Commission des affaires européennes

Réunion du jeudi 29 novembre 2018 à 9h05

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • mutuelle
  • parquet

La réunion

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29 novembre 2018

Présidence de Mme Sabine Thillaye, Présidente de la Commission

La séance est ouverte à 9 h 04.

I. Audition de Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

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Mes chers collègues, je remercie Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, de sa présence en commission des affaires européennes aujourd'hui. Cette audition porte sur la préparation du Conseil Justice et affaires intérieures (JAI) qui se tiendra à Bruxelles les 6 et 7 décembre prochains. J'appelle l'attention de nos collègues sur le fait que cette audition porte sur le Conseil des ministres de la justice de l'Union européenne qui aura lieu le 7 décembre, l'ordre du jour du 6 décembre, consacré à l'asile et l'immigration, relevant des ministres de l'intérieur.

Madame la ministre, je me réjouis tout particulièrement de pouvoir vous entendre dans le contexte actuel. J'insiste souvent sur le fait que les membres du Gouvernement, lorsqu'ils siègent dans les instances de l'Union européenne, font oeuvre de législation. Il est donc tout à fait légitime que la représentation nationale soit informée en amont des conseils les plus importants par les ministres concernés. Je veux également voir dans votre présence devant notre commission, le signe du progrès de la construction européenne : la mise en place d'une Europe de la justice est désormais une réalité, ce dont je me réjouis.

Madame la garde des Sceaux, le prochain Conseil JAI traitera de l'adaptation du droit européen au développement du numérique et nous souhaiterions connaître les positions que vous défendrez sur cette question. Nous aimerions aussi connaître votre position sur l'état d'avancement des travaux concernant la mise en place du parquet européen. Enfin, l'espace judiciaire européen repose pour l'essentiel sur le principe de la confiance mutuelle entre les institutions judiciaires des États membres. Cela suppose le respect des principes de l'État de droit, au premier rang desquels figure l'indépendance des juridictions dans chaque État membre. Notre commission souhaiterait connaître votre position sur cette question éminemment délicate.

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer devant vous sur la manière dont, soixante ans après sa signature, nous pouvons faire vivre le traité de Rome dans le domaine de la justice, même si les ambitions initiales sont revisitées à l'aune de nos préoccupations actuelles.

Je connais, madame la présidente, votre engagement européen et votre attachement à l'amitié franco-allemande. Cette amitié, le Président de la République l'a résumée dans son discours devant le Bundestag du 18 novembre dernier, en citant avec beaucoup de sensibilité une correspondance entre Charles Péguy et le poète allemand Ernst Stadler : « Cher ami, je ne vous comprends pas mais je vous aime. » Quel beau témoignage de reconnaissance mutuelle de l'amitié franco-allemande !

Vous avez encore démontré votre engagement, madame la présidente, lorsque vous avez organisé une consultation citoyenne le 8 novembre dernier, en donnant la parole aux parlementaires de l'Europe. J'ai pris connaissance avec beaucoup d'attention des résultats de ces échanges. Ils rejoignent en grande partie ceux des trois consultations citoyennes que j'ai organisées auprès de publics très divers : les élèves de l'École nationale de la magistrature, les détenus de la prison des Baumettes à Marseille, de jeunes étudiants franco-allemands. Vous m'avez d'ailleurs fait l'amitié d'assister à cette dernière consultation.

Comme vous l'avez indiqué, le 7 décembre prochain, je vais aller à Bruxelles pour participer au Conseil des ministres de la justice de l'Union européenne avec mes vingt-sept homologues. C'est peut-être la dernière fois que je vais siéger aux côtés du ministre de la justice du Royaume-Uni.

Cette réalité témoigne de ce que nous ne devons jamais nous reposer sur nos certitudes. Tout d'abord, la certitude que l'Europe est née de la guerre la plus meurtrière que notre continent ait connue, à tel point que même notre humanité ne pouvait la concevoir : « C'est dans le vide de la pensée que s'inscrit le mal », écrivait Hannah Arendt. Cela ne suffit visiblement pas à nous préserver d'évolutions que nous ne voudrions pas. Ensuite, la certitude que cette simple circonstance suffisait à lui donner un sens et une légitimité. Enfin, la certitude que l'idéal européen avait nécessairement vocation à être partagé par tous car il épousait des aspirations que l'on croyait irréversibles : l'aspiration des peuples à la paix, à la prospérité, à la liberté, aux libertés, qu'il s'agisse de celle d'aller et venir, de croyance, de se réunir, d'exprimer ses convictions religieuses ou politiques.

Manifestement, ces certitudes ne suffisent pas à ancrer le phénomène européen.

Lorsque j'étais professeure de droit à l'université – j'ai notamment donné de nombreux cours de droit de l'Union européenne –, jamais je n'aurais imaginé que l'élargissement de l'Europe pouvait un jour conduire à un retour en arrière, au départ d'un de ses États membres. On pouvait penser que l'élargissement s'était effectué de manière trop rapide ou insuffisamment approfondie, mais on n'envisageait pas ce cas de figure. Ironie de l'histoire, l'article 50 du traité sur l'Union européenne a été rédigé par un Britannique, Lord Kerr. Cet article 50 était à peine un objet d'études : on le mentionnait, sans plus. À l'avenir, au contraire, il donnera lieu à des analyses juridiques poussées : la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), saisie à l'initiative d'une juridiction irlandaise, se prononcera en effet sur le caractère réversible de la notification britannique d'enclenchement de cette procédure. Il y aura donc des gloses et des commentaires à ce sujet.

C'est donc dans ce contexte particulier que je viens devant vous aujourd'hui, pour affirmer que, malgré tout, l'Europe doit continuer. Certains enjeux ne peuvent être utilement traités qu'à l'échelle européenne – sur ce point, le constat n'a jamais changé. C'est une illustration du principe de subsidiarité dont, en tant que parlementaires, vous êtes les gardiens.

Quels sont ces enjeux dans le domaine de la justice ? Sur quoi allons-nous nous pencher vendredi prochain, lors de ce dernier Conseil sous présidence autrichienne et quelques mois avant des élections européennes qui seront déterminantes ? Je vois au moins trois sujets de réflexion : l'adaptation aux enjeux du numérique, le parquet européen et la reconnaissance mutuelle.

Premier point : l'adaptation du droit européen aux enjeux du numérique.

Le marché intérieur de l'Acte unique de 1986 a cédé la place à un très grand marché unique du numérique, grand programme législatif de la Commission Juncker qui s'achève. Comment adapter notre cadre législatif fragmenté à des données, des biens et des services immatériels qui n'ont pas nécessairement de lien avec le territoire d'un État et qui ne relèvent donc pas toujours d'une législation identifiable ?

