La séance est ouverte à 14 heures 35.
Présidence de M. Ugo Bernalicis, président
La Commission d'enquête entend Mme Eliane Houlette, ancienne procureure de la République financière.
Mes chers collègues, nous auditionnons Mme Éliane Houlette, ancienne procureure de la République financière.
Madame, vous avez été la première à occuper cette fonction de janvier 2014 à juin 2019. Nous avons d'ailleurs entendu votre successeur, M. Jean-François Bohnert, le 20 mai.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Éliane Houlette prête serment.)
Merci de la confiance que vous m'avez témoignée en sollicitant ma réflexion sur le sujet de votre commission d'enquête qui est l'indépendance du pouvoir judiciaire.
Le parquet national financier (PNF) a été créé par la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, à la suite d'une affaire mettant en cause un ancien ministre du budget. Entré en fonction le 1er février 2014, il a une double spécificité : une compétence géographique étendue à tout le territoire national et une compétence matérielle limitée aux infractions économiques et financières les plus graves, c'est-à-dire les délits boursiers – il s'agit d'une compétence exclusive –, les atteintes à la probité et les atteintes aux finances publiques, ou fraude fiscale complexe, ces deux dernières compétences étant concurrentes avec les autres parquets, notamment les parquets des juridictions interrégionales spécialisées.
C'est peu dire que les vents lui étaient contraires. Il faisait l'unanimité contre lui. Beaucoup de hauts magistrats et l'ensemble des organisations professionnelles de magistrats étaient opposés à ce modèle de justice spécialisée, qualifié de construction compliquée, d'objet juridique non identifié, d'outil de communication politique et de coquille vide.
Sa création devait s'accompagner d'une réforme constitutionnelle portant notamment sur le statut du parquet. Cette réforme n'a jamais vu le jour. Pourtant, la question de l'indépendance du parquet, et singulièrement celle du PNF, est fondamentale.
Les moyens humains et matériels du PNF étaient très limités : cinq magistrats en tout, un greffier stagiaire, une secrétaire, cinq ordinateurs, cinq bureaux. J'y fais allusion car cet aspect n'est pas neutre sur le plan de l'indépendance.
En cinq ans et demi il est devenu une institution reconnue sur les plans national et international. La circulaire du 2 juin 2020 de la ministre de la justice relative à la corruption internationale consacre cette reconnaissance.
Cette expérience de presque six années jonchée de difficultés m'a permis d'appréhender de façon pratique ce que peuvent être les obstacles à l'indépendance de la justice. Le premier obstacle, dont découlent tous les autres, est d'ordre constitutionnel. En choisissant d'intituler le titre VIII de la Constitution « De l'autorité judiciaire », le constituant de 1958 a exclu d'emblée la reconnaissance d'un pouvoir judiciaire à égalité avec les pouvoirs législatif et exécutif – ce qui laisse d'ailleurs en suspens la question de la subordination du parquet.
Le Président de la République est garant de l'indépendance de la magistrature. Au sens de la Constitution, la justice n'est donc pas érigée en entité autonome, puisque son indépendance est garantie par le chef de l'exécutif. Cela a fait dire à feu le professeur Carcassonne : « Autant proclamer que le loup est gardien de la sécurité de la bergerie ». À travers cette expression nous voyons bien que la conception française de l'indépendance de la justice est politique et ancrée dans l'histoire.
C'est donc un membre de l'exécutif, le ministre de la justice, qui prépare les lois, en surveille l'application, gère la carrière des magistrats, assure leur discipline, propose le budget de la justice au Parlement et décide d'allouer les crédits entre les cours d'appel. Le poids de l'exécutif se fait aussi ressentir sur la formation des juges, puisque le conseil d'administration de l'École nationale de la magistrature (ENM) est composé de membres qui sont tous désignés par le ministre de la justice, à l'exception du président et du vice-président qui sont les chefs de la Cour de cassation.
En réalité, l'organe constitutionnel qui concourt à l'indépendance de l'autorité judiciaire est le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), puisque la carrière et la discipline des magistrats sont partiellement soumises à son contrôle. Se pose d'ailleurs la question de la composition de cet organe et de son indépendance à l'égard notamment du pouvoir syndical.
En France, l'indépendance du parquet est régulièrement mise en cause à l'occasion d'affaires pénales retentissantes à caractère politique. À travers ces affaires, c'est toujours le poids de l'exécutif sur la justice pénale qui est en débat. Le champ de compétence du PNF l'expose particulièrement car il concerne les lieux de pouvoir politique, économique ou administratif. Il semble donc essentiel que les magistrats qui assurent la répression de cette criminalité économique et financière échappent à toute forme de suspicion.
L'ordonnance de 1958 place les magistrats du parquet sous la direction et le contrôle de leur chef hiérarchique et sous l'autorité du garde des Sceaux. Le Conseil constitutionnel a jugé que cette soumission hiérarchique au ministre de la justice n'était pas incompatible avec le principe d'indépendance des magistrats. Pour reprendre l'expression d'un professeur de droit public, Mme Letteron, « l'indépendance s'exerce donc dans la dépendance ». Je partage totalement cette analyse. Le principe de l'indépendance est posé, mais c'est une indépendance sous contrôle. Le parquet – c'est une réalité objective – est sous le contrôle du pouvoir exécutif.
Le ministre de la justice concentre l'élaboration de la loi pénale, la définition de la politique publique répressive et le pouvoir de nomination. Il est responsable de la mise en œuvre de la politique pénale par le biais des instructions générales données aux procureurs et aux procureurs généraux, lesquels les adaptent à leurs ressorts respectifs.
L'organisation du ministère est inchangée depuis des décennies. La direction des affaires criminelles et des grâces conçoit et prépare les textes. Elle suit l'action publique. La direction des services judiciaires gère toute la carrière des parquetiers. De cette organisation régalienne, verticale, de ce pouvoir direct ou diffus de l'autorité hiérarchique résulte nécessairement ce que certains ont appelé une « culture de soumission » ou – je préfère ce terme – une « culture de dépendance ».
L'indépendance n'est pas seulement une question d'individu ou de caractère. C'est une question de système. Un système dans lequel le processus décisionnaire n'est pas transparent et formalisé favorise la perte de repères chez les décideurs. Qu'il s'agisse du suivi de l'action publique ou de la gestion des carrières, pour ce qui concerne le parquet les processus manquent de transparence, et ce manque de transparence engendre la suspicion. Le parquet est suspecté de manquer d'indépendance par les avocats, le public, la presse, et par ses membres eux-mêmes lorsque les choix du procureur ne leur conviennent pas. Il est critiqué par les instances internationales. Cela porte atteinte à la confiance que l'on doit avoir dans le ministère public.
