L'audition débute à quatorze heures dix.
Mes chers collègues, nous accueillons M. André Merlin, président-fondateur de Réseau de transport d'électricité (RTE) et M. Henri Granger, ancien directeur de RTE pour la région Rhône-Alpes-Auvergne. Notre commission a déjà auditionné RTE en la personne du président de son directoire, M. François Brottes, mais il nous a semblé utile, au regard de votre expérience professionnelle, messieurs, de revenir sur les conséquences de la transition énergétique sur un réseau centralisé comme le nôtre, en les envisageant d'un point de vue technique, d'autant que vous êtes, monsieur Merlin, un grand spécialiste des réseaux et que vous avez accompagné cette transition depuis ses débuts.
Quels sont, selon vous, les impératifs techniques que l'on pourrait qualifier de structurels ? En quoi sont-ils affectés par les changements en cours et annoncés – connexion des installations de production d'énergie intermittente, digitalisation, interconnexion des réseaux ?
Quelles sont les forces et les faiblesses de notre outil de transport de l'électricité ? Nous avons bien compris que l'un des problèmes auxquels se heurtait la transition énergétique était le réseau et non pas la production. Plusieurs personnes auditionnées ont toutefois affirmé que selon les experts de RTE, tout se passerait bien. Êtes-vous du même avis ?
Messieurs, vous disposerez d'une vingtaine de minutes tous les deux pour un exposé liminaire. Puis nous passerons aux questions, à commencer par celles de la rapporteure, Mme Meynier-Millefert.
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je suis dans l'obligation de vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».
(M. André Merlin et M. Henri Granger prêtent successivement serment.)
Monsieur le président, madame la rapporteure, sachez que je suis très honoré par l'invitation qui m'a été faite de parler devant votre commission. Après avoir créé RTE en 2000 et l'avoir présidé jusqu'en 2007, j'ai été président du Conseil international des grands réseaux électriques : organisation non gouvernementale dont le siège est à Paris, elle regroupe plus de 10 000 adhérents de cent pays différents et constitue un lieu privilégié pour discuter de l'évolution des réseaux électriques. Aujourd'hui, je suis élu local et mes fonctions de maire-adjoint de ma commune de naissance dans le Cantal et de premier vice-président du syndicat départemental d'énergies me donnent l'occasion de faire de la transition énergétique sur le terrain dans une zone rurale.
Pour bien comprendre les impacts des énergies renouvelables dans le domaine de l'électricité, il faut en cerner les aspects techniques avant les aspects économiques. Il importe aussi de prendre en compte le marché de l'électricité, à la création duquel j'ai contribué en 2000 en tant que président de l'Association européenne des gestionnaires de réseaux de transport d'électricité. À moins que vous ayez des questions particulières, je précise que je n'aborderai pas les aspects industriels et environnementaux.
Un grand système électrique comme celui que nous avons en Europe est un système complexe. L'Académie nationale d'ingénierie des États-Unis est même allée jusqu'à dire qu'il constituait l'un des systèmes les plus complexes jamais créés et réalisés par l'esprit humain. Très vite, bien avant l'ouverture des marchés, on s'est d'ailleurs aperçu que pour maîtriser cette complexité, il fallait disposer d'outils d'aide à la décision.
Cette complexité tient principalement au fait que l'électricité n'est pas stockable directement. Il faut donc en permanence procéder à un équilibrage entre l'offre et la demande, qui est très variable au cours de l'année, de la semaine et de la journée. Pour que cette opération soit réalisée dans des conditions techniques acceptables du point de vue des équipements du réseau, il importe de contrôler de manière continue trois paramètres décisifs : la fréquence, avec une référence de 50 Hertz et une plage admissible située entre 49,5 Hz et 50,5 Hz, la tension et le courant. Il faut savoir que tout écart par rapport aux valeurs de référence fait courir au réseau un risque considérable, celui d'un écroulement complet du système électrique, ou black-out.
La France a connu deux black-out : en décembre 1978, tout le pays a été plongé dans l'obscurité pendant près d'une journée ; en 1987, l'obstruction par la glace des prises d'eau de la centrale de Cordemais a conduit à l'arrêt de la production d'électricité et l'instabilité de tension qui en a résulté a entraîné une coupure généralisée dans tout l'ouest de la France. Et en novembre 2006, notre pays a failli connaître un nouveau black-out à cause d'un incident survenu en Allemagne du Nord qui a eu des conséquences lourdes sur l'ensemble du réseau européen.
