La mission d'information procède à l'audition de M. Benoît Vallet, directeur général de la santé de 2013 à 2018.
Mes chers collègues, monsieur le professeur, nous avons entendu mardi dernier le directeur général de la santé, M. Jérôme Salomon, que nous avons questionné sur l'organisation de la réponse à la crise sanitaire, et notamment sur l'activation des dispositifs de crise, sur l'approvisionnement en masques des personnels de santé, des résidents en établissements et du public, sur les stratégies de dépistage et la disponibilité des tests, sur la mobilisation du système de soins public et privé : tout cela renvoyait en définitive à l'état de préparation dans lequel nous nous trouvions au moment où, de manière soudaine et violente, l'épidémie de Covid-19 est arrivée en Europe et en France.
C'est pourquoi nous avons également voulu remonter dans le temps afin d'apprécier les tenants et les aboutissants de cette situation et de connaître les raisons ayant conduit à la création de Santé publique France, ainsi que les enseignements tirés des précédentes épidémies.
Monsieur Vallet, docteur en médecine et praticien hospitalier, vous avez été directeur général de la santé du 23 octobre 2013 et 8 janvier 2018 ; autrement dit, vous êtes le prédécesseur de M. Salomon et l'un des acteurs de la création de Santé publique France. Vous avez plus récemment été conseiller santé auprès de Jean Castex, coordonnateur de la stratégie nationale de déconfinement.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Benoît Vallet prête serment.)
Je rappelle que cette audition est publique, qu'elle est diffusée en direct, qu'elle sera consultable en vidéo et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu écrit qui sera publié.
Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, c'est en tant que médecin, professeur d'anesthésie-réanimation et ancien président de la commission médicale d'établissement du centre hospitalo-universitaire (CHU) de Lille, où j'ai exercé ma discipline jusqu'à ma nomination au ministère des affaires sociales, de la santé et du droit des femmes que je me présente à vous. La crise du covid-19 a durement touché notre pays ; mes premières pensées vont d'abord aux personnes et aux familles atteintes par le virus SARS-CoV-2 et frappées par la maladie, la souffrance et le deuil.
Dès le début de cette crise, le 16 mars, j'ai mis mes compétences d'anesthésiste‑réanimateur au service de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, et plus précisément de son directeur général Martin Hirsch, lequel m'a sollicité pour observer la réponse du Grand Est à cette situation sanitaire exceptionnelle en vue de préparer au mieux les établissements de l'Île‑de-France.
Après mise à disposition par la Cour des comptes, où j'exerce actuellement mes responsabilités, j'ai notamment pu rencontrer sur place, les 19 et 20 mars, les équipes de l'Agence Régionale de Santé et celles des services de médecine d'urgence, d'unités covid et de réanimation des hôpitaux de Strasbourg, de Colmar et de Mulhouse : je veux tout particulièrement les remercier pour l'accueil qu'elles m'ont réservé et l'aide qu'elles m'ont apportée. Ma mission a ensuite été, comme vous l'avez dit, prolongée du 10 avril au 2 juin aux côtés de Jean Castex, délégué interministériel en charge de la mission de coordination pour la stratégie nationale du déconfinement.
L'action en situation de crise et d'après-crise est ainsi redevenue mon quotidien, comme cela avait été le cas aux côtés des près de 300 agents de la direction générale de la santé (DGS) et de ses agences pour la préparation du système de santé aux situations sanitaires exceptionnelles.
De la fin 2013 au début 2018, nous avons ensemble vécu, auprès de Mme Marisol Touraine, des épidémies de maladies infectieuses émergentes – chikungunya et fièvre hémorragique Ebola en 2014, virus Zika en 2016 –, des événements saisonniers – grippes hivernales en 2014 et 2016, vagues de chaleur –, mais également les attaques terroristes massives des 7 janvier 2015, 13 novembre 2015 et 14 juillet 2016, qui ont provoqué un afflux de victimes dans les hôpitaux. Nous également avons dû faire face, en octobre 2017, avec Mme Agnès Buzyn, aux cyclones Irma et Maria qui ont touché le Nord des Antilles, où je me suis rendu sur place pendant dix jours.
Cette expérience de situations sanitaires exceptionnelles a nourri les textes de loi présentés par ces deux ministres ainsi que le projet stratégique de la DGS présenté en octobre 2016 à l'occasion de son soixantième anniversaire, dont un des trois volets prévoyait d'améliorer toujours plus la gestion des risques sanitaires, environnementaux et alimentaires, et notamment de renforcer les capacités diagnostiques des laboratoires en cas d'épidémie ou de mettre en place un mandat sanitaire pour les professionnels de santé ambulatoire.
La loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé a en particulier consacré l'organisation de la réponse du système de santé aux situations sanitaires exceptionnelles (ORSAN), dispositif lancé dès le mois de mai 2014, avant la crise Ebola. Piloté par les Agences Régionales de Santé (ARS), il vise à améliorer la coordination régionale des dispositifs existants dans les trois secteurs sanitaires, ambulatoire, hospitalier et médico-social, en associant étroitement les praticiens, libéraux ou salariés dans la préparation de cette réponse ; l'accent avait été à l'époque mis sur le risque d'attentat, notamment en prévision de l'Euro 2016.
Cette même loi a également donné naissance à une nouvelle agence, Santé publique France : dès 2015, le rapport du sénateur Francis Delattre avait souligné la pertinence d'un regroupement de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS), de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES) et de l'Institut national de veille sanitaire (INVS) au sein de la future agence nationale de santé publique, tout en insistant sur l'effort de rationalisation réalisé au préalable par l'EPRUS sur le site de Vitry-le-François.
Cette plateforme, qui s'est constituée au fil du temps, d'abord sous la houlette de l'EPRUS, puis sous celle de Santé publique France, est la traduction très forte de la logique de préparation de situations sanitaires exceptionnelles développées entre 2014 et 2016. Elle permettait de concentrer la majeure partie du stock stratégique d'État sur un site centralisé en garantissant tout à la fois un haut niveau de sécurité et de bonnes conditions de stockage des produits, avec une amplitude de température entre quinze et vingt-cinq degrés et une hygrométrie contrôlée adaptée à chaque référence : dans le cas spécifique des masques, la température ne devait jamais descendre en dessous de dix degrés. Elle devait fiabiliser les stocks, notamment en réalisant des inventaires, et faciliter les études menées en collaboration avec l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) sur l'extension des durées de péremption de certains produits antibiotiques : la plateforme de Vitry est organisée en deux parties, la première réservée à un établissement pharmaceutique, l'autre aux stocks – masques, équipements d'injection de vaccins et tissés destinés aux soins. Cela permettait par ailleurs de disposer en propre d'une implantation incluse dans un site bénéficiant d'un haut niveau de sécurisation – point d'importance vitale –, de réduire les coûts de stockage, d'assurer la collaboration avec le système de santé des armées (SSA), et autorisait une bonne réactivité en matière de distribution des produits en cas de crise : dès le mois d'août 2013, avant même qu'elle ne soit achevée, une circulaire en avait d'ailleurs précisé les conditions.