Il faudrait à mon sens réinventer la justice dont l'organisation ne correspond plus aux exigences d'une justice moderne. Les avancées du droit par l'intermédiaire de la Cour européenne des droits de l'homme, les exigences d'efficacité et de démocratie nécessitent une transformation. La subordination du parquet au garde des Sceaux nuit au traitement pacifié des affaires, notamment celles qui concernent le monde politique. La question de son indépendance perturbe le fonctionnement de l'institution tout entière.
La création du parquet européen a ouvert la voie sur ce point et devrait entraîner un changement tôt ou tard. Il serait souhaitable que ce changement intervienne rapidement. À trop tarder à agir le manque de confiance dans les institutions devient de la défiance et peut aboutir à la révolte. C'est, me semble-t-il, ce que nous ont enseigné les crises récentes qui ont traversé notre pays et le monde.
Concrètement, le sentiment de dépendance, je l'ai éprouvé dans l'exercice de mes fonctions. D'emblée, je dois vous dire qu'aucun des quatre gardes des Sceaux qui se sont succédé de 2014 à 2019 – j'ai quitté mes fonctions le 30 juin 2019 – ou de leurs collaborateurs immédiats ne m'a interrogée ou incitée à agir ou à ne pas agir dans des dossiers particuliers. Je n'ai jamais subi de pression directe de la part d'un ministre de la justice.
Mais la pression que j'ai pu ressentir, en dehors de celle de la presse qui s'est intéressée de très près aux affaires du PNF, s'est manifestée de manière plus indirecte ou plus subtile à travers le rôle du parquet général dans le contrôle de l'action publique du PNF. J'ai aussi éprouvé le poids de l'exécutif dans l'affectation des moyens humains et matériels de ce parquet « hautement spécialisé », pour reprendre les termes de la circulaire du 31 janvier 2014.
Il existe deux dimensions dans l'action publique. La première concerne son exercice, qui relève de la seule responsabilité du procureur de la République. La seconde est relative à la place du parquet général par lequel transitent des instructions générales et des demandes de rapports particuliers. Ce sont elles qui posent problème et qui peuvent constituer une entrave à l'indépendance.
Sur ce point la position du procureur de la République financier est spécifique. Si l'on se réfère aux critères fixés par la circulaire du 31 janvier 2014 qui définit les relations entre le garde des Sceaux et les parquets, presque tous, si ce n'est l'intégralité des dossiers suivis par le PNF répondent à l'un ou plusieurs de ces critères. Or, du fait de sa compétence nationale, le ressort du procureur de la République financier est plus étendu que celui de l'autorité hiérarchique sous laquelle il est placé, c'est-à-dire le procureur général de Paris. Le procureur financier informe donc le procureur général de Paris d'affaires particulières qui se déroulent dans d'autres ressorts que celui de la cour d'appel de Paris. La question se pose de la légitimité du procureur général de Paris pour solliciter des informations sur des faits qui ne concernent pas son ressort. Le code de procédure pénale ne résout pas cette difficulté. Il prévoit que « le procureur général près la cour d'appel de Paris anime et coordonne en concertation avec les autres procureurs généraux la conduite de la politique d'action publique » pour l'application de la compétence concurrente, mais les conflits de compétences concurrentes sont rares. Quelques-uns sont survenus au début, mais il ne s'en est plus produit depuis lors. Il n'est pas besoin de coordination puisque la compétence du procureur de la République financier s'étend à tout le territoire national.
À travers les instructions générales et les rapports particuliers, le procureur général s'arroge un droit de regard sur la conduite et les choix d'action publique des procureurs de la République – en tout cas du procureur de la République financier, je ne parle ici qu'en mon nom. Ce droit de regard est omniprésent. Il se traduit par des demandes de rapports, de copies de réquisitoires définitifs dès qu'ils sont transmis au juge d'instruction, et des demandes de précisions.
Lorsqu'une personnalité politique est mise en cause, le contrôle est très étroit. Je l'ai personnellement vécu – avec parfois deux ou trois demandes dans la même journée : demandes de renseignements, de synthèses d'auditions, etc. On nous écrivait par exemple : « La presse se fait l'écho d'une perquisition à tel endroit, merci de bien vouloir nous dire avant telle heure les résultats de cette perquisition. »
Il s'agit donc d'un contrôle extrêmement étroit. Dans une affaire, il m'a même été suggéré de modifier les termes d'un communiqué. Les procureurs ont l'obligation de transmettre au garde des Sceaux, par l'intermédiaire du parquet général, le communiqué qu'ils destinent aux agences de presse, ce que j'ai toujours fait. Or on m'a demandé de modifier les termes d'un communiqué, ce que je n'ai pas fait. L'article 11 du code de procédure pénale autorise le procureur de la République seul à communiquer. Il n'est pas envisageable que quelqu'un d'autre communique à sa place. Le procureur informe le garde des Sceaux par l'intermédiaire du parquet général, mais sa libre communication fait partie de son indépendance.
La question que l'on peut se poser est la suivante : pourquoi ce droit de regard du procureur général sur l'action publique à travers des affaires particulières ? Comment l'interpréter ? Agit-il pour lui ou pour quelqu'un d'autre ? Ce contrôle de l'action publique laisse la possibilité d'une intervention dont la profondeur des motivations est inconnue, et cela nuit véritablement à l'indépendance.
Le fonctionnement de la remontée d'informations m'est apparu empreint d'archaïsme. Il me semble que peu de choses ont changé depuis l'époque lointaine où j'étais jeune magistrat à la Chancellerie ! Les rapports individuels existent dans la même forme. La dématérialisation des échanges a seulement accéléré les demandes et les délais de transmission des réponses. Aux rapports formels écrits s'ajoutent désormais les comptes rendus et les échanges par messagerie électronique.
La circulaire de 2014 prévoit que les parquets généraux puissent apporter leur assistance juridique et technique aux parquets de première instance. Je n'ai pas le souvenir que le parquet général de Paris nous ait apporté sa réflexion juridique ou technique sur un dossier, probablement parce qu'il n'était pas outillé pour apporter son expertise à un parquet aussi spécialisé que le nôtre. Au contraire, les demandes de rapports circonstanciés et de précisions ont entrainé un accroissement considérable de la tâche des magistrats du PNF. Dans certaines affaires, entre la pression de la presse et celle du parquet général qui nous envoyait des demandes incessantes de renseignements ou de précisions, la tâche était extrêmement lourde. Dans ce cas, nous n'avons que la loi à laquelle nous raccrocher : que dit la loi ? Que devons-nous faire ?