Pour assurer l'équilibre entre l'offre et la demande, le gestionnaire de transport peut procéder à deux types de coupures d'électricité : programmées dans le cadre de l'effacement ou immédiates et sans préavis dans le cadre de l'interruptibilité, essentielle pour éviter l'écroulement du système électrique. C'est grâce à ce dernier dispositif qu'on a échappé au black-out européen lors de l'incident de novembre 2006.
Le marché de l'électricité européen mis en place à partir des années 2000 a ajouté des degrés de complexité dans le système électrique. Premièrement, pour donner la possibilité à chaque client de choisir son fournisseur partout en Europe selon le principe de l'accès des tiers au réseau, il a fallu traduire les échanges commerciaux en flux physiques et créer une infrastructure informatique. Deuxièmement, le développement des énergies renouvelables à caractère intermittent a induit la nécessité de compenser les variations de production par d'autres moyens de production pilotables. La conclusion à laquelle on arrive assez vite, c'est que si ce type d'énergies se développe, il sera indispensable de disposer de moyens de production conventionnels, qu'il s'agisse de centrales nucléaires comme c'est le cas, pour l'essentiel, en France, de centrales au gaz comme en Espagne ou de centrales au charbon comme en Allemagne. Précisons que c'est la filière nucléaire française qui a développé cette capacité de pilotage, absente de la filière américaine à l'origine de ces centrales.
Certains estiment que le stockage permettra de faire face au caractère intermittent des énergies renouvelables. Cela ne me paraît pas crédible, ni sur le plan technique, ni sur le plan économique. Imaginer qu'en 2050 nous serons capables de satisfaire la totalité de la demande d'électricité uniquement grâce aux énergies renouvelables et au stockage est une idée qui manque de consistance, sauf rupture technologique – je laisse de côté l'hydraulique, qui est aussi une énergie renouvelable.
En outre, la substitution des moyens de production intermittents aux moyens conventionnels réduit l'inertie électro-mécanique du système, autrement dit, elle le rend moins stable. Cela me paraît important de le souligner car des événements récents l'ont montré. L'Australie du Sud a connu une succession de black-out qui ont conduit les pouvoirs publics à commander en catastrophe des turbines à combustion pour des centrales de gaz afin de stabiliser le système autour d'Adelaïde qui est faiblement interconnectée avec le reste du réseau australien. Cela a eu des conséquences politiques importantes. Des événements comparables se sont produits à Taïwan : un black-out a affecté une bonne partie du pays, notamment la capitale, Taipei. Par référendum, il a ensuite été décidé de maintenir le nucléaire dans le mix énergétique alors que la présidente de la République avait mis à son programme la mise hors-service des centrales nucléaires. Notons qu'en Europe, des pays ayant fortement développé les énergies renouvelables comme le Danemark ou le Portugal ne sont pas soumis à semblables problèmes d'instabilité car le système de transport est fortement interconnecté.
J'en viens à l'impact sur les marchés de l'électricité. Périodiquement, des prix négatifs apparaissent sur le marché spot, ce qui constitue un non-sens économique. Cela tient essentiellement au fait que l'on fait cohabiter deux systèmes qui deviennent de plus en plus incompatibles, comme j'ai eu l'occasion de le dire au commissaire européen à l'action pour le climat et l'énergie : un système ouvert à la concurrence, mis en place en 2000, d'une part, et un système administré, avec des énergies renouvelables subventionnées bénéficiant d'une obligation d'achat, d'autre part. Ce système, si j'ai bien compris ce qu'a dit le président de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) est en train d'évoluer grâce à l'introduction de prix garantis. Cela constitue certes un progrès mais cela reste insuffisant. Pour éviter que les prix négatifs ne deviennent de plus en plus fréquents, il faudrait introduire les énergies renouvelables les plus matures dans le mécanisme du marché, plus précisément dans l'ordre de préséance économique dont Jacques Percebois a exposé devant vous les mécanismes de manière très pédagogique.