C'est l'objet de deux textes très importants que nous allons, je l'espère, adopter la semaine prochaine. Il y a, d'une part, un projet de règlement dans le domaine pénal qui facilitera l'accès des magistrats aux preuves électroniques détenues dans leur grande majorité outre-Atlantique. Il y a, d'autre part, deux projets de directives dans le domaine du droit des contrats qui créent des droits pour les consommateurs lorsqu'ils achètent des biens corporels mais aussi des produits et contenus numériques – films, musique en streaming, applications pour téléphone portable, logiciels de bureautique.

Commençons par le projet de règlement relatif à l'obtention de preuves numériques que l'on appelle e-evidence. Ce texte est essentiel parce qu'il répond à des enjeux opérationnels très concrets et parce qu'il entraîne un changement radical dans la conception de la reconnaissance mutuelle, pierre angulaire de la construction d'un espace de liberté, de sécurité et de justice.

Ce projet part d'un constat simple : les preuves numériques sont essentielles dans de nombreuses investigations parce que les infractions ont été commises par le biais d'internet – cybercriminalité, pédopornographie et autres – ou parce que ces preuves permettent d'identifier les auteurs, de retracer leur parcours, leur cercle de relations, de les géolocaliser. Cela peut d'ailleurs conduire à disculper certaines personnes. La plupart de ces preuves sont détenues par des fournisseurs de services établis aux États-Unis. Les juges doivent donc compter sur la coopération volontaire de ces opérateurs ou émettre des demandes d'entraide judiciaire qui mettent beaucoup de temps à être exécutées par les autorités américaines du fait des différences importantes de cadre législatif Après les attentats de 2015, la France, conjointement avec la Belgique, l'Espagne et l'Italie, a appelé la Commission à déposer des instruments législatifs qui permettraient de remédier à ces difficultés.

Issus de cette réflexion, deux textes – une directive et un règlement – sont sur la table des négociations. La directive impose aux opérateurs dirigeant leur activité vers le territoire européen d'y désigner un représentant légal à même de répondre aux demandes judiciaires, sur le modèle du Règlement général sur la protection des données (RGPD), l'une de nos grandes réussites européennes. Le règlement prévoit que la décision d'un juge visant à obtenir des données puisse être directement adressée à cet opérateur afin d'être exécutée. J'insiste sur ce point car c'est un changement fondamental : dans les instruments précédents, les demandes étaient adressées de juge à juge pour être reconnues et exécutées en application du principe de reconnaissance mutuelle. Ce règlement va plus loin car il prévoit qu'une décision judiciaire puisse être directement exécutée sans contrôle d'un juge dans l'État membre d'exécution.

Cette nouvelle orientation suscite beaucoup de discussions au sein du Conseil. Certains États craignent qu'en l'absence de règles harmonisées au niveau européen sur les privilèges et immunités, les décisions judiciaires portent atteinte à des données protégées telles que la ligne téléphonique d'un journaliste. D'autres États considèrent qu'en raison de l'évolution actuelle de la conception de l'État de droit dans certains pays, il est préférable que leurs propres autorités judiciaires conservent un droit de regard sur ces demandes. Ma collègue allemande, par exemple, a un peu de mal à concevoir qu'un juge roumain s'adresse directement à un opérateur allemand sans que les juges allemands aient un droit de regard sur la demande. Il y a de réticences, sinon des résistances, à cette nouvelle procédure. Une telle exigence semble remettre en cause l'essence même du principe de confiance mutuelle.

Pour prendre en compte ces préoccupations, le texte a beaucoup évolué depuis le début des négociations. Il prévoit désormais un régime plus protecteur pour les données de contenu. L'État membre d'émission doit informer de sa demande l'État membre sur le territoire duquel le fournisseur de services est installé, afin que ce dernier vérifie si l'exécution de la demande ne porte pas atteinte à des privilèges et immunités : données concernant des journalistes, des avocats, des parlementaires, voire des religieux dans certains États. Si c'est le cas, l'État membre d'émission doit modifier sa demande ou la retirer.

Le respect des droits fondamentaux tels que consacrés par l'article 6 de la Charte s'impose, sans qu'il soit besoin de le préciser dans le texte. Cependant, certains États tels que l'Allemagne, les Pays-Bas, la Suède, la Hongrie ou Malte estiment que ces garanties ne sont pas suffisantes. Ces États n'ont actuellement pas de minorité de blocage et j'espère vraiment que le texte sera adopté au prochain Conseil JAI, mais ce n'est pas certain. Dans cette dernière ligne droite des négociations, nous nous employons à trouver d'ultimes compromis et à convaincre nos partenaires pour emporter leur conviction. Pour rallier la Suède au compromis, nous allons peut-être accepter d'introduire des mentions sur le respect de la liberté d'expression alors que, je le répète, l'article 6 offre une couverture générale.

Nous devrons, parallèlement à ce travail au niveau européen, engager des négociations avec les États-Unis. Ceux-ci se sont dotés d'une législation similaire à la nôtre : le CLOUD Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act). Cette législation permet à leurs autorités judiciaires d'accéder directement aux données détenues sur le territoire européen dès lors que ces dernières sont sous le contrôle d'un fournisseur américain. Nous risquons en conséquence d'exposer ces opérateurs à des conflits de loi, du fait de la portée extraterritoriale de nos législations. C'est la raison pour laquelle le Conseil a appelé la Commission européenne à lui proposer très rapidement un projet de mandat de négociation pour conclure une sorte de CLOUD Act qui soit à la fois américain et européen.

Nous l'avions déjà demandé lors des conseils JAI de juin et d'octobre. La Commission doit faire un point sur l'avancement des travaux vendredi prochain. Nous pensons qu'il est préférable que l'Union européenne et les États-Unis concluent un accord global mais les Américains ne sont pas dans cette logique. Ils préféreraient des accords bilatéraux qui leur permettraient d'éviter de signer avec des États de l'Union européenne dans lesquels ils n'ont pas confiance. C'était la position de Jeff Sessions lorsque nous l'avons rencontré, à deux reprises. Certes, il n'est plus ministre de la justice mais je ne pense pas que les États-Unis aient changé de position : ils préfèrent des accords bilatéraux qui leur permettent de choisir leurs partenaires. Pour notre part, nous préférons un accord global qui nous mette dans une position de négociation plus favorable et nous évite d'avoir un cadre juridique fragmenté.

À côté de ce premier bloc autour des directives et du règlement e-evidence, il y en a un deuxième : les projets de directives sur la fourniture de contenus et services numériques ainsi que sur la vente de biens corporels. Ces mesures techniques ont des incidences très concrètes.

