dans l'article 18 de l'accord-cadre signé en 2015. De mémoire, en trois ans, il a été appliqué à moins de dix cas. Nous sommes évidemment favorables si le PLFSS ouvrait l'application de ce critère au-delà des ASMR I à IV. Mais il faut que la disposition trouve à s'appliquer et je ne puis que me montrer dubitatif sur la réalité des intentions de l'État et du CEPS. Certaines de nos entreprises ont déposé des dossiers il y a plusieurs semaines et soit ils ne sont toujours pas instruits, soit les discussions restent stériles. Souvent, les évolutions de prix restent en dessous du prix de revient industriel.
Dans le cadre du plan France 2030, le Président de la République a annoncé 3 milliards d'euros pour le secteur de la santé afin de produire 20 biomédicaments contre les cancers, les maladies chroniques dont celles liées à l'âge et créer les dispositifs médicaux de demain. Quel regard portez-vous sur ces annonces ?
Les annonces sont très positives. Concernant la bioproduction, elles arrivent tardivement vis-à-vis de nos voisins européens. Des moyens considérables et une puissante coordination seront nécessaires pour rattraper ce décalage, par rapport à la Suisse ou à d'autres pays voisins. À ce stade, je ne mesure pas la capacité de nos entreprises à s'insérer dans ce dispositif. J'appelle l'État à identifier un ou deux acteurs au sein de nos entreprises pour l'intégrer. Sinon, vu le nombre limité de médicaments annoncés, il risque de ne concerner qu'une partie des acteurs existants. Or, pour créer un tissu industriel agile et puissant, il est nécessaire de le diversifier.
Vous avez largement insisté sur la pression des prix et avez évoqué le contexte européen auquel l'ensemble de vos entreprises sont confrontées. Quelles sont les réponses de nos concurrents et partenaires de l'Union européenne qui vous paraissent plus pertinentes que celles de la France ?
Un médicament peut être enregistré à l'échelon national ou au niveau européen. Le dispositif européen au niveau de l'Agence européenne du médicament comprend une simplification d'accès, ainsi que des d'incitations pour les PME. Il reconnaît le statut de PME en santé pour lequel les entreprises doivent demander chaque année un réenregistrement, sur la base de justificatifs.
Le second aspect à prendre en considération, c'est la comparaison du poids des fiscalités à l'échelle européenne. La France se classe première, de loin, quelle que soit l'imposition. Cela pèse d'autant plus sur les entreprises les plus humbles du secteur. Le mécanisme de clause de sauvegarde est une spécificité française, en tous cas dans son mode de calcul et de répartition. Il est d'une très grande complexité et est interdépendants des chiffres réalisés par l'ensemble du secteur. À titre personnel, je suis incapable de déterminer et de provisionner comptablement le montant que je devais reverser au titre de la clause de sauvegarde, avant la notification par le CEPS. Une première avancée serait de simplifier le système de fiscalité. Notre secteur est concerné par plus de huit taxes spécifiques – taxe sur le chiffre d'affaire, taxe sur la promotion, etc. –, indépendamment des droits que chaque entreprise verse pour l'enregistrement et la mise à jour de ses médicaments. Certaines de nos entreprises se sont engagées dans la mise à jour de leurs dossiers, notamment afin d'assurer la sécurisation de leurs approvisionnements. Par exemple, jusqu'il y a quelques années, j'achetais des ampoules vides pour des médicaments injectables auprès d'un seul fournisseur – ce qui pouvait constituer un facteur de vulnérabilité. J'ai décidé d'en enregistrer un deuxième. J'ai été amené à réaliser des études – ce qui a représenté plusieurs centaines de milliers d'euros. Et en plus, je dois m'acquitter d'un certain nombre de taxes afin de mettre à jour ce dossier. Je pense qu'objectivement, l'État devrait prendre sa part dans ces actions qui visent à la sécurisation de l'approvisionnement des médicaments. Il ne me paraît pas légitime de verser une taxe pour enregistrer cette mise à jour de dossiers.
Le regard que vous portez est-il celui de l'AMLIS ou de l'ensemble des industries du secteur pharmaceutique ? Vos préoccupations diffèrent-elles de celles des autres laboratoires ?