Monsieur le président, madame la rapporteure, j'ai consacré trente-trois ans de ma carrière au transport de l'électricité, en commençant dans un bureau d'études. Dans les années soixante-dix, j'ai travaillé au développement des réseaux régionaux dans l'Est et j'ai vu comment, lors de la grande panne de 1978, la connexion avec le réseau allemand avait épargné l'Alsace et la Lorraine. De la même manière, en 1987, le Sud-Ouest a échappé au black-out qui a touché l'Ouest de la France car il est resté accroché au réseau espagnol. L'élaboration et le suivi de budgets d'investissement m'ont par la suite aidé à forger une vision à moyen terme et à long terme des besoins. Quant à mes passages en exploitation, directement sur le terrain, ils m'ont permis d'être en contact avec les personnes qui surveillent les ouvrages, les maintiennent en bon état de fonctionnement et les réparent. En 1987, j'ai connu un sabotage du côté de Tavel : des grappins ont été lancés sur des lignes de 400 000 volts qui longent la vallée du Rhône et cela a eu des répercussions jusqu'en Autriche. La catastrophe a été évitée de peu. À la fin des années quatre-vingt-dix, j'ai dirigé le centre de dispatching régional situé à Lyon où j'ai eu à gérer les conséquences de la tempête de 1999. Nous avons mis à profit l'expérience du black-out de 1978 marqué par une remise en charge trop rapide des centrales qui avait provoqué un nouvel écroulement ; nous avons privilégié une montée en charge progressive du réseau, qui est la procédure inscrite dans les plans de reprise élaborés en amont. En 2006, j'ai terminé ma carrière en tant que directeur de la région Rhône-Alpes-Auvergne avec pour mission de veiller à l'entretien, au développement et à l'ingénierie du réseau régional.
Je me tiens prêt pour répondre à vos questions concernant les problèmes de stabilité, de reprise des réseaux et les moyens d'éviter l'effet domino d'écroulement des lignes. Pour assurer l'équilibre entre la production et la consommation, des plans de fonctionnement sont définis chaque jour en fonction de prévisions élaborées un an avant, un mois avant, un jour avant. Il y a en particulier une procédure qui prend en compte la perte d'un élément important du réseau, qu'il s'agisse d'une ligne à 400 000 volts ou d'un groupe de production, de manière que les manques à transiter ou à produire se reportent sur les autres groupes ou lignes. Toutefois, lorsqu'il y a plusieurs incidents de ce type, les reports s'accroissent et plus on charge les autres lignes, plus elles déclenchent, par effet de surcharge, un effet de domino : tout tombe et tout s'isole.
La programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) prévoit une augmentation forte de la part de l'énergie intermittente. Vous avez souligné, monsieur Merlin, que vous ne croyiez pas à la solution du stockage, sauf rupture technologique. D'autres solutions possibles ont été évoquées au cours des auditions : le recours aux réseaux intelligents qui permettraient un arbitrage, le foisonnement qui contribuerait à un équilibrage selon certains et qui n'aurait aucun effet selon d'autres.
En termes de gestion du réseau, y a-t-il un risque de provoquer un black-out si on dépasse un certain pourcentage d'électricité intermittente ? Quel serait le seuil fatidique ?
Le risque est permanent mais il est plus ou moins élevé selon la situation dans laquelle on se trouve. Plus on augmente la part des énergies intermittentes, plus ce risque croît. Pour le maîtriser, il faut disposer de moyens pilotables conventionnels, qu'il s'agisse de centrales thermiques à flamme ou de centrales nucléaires. L'hydraulique peut être une solution mais uniquement dans les pays où il y a une forte puissance en hydroélectricité comme la Norvège et le Canada. En France, il doit servir principalement à passer les pointes de consommation.
Le stockage procure une plus grande flexibilité, et à ce titre il est pertinent d'augmenter les capacités, toutefois il ne saurait répondre à lui seul aux enjeux soulevés par l'intermittence. Au-delà de l'instabilité du système, se pose un problème de coût qu'a pointé Jean-Marc Jancovici devant votre commission.
Un des moyens, au niveau européen, de maîtriser ce risque consiste à développer les interconnexions, solution dont je me suis fait depuis longtemps l'avocat. Elles ont trois avantages. Premièrement, elles permettent une solidarité entre les États membres : si un pays est confronté, pour de multiples raisons, à un déficit de production, il peut avoir recours à l'électricité disponible dans les pays voisins – on envisage même maintenant des interconnexions entre continents, notamment entre l'Europe et l'Afrique du Nord. Deuxièmement, elles favorisent l'intégration des marchés : plus les réseaux sont interconnectés, plus il est facile de mobiliser la production d'autres pays et de faire jouer la concurrence. Troisièmement, elles facilitent l'intégration des énergies intermittentes, notamment du fait du foisonnement, dont l'effet n'est pas très important, je le reconnais – lorsqu'il fait froid en France et que l'éolien est presque à l'arrêt, il y a toutes les chances pour qu'il en aille de même en Allemagne.
Pour toutes ces raisons, la Commission européenne encourage la création de nouvelles interconnexions, notamment entre la France et les pays voisins – la péninsule ibérique, l'Italie, l'Irlande, le Royaume-Uni. Le problème, c'est que ces ouvrages coûtent de plus en plus cher parce qu'ils passent soit sous la mer, soit sous la terre en raison de la difficile acceptabilité de l'implantation de pylônes à très haute tension, comme nous avons pu le voir avec le projet de ligne France-Espagne. La question se pose de savoir jusqu'où aller dans le développement des interconnexions. Il y a un calcul à faire pour montrer que ces opérations sont rentables. C'est au gestionnaire du réseau de mettre en évidence ces atouts dans les discussions avec la Commission.