La même loi de 2016 a également conféré une base légale au Comité d'animation du système d'agences (CASA), dont la mission est de renforcer la cohérence et l'efficience de leurs activités en assurant la coordination de leurs programmes de travail annuels et en élaborant des stratégies communes, avec une déclinaison particulière dans le domaine de la sécurité sanitaire.
Cette loi a enfin finalisé la réforme des vigilances sanitaires, un portail ayant été ouvert pour la première fois en mars 2017.
Au niveau européen, la direction générale de la santé a activement contribué entre 2013 et 2017 à l'élaboration et à la mise en œuvre de la décision européenne du 22 octobre 2013 relative aux menaces transfrontalières graves sur la santé ; elle a ratifié un accord-cadre permettant l'acquisition groupée de contre-mesures médicales à l'échelle européenne, et notamment, lors des pandémies grippales, de vaccins.
Monsieur Vallet, je souhaiterais d'abord vous interroger sur la question des masques. Combien de masques y avait-il à votre arrivée à la DGS puis lorsque vous avez quitté vos fonctions ? Quel était réellement l'état du stock ? C'est vous qui avez commandé à Santé Publique France une expertise sur l'état du stock de masques, dont les conclusions ont été rendues en septembre 2018, comme nous l'a indiqué hier M. François Bourdillon, qui en était à l'époque le directeur général. Qu'en avez-vous pensé ? Vous avez été cité dans un article de Gérard Davet et Fabrice Lhomme paru dans Le Monde du 3 mai 2020, lequel rapporte que, selon vous, une partie de ces masques aurait pu et dû être utilisée car rien ne l'interdisait formellement. Pouvez-vous dresser un état des lieux ?
Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) avait défini en mai 2013 une nouvelle stratégie consistant à confier à chaque employeur le soin de déterminer l'opportunité de constituer des stocks tactiques, notamment de masques FFP2, afin de protéger son personnel. Cela traduisait un changement de doctrine assez fondamental. Comment l'avez-vous accompagné ? Le même article fait état de votre « obsession » d'avoir un milliard de masques en stock ; parallèlement, les réserves tactiques dont devaient disposer les établissements hospitaliers avaient vocation à être définies au plan local et dûment contrôlées.
Qui a, sur la base de cette nouvelle doctrine, a arrêté le nombre de masques FFP2 : vous-même, la DGS, les ARS, ou chaque centre hospitalier régional ? Qui le contrôle et l'évalue ? N'est-ce pas de nature à créer une difficulté en termes de gouvernance, dans la mesure où la stratégie nationale ne subsiste qu'en partie, puisqu'elle est partiellement déléguée à des opérateurs plus proches du terrain ? Cette question des masques est un enjeu essentiel : nous mesurons, et la presse l'a fait avant nous, le déficit que notre pays a connu en matière de protection des soignants, des professionnels libéraux et tout simplement de la population.
Comment ces stocks sont-ils dimensionnés dans chaque établissement ? Est-il prévu une marge de manœuvre ou est-ce seulement déterminé par leur seul fonctionnement ?
Vos nombreuses questions montrent votre connaissance du sujet…
Pour ce qui est du nombre de masques, lorsque je suis arrivé à la DGS fin 2013, les stocks stratégiques d'État s'élevaient à 616 millions de masques pour adultes, 113 millions de masques pédiatriques et 380 millions de masques FFP2.
Durant la période où j'étais en fonctions, j'ai fait rentrer 100 millions de masques chirurgicaux adultes, ce qui fait qu'en 2017 on en comptait au total 714 millions – 616 plus 100, moins 2 millions d'unités éliminées car considérées comme inutilisables, dans le cadre des inventaires effectués de façon récurrente mais non détaillée : on vérifiait pour l'essentiel l'état des boîtes et des conteneurs. À noter que ces chiffres ne correspondent pas forcément au seul site de Vitry-le-François : le stock stratégique de l'État est également réparti, dans une logique de proximité d'action, dans les zones de défense et en outre-mer, mais le dispositif a été restructuré et concentré : de soixante-treize sites en activité conservant des masques en 2010, dont sept plateformes nationales, on est passé à une plateforme nationale et sept plateformes de stockage situées dans chacune des sept zones de défense, dans une logique de proximité d'action.
Pendant toute cette période, nous estimions que ce stock pouvait être utilisé puisque les 616 millions de masques pour adultes dont j'ai parlé n'avaient pas de date de péremption. En revanche, les 100 millions de masques chirurgicaux que nous avons achetés en comportaient une, les industriels ayant considéré à partir de 2010 qu'il était compliqué de garantir des dispositifs médicaux sans date de péremption. En principe, les masques chirurgicaux ne se dégradent pas, contrairement aux masques FFP2 dont les modules hydrostatiques qui permettent de retenir les aérosols perdent leurs propriétés en trois, quatre ou cinq ans : cela a d'ailleurs été un des arguments forts employés pour dire que l'on ne pouvait pas les stocker, dans la mesure où ils allaient inévitablement se dégrader. Et le même problème se posera de fait pour les masques chirurgicaux depuis que les industriels ont décidé de leur appliquer désormais une date de péremption.
En tout état de cause, le stock dont nous disposions à l'origine était considéré comme non périssable et censé nous garantir une grande sécurité en termes d'utilisation.
Pourquoi les choses ont-elles changé ? Pas tant à cause de cette décision des industriels, mais plutôt parce qu'une nouvelle norme est apparue en 2014 : aux deux critères de la qualité de la filtration et de la résistance à la ventilation – les masques tissés étant d'ailleurs de ce point de vue plus résistants et plus confortables que les masques chirurgicaux, en raison de leur capacité à laisser passer l'air – est venu s'en ajouter un troisième : la non-contamination bactérienne. On considère qu'une quantité donnée de présence bactérienne sur les masques doit être observée pour qu'ils puissent être utilisés ou non. Les masques ne sont pas des outils stériles, ils sont naturellement contaminés, mais la contamination ne doit pas dépasser un niveau extrêmement faible, dit de propreté microbienne, exprimé en unités formant colonie (UFC) par gramme.