Nous nous différencions par notre taille, qui pèse dans l'opérationnalité de nos entreprises. Ce qui a énormément changé ces quinze dernières années, c'est l'augmentation du poids de l'implémentation réglementaire dans le quotidien. 80 % des recrutements que j'ai menés sur cette période portent sur des profils supports pour les dimensions de qualité et de réglementation. La mise en place de la sérialisation en est un exemple. Ce dispositif européen vise à réduire les risques de contrefaçon de médicaments et leur arrivée dans les pharmacies et hôpitaux. Du fait de certaines évolutions dans les matières premières, il a fallu refaire des études, par exemple sur les nitrosamines. Un décret a été publié il y a quelques mois. Après l'explosion des pénuries de médicaments, nos entreprises doivent constituer des stocks minimaux de deux mois sur leurs MITM. Toutes ces mesures ont un coût et nous ne disposons pas de ressources cachées que nous pourrions dégager. Les mesures impactent le prix de revient industriel. Or, les prix continuent à baisser. Il y a un effet ciseaux. Le CEPS impose régulièrement des baisses de prix de 20 %. À la fin, on ne sait plus faire. Des étapes d'implémentation réglementaire coûteuses s'ajoutent sans cesse aux procédures de production. Par exemple, la sérialisation requiert d'apposer un code unique sur chaque boîte de médicaments afin que les pharmaciens vérifient dans une base de données que le produit délivré n'est pas une contrefaçon.
Nos administrations ne dialoguent pas les unes avec les autres. L'ANSM et la direction générale de la santé (DGS) – qui sont nos autorités de tutelle concernant la qualité et la sécurité du médicament – n'ont pas pour missions de se préoccuper pas de l'impact économique de leurs décisions. Le CEPS s'intéresse lui aux aspects économiques mais n'entend pas les questions de réglementations supplémentaires sur la qualité ou la sécurité.
Ces facteurs différencient les petites entreprises qui ciblent le marché national ou européen sur lequel pèsent ces réglementations de manière importante, alors que les grandes entreprises jouent sur un marché mondial où les prix du médicament sont bien plus divers. Les prix américains sont ainsi sans comparaison avec un certain nombre de prix français. Au sein de l'Europe, les prix français sont parfois deux fois inférieurs aux prix allemands ou italiens.
Nous n'avons pas de possibilité d'équilibrage, contrairement à ce que croient certains décideurs. Le ministère de la santé pense que nos portefeuilles comprennent à la fois de l'innovation et des médicaments matures. En réalité, cela n'existe pas. Ce modèle doit donc être repensé, sans pour autant menacer la diversité de l'approvisionnement. En effet, ce sont souvent nos entreprises qui reprennent la fabrication et l'exploitation de médicaments anciens lorsque de plus grandes entreprises cessent de les produire par manque de viabilité dans leur portefeuille de médicaments.
Monsieur Williams, après avoir travaillé en Chine et en Inde, vous avez fait le choix de vous implanter en France. Quels éléments vous ont incité à reprendre une entreprise française ?
Je n'étais pas opposé à l'idée de m'implanter ailleurs en Europe. Il y avait des laboratoires au Portugal et en Italie que j'aurais pu racheter aussi. Cependant, en tant que Français, le rachat d'une usine était plus facile. J'avais le projet de transférer les produits développés dans mon usine en Inde pour les fabriquer dans un pays européen.
On arrive au bout d'un cycle. Les multinationales se sont séparées de leur outil industriel et l'ont revendu à des acteurs comme Delpharm, Famar, Fareva ou des laboratoires de l'AMLIS. Le laboratoire que j'ai racheté à Valenciennes appartenait anciennement à Abbott. Les investissements et le recrutement en support réglementaire nécessaires ne sont pas compensés par les prix. Il faut du capital intensif, avec des dépenses d'investissement. Les multinationales ont donc abandonné ces outils industriels aujourd'hui entre nos mains. Les prix n'ont pas baissé dernièrement mais la clause de sauvegarde permet à l'État de compenser l'absence de diminution des prix. La baisse des marges et la pression sur les prix se poursuivent en France. Seule la méthode change…
Depuis mon usine indienne, il n'était pas viable de déposer, enregistrer et lancer un produit sur le marché français comme les capsules, les médicaments oraux, les sachets, alors que j'ai lancé des produits dans un très grand nombre de pays, comme l'Italie, l'Espagne, le Canada, le Royaume-Uni, l'Afrique du Sud ou la Russie. J'ai fait le pari de racheter une usine en France qui bénéficiait déjà d'un tissu de clients sur des génériques et la speciality pharma afin de disposer d'une base pour le marché français. Mon calcul concernait donc le marché français, et non l'export. Quand le tissu industriel français est endommagé, c'est aussi l'export qui en souffre. Nous n'avons pas perdu des positions dans le classement par rapport à nos partenaires européens : nous avons également perdu des positions à l'export. Les Espagnols, les Suisses et les Allemands ont gagné des parts de marché à l'exportation. L'exportation française se porte bien mais elle pourrait se porter encore mieux. La France est dotée d'un tissu industriel reconnu à l'international. Mais combien d'usines se créent aujourd'hui pour la production des médicaments matures ? Il n'y a aujourd'hui que des fermetures ! Les usines de produits matures passent aujourd'hui dans les mains des PME. Après les PME, il n'y aura rien ! Il n'y aura que des fermetures...