Qui paie pour ces interconnexions ? Lors de son audition, nous avons demandé à François Brottes quel était le coût d'adaptation du réseau. Les chiffres qu'il a cités n'étaient pas très élevés, si mes souvenirs sont bons.
Le coût est intégré dans le tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (TURPE) et il est financé pour moitié par RTE. Pour les interconnexions les plus importantes, il existe des subventions. Sur les 2 milliards que coûtera l'interconnexion avec l'Espagne par le golfe de Gascogne, 500 millions seront pris en charge par l'Union européenne, le reste étant partagé entre les deux gestionnaires de réseau.
En outre, dès l'année 2000 a été mis en place un mécanisme de mise aux enchères des capacités commerciales d'interconnexion entre pays pour garantir que leur attribution se fasse de manière non-discriminatoire. Le revenu de ces enchères va au gestionnaire de réseau, ce qui lui permet d'amortir les coûts et de les faire moins peser sur le TURPE. Toutefois, au fur et à mesure que les capacités d'interconnexion entre les pays augmentent, les enchères diminuent et leur rentabilité baisse. Il faut savoir jusqu'où aller.
Plus l'interconnexion augmente, plus les pays sont vulnérables puisqu'ils sont davantage exposés aux dysfonctionnements de leurs voisins.
C'est vrai et c'est ce qui est au cœur de l'incident de novembre 2006. Son origine réside dans le manque de coordination entre deux gestionnaires de réseau de transport de l'électricité : le gestionnaire de l'Allemagne du Nord et le gestionnaire de l'Allemagne du Sud. Celui du Nord devait mettre hors tension une ligne de 400 000 volts qui surplombait le fleuve Ems afin d'éviter tout risque de court-circuit avec un paquebot de croisière sortant d'un chantier naval. Mais il a commis une erreur en procédant à la mise hors tension beaucoup plus tôt que prévu, aux alentours de vingt-deux heures, alors qu'elle aurait dû intervenir au creux de la nuit. Cela a immédiatement provoqué une surcharge sur les lignes voisines et par effet de cascade, le réseau européen s'est séparé en deux entre la Baltique et l'Adriatique, alors que 10 000 Mégawatts étaient en train d'être importés de l'est vers l'ouest de l'Europe. La fréquence a chuté de pratiquement 1 Hz et les éoliennes conçues pour décrocher à 49,5 Hz se sont séparées du réseau, ce qui a accru la perte de production dans la partie ouest de l'Europe dont les besoins sont passés de 10 000 MW à 17 000 MW en une fraction de seconde.
Pour revenir à la normale, il a fallu faire appel à l'interruptibilité, autrement dit aux relais de délestage sur baisse de fréquence installés au niveau des postes moyenne et basse tension qui permettent sans préavis de couper l'électricité aux clients non prioritaires. Je me souviens avoir reçu un appel de l'Élysée s'étonnant que dans certaines rues, un côté avait encore de l'électricité et l'autre plus. Cela a été presque un miracle mais l'équilibre entre production et consommation a pu être rétabli. Nous étions en train d'importer de l'électricité en provenance d'Espagne et les flux ont été immédiatement inversés. La production hydraulique française a sauvé la péninsule ibérique, en situation extrêmement difficile du fait de sa position en bout de chaîne. La reprise a été effective au bout d'une heure ou deux heures.
RTE a accru encore les capacités d'interruptibilité en l'étendant à ses clients industriels directement à partir du dispatching national, moyennant finance. Cela a permis, le 10 janvier 2019, d'éviter un incident qui aurait pu être de même nature que celui que je viens de décrire. La fréquence a en effet chuté à 49,7 Hz mais grâce au délestage, elle a été stabilisée à ce niveau, ce qui a permis d'éviter le décrochage des éoliennes à 49,5 Hz. Nous n'avons pas encore tous les détails mais il semblerait que la cause soit un problème de coordination entre deux gestionnaires de réseau, celui de l'Allemagne du Sud et celui de l'Autriche. On peut dire que RTE a sauvé les meubles à l'échelon européen.