Il me semble que lorsque l'on demande un rapport sur une affaire particulière on devrait être en mesure d'indiquer les raisons et les origines de la demande. Ce serait bien plus simple et plus transparent. Qui interroge ? Pour quel motif ? Du fait de ce manque de transparence, le problème est moins dans les interventions que dans le doute qu'elles laissent planer.
On justifie parfois la remontée d'informations par l'obligation pour le garde des Sceaux de rendre compte de la politique pénale, notamment au Parlement. Là est bien le cœur du problème. En réalité, il n'existe pas de distinction dans la loi entre ce qui relève de la politique pénale et ce qui relève de l'action publique. En confondant les deux, on légitime la remontée d'informations et le lien hiérarchique.
Cependant, la politique pénale est une politique publique répressive qui est par définition, aux termes de la circulaire du 31 janvier 2014, « générale et impersonnelle ». Les rapports sur les affaires particulières permettent-ils de penser la politique pénale ? A-t-on besoin de connaître ce qu'il y a dans un dossier particulier pour construire une politique pénale ? Les rapports particuliers ne semblent pas être exploités dans cet objectif, plutôt dans celui de l'information de la Chancellerie. Les phénomènes criminels, les problématiques d'ordre sociétal, les difficultés procédurales que l'on peut rencontrer, l'évolution de la criminalité dans certains ressorts font l'objet d'un rapport annuel dressé par les procureurs et adressé aux procureurs généraux qui en font une synthèse transmise ensuite au garde des Sceaux. Ces synthèses me semblent suffire à la réflexion ou à la définition d'une politique pénale.
L'éventualité de devoir rendre compte d'une affaire particulière au Parlement ou à la presse justifie-t-elle le degré de précision qui m'a bien souvent été demandé ?
Cette organisation verticale administrative est un frein à l'indépendance et à l'action. Elle empêche les procureurs de la République d'être libres et audacieux dans leurs choix d'action publique. Leur carrière dépend de leur relation avec leur hiérarchie, donc de l'exécutif – et la dépendance est là. Si le procureur de la République refuse ou ne suit pas les préconisations ou les suggestions du parquet général, sa carrière ne va-t-elle pas en pâtir ? Sa réputation sera à tout le moins entamée : forte tête, mauvais caractère, etc. C'est une réelle difficulté. En maîtrisant la carrière du parquetier, l'exécutif pèse consciemment ou non sur la liberté d'action publique des magistrats du parquet. Dans un système qui ne favorise pas l'indépendance, ceux qui en font preuve sont marginalisés.
Je voudrais dire quelques mots sur les choix de procédure, entre l'ouverture d'une information et celle d'une enquête préliminaire. Dès mon arrivée à la tête du PNF, j'ai choisi de n'ouvrir d'informations que dans des circonstances précises, pour revendiquer et assumer l'indépendance du PNF dans la conduite des enquêtes et pour limiter la durée des procédures. En effet, particulièrement en matière économique et financière, les procédures sont très longues. Ce reproche a été souvent formulé concernant cette justice en général.
Lorsqu'il n'ouvre pas d'information judiciaire le parquet est toujours suspecté en raison de son lien organique avec le ministre de la justice. L'audition de l'association Anticor devant votre commission en témoigne d'ailleurs. On soupçonne très rapidement une intervention du pouvoir exécutif lorsque le parquet n'ouvre pas d'information. Ce soupçon, tout le monde l'utilise – les avocats, les médias, la société civile, les collègues eux-mêmes. Pour y échapper et pour échapper à toute critique, certains procureurs de la République prennent le parti d'ouvrir une information judiciaire dans des affaires mettant en cause une personnalité politique ou un parti politique. À mon sens, c'est l'aveu même que, quoi qu'il fasse, le système actuel ne permet pas au parquet de revendiquer son indépendance. Il n'est pas normal que la question de l'indépendance détermine le choix procédural de l'action publique.
On peut rétorquer que l'information judiciaire permet l'exercice du contradictoire, car les avocats des mis en cause et des parties civiles peuvent accéder aux dossiers. Dès mon arrivée j'ai souhaité que le PNF développe une phase de contradictoire à l'issue de toutes les enquêtes préliminaires qu'il conduit. J'ai souhaité que nous repensions nos relations avec les avocats, qui sont nos premiers partenaires de justice. Tout au long de l'enquête, les magistrats s'entretiennent librement avec les conseils des personnes suspectées ou des parties civiles qui en font la demande. La transparence dans un État de droit est une vertu, surtout lorsque l'on a les pouvoirs qui sont les nôtres en matière d'enquête préliminaire. Les avocats doivent être informés, dans la limite du secret de l'enquête bien entendu. Telle est, je crois, la conception du parquet national financier.
Cela étant, cette conception de l'action publique a ses limites. J'en fais la cruelle expérience, puisque je fais l'objet d'une enquête pour avoir échangé avec un avocat. Mais je recommencerais demain si cela devait être le cas, puisqu'il est plus honteux de se méfier d'un avocat que d'être trompé par lui parce qu'il n'aura pas respecté le secret. Nous n'avons pas à nous méfier de nos premiers partenaires de justice qui sont les avocats. Les avocats des parties civiles comme des mis en cause ou des personnes suspectées ont toujours reçu un accueil ouvert et attentif au PNF.
Ce mode de fonctionnement nuit à l'indépendance. La meilleure façon s'en sortir est de revoir le statut du parquet, de clarifier par la loi les relations entre les procureurs et les procureurs généraux, de refonder les relations entre les parquets et la Chancellerie, et de séparer ce qui relève de la loi au sens large et ce qui relève de l'action publique. Je suis favorable à un procureur général de la Nation ou à un chancelier, qui serait chargé de mettre en œuvre la politique pénale décidée par le garde des Sceaux. Le ministère de la justice devrait être le ministère du droit, qui pourrait être le jurisconsulte des autres ministères. Le procureur général de la Nation pourrait être désigné par le Parlement parmi une liste de magistrats. Tout ceci est à penser, et je ne suis pas là pour penser à la place du législateur ! De nombreuses pistes sont ouvertes, et l'idée du procureur général de la Nation a déjà été avancée par l'ancien premier président et juge constitutionnel Guy Canivet, par l'ancien procureur général de la Cour de cassation Jean-Claude Marin, ou encore par le professeur de droit international Serge Sur. De nombreuses réflexions d'universitaires et de hauts magistrats vont dans ce sens.