On en est arrivé à un point où les clients refusent même de mettre à jour les dossiers de modification des produits. La pression sur la constitution de stocks de deux mois supplémentaires risque de pousser un grand nombre d'acteurs à ne pas renouveler leurs AMM en France au vu des faibles marges et des coûts de renouvellement des dossiers. Les gens sont quand même là pour faire de l'argent. Des produits vont disparaître en France car les entreprises cherchent à réaliser des bénéfices. Les pénuries – les chiffres montrent une multiplication par 40 en quinze ans, hors Covid-19 – vont continuer et s'accélérer !
La concurrence étrangère sur le marché national et à l'export est confrontée aux mêmes réglementations que la France. Comment prennent-ils en charge les formalités administratives ?
Les Indiens ne viennent plus sur le marché français car il ne les intéresse plus. La réponse administrative en France est beaucoup trop complexe. Nous figurons parmi les plus mauvais. Pour obtenir un lancement ou un prix, cinq cents jours sont nécessaires à partir de l'AMM – il me semble que nous sommes les pires en Europe sur ce plan. Notre politique de prix contraint beaucoup d'industriels à ne plus déposer de dossier afin de ne pas endommager leurs prix au niveau européen. Par conséquent, beaucoup de médicaments ne sont plus déposés en France.
Vous avez évoqué un problème d'attractivité du secteur auprès des jeunes. Souffrez-vous un problème d'attractivité pour des compétences ? Vous avez laissé entendre la responsabilité de l'État, qui a privilégié le tertiaire par rapport à l'industrie. Cependant, en délaissant leurs laboratoires, les entreprises n'ont-elles pas également une responsabilité dans la faible attractivité du secteur ?
L'ensemble de l'industrie ne dispose pas d'une image prioritaire dans les attentes des jeunes, qui rêvent aujourd'hui de travailler chez les GAFAM, ou dans l'industrie aérospatiale ou aéronautique. L'image de l'industrie pharmaceutique est le fruit d'une responsabilité commune. Les décisions et les négociations entre le secteur pharmaceutique et l'État révèlent que notre relation n'est pas complètement partenariale. L'objectif pour l'un ou pour l'autre est souvent d'essayer de refaire le match et de revenir sur une décision qui n'était pas totalement partagée. Tant que cette relation ne sera pas assainie, le secteur conservera l'image biaisée de secteur capitalistique qu'il conserve dans l'inconscient du grand public. Pourtant, beaucoup d'entreprises sont investies localement : elles génèrent des emplois et des investissements locaux et paient leurs impôts sur le territoire. Les industriels de la santé font partie des acteurs de santé au même titre que d'autres intervenants, y compris publics. Ils participent à ce système visant le bien commun – même si c'est quelque chose qui nous a été dénié.
L'image du secteur pharmaceutique a été endommagée par diverses crises sanitaires, depuis l'affaire du sang contaminé. La pandémie ne sonne-t-elle pas l'heure de travailler à nouveau sur cette image ?
La situation de la culture scientifique et technologique est dramatique dans notre pays. Un travail gigantesque doit être entamé à la racine, probablement dès l'école primaire.