Avant de passer la parole à M. Granger, qui souhaite réagir aux propos de M. Merlin, j'ajoute une question, car je n'ai pas bien compris pourquoi l'intermittence compliquait la tâche, même si, intuitivement, quelque chose me dit que, dès lors que les éoliennes se détachent automatiquement du réseau en cas d'accident, plus il y a d'éoliennes, plus cela risque de se produire. En d'autres termes, n'y a-t-il pas le risque, si un accident intervenait – par exemple du fait d'une mauvaise coordination –, que l'on ait subitement besoin non pas de 17 gigawatts mais de 30 ou 40 gigawatts ?
En ce qui concerne les lignes d'interconnexion – notamment celle avec l'Espagne, dont il a été question –, on considère en général que, pour qu'un pays puisse bénéficier du réseau européen, il faut que la liaison représente au moins 10 % de la puissance installée de ce pays, de façon à ce qu'un échange soit possible. L'Espagne est déficitaire ; c'est pour cela qu'elle a intérêt à augmenter ses liaisons d'interconnexion avec la France et le reste de l'Europe. Quant à l'Italie, son problème est simple : elle n'a pas d'énergie. Elle en importe du matin au soir, elle tire sur le réseau européen quasiment en permanence.
S'agissant des erreurs qui pourraient être commises dans un pays et auraient des conséquences sur ses voisins, il existe quand même, en France, un système de protection qui permet de sauver non seulement le réseau, mais aussi les centrales – car un arrêt brutal peut entraîner des casses de matériel, notamment des alternateurs, et il en va de même si les centrales sont trop sollicitées, aussi bien en sous-vitesse qu'en sur-vitesse. Nous avons des protections par zones : il existe trois ou quatre grandes zones qui permettent d'équilibrer un peu la production et la consommation. Cela permet d'éviter, par exemple, qu'en cas d'effacement des centrales de la vallée du Rhône, ce soit Gravelines qui alimente Nice. Il existe donc ce que nous appelons des « zones de réglage », qui permettent de surveiller le niveau de tension et la fréquence. Le même système existe aussi par grandes zones européennes : les sociétés de réseau définissent entre elles les zones de réglage de la fréquence et de la tension. Si la fréquence et la tension diminuent vraiment beaucoup, il existe également, à la périphérie de ces zones, y compris dans les régions frontalières, ce que l'on appelle des « protections en rupture de fréquence », c'est-à-dire que quand la fréquence descend ou monte trop, on coupe la ligne pour s'isoler : les réseaux se séparent. Si un gestionnaire de réseau en Europe centrale faisait une mauvaise manipulation entraînant les autres réseaux, ces derniers seraient déconnectés, à un moment donné, par ces protections en rupture de synchronisme.
À la suite de l'incident de novembre 2006, lors duquel on s'est aperçu que, du fait de leur conception, les éoliennes se séparaient du réseau quand la fréquence chutait en dessous de 49,5 hertz, une nouvelle réglementation a été élaborée. Elle n'est d'ailleurs entrée en vigueur que très récemment, en 2016. Les nouvelles éoliennes doivent tenir la fréquence comme les moyens de production traditionnels, c'est-à-dire qu'elles doivent rester connectées au réseau pratiquement jusqu'à 47,5 hertz, ce qui donne une marge bien plus importante. Cela dit, toutes les éoliennes construites avant cette date restent tributaires de la contrainte des 49,5 hertz. Si un événement comparable à celui que j'ai décrit se reproduisait, le risque d'un black-out ne serait donc pas négligeable.
Au niveau européen ?
Non, je parle de la partie qui, en France, se désolidariserait automatiquement du réseau en cas de blocage : combien représente-t-elle ?
Je suis désolé, mais c'est une question qu'il faut poser au gestionnaire de réseau : je n'ai pas le chiffre en tête. Lors de l'incident de 2006, cela représentait 7 000 mégawatts. Depuis, un certain nombre d'éoliennes supplémentaires ont été installées. Je dirais qu'on est vraisemblablement, en France, au-dessus des 10 000 mégawatts.
La puissance installée est effectivement de 15 000 mégawatts, et la production varie entre quelques centaines de kilowatts et 10 000 mégawatts.
Le mécanisme est-il valable seulement pour les éoliennes, ou bien l'est-il aussi pour les autres énergies intermittentes, par exemple les panneaux photovoltaïques ?