L'apparition de cette nouvelle norme nous a logiquement conduits à réévaluer notre stock de masques : j'ai donc sollicité l'ANSM pour connaître son opérabilité, laquelle m'a répondu que seulement deux laboratoires – Nelson, en Amérique du Nord et Centexbel, en Belgique – disposaient du savoir-faire nécessaire à l'évaluation de l'ensemble de ces critères.
Les discussions débutent donc en 2015, et des demandes sont adressées au directeur de l'EPRUS pour savoir comment organiser l'appel d'offres et le plan d'échantillonnage, ce qui correspond au moment où commencent les mouvements de concentration du stock stratégique : plus de 1 000 camions se sont mis à transporter, tout au long de cette année et durant une bonne partie de 2016, l'essentiel des palettes entreposées dans les sept plateformes nationales jusqu'à la plate-forme centrale de Vitry-le-François, dûment contrôlée, sécurisée et non identifiée, qui offrait toutes les garanties de température et d'hygrométrie, mais également la possibilité de réaliser un inventaire de façon récurrente et une évaluation à partir d'un échantillonnage. Toutefois, il nous a semblé raisonnable d'attendre la fin de cette noria et de la constitution du stock central pour lancer l'appel d'offres et commencer une évaluation à partir d'un plan d'échantillonnage le plus large possible. On me dira que nous aurions pu le faire avant ; à ceci près que des cartons peuvent être abîmés en cours de route – les deux millions de masques écartés dont je parlais tout à l'heure –, et dans ce cas, tout l'échantillonnage est réduit à néant.
C'est ainsi que fin 2016 les réunions sur ce sujet ont conduit à la saisine d'avril 2017 visant à avoir une idée de l'état de ce stock, un certain nombre de produits ayant plus de dix ans.
Le site de Vitry-le-François n'a rien d'un dépôt de second ordre. Il héberge un établissement pharmaceutique validé par l'ANSM en 2015 comme répondant aux bonnes pratiques pharmaceutiques, et la partie entrepôt, avec une présence physique : un pharmacien y tient une permanence deux jours par semaine pour surveiller l'état du stock. Si une partie s'abîme, tout ce qui est en dessous sera immédiatement analysé ou écarté. Je peux vous faire parvenir des photos si vous le souhaitez : c'est tout à fait rassurant, et montre le sérieux de cet établissement.
J'en viens à l'analyse menée par Centexbel, dont je n'ai pas eu le retour, puisqu'elle a été rendue après mon départ de la DGS le 8 janvier 2018, c'est-à-dire en septembre 2018. Elle a cependant été présentée dans Libération, et M. François Bourdillon l'a expliqué hier, comme ayant été menée sur quatre des douze références composant le stock. Chaque producteur s'était vu commander un nombre déterminé de lots, répartis par références, correspondant à un nombre de masques donné. Centexbel a choisi de faire porter ses analyses sur quatre références, choisies parmi les plus gros volumes qui représentaient, à croire le journal, 80 % des analyses, en testant un nombre limité d'échantillons composés chacun de vingt-cinq masques par lot. Les huit références restantes n'ont semble-t-il pas été analysées par la suite.
Cette analyse, très exigeante, reprenait les critères que je vous ai indiqués plus haut. Son résultat a fait ressortir une non-conformité à la norme de 2014, sachant que des masques produits en 2005 ou en 2006 ne pouvaient en toute logique pas être conformes à une norme de 2014 : en vertu de quoi, un ordre de destruction a donc été émis. Je n'ai jamais dit durant les échanges que j'ai eus avec les différentes cellules dans le cadre de la commission Casteix que ces masques auraient dû être conservés pour être utilisés : aucun élément ne me permettait de l'affirmer. Reste que lorsque la question s'est posée des critères de qualité applicables aux masques dits grand public, ils ont fait l'objet d'une nouvelle analyse combinée par la Direction générale de l'armement (DGA) et de l'Agence nationale de sécurité du médicament. Pourquoi n'avaient-elles pas été pas été sollicitées au moment de l'appel d'offres ? Tout simplement parce que l'ANSM ne s'occupait que de la partie contamination bactériologique, et les autres laboratoires du reste, alors que Centexbel faisait l'ensemble. C'est donc pour des raisons de savoir-faire, je suppose, que le choix s'est porté sur un autre partenaire. Toujours est-il que l'action conjuguée de la DGA et de l'ANSM a conclu que ces masques pouvaient répondre aux critères applicables à la nouvelle catégorie « grand public », ce qui les rendait compatibles avec un usage par la population générale.
Pour déterminer l'utilité des masques, il faut considérer trois groupes de personnes : la population générale, avec des personnes malades ou non, les professionnels de santé qui ne procèdent pas à des actes invasifs et ceux qui sont amenés à en réaliser. Des actes tels que la laryngoscopie ou l'aspiration bronchique, réalisées par un anesthésiste-réanimateur, la fibroscopie digestive pratiquée par un gastro-entérologue ou encore la fibroscopie bronchique effectuée par un pneumologue, amènent à des situations où peut se produire une aérosolisation : la protection doit alors être garantie par des masques FFP2, qui ont une capacité hydrostatique.
Le Haut conseil de la santé publique avait indiqué, dans son avis du 1er juillet 2011, de quelle façon les masques devaient être attribués, et avait recommandé que les masques FFP2 ne soient remis qu'aux professionnels pratiquant ces actes invasifs. Ce n'était pas le cas antérieurement : du temps où M. Houssin était délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire, on ne faisait pas de distinction entre FFP2 et masques chirurgicaux dans la constitution des stocks stratégiques. Avant que le Haut conseil de la santé publique ne publie sa nouvelle doctrine, on considérait que le masque FFP2 était destiné à tous les soignants ; à partir de 2011, on a lui a attribué des indications précises. Et dans un nouvel avis le 10 mars 2020, le Haut conseil a renouvelé sa recommandation d'attribuer les masques en fonction des profils des soignants.
Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale et les ministères concernés ont établi, avec la représentation de l'Élysée et de Matignon, une nouvelle doctrine concernant les masques FFP2, sans changer pour autant la logique des stocks stratégiques d'État : la cible du milliard de masques – qui n'est pas une obsession personnelle – reste revendiquée.