J'ai aussi éprouvé une entrave à mon indépendance en ce qui concernait l'affectation des moyens.
La carrière d'un magistrat du parquet se fait par des décisions successives de l'autorité administrative. Toutes les nominations, y compris celles des procureurs de la République, des procureurs généraux et des avocats généraux à la Cour de cassation, sont proposées par le ministre de la justice. Au regard de l'indépendance, ce poids de l'exécutif est peu contrebalancé par le CSM qui ne donne qu'un simple avis sur ces nominations.
Personnellement, j'ai ressenti le poids de l'exécutif à l'occasion de demandes d'effectifs supplémentaires et de moyens matériels. J'ai un exemple très clair en tête. L'étude d'impact réalisée en 2013 lors de la préparation de la loi du 6 décembre créant le PNF fixait à 22 magistrats, 21 fonctionnaires de greffe et 5 assistants spécialisés les effectifs de ce parquet spécialisé, dont on avait évalué la charge à 263 dossiers en vitesse de croisière. Je crois que le PNF gère 570 dossiers actuellement avec 18 magistrats. Les effectifs devaient évoluer en fonction de la réalité de l'activité et du rythme de montée en puissance du parquet.
En m'appuyant sur ce document public, j'ai sollicité des effectifs supplémentaires spécialisés au fur et à mesure de l'évolution de l'activité et de la montée en puissance du parquet. En janvier 2017, alors que je venais d'établir un rapport sur les trois premières années d'activité du PNF la réponse du ministère à une demande d'effectifs supplémentaires a été le déclenchement d'une inspection, malgré ma position sur le caractère inopportun et inutile de cette mesure. Je n'ai d'ailleurs jamais eu communication des conclusions de cette inspection.
Mon engagement n'a pas été entamé, mais j'ai ressenti cet épisode comme une immixtion dans le fonctionnement du PNF et comme une atteinte à son indépendance. Les moyens disponibles pour la conduite de certains dossiers ne permettaient pas les enquêtes d'envergure que j'aurais pu envisager. Je pourrais citer également des initiatives modernes de gestion, notamment un applicatif que nous avions demandé et qui nous a été refusé parce qu'il ne s'intégrait pas dans le modèle unique prévu par la Chancellerie.
La notion d'indépendance est liée à la sécurité juridique. La compétence juridique, en particulier pour tout ce qui concerne les contentieux spécialisés, est essentielle. Ce qui fait la force, c'est la connaissance du sujet. Or le recrutement des assistants spécialisés et des juristes assistants du PNF comme des magistrats est empreint d'une certaine lourdeur administrative, puisque c'est le ministre, via la direction des services judiciaires, qui décide lui-même de la pertinence du recrutement et du choix des personnes.
Tout ceci me semble être autant d'obstacles à l'indépendance de l'autorité judiciaire, en tout cas à celle des procureurs et singulièrement du procureur de la République financier que j'ai été.
Merci, madame la procureure honoraire.
L'intégralité des dossiers du PNF, qui est au cœur de la circulaire de 2014 sur la remontée d'informations, remplit au moins un critère justifiant une remontée d'informations. Pour autant, vous avez signalé ne pas avoir fait remonter 100 % des dossiers à la Chancellerie. En revanche, des demandes ont été faites en fonction des dossiers.
Lors de l'audition d'Anticor il nous a été indiqué qu'entre votre départ et l'arrivée de votre successeur, il y a eu un intérim, et qu'une décision de classement sans suite a été prise durant cette période dans une affaire pouvant être qualifiée de sensible au sens de la circulaire de 2014. Il s'agissait du premier intérim du PNF, qui n'avait pas connu de vacance jusqu'alors. Ce mode de fonctionnement est-il habituel, normal ? Est-il normal qu'une décision aussi lourde de sens qu'un classement sans suite dans une affaire sensible intervienne durant un intérim ?
Je crois deviner l'affaire à laquelle vous faites référence.
L'intérim a été décidé par la procureure générale de Paris. Je n'étais pas d'accord avec cette décision et le lui ai dit.
Le code de l'organisation judiciaire n'a pas envisagé précisément ce point mais prévoit le cas de vacance d'un poste de chef de juridiction. Généralement, cette vacance est comblée par le procureur adjoint ou par le vice-président adjoint le plus ancien, ou par une personne désignée par le procureur avant son départ. C'est ce que je souhaitais faire. La procureure générale en a décidé autrement, contre mon avis.
L'intérim a été assuré par deux avocats généraux dédiés aux contentieux économiques et financiers au parquet général de Paris. À travers cet intérim du procureur de la République financier, ils avaient accès à toutes les procédures du PNF et auraient pu, si on le leur avait demandé, livrer des renseignements à leur sujet. Je ne pensais pas que c'était opportun.
Le PNF est un parquet hautement spécialisé, mais aussi une organisation humaine – avec ses faiblesses, probablement, comme toutes les organisations humaines. Je pouvais parfaitement désigner un des procureurs adjoints ou un autre magistrat d'expérience pour assurer l'intérim. Je m'en étais ouvert à certains collègues chefs de juridiction pour leur demander comment cela s'était passé pour eux lorsqu'ils avaient quitté leurs postes précédents. C'était ce qu'ils avaient fait. Ils avaient désigné eux-mêmes, avant de partir, la personne devant assurer leur intérim. Mais telle n'a pas été la décision de la procureure générale.
Parmi les affaires qui ont défrayé la chronique, un candidat à l'élection présidentielle a fait l'objet d'une ouverture d'enquête par le PNF à la suite de révélations parues dans Le Canard enchaîné. On a fait à cette occasion au PNF un procès inverse à celui que l'on fait d'ordinaire à la justice, en soulignant la rapidité de l'ouverture de l'enquête et de la conduite de celle-ci. Quel est votre sentiment là-dessus ?
Le parquet général a-t-il pu être une aide à ce moment-là, notamment pour faire face à la pression médiatique et publique ? Comment gère-t-on un moment aussi sensible dans une période aussi sensible ?
C'était compliqué. Le parquet national financier a été créé parce que l'on considérait que la justice économique et financière en France manquait d'efficacité. Le reproche principal adressé à ces dossiers, tous confiés à des juges d'instruction, était celui de la lenteur des procédures. En matière économique et financière les personnes suspectées et mises en causes ont des avocats qui utilisent – ce qui est tout à fait normal – toutes les voies de recours et toutes les armes que leur offre le code de procédure pénale. Chaque acte de l'instruction est attaqué, et qui dit voie de recours dit cour d'appel puis Cour de cassation. Cela rallonge considérablement les délais.