Les panneaux photovoltaïques produisent de l'énergie en progression. Ce n'est pas de l'énergie « brutale ». Le problème, quand elle est coupée, n'est pas le même, à moins qu'il y ait un court-circuit. Quand un champ d'éoliennes arrête brutalement sa production, les personnes qui participent aux réglages, c'est-à-dire à la gestion des moyens pilotables, doivent agir. Le plus souvent, on injecte de l'énergie hydraulique, parce que c'est le seul moyen de production qui démarre en quatre à cinq minutes. Les autres centrales prennent progressivement le relais, mais il faut plusieurs dizaines de minutes pour qu'elles reconstituent ce qui manque, de façon à stabiliser la fréquence. Avec les éoliennes, on observe soit des fluctuations, c'est-à-dire que la production est « en accordéon », en fonction de la force de vent, ce qui n'est pas bon pour les groupes de production quels qu'ils soient, soit un déclenchement brutal, par gros paquets, ce qui provoque des secousses sur le réseau. Pour répondre à la question que vous posiez, monsieur le président, selon les derniers éléments dont j'ai eu connaissance, on estime que, lorsque les énergies intermittentes dépassent 20 % ou 30 % du parc de production d'un pays, le risque de perturbation du réseau est très important.
Au mois de juin, un samedi, à minuit, on avait une production d'énergie éolienne de 11 000 mégawatts ; vingt-quatre heures après, elle était de moins de 1 000 mégawatts. Il a donc fallu trouver, en vingt-quatre heures, 10 000 mégawatts pour remplacer progressivement l'énergie éolienne. Heureusement, cela n'a pas créé d'incident.
Vous dites donc qu'il y a un risque au-delà de 20 % ou 30 % d'électricité produite par des énergies intermittentes ? Par ailleurs, vous ne m'avez pas répondu concernant le photovoltaïque. Je veux savoir si, en cas de problème apparaissant subitement dans un autre pays, il y a la même règle que pour l'éolien, c'est-à-dire que le photovoltaïque se détache du réseau.
Je pense que, pour le photovoltaïque, la contrainte est beaucoup moins prégnante que pour l'éolien.
Pour apporter une nuance à ce que disait Henri Granger – je le connais bien et nous nous estimons mutuellement –, il me semble que les interconnexions modifient un peu les choses. C'est pour cela que le Danemark, où le taux de pénétration des énergies intermittentes, notamment de l'éolien, est bien supérieur au nôtre, réussit à maintenir sa stabilité. C'est la même chose pour le Portugal.
Dans ce cas, si je vous suis bien, il faut raisonner en se fondant sur le taux européen moyen.
Effectivement. La question qui se pose, et qui doit faire l'objet de réflexions au niveau européen, notamment dans le cadre du Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d'électricité (ENTSOE), que j'ai créé en 2001, est de savoir quelle devra être globalement la part des énergies renouvelables dans le mix électrique. En effet, comme vous le savez, l'objectif fixé au niveau européen est de parvenir, en 2030, à 32 % d'énergies renouvelables – y compris l'hydraulique et les énergies renouvelables non électriques – dans le mix énergétique. Reste à savoir quelle sera leur proportion dans le mix électrique global. Sera-t-on au-delà de 50 % ? Si c'est le cas, on est en droit de se poser des questions. Selon une information que m'a donnée la direction générale de l'énergie de la Commission européenne, ce serait autour de 55 %.
Excusez-moi, je suis un esprit lent. Parlez-vous de la production électrique d'origine renouvelable ou bien d'origine intermittente ?
Je pense – mais la prudence s'impose – que la limite est à 40 %. Il importe d'examiner ce problème de beaucoup plus près pour savoir jusqu'où on peut aller.
De mon point de vue, de l'ordre de 40 % d'énergies intermittentes, en considérant les choses globalement, du fait des interconnexions. La perte de stabilité, dans le sud de l'Australie, est intervenue parce que le pourcentage était de l'ordre de 40 %.
La différence entre le chiffre que vous avancez et celui de M. Granger s'explique par le fait que vous prenez en compte la soupape que représentent les interconnexions ?
Exactement, et je dis que les interconnexions sont un moyen de mieux intégrer les énergies renouvelables intermittentes.
Les choses sont encore plus compliquées que cela, parce que nous ne jouons pas tous dans la même cour : si, en France, la puissance appelée pendant l'hiver se situe aux alentours de 85 000 mégawatts, et que l'ordre de grandeur est comparable pour l'Allemagne – même si c'est un peu moins –, l'Espagne est à 45 000 ou 50 000 mégawatts. Nous n'avons donc pas les mêmes problèmes. En revanche, le taux de stabilité, lui, est le même dans chaque pays. On ne peut donc pas tout mettre dans la même bassine, si je puis dire.
Si on doit équilibrer l'offre et la demande au niveau européen, dans le cadre d'un grand système, quelle différence cela fait-il s'il y a des petits pays et des gros pays ? Si je comprends bien, on peut équilibrer soit au niveau national soit au niveau européen. Dès lors qu'on décide de le faire au niveau européen, ce qui compte, n'est-ce pas l'offre et la demande européennes, et la part d'énergies renouvelables au niveau européen ?