Au regard de la réévaluation réalisée par la DGA et de l'ANSM, on peut se dire que ces masques auraient pu trouver un emploi dans la population générale. Ils ont par exemple été recommandés pour le déconfinement, dans les transports en commun. En effet, deux personnes portant un masque peuvent sans danger se trouver face à face et ne sont pas considérées comme des cas contacts – même si, en parallèle, il est souhaitable que les barrières physiques soient, autant que possible, respectées.
On pouvait formuler l'hypothèse, que, si les masques ne répondaient plus aux conditions de qualité d'un masque chirurgical adulte pour un professionnel de santé non spécifiquement exposé à l'aérosolisation, ils pouvaient néanmoins être utilisés par la population générale et les personnes non malades. Ce point me paraissait mériter réflexion ; du reste, une partie des masques ont été déclassés et utilisés – Mme Chêne a indiqué que 86 millions sur 260 n'ont finalement pas été détruits.
J'en viens aux stocks tactiques et stratégiques. Les premiers nommés sont des stocks d'intervention, destinés à répondre aux besoins des victimes pendant vingt-quatre heures. Ils sont répartis entre les SAMU, qui représentent plus de 100 établissements nationaux, pour de petits volumes, et les CHU, soit une trentaine de centres, pour des quantités plus élevées. Dans le premier cas, il s'agit de postes sanitaires mobiles (PSM) de niveau 1, pouvant prendre en charge 25 victimes et, dans la seconde hypothèse, de postes de niveau 2, à même de venir en aide à 200 victimes. Les PSM 2 permettent de réaliser de la chirurgie initiale. Ils avaient été rénovés dans le contexte des attentats, pour effectuer, par exemple, du damage control, c'est-à-dire de la chirurgie interventionnelle, sur le terrain, destinée à limiter notamment les lésions hémorragiques avant le transport des victimes vers une ressource sanitaire de niveau supérieur. À la suite de l'attentat de Nice, j'avais demandé la création de PSM pédiatriques afin de prendre en charge les enfants de moins de dix ans – à l'exclusion des nouveau-nés ; vingt-cinq d'entre eux ont été créés en 2017.
On pourrait logiquement se demander si les stocks tactiques comportent des masques FFP2. Il n'y a pas d'obligation en la matière. Toutefois, les éléments de doctrine rénovés que vous avez évoqués – l'avis du HCSP de 2011 et la doctrine du SGDSN de 2013 – avaient été transmis par M. Grall, mon prédécesseur, aux Agences Régionales de Santé. Le volume des stocks de FFP2 n'a pas été précisé. Le changement de doctrine, je le rappelle, est lié à la fragilité de ces masques, qui se dégradent rapidement en raison de la qualité hydrostatique qu'ils doivent présenter ; par ailleurs, ces masques sont désormais réservés à une catégorie très limitée de professionnels de santé. Sur la base de ces éléments, l'application de cette doctrine évolutive a été transférée aux services de santé par le biais des Agences Régionales de Santé. Dès novembre 2011, la gestion des situations sanitaires exceptionnelles revenait de plus en plus à ces agences, dans le cadre d'une logique d'animation de la cartographie sanitaire et des établissements de santé. La nouvelle doctrine du SGDSN, qui ne changeait pas la logique du milliard pour les stocks stratégiques d'État, a donné la main aux établissements de santé pour la constitution de stocks de FFP2.
La mise en place des stocks tactiques, autrement dit des PSM1, PSM2 et PSM pédiatriques, et leur usage – des ventilateurs ont par exemple été utilisés lors de la crise du covid – a nécessité un suivi afin de savoir si les produits stockés, particulièrement les antidotes et autres spécialités pharmaceutiques, sont correctement régénérés ou s'ils arrivent à péremption. Nous avons institué, à partir de 2015, le système d'information et de gestion des situations sanitaires exceptionnelles (SIGESSE), qui est renseigné sur l'état de ces stocks tactiques et les divers éléments à suivre. Les établissements de santé peuvent l'alimenter en données concernant l'état de leurs stocks de FFP2. Le système a été utilisé, je pense, durant la crise du covid, pour recenser les moyens au niveau national. Je n'ai pas eu, à titre personnel, d'éléments de réponse quant à son usage.
En 2014, lorsqu'une nouvelle norme a été définie, on a dû probablement s'interroger sur le volume et le caractère opérationnel de notre stock de masques. On a pourtant attendu 2017 pour réagir, ce qui signifie qu'entre 2014 et 2017, on a accepté et assumé qu'un doute existe sur son état de conservation. Si l'épidémie survenue en 2020 nous avait frappés en 2015 ou en 2016, on n'aurait sans doute pas été capable d'indiquer aux décideurs publics s'il était possible de les utiliser.
Par ailleurs, en 2010, des fabricants indiquent que les produits livrés auront désormais une date de péremption, pour les raisons que vous nous avez indiquées. Cela devait, me semble-t-il, conduire à se poser deux questions. Premièrement, on pouvait se demander si les masques fabriqués antérieurement n'avaient pas, eux aussi, une durée de vie limitée ; je vous demande seulement de nous faire part de votre sentiment, étant rappelé que vous n'étiez pas aux responsabilités en 2010. Deuxièmement, je n'ai pas eu l'impression, à vous écouter, que le ministère de la santé ait eu son mot à dire sur la date de péremption décrétée par les fabricants ou qu'il ait pu la vérifier. S'il y avait eu une obsolescence programmée – ce qui aurait été pour le moins cynique –, elle n'aurait pas été contrôlée. On a constaté que des masques FFP1 théoriquement périmés ont conservé une bonne partie de leurs propriétés.
On nous a expliqué que les établissements publics de santé consomment 200 à 250 millions de masques par an. En 2010, on nous impose une péremption de cinq ans, et on s'assigne l'objectif de stocker 1 milliard de masques. Peut-être est-ce un raisonnement simpliste, mais pourquoi, plutôt que de demander aux hôpitaux d'acheter leurs masques, n'en prélève-t-on pas chaque année 200 ou 250 millions dans un stock stratégique reconstitué au fur et à mesure ? J'ai été maire, le rapporteur président d'un conseil départemental : c'est une démarche assez naturelle dans nos collectivités. C'est d'ailleurs ce que j'ai fait chez moi lorsque j'ai constaté qu'une nouvelle règle s'appliquait en matière d'achat de masques.
La nouvelle doctrine du SGDSN a confié aux employeurs – administrations, hôpitaux, entreprises – la responsabilité de constituer des stocks de masques. Normalement, les ARS auraient dû les contrôler. En votre qualité de directeur général de la santé entre 2013 et 2018, en pleine période de transition, avez-vous donné des instructions aux ARS pour ce faire ? Vous en êtes-vous entretenu avec les préfets des sept zones de défense, qui avaient théoriquement pour mission, eux aussi, de vérifier les stocks une fois par an ? Si cela n'a pas été fait, si vous n'avez pas été entendu ou si les ARS n'y ont pas pensé, quelles en sont les raisons ?