Lorsque je suis arrivée, je me suis dit qu'il fallait lutter contre ce temps qui nuit à la justice et à la qualité des dossiers car il entraîne une certaine évanescence des faits. J'ai donc décidé qu'on ouvrirait peu d'informations judiciaires au bénéfice d'enquêtes préliminaires. Ainsi, lorsque le PNF est entré en fonction, sur la centaine de dossiers qui nous avait été transférée 80 % faisaient l'objet d'informations judiciaires et 20 % d'enquêtes préliminaires. Aujourd'hui, ce rapport est inversé.
Comment cela est-il possible ? Contrairement aux autres parquets, le PNF a une compétence matérielle limitée. Les parquets de droit commun doivent gérer une multitude d'infractions, dont les atteintes aux personnes et les atteintes aux biens. La gestion des contentieux de masse prend beaucoup de temps. Les magistrats peuvent moins se consacrer à l'étude des affaires économiques et financières. Or le PNF a été créé pour cela. Le rôle des magistrats est de suivre précisément des enquêtes préliminaires confiées à des services de police spécialisés.
Il fallait avoir une conception dynamique de l'action publique. Presque tous nos dossiers ont donc été suivis en enquêtes préliminaires. En 2016, le jour même de la révélation de l'affaire des Panama Papers nous avons ordonné une enquête. Le lendemain, nous avons perquisitionné la Société générale. Il fallait être réactif sur l'action publique.
Les magistrats du parquet travaillent avec les mêmes outils que les juges d'instruction : le code de procédure pénale, les services de police spécialisés. Lorsque des mesures coercitives particulières sont requises – contrôle judiciaire, détention provisoire, écoutes téléphoniques sur une longue durée – ou lorsqu'un problème de droit se présente, par exemple, si une enquête a pour origine des écoutes téléphoniques dont nous savons que la validité sera attaquée, il vaut mieux ouvrir une information judiciaire. Cependant, ma conception était de dire que l'on ouvrait une information judiciaire lorsque l'on avait une raison juridique de le faire, et non par confort. C'était un parti pris.
Dans l'affaire à laquelle vous faisiez référence, monsieur le président, j'ai fait la même chose. Nous nous sommes posé les questions que tout le monde pouvait se poser : sur le plan juridique, y-a-t-il une infraction ? Pouvons-nous ouvrir une enquête ? Que dit la loi ?
Le plus difficile a été de gérer en même temps la pression des journalistes – je n'avais pas de contact avec eux et ne lisais plus les journaux – et celle du parquet général. Ce dernier nous envoyait des « demandes de transmission rapide des éléments sur les derniers actes d'investigation », des demandes de transmission des premiers éléments sur les actes de la veille, avant onze heures, des demandes de précisions sur les perquisitions en cours, sur les réquisitions supplétives, des demandes de chronologie générale – et tout cela à deux ou trois jours d'intervalle –, des demandes d'éléments sur les auditions, de notes des conseils des mis en cause, etc. Les rapports que j'ai adressés étaient circonstanciés. L'un d'eux faisait dix pages !
J'ai été convoquée au parquet général pour une réunion à laquelle je me suis rendue accompagnée de trois de mes collègues, parce que le choix procédural que j'avais fait ne convenait pas. On m'engageait à en changer, c'est-à-dire à ouvrir une information. J'ai d'ailleurs reçu une dépêche du procureur général en ce sens. Nous avons ouvert une information uniquement pour des raisons procédurales, qui tenaient à la prescription.
S'exerçaient donc sur nous un contrôle très étroit et une pression très lourde.
La décision initiale d'ouvrir l'enquête n'a pas été prise à la demande du parquet général.
C'est une décision du parquet national financier. Comment cela s'est-il passé concrètement ?
Le Canard enchaîné paraît le mercredi matin. J'ignorais à l'époque qu'il était possible d'aller le chercher le mardi soir au siège du journal. La veille de la révélation, le secrétaire général du PNF est venu me trouver en disant qu'un journaliste l'avait alerté d'une information à paraître dans Le Canard enchaîné du lendemain. L'un des procureurs adjoints est arrivé le lendemain avec le journal, que nous avons consulté ensemble. Au vu du grand nombre d'éléments troublants et de faits faciles à vérifier contenus dans l'article, j'ai ordonné l'enquête. Cela s'est passé exactement ainsi.
J'ai d'abord téléphoné au procureur de la République de Paris car j'étais en compétence concurrente avec lui – atteinte à la probité. Aucun problème ne s'est présenté, nous avions des relations de parfaite entente. J'ai ouvert l'enquête, puis j'ai téléphoné – il était très rare que je le fasse – au procureur général pour l'en informer.
Pour tous les dossiers dans lesquels nous avons ordonné des enquêtes, l'ouverture de celles-ci a toujours été à l'initiative du PNF.
Nous voyons combien le fait judiciaire peut venir modifier le cours d'une élection lorsqu'il survient pendant les périodes de campagne électorale. Pour autant, il peut sembler normal d'ouvrir une enquête si l'on pense qu'une infraction est constituée. Une période de suspension de l'action judiciaire serait-elle nécessaire pendant la campagne officielle ? Comment cela pourrait-il être mieux cadré ?
En l'occurrence, vous avez eu connaissance des faits reprochés à M. Fillon parce que la presse en rendait compte, mais ils pouvaient remonter à plusieurs années. Vous avez d'ailleurs mentionné la prescription.
La loi du 27 février 2017, à l'initiative du Parlement, avait modifié la prescription pour les délits occultes. Nous ne pouvions pas remonter dans le temps au-delà de douze ans. Comme les périodes considérées étaient plus lointaines, j'avais un doute sur le fait de savoir si la mise en mouvement de l'action publique impliquait l'ouverture d'une enquête ou celle d'une information judiciaire. Par souci de sécurité juridique, j'ai préféré ouvrir une information judiciaire.
Nous pourrions aussi imaginer que la presse veuille instrumentaliser l'action judiciaire en révélant des éléments délictuels à un moment précis. Comment gérer cela dans une campagne électorale ?
Seule la loi le permet. Un magistrat n'est soumis qu'à la loi. Que dit la loi ? Si le Parlement décidait d'établir une suspension trois ou quatre mois avant le début d'une campagne électorale, très bien ! Mais ce n'est pas le cas. Il existe un usage pour les services de police et peut-être aussi pour les parquets concernant le traitement des actes coercitifs en période de campagne. Cependant, ce n'est qu'un usage. Aucun usage ne saurait être supérieur à la loi.