En tant que député, j'ai été amené à connaitre les acteurs la filière santé, comme le Leem, l'association G5 Santé, France Biotech, ou encore l'Association française des sociétés de services et d'innovation pour les sciences de la vie (AFSSI). Je n'avais jamais entendu parler de l'AMLI. Ne serait-il pas intéressant pour vos activités de support de vous regrouper en une seule structure ? Vous bénéficierez d'un poids sans commune mesure si vous rassembliez les acteurs. Moi, je ne vous connaissais pas. Vous parliez de simplification. Allons vers la simplification ! La structuration de votre secteur devient un peu compliquée, si je puis me permettre…
Êtes-vous impliqué dans l'Alliance France Bioproduction ? C'est quand même l'un des sujets du moment.
Enfin, Monsieur Williams, des enquêtes journalistiques en Inde ont montré les conditions de production des médicaments désastreuses sur le plan environnemental, ainsi que des détournements par les autorités gouvernementales à visée de vente directe par Internet. Confirmez-vous ces pratiques ? Quelle en a été votre expérience ?
En Inde, le Gouvernement n'a pas encore pris de réelles mesures environnementales. Il est par conséquent plus facile de fabriquer des médicaments plus polluants en Inde. La Chine a pris des mesures radicales dans ce domaine et se rapproche de l'Europe. Toutefois, l'Inde devrait rattraper son retard d'ici dix ou quinze ans. L'Inde dépend en outre de la Chine pour ses éléments de synthèse des matières premières. Tout le monde est interdépendant.
Je ne peux répondre à votre dernière question. Ces pratiques se situent en dehors de la légalité. Ce ne sont pas des acteurs avec lesquels nous travaillons et que nous connaissons.
Il existe de très grandes différences au sein de notre tissu entre les grandes entreprises et les nôtres, par exemple en matière de structuration. Les membres de l'AMLIS sont opérationnels, et nous consacrons beaucoup moins de temps à la promotion et à la défense de nos intérêts et de notre tissu. Je comprends que vous ne nous découvriez qu'aujourd'hui. Nous essayons de rattraper ce retard et nous nous faisons aider par des gens du métier mais cela va prendre du temps. Les citoyens eux-mêmes achètent régulièrement des médicaments de nos entreprises sans savoir qu'ils en proviennent. Il y a un grand travail à réaliser auquel nous attelons.
Je suis membre du GEMME qui rassemble les fabricants de génériques (génériqueurs) français. L'AMLIS fabrique 80 % de ses médicaments sur le territoire français, et le GEMME produit un peu plus 50 % de ses génériques en France. Nos visions se recoupent. L'association CDMO France, qui regroupe 16 000 employés sous-traitants pharmaceutiques français, dispose également d'une très faible visibilité. Ces associations restent fragmentées, ce qui explique sans doute que le paysage soit difficile à appréhender.
Je souhaiterais revenir sur le rôle central et stratégique du CEPS dans la régulation des prix. Comment les négociations se déroulent-elles ? Vous avez évoqué une baisse de 20 % sur les prix. Certains n'ont pas évolué depuis dix ans. L'évolution et la baisse des prix impactent l'organisation industrielle.
J'ai reçu un courriel du CEPS il y a deux semaines m'expliquant que conformément à la stratégie d'économie de santé, il souhaitait appliquer une baisse de 20 % du prix de l'un de mes produits à compter du 1er janvier 2022. Mon entreprise réalise un chiffre d'affaires de 15 millions d'euros pour un résultat net de 300 000 euros, soit moins de 5 % du chiffre d'affaires. Cette décision représente 80 % de mon résultat net. Où trouverai-je des marges d'amélioration ? Il n'y en a pas ou très peu. Je ne dispose pas de la trésorerie suffisante pour réaliser les investissements qui seraient nécessaires. Cette situation est celle de beaucoup d'entreprises. Les prix sont déjà bas. Pour un médicament injectable, l'ampoule rapporte 60 centimes à l'unité et il nous faut satisfaire à toutes les exigences qualité et réglementaires qui pèsent énormément sur le coût du produit. À un moment, l'équation n'est plus soluble…
Les discussions n'ont pas encore commencé. J'ai demandé une audience auprès du président du CEPS. Mais les demandes de hausse de prix ou de négociation que j'ai évoquées avec d'autres membres de l'association témoignent d'une absence de vision industrielle. Pourtant, le CEPS dispose des moyens de mener des enquêtes. Par le passé, la DGCCRF est venue enquêter sur mes comptes et mes procédures de fabrication afin de vérifier le bien-fondé de ma demande. Les négociations ne prennent pas en compte rationnellement le coût de fabrication et de qualité du produit dans le contexte européen. Les propositions sont régulièrement très en dessous des prix de revient industriels. Il n'y a pas de discussion objective possible.