Le texte relatif à la fourniture de contenus et services numériques a été adopté par le Conseil le 7 juin 2017 et il est actuellement en phase de trilogue avec le Parlement. Il part d'une page vierge : aucun texte européen ne prévoyait jusqu'à ce jour des règles spécifiques à ces contenus. Nous nous sommes penchés sur la définition d'un contenu numérique, sur les liens avec la protection des données, le droit d'auteur – la mise à disposition d'un contenu numérique, protégé au titre du droit d'auteur, peut-elle être considérée comme un défaut de conformité ? –, ou encore l'application du texte aux plateformes.

Le texte en cours de finalisation permettra de mieux protéger les consommateurs européens en leur ouvrant un droit à dédommagement et des garanties dans des situations spécifiques à ces contenus : absence de mise à jour du contenu numérique qui ne permet plus d'utiliser l'application dans son téléphone ; impossibilité de télécharger un épisode d'une série ou cessation du téléchargement en plein milieu du visionnage ; obsolescence du matériel informatique qui ne permet plus d'utiliser un logiciel car sa dernière mise à jour n'est plus compatible avec l'environnement de l'utilisateur, etc. Ce texte contient des garanties pour les consommateurs, ce qui me paraît positif.

Le projet de directive relatif à la vente de biens corporels nous sera soumis pour adoption lors du Conseil JAI du 7 décembre prochain. À notre avis, ce texte pose des difficultés importantes. La Commission a fait le choix d'un texte d'harmonisation maximale alors que les précédentes directives européennes, notamment celle du 25 mai 1999 relative à certains aspects de la vente et des garanties des biens de consommation, étaient d'harmonisation minimale. À l'occasion de l'adoption de la directive de 1999, certains États tels que la France, la Belgique et le Portugal ont fait le choix d'adopter des règles plus protectrices pour le consommateur. C'est ainsi que le renversement de la charge de la preuve permet à un consommateur, dans les deux ans de l'achat d'un bien, d'attraire en justice le fabriquant en cas de défaut de conformité du produit sans avoir à apporter la preuve de l'origine du défaut. Le texte, qui est actuellement sur la table, ne nous convient pas car il abaisse le niveau de protection des consommateurs en réduisant notamment ce délai de renversement de la charge de la preuve : il le fait passer de deux ans à un an.

Cela illustre la difficulté d'aller plus loin dans l'harmonisation du droit lorsque la norme issue de la majorité qualifiée – qui est le mode d'adoption des textes en matière de justice à quelques rares exceptions près – est moins protectrice que notre législation actuelle. Nous défendons une Europe qui protège, dans laquelle les États qui souhaitent adopter des normes plus protectrices en matière de santé, d'environnement ou de droit des consommateurs ne devraient pas en être empêchés. C'est pourquoi nous nous employons activement à convaincre nos partenaires, durant les quelques jours qui nous séparent du Conseil, pour que le texte redevienne acceptable, au regard de ces préoccupations. Il y a quarante-huit heures, j'ai eu mon collègue autrichien au téléphone. Je lui ai demandé de décaler de huit jours le Comité des représentants permanents (COREPER) qui devait adopter hier le texte dont je vous parle : le projet de directive relatif à la vente de biens corporels. Après avoir accepté, il a fait en sorte que ce ne soit plus possible. Finalement, il a été obligé d'accepter car plusieurs États sont sur la même ligne que nous. Nous avons donc encore huit jours pour essayer de faire évoluer ce texte.

Voilà ce que je souhaitais vous dire sur les aspects numériques rapportés à la justice et aux textes européens qui seront sur la table du Conseil de vendredi prochain.

Deuxième point : le Parquet européen dont le projet est avancé sans être achevé.

Le règlement instituant le Parquet européen a été adopté le 12 octobre 2017. Vingt-deux États y participent. Le Royaume-Uni, l'Irlande et le Danemark – qui ont fait jouer leur opt-in et leur opt-out – ainsi que la Suède, la Pologne et la Hongrie n'ont pas encore rejoint la coopération renforcée.

C'est une étape extrêmement importante dans la construction de l'espace judiciaire européen : pour la première fois, nous décidons d'exercer en commun une part importante de notre souveraineté judiciaire, liée au pouvoir d'engager des poursuites contre les auteurs d'infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne : détournement de subventions européennes, corruption, escroqueries et autres. Le parquet européen ne sera compétent que sur ces questions financières. La France a joué un rôle moteur dans la création de ce parquet. C'est un motif de légitime fierté. Nous avons des ambitions pour le futur, une fois que ce parquet sera mis en place.

Le Parquet européen disposera d'outils lui permettant de solliciter des mesures d'enquête dans chaque État membre participant, en dépassant les mécanismes de l'entraide judiciaire actuellement applicables au sein de l'Union européenne. Là encore, cela marque le niveau d'intégration sans précédent auquel nous sommes parvenus en matière judiciaire.

Le Parquet européen entrera en vigueur le 20 novembre 2020. D'ici là, beaucoup reste à faire, c'est pourquoi la commissaire Jourová nous tient régulièrement informés de l'avancée des travaux. Pour trouver le chef de ce parquet, qui en sera le visage, un appel à candidatures a été diffusé le 19 novembre. Il faudra aussi nommer les vingt-deux procureurs européens qui représenteront les autorités judiciaires de chaque État membre. Il faudra enfin nommer les procureurs européens délégués, au moins deux par pays, qui dirigeront concrètement les enquêtes. Voilà pour ce qui est des nominations nécessaires à la constitution de ce parquet européen.

Il faut aussi aménager les locaux qui se trouvent à Luxembourg, près de la Cour de justice de l'Union européenne. Il faut enfin, ce qui n'est pas une mince affaire, mettre en place les systèmes informatiques qui permettront aux procureurs européens d'effectuer une remontée d'informations et d'instruire les dossiers qui leur seront soumis.

Au niveau interne, nous devons adapter notre droit à la création de cette institution judiciaire inédite, ce qui nécessitera de modifier la loi organique du 22 décembre 1958 créant le statut de la magistrature, le code de procédure pénale et le code de l'organisation judiciaire. J'espère que nous serons en mesure de présenter un projet de loi organique dès le printemps prochain.

Je voudrais également rappeler, à propos de ce Parquet européen, que la France a proposé d'aller ultérieurement au-delà de ses compétences actuelles, pour les étendre à la question du terrorisme. Cette proposition a recueilli l'adhésion d'un certain nombre de pays avec lesquels nous travaillons, mais non de tous. Il faut donc d'abord prioritairement mettre en place le parquet tel qu'il a été conçu, pour voir ensuite dans quelle mesure nous pourrons procéder à une extension de son champ d'intervention.