L'affaire dont vous parlez a commencé bien avant l'ouverture de la campagne électorale officielle.
Le magistrat n'a que la loi pour guide et n'est soumis qu'à la loi – et heureusement, bien sûr ! Nous avons bien regardé, vérifié, et appliqué la loi. La loi est l'expression de la volonté générale. Elle est la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse.
Merci pour vos propos liminaires que j'ai trouvés denses, intéressants et directs – à l'image de ce qu'attend une commission d'enquête.
Vous avez dit que vous n'aviez jamais subi de pression au cours de votre carrière ni reçu d'injonction particulière. Pour autant, j'ai cru comprendre que vous aviez eu à rendre compte du choix procédural qui avait été le vôtre lors de l'affaire Fillon. Ce choix était-il a posteriori ? A-t-il été contesté par le procureur général de l'époque ? Vous a-t-on demandé de le modifier ou de l'adapter ? Avez-vous pleinement assumé votre rôle et vos décisions quitte à en rendre compte, ou avez-vous considéré qu'il y avait là une forme de dérogation par rapport à votre liberté – à laquelle vous indiquez n'avoir jamais dérogé ?
Au cours d'une affaire commerciale dans laquelle le PNF n'était que partie jointe – son avis n'est donné que sur les affaires importantes qui viennent devant la cour d'appel –, j'ai souvenir que l'avocat général central m'avait demandé de faire des observations dans un certain sens, ce que j'ai refusé de faire parce que ce n'était pas, à mon sens, conforme aux textes en matière de procédure collective.
Je suis allée voir le procureur général de l'époque pour lui dire que je ne voulais pas faire ce que l'on me demandait de faire, parce que ce n'était pas conforme aux textes et que le parquet général risquait de se ridiculiser. Je lui ai demandé d'envoyer quelqu'un d'autre, car je n'étais pas d'accord avec cette démarche. Finalement, le procureur général de l'époque m'a dit d'agir comme je l'entendais.
Pour le reste, c'était une pression dans la mesure où j'ai décidé dans cette affaire précise de faire comme je faisais pour les autres affaires, c'est-à-dire d'ouvrir une enquête préliminaire. Rien ne justifiait une information judiciaire. Or le procureur général n'était pas d'accord avec moi. Il espérait probablement me convaincre en me faisant venir pour une réunion de travail dans son bureau, réunion où il était accompagné de trois avocats généraux. Je ne m'y suis pas rendue toute seule, mais accompagnée des personnes qui suivaient le dossier avec moi. J'ai dit alors qu'en l'état je ne changerais pas d'opinion. J'ai souligné qu'il faudrait peut-être, à un moment donné, en venir à une information judiciaire, mais que cela se ferait quand je l'aurais décidé sur la base d'éléments le justifiant. L'exercice et le choix procédural sont de la responsabilité du procureur de la République.
Une pression s'est exercée parce qu'une affaire comme celle-ci défraie la chronique, et que le parquet général rebondissait sur les derniers éléments révélés dans la presse pour nous demander des renseignements. Cela a entraîné beaucoup de tracas pour les collègues qui suivaient le dossier et pour moi-même, alors que nous devions nous concentrer sur l'affaire, son analyse juridique, les relations avec la police – qui ont d'ailleurs été parfaites –, etc.
Pourquoi ce luxe de précisions ? Dans toutes les très nombreuses demandes qui m'ont été faites, une seule était accompagnée d'une demande de la direction des affaires criminelles concernant une actualisation du dossier. Toutes les autres demandes étaient ressenties comme une énorme pression.
Vous évoquiez la nécessité d'une séparation entre action publique et politique pénale. Lorsque vous avez répondu de manière selon vous trop lourde aux remontées d'informations destinées au procureur général, avez-vous le sentiment qu'il n'a pas été tenu compte, à un moment quelconque de votre activité de procureur national financier, de la loi de 2013 et de la circulaire de 2014 ? Au-delà de la lourdeur du système, vous a-t-on demandé des choses que vous n'auriez pas dû faire ?
La circulaire de 2014 est très claire. Les procureurs de la République sont placés sous l'autorité de leur chef hiérarchique. Le procureur de la République financier est placé sous l'autorité du procureur général de Paris. La circulaire prévoit également que des rapports particuliers puissent être demandés dans des cas précis. Dans les affaires concernant des élus ou des hommes politiques, nous devons évidemment faire des rapports particuliers.
Vous a-t-on déjà demandé d'avoir une action ou des réponses non conformes à la loi ? Par exemple, des demandes de remontées de pièces ou de suites de procédures ont-elles été formulées dans certains dossiers extrêmement sensibles dont vous aviez la charge, ce qui ne serait pas inconcevable compte tenu de la nature des sujets que vous aviez à traiter ?
Non. En revanche, lorsque l'on me demandait une synthèse de chaque audition, cela représentait du travail.
On ne vous demandait donc pas les pièces en tant que telles, mais on pouvait vous demander une synthèse des pièces, susceptible de comporter des éléments précis.
Bien sûr ! On pouvait nous demander ainsi les premiers éléments relatifs à des actes survenus la veille, en cas de perquisition par exemple.
J'ai cependant eu deux expériences différentes avec deux procureurs généraux. Le premier est parti en 2015. Tous les deux n'avaient pas la même conception de leur fonction. Chaque procureur général peut avoir une conception différente de son rôle. Le système le permet. Ce n'est pas normal. Les institutions ne doivent pas donner des signaux divergents selon les individus qui les animent. C'est pourquoi il faut des règles écrites dans la loi, pour distinguer ce qui relève de la politique pénale de ce qui relève de l'action publique.
Si les motifs, l'origine et la finalité des demandes de précisions qui vous parvenaient vous avaient été communiqués, cela aurait-il changé quoi que ce soit dans votre niveau de réponse ?
En quoi le procureur de la République, soumis à un pouvoir hiérarchique, devrait-il apporter une réponse adaptée à la nature de la demande, celle-ci pouvant d'une certaine façon lui échapper ?
Vous savez que le garde des Sceaux ne peut donner d'instructions individuelles. N'est-ce pas le protéger que de ne pas tout dire du contenu d'un dossier ? Si on ne sait pas quelle est l'origine de la demande ni dans quel but elle est formulée – pour répondre à la presse, ou au Parlement – ne le protège-t-on pas en ne disant pas tout du contenu d'une enquête ?