Je reprends l'exemple que je vous ai donné tout à l'heure : au mois de juin, nous avons dû trouver 10 000 mégawatts en vingt-quatre heures. Imaginez que cela se soit produit le 15 janvier. Même avec les interconnexions, nous n'aurions pas trouvé toute cette énergie.
Donc, en réalité, même au sein d'un système interconnecté, certains pays jouent le rôle de « coussins de sécurité ». À la limite, si le Danemark avait 60 % d'énergie éolienne, ce serait moins grave que si c'était le cas de l'Allemagne ou de la France.
Voilà.
Je voudrais vous interroger sur trois aspects : le pilotage intelligent, les capacités d'effacement et le stockage – auquel, a priori, vous ne croyez pas beaucoup. Quelles sont, selon vous, dans ces différents domaines, les possibilités de progrès ?
Je suis favorable au stockage, mais je dis très clairement qu'il ne peut pas régler le problème de l'intermittence, en raison des difficultés techniques et économiques que pose celle-ci. Cela dit, il faut accroître les capacités de stockage du réseau français. En particulier, je suis tout à fait favorable à ce que l'on crée une nouvelle station de transfert de l'énergie par pompage. Peu de sites peuvent être équipés, mais il en existe – notamment dans la haute vallée de la Dordogne, où je suis élu : il y a un site équipable de 1 000 mégawatts. Cela fait des années qu'on en parle ; malheureusement, cela n'a toujours pas été réalisé. Or, au fur et à mesure qu'on développe les énergies à caractère intermittent, on s'aperçoit que, pour ce qui est d'ajuster l'offre à la demande, ces moyens de stockage sont des éléments intéressants.
Ce sont les premiers intervenants.
Effectivement. De ce point de vue, je suis favorable au développement du stockage. Je crois moins au stockage avec des batteries – sur le modèle de ce qui se fait pour les véhicules électriques. Selon moi, une telle solution nécessite encore d'être confirmée.
Les réseaux intelligents, que l'on appelle souvent les smart grids, sont liés principalement à la distribution. L'élément essentiel dans la construction des réseaux intelligents, ce sont les compteurs communicants ou intelligents, tels les compteurs Linky, qui font l'objet, comme vous le savez, de certaines critiques qui me paraissent d'ailleurs assez infondées – mais c'est là un autre problème. À partir du moment où un compteur intelligent est installé, on peut avoir, en aval, un gestionnaire d'énergie, en l'occurrence une box – comme il en existe dans le domaine des télécoms – capable de gérer de manière intelligente l'utilisation de l'énergie, et ce sur la base d'offres de prix qui incitent le client à s'effacer à telle ou telle heure. Cela peut se faire dans le cadre d'un contrat, mais le gestionnaire de réseau de transport a besoin d'une interface, à savoir d'un agrégateur – je crois que le sujet a déjà été abordé par votre commission – qui réunit toutes les possibilités d'effacement offertes par la clientèle domestique. À partir de là, on peut envisager une aide au fonctionnement du réseau, surtout dans les situations critiques, notamment les périodes de pointe, quand la production n'est pas suffisante et que les capacités d'importation sont limitées : l'effacement est un moyen de contrôler l'équilibre entre l'offre et la demande. C'est particulièrement vrai, bien évidemment, au niveau industriel – mais je pense que RTE vous en a parlé : des contrats permettent d'effacer, avec annonce préalable, 3 000 mégawatts en cas de besoin. Je mets à part les 1 500 mégawatts d'interruptibilité, car l'instrument n'est utilisé qu'en cas d'urgence, dans des situations de vulnérabilité extrême comme celle que j'ai rappelée tout à l'heure.
Le pilotage intelligent du réseau de transport se développe aussi du fait que, grâce aux moyens de communication modernes, on peut rapatrier de plus en plus d'informations précises.
Un peu comme l'aiguilleur du ciel, le dispatcher, dans la salle de commandes électriques, a sous les yeux de plus en plus d'informations – et des informations rafraîchies. L'intelligence artificielle permet de trier les informations mais elle n'efface pas la présence de l'homme. En effet, si l'intelligence artificielle permet de réaliser les schémas de réseaux dans 95 % des cas ou presque, puisqu'il suffit d'entrer dans le système les lois de l'électrotechnique, lesquelles n'ont pas changé depuis 150 ans, il reste les 5 % de cas délicats, dans lesquels se produit une véritable avalanche d'informations. Par exemple, en 1999, pendant la tempête, à partir de trois heures du matin, on voyait les lignes tomber les unes après les autres. Lors de tels événements, les gens sur le terrain sortent tous de leur lit pour aller devant leurs tableaux de commandes, ou dans les dispatchings – tant le dispatching national que les dispatchings régionaux. Devant l'avalanche d'informations, l'essentiel est de trier les informations pour trouver celles qui sont urgentes, utiles ou nécessaires.