Cette observation me conduit à vous signaler un point un peu en marge du Conseil « Justice », mais qui est tout de même important : nous restons déterminés à oeuvrer sur la question terroriste. Tel était le sens d'une réunion que j'ai organisée à Paris le 5 novembre dernier, c'est-à-dire il y a moins d'un mois, avec six autres ministres de la justice de l'Union européenne, représentant l'Allemagne, l'Espagne, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas et l'Italie. À nous sept s'est ajouté le commissaire Julian King, le président d'Eurojust et le coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme. Ont également participé à cette rencontre la présidente de la commission spéciale du Parlement européen, la députée Nathalie Griesbeck, la déléguée interministérielle à l'aide aux victimes et la conseillère spéciale de Jean-Claude Juncker sur l'indemnisation des victimes. Il faut dire que le même jour, se tenaient à Paris les Assises nationales des victimes de terrorisme au niveau européen. Il y avait donc là une conjonction de réflexions autour de la question terroriste.

Nous avons adopté, tous les sept, une déclaration conjointe dans laquelle nous nous sommes engagés à soutenir la création d'un registre judiciaire antiterroriste au niveau européen, au sein d'Eurojust, à faciliter le retrait des contenus terroristes sur internet, enjeu majeur sur lequel l'Union européenne travaille actuellement, et à améliorer la prise en charge des victimes. Voilà ce que je voulais vous dire sur le Parquet européen.

Le dernier point que je voudrais évoquer porte sur la reconnaissance mutuelle et la confiance mutuelle. J'ai abordé ce sujet brièvement à propos des négociations relatives à l'obtention des preuves électroniques.

Je crois que la méfiance de certains États, dont j'ai fait part, témoigne en réalité d'un malaise plus profond que nous devons être déterminés à combattre. Certains États prennent en effet un chemin inquiétant. Or lorsque l'indépendance de l'institution judiciaire, qui est la première garante de l'État de droit, est menacée, c'est évidemment l'ensemble de l'espace judiciaire européen qui est fragilisé. Cela crée un effet en cascade des mécanismes de défiance. C'est donc un point extrêmement important que j'ai abordé à plusieurs reprises, notamment avec ma collègue allemande Katarina Barley, ministre fédérale de la justice et de la protection des consommateurs.

La Cour de justice de l'Union a rendu récemment plusieurs arrêts rappelant des principes essentiels qui fondent notre ordre juridique européen. Dans son avis 213, la Cour a ainsi mentionné que lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit de l'Union européenne, les États membres sont tenus de présumer le respect des droits fondamentaux par les autres États membres. Dans l'arrêt rendu le 25 juillet 2018 au sujet d'un mandat d'arrêt européen émis par une juridiction polonaise, la Cour a strictement encadré le contrôle du respect des droits fondamentaux auquel peuvent se livrer les juridictions dans le cadre d'un mandat d'arrêt européen. Elle exige que ces juridictions caractérisent de manière spécifique et précise si, compte tenu de sa situation personnelle et de la nature de l'infraction, il y a des motifs sérieux de croire que la remise fera encourir à la personne un risque réel de violation du droit à un procès équitable causé par des déficiences systémiques ou généralisées en ce qui concerne l'indépendance du pouvoir judiciaire.

La situation en Pologne et en Hongrie est préoccupante. Il faut y répondre par les procédures prévues par les traités, qui sont spécifiquement adaptées. Mais cela ne doit pas nous conduire à abaisser le niveau de coopération et d'intégration pour les 27 autres États membres. C'est le sens du travail mené par la présidence autrichienne ces six derniers mois. Il se concrétisera par l'adoption, lors du Conseil JAI, de conclusions visant à renforcer la confiance mutuelle. Il faut en effet faire plein usage des outils mis à notre disposition : Eurojust, le réseau judiciaire européen, la formation des magistrats via le Réseau de formation des juges auquel participe activement l'École nationale de la magistrature, le portail e-justice...

En ce qui concerne plus spécifiquement l'État de droit, des mécanismes existent au niveau européen. Il s'agit, en premier lieu, de la procédure prévue à l'article 7 du traité sur l'Union européenne, déclenchée par la Commission à l'égard de la Pologne, et par le Parlement européen à l'égard de la Hongrie. La situation en Roumanie, future présidence de l'Union européenne, inquiète aussi.

La Commission a également instauré en 2014 un mécanisme préventif, le Cadre pour l'État de droit, mis en oeuvre pour la première fois pour la Pologne. Le Parlement européen considère cependant que ces dispositifs ne sont pas suffisants et souhaite aller plus loin en créant un mécanisme approfondi qui serait élargi aux droits fondamentaux et à la démocratie. Il prendrait la forme d'une évaluation par les pairs, en s'appuyant sur le tableau de bord pour la justice de l'Union européenne. Il pourrait conduire à adopter des recommandations par pays, sur le modèle de ce qui existe en matière économique, et associerait l'ensemble des institutions européennes.

Je sais que vous aussi, mesdames et messieurs les députés, êtes très préoccupés par ces évolutions. J'ai suivi avec attention vos travaux portant sur un projet de résolution européenne sur l'État de droit, et je pense que beaucoup de nos réflexions convergent. Nous aurons bien sûr l'occasion de revenir sur ces sujets. Je vous remercie d'ores et déjà de m'avoir écoutée aussi longuement.

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Merci beaucoup, Madame la ministre, pour votre présentation très précise. On constate que la reconnaissance et la confiance mutuelles conditionnent l'articulation et la mise en oeuvre des différents instruments dont on se dote. La complexité naît de l'entremêlement des aspects juridiques – la Cour de justice de l'Union européenne a joué un grand rôle dans le renforcement des droits fondamentaux – et de certaines négociations politiques. Nous nous trouvons toujours, en quelque sorte, sur la ligne de crête.

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Merci pour cet exposé complet. On voit arriver, depuis quelques années, un foisonnement de textes au niveau de la Commission sur le numérique et c'est extrêmement nécessaire, étant donné les développements de cette économie, ses opportunités et ses risques.

Vous avez expliqué que le projet de règlement e-evidence était une réponse au CLOUD Act américain, et les difficultés à trouver un équilibre entre ces textes. D'autres questions ont aussi trait à la protection des libertés. Au sujet de la rétention de certaines informations, la CNIL prescrit par exemple des durées de conservation des données qui ne sont pas forcément toujours en accord avec le niveau des demandes formulées d'un point de vue plus sécuritaire.

Je voudrais vous interroger sur les données, personnelles ou plus techniques. N'est-il pas nécessaire de mettre toutes ces catégories à plat au niveau européen ? Si je prends le cas des logiciels, on a associé à leur exploitation un droit d'auteur. Mais qu'en est-il d'autres données, appartenant à d'autres catégories ? Il me semble qu'il faudrait spécifier un peu mieux le droit applicable.

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Madame la ministre, votre exposé était extrêmement riche et articulé.

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

C'est mon défaut !