Une dernière chose me turlupine, dont nous a fait part l'ancien directeur général de Santé publique France, qui a géré la fusion. Le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale soutient qu'en cas d'épidémie, le port du masque est utile ; vous vous assignez d'ailleurs l'objectif de constituer un stock d'un milliard de masques. Mais à la tête du ministère de la santé, cela ne concerne sans doute pas seulement les responsables actuels, certains émettent ou ont émis des doutes à ce sujet et ne partagent pas la doctrine du SGDSN. On a véritablement l'impression d'une dichotomie à la tête de l'État. Vous qui avez travaillé avec Mme Touraine, pensez-vous que cette divergence ait joué un rôle dans la décision de ne pas reconstituer les stocks ? On découvre que des masques ne sont théoriquement pas opérationnels, on les bazarde, mais on ne rachète pas la quantité correspondante. En avez-vous discuté avec Jérôme Salomon, lorsqu'il était conseiller de Mme Touraine ? J'imagine qu'il y avait un débat au sein du ministère de la santé.
L'information sur la nouvelle doctrine du SGDSN – et sur les nouvelles attributions des Agences Régionales de Santé et des établissements de santé concernant les FFP2 – a été communiquée aux ARS en juin 2013, juste après la publication de la doctrine.
Oui. Le suivi des stocks de FFP2 revenait aux établissements. La surveillance de leur organisation en vue de la constitution des stocks n'a pas démarré tout de suite. Il a fallu instituer un système d'information, qui était déployé à hauteur de 87 % en 2017, ce qui signifie que les établissements participaient aux échanges d'informations, sans être pour autant, aux yeux du ministère, obligés de renseigner le système. Les ARS, pour leur part, instruisaient les dossiers. Je rappelle que les FFP2 étaient destinés à des populations de médecins extrêmement spécifiques. Les établissements pouvaient faire appel à un certain nombre d'entre eux, en période dite de paix comme en situation pandémique – ce nombre pouvant varier considérablement d'un établissement à l'autre, selon qu'il emploie, par exemple, un anesthésiste-réanimateur ou un pneumologue pratiquant la fibroscopie.
Le recensement des données s'est fait d'une façon de plus en plus automatisée, en particulier pour les PSM1 et les PSM2, grâce à ce système d'information, que nous avons énormément amélioré au fil du temps. Le système d'information des alertes et des crises permet au Centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales du ministère (CORRUSS) de recueillir l'ensemble des alertes sur le territoire. Un portail est dédié au signalement des événements sanitaires indésirables. Le système d'information de veille et de sécurité sanitaire, destiné aux Agences Régionales de Santé, a été interconnecté, lorsque j'étais directeur général de la santé, afin que les agences connaissent dans le détail les alertes sanitaires nationales ou régionales. Le système d'information national de dépistage du covid-19 (SIDEP) est le dernier en date ; le système d'information pour le suivi des victimes d'attentats et de situations sanitaires exceptionnelles (SIVIC), mis en place en 2016-2017, à la suite des attentats de novembre 2015, recense les présences à l'hôpital et en a assuré le suivi durant la crise du covid. Les passages aux urgences ont été répertoriés par le système OSCOUR (organisation de la surveillance coordonnée des urgences). On disposait ainsi, avant que les tests ne se développent et que leur suivi par SIDEP soit complètement opérationnel, d'un système d'alerte très précoce. Cette structure dense de systèmes d'information permet de recueillir toutes les données relatives au déploiement des stocks tactiques et à leur suivi. Elle s'est progressivement développée à mesure qu'on a pu établir des recensements de plus en plus étendus.
Depuis novembre 2011, les Agences Régionales de Santé sont devenues les principaux interlocuteurs des établissements de santé publics et privés, comme des professionnels libéraux. L'articulation de leur mission avec celle des préfets est prévue par ORSAN. Ce dispositif a permis la transmission d'informations aux Agences Régionales de Santé, en lien avec les préfets, à partir de mai 2014. Auparavant, une circulaire d'août 2013 de M. Valls, alors ministre de l'intérieur, et de Mme Touraine, ministre de la santé, a défini l'organisation à déployer sur le terrain pour assurer les stockages et la distribution. Les Agences Régionales de Santé sont désormais responsables de ce système très élaboré qui est, d'une certaine façon, déconcentré. Elles ont en charge le contrôle des stocks de masques. Le ministère, quant à lui, recueille l'information déconcentrée, qui permet de dresser un état des lieux en fonction des circonstances.
Il n'y a pas de débat, au ministère de la santé, sur l'efficacité des masques. On sait que celle-ci est d'autant plus grande que l'agent pathogène respiratoire est contagieux. Dans le cas particulier du covid, l'agent peut être présent chez une personne asymptomatique, ce qui a créé des difficultés redoutables de gestion de l'épidémie. Les différentes études qui ont précédé la constitution des stocks, qu'il s'agisse du plan pandémie grippale, de l'avis du Haut conseil de la santé publique ou des travaux repris par Jean-Paul Stahl dans son rapport d'expertise – présenté en septembre 2018 à François Bourdillon et au directeur général de la santé, puis publié en mai 2019 –, se fondent sur des travaux montrant que l'efficacité du masque est d'autant plus grande que le virus est pathogène et d'origine respiratoire.
Concernant la grippe saisonnière, des discussions ont eu lieu sur la base d'études randomisées qui ne mettaient pas toujours en évidence l'efficacité du masque. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles celui-ci n'est pas entré dans la culture nationale pour la grippe saisonnière, au contraire des pays asiatiques. C'est sans doute une des évolutions à engager. Jérôme Salomon a évoqué l'expérimentation menée, en application de l'article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018, afin d'assurer le déploiement du masque au sein de la population générale de la Nouvelle-Aquitaine, en période de grippe hivernale, et de faire en sorte qu'une culture du masque s'installe.