Le prix est l'un des points clés. J'aimerais l'aborder sous l'angle des taxes. Vous avez évoqué les nombreuses taxes et notamment la clause de sauvegarde, qui compense des produits de l'innovation relativement chers grâce aux produits matures. La suppression de la totalité des taxes, qui serait rentable pour l'État au vu du coût du contrôle nécessaire, serait-elle suffisante pour ne pas modifier les prix ?
La clause de sauvegarde est un mécanisme compliqué. Un vote dans le cadre du PLFSS détermine l'ONDAM, le budget pris en charge par la Sécurité sociale, qui s'élève à 23,5 ou 24 milliards d'euros selon l'épure. Ce budget détermine le calcul effectué en fin d'année pour vérifier si le budget a été dépassé. Le cas échéant, ce mécanisme se met en œuvre pour éviter à l'État de prendre en charge des dépenses supplémentaires, et la clause de sauvegarde conditionne le versement de remises par les entreprises à l'État. Il ne s'agit donc pas de taxes au plan fiscal. La période de ce calcul évolue chaque année. Au 19 octobre 2021, le montant de la clause de sauvegarde au titre de l'exercice 2020 n'est pas connu. En conséquence, nous n'avons pas provisionné la remise dans les comptes de nos entreprises. Je serais bien en peine d'avancer un chiffre à mon expert-comptable et lui ne peut inscrire dans les comptes quelque chose qu'il ne peut justifier par des éléments tangibles.
Ce manque de prévisibilité représente une difficulté supplémentaire pour nos entreprises, d'autant plus qu'elles n'ont pas le sentiment de participer à ce dépassement tout en devant assumer une partie de la réversion. La suppression de la clause de sauvegarde serait bénéfique mais n'aurait qu'un effet partiel. L'élément essentiel, c'est un contexte de commercialisation où les produits sont venus à perte. Cela n'a pas de sens et ce n'est pas viable pour des médicaments nécessitant un tel niveau de technicité, de sécurisation et de garantie d'approvisionnement ! La priorité est une valorisation juste du travail industriel fourni et une fiscalité plus adaptée à notre tissu et plus juste. Faut-il simplifier les taxes ? Je sais que des économistes au sein de l'État réfléchissent à une taxe basique calculée en pourcentage de chiffre d'affaires. C'est sans doute d'une importance symbolique. Mais les calculs qu'exigent les paiements demandés pour chaque texte représentent plusieurs journées par an pour de petites entreprises. Il faut prendre en considération les médicaments remboursables, les médicaments génériques…Il existe une vingtaine de catégories, avec des plus et des moins, sur lesquelles il ne faut évidemment pas se tromper sinon, c'est la sanction immédiate de la pénalité.
Seriez-vous prêt à qualifier la clause de sauvegarde de marge arrière de la grande distribution ? Vous souhaitez davantage de transparence dans la fixation des prix. Vous seriez alors contraint à davantage de transparence dans les marges. Pourriez-vous revenir sur cette transparence des chiffres et des résultats ?
Lors d'un échange avec le président du CEPS, il y a quelques semaines, je lui ai indiqué être prêt à lui fournir le détail de mon coût de revient, comme lors de l'intervention de la DGCCRF il y a une quinzaine d'années. Je pense que la majorité des entreprises de notre collectif y est prête. Nous travaillons pour le bien commun. La transparence est nécessaire pour améliorer notre image. Cependant, pour que cette transparence ait une portée, elle doit être partagée et considérée.
Messieurs, je vous remercie. Je vous propose de compléter nos échanges en envoyant au secrétariat les documents que vous jugerez utiles à la commission d'enquête.
L'audition s'achève à onze heures trente.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicament
Réunion du mercredi 20 octobre 2021 à 10 h 30
Présents. – M. Philippe Berta, M. Bertrand Bouyx, M. Guillaume Kasbarian, M. Daniel Labaronne, M. Luc Lamirault, M. Gérard Leseul, Mme Cendra Motin, Mme Bénédicte Taurine, M. Stéphane Viry, M. Jean-Marc Zulesi
Excusés. – Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Éric Girardin, Mme Véronique Louwagie, M. Jacques Marilossian