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Cela me rappelle ma mère qui, quand on lui demandait quel était son défaut, avait coutume de répondre : « l'humilité ». (Sourires.)

Ma première question portera sur le CLOUD Act, même si je ne suis pas très ferré sur le thème du numérique, que je laisse volontiers à mes collègues du Nouveau monde. Où en est-on exactement des efforts que nous faisons pour assurer une relative égalité, ou du moins une moindre asymétrie, entre le traitement que nous réservons aux données américaines et celui que les Américains sont amenés à réserver aux nôtres ? Car on voit bien que le souci de la symétrie et de l'égalité entre les deux rives atlantiques n'est pas la préoccupation dominante de l'administration américaine actuellement. Cela n'est pas nouveau, du reste, et a entraîné des blocages dans la lutte contre le terrorisme. Ainsi, lorsque nous prenions des décisions au Parlement européen, par exemple sur le règlement PNR (passenger name record) nous ne savions pas si quelqu'un aux États-Unis pourrait utiliser ou non ces données. Nous avions le sentiment de ne pas être du tout en situation de réciprocité.

Ma deuxième question porte sur le Parquet européen, véritable serpent de mer. C'était déjà le grand sujet quand j'étais président de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen, voilà plus de quinze ans… Je me félicite des progrès considérables qui ont été faits même si j'ai quelques interrogations.

D'abord, le Parquet européen ne peut par définition, me semble-t-il, se prévaloir que du droit de l'Union. D'où l'attribution qui lui est faite d'un rôle dans la défense des intérêts financiers de l'Union. C'est tout à fait cohérent. Mais vous évoquez également la lutte contre le terrorisme. Comment voyez-vous alors l'extension potentielle du champ d'investigation du Parquet européen, dès lors qu'il est soumis à cette contrainte de s'appuyer sur un système juridique relativement borné, ou en tout cas limité par l'état du droit de l'Union ?

Ensuite, un parquet fonctionne en lien avec une juridiction ; il poursuit des personnes devant une juridiction. Pouvez-vous éclairer notre commission sur la façon dont le parquet européen exercera ses fonctions par rapport aux juridictions nationales et européennes existantes ? Dans quelles conditions aboutiront ses actes de poursuite ?

Enfin, vous l'avez mentionné, un certain nombre d'États sont réservés sur la mise en place d'un Parquet européen. Telle est la ligne traditionnelle du Danemark, de la Suède, de la Pologne, de la Hongrie et du Royaume-Uni, même si le problème posé par cette dernière opposition semble en passe de se régler de lui-même assez prochainement… Pensez-vous nécessaire – ou possible – de lancer une initiative plus audacieuse à quelques-uns, si les réticences persistent ?

Ma troisième question porte sur la course permanente, au sein de l'Union européenne, entre deux logiques : celle de la reconnaissance mutuelle et celle de l'harmonisation. Je me souviens qu'au moment de l'Acte unique européen, les Anglais voulaient développer une new approach : il fallait simplement de la reconnaissance mutuelle des droits pour construire le marché intérieur, tandis que les Français avaient imposé le principe qu'il n'y aurait pas de libéralisation sans harmonisation. Cela a conduit au développement d'un appareil législatif et réglementaire massif. Les Français n'ont pas cessé de s'en plaindre par la suite, sans voir qu'ils étaient directement à l'origine de cette inflation normative.

Le problème s'est posé pour la construction d'un espace judiciaire européen. Mais la situation est paradoxale aujourd'hui dans la mesure où nous avançons vers la reconnaissance mutuelle alors même que la confiance n'a jamais été aussi basse, en termes juridiques, dans les systèmes des autres États membres. Car il ne s'agit plus seulement d'envisager une conditionnalité au versement des aides régionales dans le cadre financier pluriannuel. Nous observons désormais une mise en cause assez générale des modes de fonctionnement et les discours tenus par un certain nombre d'États s'éloignent profondément du pacte fondateur de l'Union européenne. Or on a l'impression qu'on fait comme si cette tension était surmontable – ou comme si elle n'existait pas…

À partir du moment où la reconnaissance mutuelle suppose, comme vous le dites, la confiance mutuelle, cela ne doit-il pas nous conduire à suivre plutôt une logique de coopération renforcée ? Si nous sommes face à des partenaires comme les Hongrois ou d'autres, aux prises avec une situation de sécession idéologique par rapport aux principes juridique qui sont les nôtres, le grand écart sera-t-il gérable ?

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Je pense, pour ma part, que l'Europe de la justice constitue une nécessité impérieuse, tant sur le volet pénal que sur le volet civil. Nous disposons d'instruments tels qu'Eurojust ou Europol, et bénéficions également d'une reconnaissance des droits fondamentaux qui permet d'améliorer les droits humains au sein de l'Union européenne. Cela va dans le bon sens.

Concernant le Parquet européen, il me semble que sa compétence est très limitée : il pourra déclencher des poursuites contre ceux portant atteinte aux intérêts de l'Union, contre la fraude à la TVA dans l'Union européenne, pour des montants qui ont été précisés, ce qu'actuellement, on ne peut cependant pas faire, malgré les instruments que l'Union européenne a mis en place.

Je voudrais revenir sur l'initiative que vous avez prise lorsque vous avez réuni quelques ministres de la justice, représentant l'Allemagne, l'Espagne, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas et l'Italie, dans le but de créer un registre judiciaire européen d'antiterrorisme. Il me semble que vous avez précisé que ce nouvel outil serait sous la responsabilité d'Eurojust. Cela me paraît tout à fait normal. Mais il apparaît que le budget d'Eurojust a baissé de 18 % entre 2017 et 2018. Certes, on a annoncé une hausse relative dans les années à venir. Cet effort budgétaire est nécessaire si nous voulons faire davantage en matière de sécurité européenne. Avez-vous évoqué ce point avec vos homologues ? Sont-ils d'accord ? L'initiative est bonne, la lutte contre le terrorisme passe en effet par la mise en commun des informations. La Pologne, la Bulgarie et la Hongrie seront-elles intéressées ?

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Je vous remercie, madame la ministre, pour la précision de votre exposé.

Je voudrais d'abord revenir sur le projet de règlement e-evidence relatif aux preuves électroniques. La prochaine échéance est en décembre 2018 et j'espère une conclusion, ce qui supposerait néanmoins que vous ayez résolu les problèmes qui se posent sur l'efficacité du dispositif, sur son encadrement, sur les modalités de recours et sur la manière d'émettre des ordres de production et de conservation des preuves. Mais avez-vous avancé sur des modalités de sanctions adéquates ? Elles sont indispensables pour que le dispositif soit efficace. Or ce n'est pas facile, vous l'avez d'ailleurs souligné, dans le cadre de l'extraterritorialité.