On n'aurait pas demandé de commander des masques en quantité suffisante pour protéger 20 millions de personnes à raison d'une boîte de cinquante par personne si l'on n'avait pas cru à l'intérêt de cette mesure. On ne se serait pas obligé à tous ces efforts de rationalisation de ce stock central, pour redéfinir son emplacement et son utilisation. Comme M. Bourdillon l'a rappelé hier, le port du masque est une mesure de protection parmi d'autres. Parmi ses très nombreux enseignements, le covid nous aura appris que chaque mesure s'additionne et concourt à la baisse de la transmission d'une personne atteinte à une personne contact. Cette doctrine sera de plus en plus reconnue : l'université de Berkeley a passé en revue les usages du masque dans le monde et a montré que son utilisation était systémique, participait de la culture nationale dans les pays asiatiques – c'est le cas, notamment, en Corée du sud et à Singapour. Cette étude a révélé que le port du masque avait joué un rôle important dans la baisse du nombre de personnes concernées par la pathologie, entraînant une diminution de moitié de la transmission. D'autres mesures, tel le repérage rapide et étendu des personnes contacts, y ont aussi vraisemblablement contribué.
On peut donc espérer qu'en appliquant encore assez longtemps, de manière renforcée, des mesures telles que l'usage du masque et du gel hydroalcoolique, le respect, autant qu'il est possible, de la distance physique, et l'identification des personnes atteintes et des personnes contacts, on évitera l'obligation d'un reconfinement massif, hautement préjudiciable à nos organisations sociales.
La définition d'une nouvelle norme, en 2014, nous conduit à réévaluer l'état de nos masques, dont une partie ne comportait pas de date de péremption. De fait, nous considérions jusqu'alors que leur durée de vie était pour ainsi dire illimitée. Nous en avons fait entrer de nouveaux, en suivant la logique d'un stock progressivement tournant. Mais on n'est pas allé beaucoup plus loin, à un moment où l'on était en train de centraliser des équipements jusque-là très dispersés. La question s'est posée après une nouvelle expertise et la formulation d'autres hypothèses.
Les établissements utilisent, en période normale, 40 à 50 millions de masques chirurgicaux adultes en une année ; en situation de crise, une telle quantité de masques est consommée en une semaine. Les stocks sont établis à partir de l'hypothèse d'une première vague de douze semaines, puis, cinq semaines après, d'une deuxième vague de dix à douze semaines. En se fondant sur une consommation de 40 millions par semaine, cela représente environ 800 millions de masques. Telle devrait être la dimension d'un stock fixe, dont une partie pourrait notamment être destinée, comme vous l'évoquez, à la population en période hivernale – l'expérience menée en Nouvelle-Aquitaine est à cet égard intéressante. Le stock pourrait être ventilé au fur et à mesure des échéances de péremption, puisqu'elles sont désormais mentionnées. Je n'ai pas souvenir qu'il y ait eu un échange entre le ministère de la santé et les producteurs pour vérifier les dates de péremption, ce qui aurait été difficile. Les normes changeant très régulièrement, il paraît raisonnable de se caler sur une durée de vie limitée et d'utiliser les produits dans le délai imparti.
Favoriser une production nationale – question sur laquelle on s'est concentré jusqu'en 2011-2012 – impose une réflexion au sein de l'État, compte tenu des règles européennes de concurrence. Il faut déterminer si l'on reconstitue les stocks et, le cas échéant, de quelle manière, afin de ne pas concurrencer des organisations qui vendent des masques. Il y a là un sujet à approfondir.
La consommation de 40 millions de masques par an, à l'hôpital, en temps normal – et de 40 millions par semaine en période de crise – concerne-t-elle les masques FFP2 ou les masques chirurgicaux ?
Cela concerne les masques chirurgicaux adultes.
À entre 800 millions et 1 milliard.
M. François Bourdillon nous a expliqué que, lorsqu'il a pris ses fonctions, 600 millions de masques étaient inutilisables et qu'il en restait environ 150 millions. Pourquoi a-t-on mis autant de temps pour les expertiser ? Nous avons compris qu'il fallait s'en tenir à la nouvelle norme et qu'il n'y avait pas eu de faute dans le contrôle des masques qui étaient stockés dans de bonnes conditions. Par contre, dès lors que 600 millions de masques disparaissent, pourquoi n'en recommande-t-on pas ? À qui cela incombait-il ? À l'État ou au niveau régional, par le biais des ARS ? Je suppose qu'une partie incombe à l'État puisque ces stocks sont centralisés. Y a-t-il eu, oui ou non, une faute quelque part ? Peut-être que oui, peut-être que non, parce qu'on nous dit également qu'il y a des évolutions dans la sensibilité ou dans la doctrine quant à l'intérêt d'un stock important – à vous entendre, il n'est pas si évident. Quoi qu'il en soit, le principe de précaution s'impose. Et il y en a un autre : dans n'importe quelle entreprise, lorsque l'on passe d'un système à un autre, on attend que le nouveau soit totalement opérationnel avant d'abandonner l'ancien. On a l'impression que vous envoyez des stocks de masques dans les hôpitaux sans vérifier que tout est mis en place dans de bonnes conditions, et on découvre des tensions partout lorsque la crise arrive. Où y a-t-il eu un problème ?
Vous avez apporté des réponses très précises, mais elles posent d'autres questions.
Comme l'a dit M. Lagarde, les masques acquis avant 2010 n'avaient plus vraiment de légitimité, ce qui signifie qu'on aurait pu expertiser seulement les masques acquis de 2010 à 2014, ceux d'avant la norme. Avez-vous une idée du coût de l'audit réalisé par l'entreprise Centexbel ?
On a beaucoup parlé des masques, mais peu du reste – les surblouses par exemple. La gestion des équipements de protection incombant aux employeurs, si j'ai bien compris ce sont les ARS qui doivent s'en occuper. Par quels moyens les vérifient-ils ? Quelle structure est chargée de la supervision du stock nécessaire, Santé publique France ou les ARS ?
Qui donnait aux professionnels de ville des objectifs en matière d'équipements de protection ? Cela a été sujet à bien des polémiques. On a beaucoup entendu les professionnels de ville dire qu'on leur mentait, qu'on leur disait de ne pas utiliser de masques FFP2 parce qu'il n'y en avait pas. Or vous nous dites que ces masques-là n'étaient recommandés que pour des métiers très spécifiques, y compris parmi les médecins. On peut donc imaginer qu'aucun médecin de ville n'est concerné par le port de masques FFP2. Si je comprends bien, les masques chirurgicaux sont suffisants pour la médecine de ville.
Les 19 et 20 mars, vous avez rencontré les équipes de l'ARS et les équipes hospitalières du CHU de Strasbourg, du centre hospitalier de Colmar et de Mulhouse. Aviez-vous une feuille de mission particulière ? Si oui, qui l'a faite ? Avez-vous rédigé une note à ce sujet ? Si oui, à qui l'avez-vous remise et pourrions-nous en avoir connaissance ?