Ce n'est pas par désir de cacher. Dans une démocratie, nous avons besoin de transparence. Il serait plus clair que le garde des Sceaux à son arrivée en fonction adresse une circulaire aux procureurs et aux procureurs généraux pour leur annoncer qu'il leur demandera des renseignements sur des affaires dans des cas précis et leur fournira les motifs de ces demandes. Tout s'expliquerait, alors ! C'est le fait de ne pas savoir qui jette le trouble, la suspicion. Dans certaines affaires je ne suis même pas certaine que le contrôle de l'action publique exercé par le parquet général l'ait été à la demande de la Chancellerie – mais l'existence du lien hiérarchique laisse planer le doute. Tout est possible.
La règle veut que la phase d'enquête ne soit pas contradictoire. Le système français demeure inquisitoire et non accusatoire. Par ailleurs, il faut tenir compte du cadre posé par l'article 11 du code de procédure pénale.
Pourriez-vous mieux caractériser les rapports que vous souhaitez avoir avec les avocats, compte tenu de ces deux jalons ? Quelle a été votre expérience en la matière ?
Les avocats sont nos premiers partenaires de justice. Pour moi, ils sont essentiels. Je préfère, de loin, que dans une procédure les personnes suspectées aient des avocats susceptibles de venir nous voir plutôt qu'elles n'en aient pas. Nous sommes davantage en ce cas « à armes égales », surtout dans la phase d'enquête préliminaire.
Par ailleurs, je conçois mes relations avec les avocats comme le font les juges d'instruction. Personne ne sait ce qu'il se passe dans le bureau d'un juge d'instruction lorsqu'un avocat vient le trouver pour parler d'une affaire. Que des avocats passent dans les bureaux des magistrats pour se renseigner sur une affaire, leur faire part d'éléments particuliers, etc. – ce qui était le quotidien du PNF –, je trouve cela normal. C'est un dialogue. Ensuite, les faits sont les faits.
Les faits sont têtus, nous ne les changerons pas. Cela, c'est la transparence. Je le dis d'autant plus volontiers que le processus décisionnel était extrêmement clair s'agissant du suivi de l'action publique à l'intérieur du PNF. Je ne suivais aucun dossier en propre, tous les dossiers étaient confiés à des collègues qui me faisaient remonter des informations à leur sujet. Je n'intervenais jamais ni pour ralentir une enquête ni pour l'accélérer. Je veillais simplement à ce que l'enquête soit cadencée et avance.
Le covid-19 a retardé l'examen du projet de loi sur le parquet européen par le Parlement. Pourquoi disiez-vous que ce parquet européen ouvrait une nouvelle voie et réformait notre mode de fonctionnement de la justice ?
Le parquet européen sera autonome et indépendant. Je pense qu'il s'agit d'une bonne chose. L'Europe est, sur ce point, en avance sur la France.
Je vois d'ailleurs une difficulté poindre pour les justiciables, qui sera peut-être soumise au Conseil constitutionnel. Le parquet européen sera compétent pour toutes les atteintes aux intérêts financiers de l'Union parmi lesquelles les fraudes à la TVA. Selon que le préjudice sera supérieur ou inférieur à 10 millions d'euros, il relèvera ou non du parquet européen. Les justiciables français qui auraient commis des escroqueries à la TVA pour un montant supérieur à 10 millions feront l'objet d'une enquête diligentée par une autorité indépendante dont les conditions de nomination ne sont pas soumises au pouvoir exécutif, et pas les autres. Cela posera un problème d'égalité des justiciables devant la loi.
L'indépendance s'inscrit dans la dépendance, comme vous l'avez souligné, à travers la question des moyens, des nominations, des carrières. La loi n'encadre peut-être pas suffisamment cela. Comment un magistrat peut-il exercer son indépendance dans un tribunal qui manque de magistrats ? Nous avons à nous interroger sur les garde-fous qui doivent être apportés à l'autorité ou au pouvoir judiciaire.
Des actions ont conduit durant la crise du covid-19 à diminuer notablement la surpopulation carcérale. Il est à craindre que cette surpopulation redevienne rapidement une réalité. La garde des Sceaux a publié une circulaire de régulation carcérale à l'attention des procureurs. Dans quelle mesure cela ne compromet-il pas l'indépendance des décisions des magistrats ? Jusqu'où la politique pénale doit-elle aller par rapport à la question des moyens ? Une clarification est nécessaire.
Le procureur général apparaît comme le surveillant général des procureurs dans certaines affaires sensibles. Les remontées d'informations sont facilitées par l'absence de normes les encadrant. Ne faudrait-il pas donner un statut juridique aux interrogations susceptibles d'être transmises aux procureurs par le procureur général ?
Jean-Jacques Urvoas avait d'ailleurs demandé devant la Cour de justice de la République, lors de l'affaire le concernant, que les remontées d'informations aient un statut juridique. Nous avons une approche assez brouillonne des procédures sur certains points précieux relevant du secret de l'enquête et de l'indépendance judiciaire. Des évolutions se font néanmoins progressivement, au rythme de ce qu'acceptent nos gouvernants et la société. Notre mode de fonctionnement apparaîtra certainement moyenâgeux dans quelques années.
Quelle est l'utilité du procureur général s'il a pour mission uniquement de surveiller les procureurs ? Ne faut-il pas s'interroger sur sa mission dans l'application de la politique pénale et dans la garantie de l'indépendance ?
Je partage ces interrogations.
La mission première du parquet général est de représenter le ministère public devant la juridiction du deuxième degré, c'est-à-dire la cour d'appel. Il est chargé également de coordonner l'action des parquets de son ressort. Cependant, le PNF étant à compétence nationale, il n'y avait rien à coordonner.
La difficulté reste, comme toujours dans un État démocratique, la question de la transparence. Le manque de transparence sur les processus décisionnels nuit énormément au parquet, qui se trouve suspecté. Tout devrait en réalité pouvoir s'expliquer clairement. Nous devrions être capables de dire : il faut renseigner la presse sur tel point, ou s'exprimer devant le Parlement sur tel autre, une fiche est donc requise. Cela ne me poserait aucun problème. Le problème ne tient pas dans l'information en elle-même, mais dans le degré d'information demandé et dans l'ingérence quotidienne du parquet général dans l'action publique.
Rien n'interdit au procureur général d'apporter des précisions sur la nature des demandes qu'il vous adresse, dont vous pourriez déduire ensuite le mode d'utilisation. Cela n'est-il pourtant jamais le cas ?