En cas d'accord, le Royaume-Uni y sera-t-il intégré ou sera-t-il davantage porté à passer un accord bilatéral avec les États-Unis, puisque, comme le disait Churchill, entre l'Europe et le grand large, le Royaume-Uni choisira toujours le grand large…

J'en viens au Parquet européen et au périmètre de son action. Qu'entend-on exactement par le fait de poursuivre et renvoyer en jugement les auteurs d'infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union ? Met-on dans ce périmètre d'intervention les questions d'évasion fiscale et de paradis fiscaux ? Je sais que, pour la fraude à la TVA, il faut que le préjudice poursuivi soit supérieur à 10 millions d'euros. Aujourd'hui, l'Office européen de lutte antifraude (OLAF) peut mener des enquêtes administratives en matière de fraudes aux intérêts financiers de l'Union, mais ses pouvoirs actuels ne lui permettent pas de poursuivre les auteurs. Quand on sait que certains États de l'Union européenne ont des prédispositions à encourager l'évasion fiscale et à alimenter des paradis fiscaux, on peut être dubitatif sur la portée du Parquet européen.

Enfin, je voulais vous interroger sur un point que vous n'avez pas abordé parce qu'il ne figure pas à l'ordre du jour du Conseil Justice Affaires intérieures (JAI) du 7 décembre : il s'agit de la protection des lanceurs d'alerte. La Commission a en effet présenté, le 23 avril 2018, une proposition de directive visant à renforcer la protection des lanceurs d'alerte. Cette initiative est inspirée par la loi française dite Sapin II, adoptée en décembre 2016. Or il semblerait que notre pays freine au niveau européen, dans la mesure où cette directive irait au-delà de la loi Sapin II, par exemple s'agissant du fait que le lanceur d'alerte devrait agir de manière désintéressée ou du fait qu'il doive être personnellement en connaissance de l'information rapportée, ou bien s'agissant du degré de gravité nécessaire pour qu'un signalement soit recevable ou encore de la possibilité d'étendre le droit à l'aide juridictionnelle. La France aurait-elle une approche plus restrictive que d'autres États européens ?

Permettez-moi une dernière observation sur le respect des droits fondamentaux dans l'Union européenne. Jusqu'à quel point peut-on contester des réformes de la justice dans d'autres États européens ? La Pologne, le Hongrie et maintenant la Roumanie sont en ligne de mire. Comme président du groupe d'amitié France-Roumanie de notre assemblée, je suis très sensible à ces questions et je me demande si, à un certain moment, il ne faut pas être un peu plus réservé, de façon à ne pas apparaître comme des donneurs de leçons.

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Madame la ministre, je souhaiterais vous interroger sur la lutte contre l'antisémitisme en Europe. Hier, le média américain CNN a publié une étude extrêmement inquiétante sur le sujet. Cette étude a été réalisée dans sept pays européens, dont la France, l'Allemagne ou encore la Suède. Elle fait apparaître qu'un Européen sur cinq pense que les juifs ont trop d'influence dans le monde des médias et de la politique, et un sur quatre pense qu'ils ont trop d'influence dans le monde des affaires et qu'en fin de compte, l'antisémitisme est une réaction au comportement des communautés juives dans les États membres.

Dans le même temps, l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne a mis une nouvelle fois en lumière, le 9 novembre dernier, le caractère limité des données provenant des États membres quant aux incidents antisémites enregistrés sur leur territoire. Son rapport actualisé regroupe les données recueillies sur l'année 2017 et montre que le signalement de ces incidents n'est pas toujours effectif, contribuant ainsi à sous-estimer l'étendue du phénomène. Le rapport indique par ailleurs que huit États membres, que je ne veux pas citer ici, mais qui sont pour certains importants, ne fournissent pas les données relatives aux incidents à caractère antisémite dans leur pays.

Si je vous interroge sur ce point, c'est que j'avais cru comprendre qu'il devait y avoir une déclaration commune des différents gouvernements au prochain conseil JAI. Cette déclaration devait porter sur la lutte contre l'antisémitisme et l'élaboration d'une approche commune en matière de sécurité, pour mieux protéger les communautés et institutions juives en Europe. Or je ne vois plus ce point à l'ordre du jour. Qu'en est-il ?

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Madame la ministre, vous allez très prochainement représenter la France au Conseil Justice et affaires intérieures, communément appelé le Conseil JAI, qui se réunit sur le sujet de la négociation du cadre financier pluriannuel, en abordant notamment la question de la création d'un Fonds pour la justice, les droits et les valeurs. C'est donc en ma qualité de membre de la commission des finances et de rapporteur spécial du prélèvement sur recettes de l'Union européenne que je suis amené à vous interroger sur cette dotation budgétaire pluriannuelle d'un montant de 947 millions, scindée en deux programmes : un programme « Droits et valeurs » recevrait 642 millions d'euros, tandis que 305 millions d'euros iraient à un programme « Justice ».

Cette dotation suppose que nous donnions à nos concitoyens de la lisibilité quant à son emploi. Alors que les sociétés européennes sont confrontées au populisme – même s'il ne s'agit pas là à proprement parler d'un gros mot – ou plutôt à l'extrémisme, au radicalisme et aux divisions, vous m'accorderez qu'il est capital de promouvoir, renforcer et défendre la justice, ainsi que les droits et valeurs de l'Union européenne.

Dès lors, Madame la garde des Sceaux, pourriez-vous détailler les différentes missions relatives au fonds pour la justice, les droits et les valeurs, que le Conseil de l'Union sera amené à abonder au titre du cadre financier pluriannuel 2021-2027 ? J'apprécierais également que vous nous présentiez les mesures que vous envisagez de défendre, voire celles sur lesquelles vous insisterez, au sein du conseil des ministres européens.

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

Madame Hennion, vous m'avez interrogée sur la manière dont nous pourrions affiner notre compréhension des différentes données, dans le cadre du règlement e-evidence ; vous m'avez demandé s'il ne fallait pas les catégoriser. C'est ce que prévoit le règlement : des traitements différents existeront selon les catégories de données. Les données de contenu seront ainsi particulièrement protégées. L'État membre où le fournisseur est établi doit être informé, parce qu'il s'agit de données plus sensibles que d'autres. Elles seront traitées différemment des données de transaction et des données de connexion, qui portent mention de l'identifiant de l'abonné. Il convient également de s'accorder sur la définition de ces différentes données : c'est l'enjeu du protocole additionnel à la convention de Budapest – à laquelle les États-Unis sont partie. Vous le voyez, nous allons donc dans le sens de ce que vous souhaitez, même si je ne suis pas certaine que le processus ait complètement abouti au moment où nous parlons.