Qu'avez-vous pensé de la situation qui existait dans l'est de la France à ce moment-là ? Avez-vous pu être en contact avec des médecins libéraux, notamment certains médecins mulhousiens qui s'étaient déjà exprimés dans la presse par désespoir, parce qu'ils avaient le sentiment de ne pas être entendus par l'ARS alors qu'ils l'avaient alertée ?
Merci pour toutes vos explications très pédagogiques et très accessibles.
La fonction publique compte nombre d'experts, hommes et femmes extrêmement éduqués, capés ; je ne comprends pas comment plus de 600 millions de masques ont dû être détruits en raison d'erreurs de stockage. Il y a des principes, comme le diagramme de Gantt – first in first out, premier entré, premier sorti –, qui pour une entreprise privée sont élémentaires : si elle doit détruire plus de 600 millions de ses matières premières, elle court à sa perte. Je trouve très inquiétant que la fonction publique, pourtant entourée d'experts, participe à ce genre de manquements. Comment peut-on en arriver à de telles incongruités ?
Considérez-vous que l'organisation territoriale de la santé est efficace ? Notre rôle de législateur est de légiférer, appliquer, contrôler, corriger. Les Agences Régionales de Santé, qui ont été créées en 2010, sont-elles véritablement efficaces ? Ont-elles démontré lors de cette crise sanitaire majeure, leur efficacité, voire leur efficience ? Surtout, la gestion a‑t‑elle été équitable sur l'ensemble du territoire – métropole et territoires ultramarins ?
Je me suis rendu dans le Grand Est où j'ai rencontré les équipes de la direction territoriale de Strasbourg, et j'ai eu à deux reprises des échanges avec son directeur général. Par ailleurs, Martin Hirsch m'a demandé de faire un travail de lien avec Aurélien Rousseau, le directeur général de l'ARS Île-de-France. J'ai donc eu, durant cette période, l'expérience de deux agences régionales, mais sur des temps relativement brefs : je ne prétends pas décrire l'entièreté des organisations et leur réussite pendant la crise du covid‑19. Cependant, j'ai vu ici et là des expériences très intéressantes, en particulier dans le Grand Est où l'Agence Régionale de Santé a parfaitement su utiliser le groupement hospitalier de territoire. Certes, sur le papier, ce n'est pas encore une organisation optimale puisqu'elle est de taille et de composition variables. Reste que son rôle d'entité de coordination a été reconnu : chaque groupement hospitalier de territoire avait un directeur médical de crise – le plus souvent un anesthésiste ou un réanimateur – qui coordonnait l'effort pour les différents établissements sur les besoins en unités de lits de réanimation, sur l'usage de ventilateurs supplémentaires, sur le déplacement de ressources humaines capables de venir renforcer les équipes d'établissement à établissement. Un partenariat public-privé a même été engagé, qui a montré une solidarité très intéressante. J'ai donc vu, dans le cadre de la crise, une unité, au premier abord un peu administrative et dont le partenariat n'est pas très développé sur le plan médical, se renforcer de façon importante. Je suis certain que ces éléments perdureront après la crise.
L'organisation entre l'ARS Île-de-France et des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) a été faite en cohérence avec les filières gériatriques d'Île-de-France, chacune reprenant à son compte les EHPAD avec lesquels elle se constituait sur une entité territoriale et apportant un soutien tant en soins médicaux qu'infirmiers. Les filières ont été présentes du matin au soir et une permanence de nuit a été organisée soit pour la filière, soit pour l'ensemble de l'Île-de-France, installée dans le centre Picpus pour la nuit profonde et les week-ends.
Le pilotage d'une autorité administrative de santé a ensuite été mis en place avec les préfets pour ce qui touche principalement au dépistage, à l'identification des cas et à la sollicitation de services sociaux et complémentaires.
Je crois que la crise aura permis de mieux comprendre l'usage du système de santé et à beaucoup de médecins de se renforcer sur les enjeux de santé publique et de prévention. C'est un mérite important de cet épisode.
Vous m'avez interrogé sur l'élimination des produits dégradés. Évidemment, je ne peux pas parler de la période 2018-2019 puisque je n'étais pas présent à cette date. Le first in first out a une logique : un des objectifs du stock central de Vitry était de pouvoir faire un inventaire récurrent, d'enlever les produits dégradés et de faire une analyse d'échantillonnage rationnelle sur les produits présents. C'était à la fois une plateforme d'équipement, mais également un établissement pharmaceutique où les questions de péremption de produits étaient récurrentes, où le pharmacien responsable et le pharmacien adjoint faisaient ce travail. Le coût estimé de l'expertise de Centexbel est de l'ordre de 600 000 euros : la facture est assez substantielle… Mieux valait être dans les meilleures conditions possible pour que l'échantillonnage soit cohérent par rapport à ce qui était attendu.
Je n'ai pas eu d'échanges avec les médecins libéraux à Mulhouse. Martin Hirsch m'avait demandé, pour le compte de l'Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP), de me rendre dans le Grand Est où l'épidémie sévissait déjà alors qu'elle n'avait pas débuté de manière franche en l'Île-de-France, et de regarder les adaptations faites à Mulhouse et Colmar afin d'élaborer des hypothèses de travail et d'amélioration de la préparation du système de santé. J'ai eu des échanges avec un seul médecin généraliste de Strasbourg qui m'a fait part des besoins en équipements nécessaires.
Le dispositif d'organisation de la réponse du système de santé en cas de situation sanitaire exceptionnelle (ORSAN) issu de la loi de 2016 prévoit que les agences fassent travailler ensemble les professionnels de santé, y compris les unions régionales des professionnels de santé (URPS), pour préparer les situations sanitaires exceptionnelles. Ils ont des réunions et ils doivent se préparer ensemble pour affronter ces situations de crise. La logique est ramifiée : un système de santé fonctionne avec les personnes au plus près du terrain, ceux qui sont à la fois les sentinelles et les acteurs d'un système de santé totalement efficace.
J'ai rédigé un court rapport que je pourrai vous transmettre. Je l'avais d'abord adressé aux équipes de Mulhouse, de Colmar et de Strasbourg, qui l'avaient amendé ; puis je l'ai transmis à Martin Hirsch qui l'a envoyé à Aurélien Rousseau. On m'avait demandé de le donner au directeur général de la santé et à la directrice générale de l'offre de soins, ce que j'ai fait. Il a été transmis également à la conseillère santé de M. Macron. Je pense qu'il a dû aussi être envoyé à Matignon.