Si, pour toutes les affaires n'ayant pas de caractère politique. Dès lors que des affaires ont un caractère politique – je ne parle que de mon expérience – et s'avèrent particulièrement sensibles, il en va autrement. J'ai gardé la chaîne de messages que j'ai reçus dans certaines affaires. Ils avaient un degré de précision ahurissant.
Pour les autres affaires ayant parfois un caractère technique particulier – fraude fiscale complexe, escroqueries à la TVA –, nous rédigions un rapport annuel d'actualisation. Le 1 % des affaires qui posent problème concerne celles qui mettent en cause une personnalité politique ou un parti.
Ces affaires peuvent-elles concerner aussi des entreprises nationales suscitant un intérêt politique national ?
Pour ce qui concerne les entreprises à très forte visibilité économique, il peut nous être demandé de rédiger un rapport tous les six mois, comme cela a été fait pour l'affaire Airbus. Dans cette affaire, il m'est arrivé aussi parfois d'interroger le parquet général, notamment concernant l'application de la loi dite « de blocage » (loi du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères). J'aurais souhaité d'ailleurs que sa réactivité soit aussi grande que celle qu'il me demandait lorsqu'il fallait que je lui réponde.
Le procureur général n'en est pas venu à vous dicter une solution plutôt qu'une autre. L'indépendance qui vous appartient a été à tout moment protégée. En revanche, vous dénoncez une tracasserie quotidienne sur des dossiers extrêmement sensibles, qui relève peut-être simplement d'une fébrilité relative à une information très mouvante. Dans ces conditions, le procureur général, dans son respect de l'indépendance, n'était-il pas légitime à faire cause commune avec le dossier que vous aviez à traiter ?
Je n'ai pas eu le sentiment que nous faisions cause commune. Lorsque l'on vous demande des renseignements deux fois par jour ou tous les deux jours et que l'on vous convoque à des réunions de travail, ce n'est pas forcément pour vous soutenir, mais plutôt pour vous demander pourquoi vous avez agi de telle ou telle façon.
La pression que l'on peut ressentir ne se traduit pas par des instructions individuelles car cela est impossible. Je crois cependant que je paye très cher aujourd'hui cette manifestation d'indépendance.
C'était pratiquement mon dernier poste. Ma position était peut-être plus facile que si j'avais été un plus jeune procureur. En effet, si vous refusez d'aller dans le sens que l'on vous conseille, votre carrière ne risque-t-il pas d'en pâtir, puisque le pouvoir de nomination est dans les mains du pouvoir exécutif ? C'est la raison pour laquelle il faudrait que la nomination des magistrats du parquet ainsi que toute la carrière des magistrats relèvent intégralement du CSM.
Qu'en est-il des relations entre le PNF et les moyens de police judiciaire – offices centraux, police judiciaire parisienne, préfecture de police, gendarmerie nationale, etc. ? Le PNF travaille en binôme avec l'office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) sur la plupart des dossiers. Avez-vous rencontré des difficultés, liées à l'indépendance, dans vos relations avec ces offices centraux ? Les remontées d'informations étaient-elles plus rapides du côté du ministère de l'intérieur que du ministère de la justice ? Avez-vous manqué de moyens sur des enquêtes ? Sur le dossier Airbus, nous n'avions ainsi pas les mêmes moyens que nos homologues anglais et américains sur le fonds de l'affaire, ce qui pouvait soulever des difficultés judiciaires ainsi que des problèmes en matière de rapport de forces diplomatique.
Le PNF travaille avec quatre services : l'OCLCIFF, la brigade de répression de la délinquance économique (BRDE) – qui dépend de la préfecture de police –, la gendarmerie nationale et le service national de douane judiciaire – notamment pour les escroqueries à la TVA. Je n'ai qu'à louer les relations et le travail effectué par ces services, en particulier l'OCLCIFF. Toutefois, cet office étant central, il ne travaillait pas uniquement pour le PNF. Nous lui confiions environ 60 % de nos affaires. La police judiciaire s'est montrée d'une loyauté parfaite. Nous avions des relations confiantes, sincères, loyales et transparentes. Il ne s'est jamais produit la moindre difficulté avec ces deux services.
La difficulté tenait au manque d'effectifs. À la création du PNF, l'OCLCIFF rassemblait environ 95 personnes. Or, ses effectifs diminuaient à mesure que nos saisines augmentaient. Cet office peinait à fidéliser ses effectifs et à trouver le degré de spécialisation requis. J'étais allée voir le directeur central de la police judiciaire, Mireille Ballestrazzi, pour lui faire part de mes inquiétudes et de nos difficultés, dont elle a tenu compte.
Le PNF a été créé en 2014. En 2015 sont survenus tous les problèmes liés au terrorisme. Les effectifs de la police ont donc été utilisés au maximum. Certaines de nos enquêtes ont alors stagné. Il me semble nécessaire de sanctuariser les effectifs en matière économique et financière, pour la BRDE comme pour l'OCLCIFF, car ce sont eux qui travaillent sur nos enquêtes au quotidien. Ces effectifs sont indispensables, même en tenant compte des nouvelles méthodes d'enquête que nous avions commencé à expérimenter, en faisant notamment des analyses préalables précises des faits.
Dans un monde idéal, et parce que la matière économique et financière est particulière, il serait bon que soient réunis dans un même service magistrats, policiers et fiscalistes – à l'image du parquet national anticorruption espagnol. Mais c'est un monde idéal.
Je connais bien les tribunaux de commerce puisqu'une partie de ma carrière au parquet a consisté à représenter le ministère public auprès des tribunaux de commerce de Versailles puis de Paris. J'ai beaucoup appris durant cette période, et ai un grand respect pour le professionnalisme des juges consulaires.
J'avais de bonnes relations avec le président du tribunal de commerce de Paris, qui nous invitait aux audiences de rentrée ou à certaines rencontres juridiques, mais aucune occasion particulière ne s'est présentée dans le cadre du PNF. Les atteintes à la probité, la fraude fiscale et les délits boursiers ne nécessitaient pas de collaboration spécifique, En cas de nécessité, le parquet de Paris nous aurait transmis les éléments requis. L'interlocuteur naturel du tribunal de commerce de Paris, c'est le parquet de Paris, qui est représenté devant ce tribunal par un de ses magistrats.
Je vous remercie pour vos réponses nourries d'exemples multiples qui nous ont permis de mieux saisir le fonctionnement si particulier du PNF, et si emblématique au regard des enjeux et des réflexions de notre commission.
La séance est levée à 16 heures.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Ugo Bernalicis, M. Didier Paris, Mme Cécile Untermaier
Excusé. - M. Ian Boucard