Monsieur le président Bourlanges, vous avez évoqué le CLOUD Act et m'avez demandé où nous en étions pour assurer une moindre asymétrie. Nous ne sommes pas complètement au bout de ce travail puisque, comme je le disais, nos amis américains voudraient des négociations en « B to B », alors que, pour notre part, nous souhaiterions une négociation globale : nous considérons que cela renforcerait notre position et que cela nous permettrait d'avoir un accès plus aisé aux fournisseurs installés sur le sol américain. Le processus n'a pas encore abouti ; il faudra sans doute travailler davantage encore. En tout état de cause, les Américains exercent une pression très forte pour que nous ne parvenions pas à définir une action commune.

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Les États-Unis ont-ils des relais au sein de l'Union européenne ? Certains États sont-ils hostiles à une position globale de l'Union ?

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

Je ne sais pas s'ils sont hostiles – ils respecteront peut-être une décision européenne commune –, mais la question va se poser avec les Britanniques, évidemment.

En ce qui concerne le Parquet européen, et la manière dont il exercera ses fonctions à compter de 2020, l'idée est la suivante : les procureurs européens délégués – il y en aura deux par État – mèneront les enquêtes, comme les procureurs nationaux en quelque sorte, et décideront, à l'issue de ces enquêtes, de renvoyer les dossiers devant l'une des juridictions de l'Union – celle qui sera la mieux placée, sans doute en fonction de la nature de l'infraction, ou encore des personnes visées.

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Le procureur européen va donc jouer le même rôle qu'un procureur national ?

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

Absolument. Seules les décisions essentielles seront prises au niveau du collège du Parquet européen, les 22 procureurs, qui pourront choisir de transférer le dossier à une autre juridiction.

Vous avez également évoqué la question du terrorisme. À vrai dire, c'est une idée qui a été lancée, mais pour l'instant elle n'a pas du tout été pensée sous l'angle opérationnel : au moment où je vous parle, je ne sais pas très bien comment cela pourrait se passer. Nous devons conduire davantage de réflexions. En effet, on voit bien comment cela peut fonctionner quand il s'agit d'atteintes à des intérêts prévus par le traité de l'Union, mais dès lors qu'il est question de terrorisme, on n'est pas exactement dans la même configuration. Il faudra voir comment mettre en place un mécanisme européen. Nous venons de le faire pour Eurojust s'agissant des échanges d'informations et de données, mais je ne sais pas exactement comment nous pourrions procéder concrètement pour impliquer le Parquet européen dans les questions de terrorisme. On peut y travailler.

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Au fond, nous avons été trois à nous interroger sur l'extension du champ de compétence du parquet, qui est particulièrement étroit pour l'instant.

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

Tout à fait, mais je ne sais pas répondre à votre question sur le plan opérationnel. Toutefois, la suggestion en a été faite, au regard de l'intérêt commun des États membres sur ce sujet. Il faut voir ensuite, si l'idée est partagée, comment nous pouvons faire avancer les choses.

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Il faut déjà avancer en matière de renseignement et de police !

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

Absolument. C'est ce que j'ai dit tout à l'heure.

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

Certes, mais cela pourrait marcher mieux.

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C'est ce que disent généralement les gardes des Sceaux. Quant aux policiers…

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

Je parlais bien du lien entre la police et la justice.

Vous avez ensuite évoqué, monsieur Bourlanges, la question de la compatibilité des deux logiques dans lesquelles l'Union européenne est engagée : reconnaissance mutuelle et harmonisation.

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

Vous vous demandez si cela ne risque pas de nous conduire à une logique de coopération renforcée. Je considère pour ma part qu'on peut avancer, sur certains points, à des vitesses différentes. Nous devons partager un socle commun – celui de l'Union européenne –, mais cela ne nous interdit pas, pour un certain nombre de dossiers, de faire-valoir cette logique de coopération renforcée, lorsque nous considérons que certains États ne souhaitent pas avancer ou n'ont pas les caractéristiques nécessaires pour que la confiance et la reconnaissance mutuelles soient absolues. Dans certains domaines, la coopération renforcée peut donc être extrêmement utile. C'est le cas, en l'occurrence, pour le Parquet européen, mais pas seulement : d'autres logiques sont également fondées sur les coopérations renforcées. L'une n'exclut pas l'autre. Je ne pense pas que les coopérations renforcées soient synonymes de grand écart : elles sont une solution.

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Avant, on disait que la reconnaissance mutuelle et l'harmonisation devaient aller de pair. C'est parce qu'il y avait ce double mouvement, plus ou moins rapide, que cela pouvait fonctionner. Or là, on observe bien des divergences.

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

Il y a effectivement des vitesses et des approches différentes. Si l'accord n'est pas possible à vingt-huit, – bientôt à vingt-sept –, on peut très bien mettre en place des coopérations renforcées. C'est d'ailleurs un facteur d'attraction : la coopération renforcée est un début, un mécanisme qui peut ensuite attirer d'autres États. Selon moi, elle constitue un outil extrêmement précieux.

Monsieur Pueyo, vous me dites que le registre judiciaire européen est une très bonne chose mais qu'il faudrait des moyens supplémentaires. Certainement, et le sujet a évidemment été évoqué lorsque j'ai réuni mes collègues ministres de la justice en présence du commissaire Julian King. Celui-ci a donc entendu la demande que nous formulions ensemble au bénéfice d'Eurojust. Lui-même a dit qu'il fallait effectivement des crédits supplémentaires. Nous en discuterons lors du Conseil JAI, car Eurojust présentera une contribution en ce sens. Les représentants des sept États qui étaient réunis le 5 novembre étaient favorables à cette augmentation, mais Julian King nous a renvoyés à la question plus générale du budget de l'Union européenne. Quoi qu'il en soit, nous avons parfaitement conscience de ces questions.

Monsieur le président Chassaigne, vous m'avez interrogée sur la preuve électronique et m'avez demandé si des sanctions étaient envisagées. Pas tant que cela. Aux termes du projet de règlement européen, les sanctions seront fixées par les États membres, mais sans harmonisation, car nous n'avons pas pu trouver un accord. Nous avons pensé qu'il fallait quand même faire adopter le texte parce qu'il représentait un premier pas important. Le CLOUD Act, quant à lui, ne prévoit pas de sanctions. C'est la raison pour laquelle nous poussons à la conclusion d'un accord global entre les États-Unis et l'Union européenne qui prévoie précisément de telles sanctions. En effet, avec des accords bilatéraux, les disparités seraient trop importantes ; nous ne maîtriserions pas les choses.

Vous m'avez interrogée également sur les intentions du Royaume-Uni. Comme je le disais à l'instant en réponse à Jean-Louis Bourlanges, les Britanniques veulent conclure un accord bilatéral avec les États-Unis – lesquels le souhaitent eux aussi fortement – mais, tant qu'ils seront membres de l'Union, ils ne pourront évidemment pas le faire.