On a évoqué ce stock d'un milliard de masques et vous y êtes revenu. Vous attachez une grande importance à la présence de ce stock stratégique. Vous aviez alors comme opérateur l'EPRUS, inclus dans l'agence Santé publique France. La convention qui lie la DGS avec l'EPRUS – dont notre collègue Jean-Pierre Door est l'un des fondateurs, à la suite de son rapport –, prévoyait un renouvellement chaque année des stocks stratégiques et des stocks de masques. Vous nous dites avoir fait une commande de 100 millions de masques. Je ne sais pas si la saisine de l'EPRUS a été faite avant ou après votre arrivée, mais je pense que la commande devait arriver en 2014. Pouvez-vous préciser cette date ? Y a-t-il eu d'autres commandes ? Pourquoi s'est-on progressivement éloigné de cet objectif que vous rappeliez vous-même, et qui me paraît très pertinent, d'un stock d'un milliard de masques ?
Le contrat d'objectifs et de performance prévoit un programme triennal d'achat de masques, mais également de beaucoup d'autres produits. La commande passée, en juillet 2013, de 100 millions de masques est venue abonder les stocks pour les années suivantes en suivant une incrémentation progressive : 56 millions en 2014, 39 millions en 2015, 5 millions complémentaires en 2016, auxquels s'ajoutent les deux fois 20 millions au titre des stocks pédiatriques. Nous nous étions assignés un objectif de remonter les stocks de 100 millions de masques par an afin de revenir le plus près possible de la cible du milliard de masques, et peut-être entrer dans cette logique de lissage qui allait prévaloir de plus en plus eu égard à la question de la péremption de masques, et de normes qui évoluaient.
J'ai vécu des épisodes de situations sanitaires exceptionnelles. En 2014, la maladie à virus Ebola a entraîné la mobilisation de la réserve et l'achat de matériels pour 3,4 millions d'euros – sachant que 100 millions de masques représentent un coût de 3,2 millions d'euros. Avec les attentats terroristes de 2015, on a accru les stocks de respirateurs portables. On a aussi acheté des stocks de Tamiflu. À chaque fois, ces sommes décrémentent d'autant les possibilités d'achat. En 2016, 1,5 million d'euros ont concerné le virus Zika ; on a rénové le stock de vaccins antivarioliques, lui aussi très ancien.
La crainte d'une attaque de niveau nucléaire ou chimique a conduit au renforcement des postes sanitaires mobiles, dont j'ai parlé tout à l'heure, sur la dynamique des antidotes et des équipements de protection NRBC. Dans le contexte des attentats, nous avions acheté des ventilateurs qui ont d'ailleurs été utilisés. Les dépenses usuelles dans cette gamme de référence, de l'ordre de 15 %, sont passées à 25 %. Le contrat général interministériel de l'époque n'a pas apporté de moyens supplémentaires dans la situation que nous connaissions.
Les financements de l'EPRUS ont, comme d'autres agences – M. Bourdillon en a parlé hier – subi des évolutions. Il faut savoir que nombre de ces opérateurs avaient des fonds de roulement conséquents et que ce n'est pas parce que la charge pour subvention de service public diminuait, que les moyens de l'opérateur disparaissaient ou diminuaient en proportion. Une compensation a été faite pour un certain nombre de ces agences en améliorant l'efficacité et l'efficience budgétaire de l'utilisation du fonds de roulement.
Cela étant, on avait une sécurité de centaines de millions de masques, dont le stock avait été recentralisé pour une somme conséquente. La réinstallation du site de Vitry se comptait en plusieurs dizaines de millions d'euros. Un effort avait été réalisé, les stocks sécurisés. D'autres situations sanitaires exceptionnelles se sont enchaînées pendant toutes ces années-là et nous ont amenés à faire des choix qui n'ont pas totalement amoindri le stock. Chaque année, on a en effet fait entrer des dizaines de millions de masques pour poursuivre le renforcement de ce stock. Pendant cette période, il a indiscutablement augmenté.
Sauf erreur de ma part, il n'y a pas eu d'autres commandes sous votre direction que celle qui intervient avant votre arrivée en juillet 2013.
Vous avez raison, monsieur le rapporteur. La commande est sollicitée en juillet par Jean-Yves Grall, mon prédécesseur. Elle s'étale pendant les périodes où je suis présent pendant trois ans et je m'assure simplement qu'une partie de ces masques peut être achetée, puisque la commande part mais l'engagement doit être honoré.
Tout à fait. Il le fait, dans cette négociation, par rapport à d'autres mesures qu'il est obligé de prendre.
Vous évoquez les contraintes budgétaires et le contexte terroriste qui impose de nouvelles dispositions. Qui a procédé à ces arbitrages budgétaires ? À quel niveau cela a-t-il été fait ? Au niveau de la DGS ? Au niveau ministériel ? Au niveau interministériel ? Au niveau de Matignon ?
Cette discussion se fait entre la direction et l'opérateur dans le dialogue de gestion. Les arbitrages se font par rapport à ce qui peut être engagé et les choix sont arrêtés au regard de situations sanitaires supplémentaires. C'est au niveau de ma direction, de mes services et de la direction de l'EPRUS, puis de Santé publique France, que ces éléments se font dans un dialogue de gestion. Le dialogue avec les opérateurs est un point très important de la tutelle : on n'a pas évoqué la tutelle des opérateurs, mais c'est un sujet important. C'est la raison pour laquelle j'avais demandé à Mme Touraine que l'on puisse renforcer l'animation du système d'agence et le travail collaboratif des opérateurs. De façon plus prosaïque, j'avais introduit l'obligation d'une réunion mensuelle pour aborder les différents sujets qu'un opérateur peut avoir vis-à-vis de sa tutelle, dans une compréhension de l'importance de l'indépendance de l'expertise, mais en même temps de la capacité à agir et à mettre en place des réponses cohérentes avec les objectifs défendus par le ministère. Il nous a semblé, dans cette période-là, que nous restions cohérents avec notre cible principale et que nous faisions face en même temps à des situations sanitaires qui s'imposaient à nous de manière plus brutale.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Coronavirus-Covid 19
Réunion du jeudi 18 juin 2020 à 14 heures
Présents. - M. Damien Abad, Mme Sophie Auconie, M. Julien Borowczyk, Mme Brigitte Bourguignon, M. Éric Ciotti, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Bertrand Pancher, M. Joachim Son-Forget, M. Boris Vallaud, M. Philippe Vigier, Mme Martine Wonner
Assistait également à la réunion. - M. Guillaume Gouffier-Cha