Sur le Parquet européen, mais peut-être n'ai-je pas très bien compris votre question, il s'agit uniquement – vous l'avez dit, d'ailleurs – d'atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne. Le champ est par conséquent limité, ce qui explique, du reste, la difficulté à laquelle nous nous heurterons si nous voulons mener à bien une initiative en matière de terrorisme : il faut toujours pouvoir se raccrocher à un texte européen.

S'agissant de la protection des lanceurs d'alerte, vous aviez l'air de douter de notre engagement. Vous dites que la France freine. Or nous soutenons vraiment le principe de la législation européenne, laquelle a d'ailleurs été grandement inspirée par le dispositif français. Nous avons, comme de nombreux autres États membres, des réserves concernant certaines mesures, mais nous sommes pour l'essentiel favorables au texte. Pour être plus précise, nous aurions voulu que le texte soit étendu à la protection des travailleurs dans certaines situations, mais la base juridique du texte de la Commission, tout comme les consultations préalables qui avaient été conduites, n'auraient pas permis une adoption dans des délais satisfaisants, à savoir avant les élections européennes. Nous allons avancer, de sorte que le texte puisse être adopté avant cette échéance.

Quant à votre observation sur l'État de droit, elle rejoint ce que disait Mme la présidente Thillaye. En tant que professeure de droit et universitaire, je souhaiterais que nous avancions plus vite, notamment s'agissant de l'article 7 du traité sur l'Union européenne. Quand on a un regard purement intellectuel et qu'on exprime des attentes concernant l'Union européenne, on a envie que la réaffirmation des valeurs de l'État de droit soit effective. Mais, quand on est davantage dans l'action et dans les contacts diplomatiques, on comprend qu'il convient d'être prudent et qu'il faut parfois savoir évoluer.

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Madame la garde des Sceaux, qu'il n'y ait aucune ambiguïté : je comprends que l'Union européenne émette des injonctions en cas de non-respect des valeurs par certains États membres. Je suis plus dubitatif quant aux expressions de chaque État. Je ne souhaite pas que certains apparaissent aux yeux des autres comme un peu trop donneurs de leçons. La nuance que j'apportais tenait simplement au niveau de l'intervention.

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

Monsieur Anglade, vous m'avez interrogée sur la lutte contre l'antisémitisme. Nous en avons beaucoup parlé récemment, puisque j'ai été amenée, à deux reprises – notamment avec le ministre de l'intérieur et Marlène Schiappa – à recevoir le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), ainsi que des associations françaises luttant contre l'antisémitisme. Nous avons évoqué la réponse qui doit être apportée au niveau européen. Un projet de déclaration sur la lutte contre l'antisémitisme sera bien adopté par le conseil JAI du 7 décembre. Le texte a fait l'objet de nombreuses discussions. Nous sommes parvenus à un accord qui convient pleinement aux représentants français que j'ai rencontrés. Au-delà de l'adoption de cette déclaration, nous consacrerons le déjeuner – on fixe toujours un thème pour le déjeuner des ministres de la justice – à la lutte contre l'antisémitisme.

Monsieur Paluszkiewicz, vous avez évoqué la dotation budgétaire du fonds pour la justice, les droits et les valeurs. Ce fonds de 947 millions d'euros sur sept ans doit en effet continuer à soutenir le développement d'un espace européen de justice, c'est-à-dire d'un espace fondé sur le respect de l'État de droit et la confiance mutuelle. Il nous permet notamment de soutenir les ONG et la société civile – la commissaire Věra Jourová a fait des déclarations claires en ce sens. Nous avons veillé à ce que le montant global des sommes dédiées à ce fonds ne change pas dans le nouveau cadre financier pluriannuel. Plusieurs projets sont financés à travers ce fonds, dont le programme PRINT et la création d'un réseau européen des inspections judiciaires. Au demeurant, l'architecture du fonds sera simplifiée : il sera composé de deux programmes – comme vous l'avez rappelé –, contre trois actuellement.

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Merci beaucoup pour vos réponses, madame la garde des Sceaux. J'ai moi aussi une interrogation à propos des coopérations renforcées. C'est un outil qui me paraît pertinent, mais j'ai l'impression que, ces derniers temps, quel que soit le sujet, on en arrive à cette solution parce qu'on ne parvient plus à obtenir l'adhésion de tous les pays. Cela m'inspire quelques craintes quant à la lisibilité politique de notre espace européen.

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

Je comprends ces craintes, que j'exprime moi-même, mais on voit tout de même que, par exemple pour les textes que je vais défendre au Conseil JAI, ce schéma ne vaut pas dans tous les domaines. Nous essayons à toute force d'obtenir l'accord des Vingt-huit. Si j'ai demandé huit jours de négociations supplémentaires, c'est bien parce que j'essaie de réunir tout le monde. Même si je manque d'expérience au niveau européen pour pouvoir l'affirmer, j'ai le sentiment qu'on essaie d'abord de rassembler tous les États. La coopération renforcée constitue une solution s'il y a une difficulté, et si le besoin d'une politique publique à plusieurs se fait sentir. Peut-être suis-je trop naïve et optimiste, mais il me semble que cette modalité traduit non pas un échec, mais une étape : on commence par y avoir recours, pour adjoindre éventuellement par la suite ceux qui se rendront compte de la plus-value qu'elle apporte. Je lis cette démarche moins comme un échec que comme un facteur d'attraction.

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Pour moi non plus il ne s'agit pas d'un échec, mais je m'interroge sur la multiplication des espaces.

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Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la justice

L'une de mes collaboratrices me donne un exemple d'effet d'entraînement en matière de coopération policière : le traité de Prüm sur l'échange de données génétiques a commencé au niveau intergouvernemental et a depuis été étendu à tous les États membres.

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Nous vous remercions une fois encore, madame la garde des Sceaux. Je pense que nous vous solliciterons bientôt pour une nouvelle audition.

La séance est levée à 10 h 28.

Membres présents ou excusés

Présents. – M. Pieyre-Alexandre Anglade, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Louis Bourlanges, M. André Chassaigne, M. Pierre-Henri Dumont, Mme Valérie Gomez-Bassac, Mme Christine Hennion, M. Christophe Jerretie, M. Jean-Claude Leclabart, M. Ludovic Mendes, M. Xavier Paluszkiewicz, M. Damien Pichereau, M. Jean-Pierre Pont, M. Joaquim Pueyo, M. Didier Quentin, M. Éric Straumann, Mme Sabine Thillaye

Excusés. – M. Michel Herbillon, M. Alexandre Holroyd, Mme Marietta Karamanli, Mme Nicole Le Peih, Mme Françoise Dumas