J'ai quitté le métier en 2006 ; je pense que, depuis lors, des progrès ont été faits en termes de systèmes d'information, permettant d'avoir des informations plus nombreuses, plus précises et de mieux faire le tri pour trouver celles qui sont utiles et urgentes, ce qui permet d'éviter des incidents majeurs sur le réseau. Cela dit, le jour où il s'en produit un, même les employés qui sont en congé reviennent pour aider leurs collègues à trier les informations et diriger les opérations de remise en route d'un réseau. Quand un réseau est complètement tombé, il ne repart que grâce à l'énergie hydraulique, utilisée pour réalimenter les auxiliaires des centrales, car elle permet de maintenir et de stabiliser le niveau de fréquence, de sorte que les centrales se recouplent à un réseau, redémarrent de façon progressive et rechargent leurs moyens de production. Il faut le faire intelligemment : si on va trop vite et que l'on raccorde des points de production qui ne sont pas sécurisés, cela se fait au détriment d'autres dont il pourrait être plus urgent de s'occuper. Or ce tri nécessite obligatoirement l'intervention de l'intelligence humaine.
À mon époque, il y avait sept dispatchings régionaux en plus du dispatching national. On pourrait peut-être supprimer un ou deux d'entre eux, mais je serais très prudent à cet égard, car ils sont notre assurance-vie. Même s'ils ne servent que dans 3 % des cas, ce sont les 3 % dans lesquels il faut vraiment être infaillible. De ce point de vue également la fonction ressemble à celle d'aiguilleur du ciel : la plupart du temps, aiguiller les avions, c'est de la routine, mais quand il y a un pépin, avec un trop grand nombre d'éléments perturbateurs, on a beau avoir toute l'intelligence artificielle qu'il faut, la machine ne sait pas faire – en tout cas, c'est ce que je pense.
Vous avez tous les deux un certain recul historique : depuis combien de temps vous occupez-vous des questions de réseaux ?
Après avoir obtenu mes diplômes dans deux écoles d'ingénieurs, j'ai commencé ma carrière à la direction de la recherche d'EDF et j'ai développé des outils d'aide à la décision, à la fois pour l'exploitation et le développement des réseaux. C'était le début des grands calculateurs. Ensuite, en 1984, j'ai quitté la direction de la recherche pour aller au service du transport, donc dans la branche opérationnelle. Je me suis d'abord occupé des automatismes mis en place sur le réseau – on en a peu parlé, mais c'est un élément essentiel. J'ai ensuite dirigé le transport dans la région Rhône-Alpes-Auvergne entre 1987 et 1989. C'est pendant cette période que s'est produit le fameux incident que je rappelais, dans l'ouest. J'ai dirigé le service du transport de 1989 à 1992. Après, j'ai dirigé la partie non nucléaire de la production et le transport d'EDF. En 1998, on m'a demandé de préparer la création de RTE, que j'ai donc dirigé à partir de 2000, jusqu'en 2007. Dans ces différentes fonctions, j'ai eu évidemment à faire face à un certain nombre d'incidents majeurs, que j'ai rappelés rapidement. Je n'ai pas parlé de la tempête de 1999, mais Henri Granger en a dit un mot. J'étais dans la cellule de crise au niveau national et je peux vous dire que la tempête a été une épreuve redoutable. Nous nous en sommes très bien sortis, force est de le reconnaître, compte tenu des dégâts qu'elle avait provoqués.
Pour ma part, j'ai été embauché par EDF en 1972. À l'époque, on apprenait sur le tas. Entre 1972 et 1984, je suis progressivement monté en grade dans différentes activités. Mes premières expériences managériales remontent à 1984, auprès des équipes de terrain, celles que vous voyez grimper sur les pylônes ou régler les systèmes électroniques de protection. J'ai vécu une période marquée par des évolutions technologiques majeures. Tous les réseaux sont désormais télésurveillés, alors que dans les années 1950, il y avait un gardien par poste – étant entendu que les postes sont les nœuds du réseau.
En définitive, à travers le récit de votre expérience, vous nous expliquez que le transport de l'énergie par les réseaux a connu une évolution absolument phénoménale en l'espace de vingt ans. Pensez-vous que d'autres évolutions massives interviendront ?
J'ai connu le passage de l'électromécanique à l'électronique – avec l'invention du transistor –, puis à l'informatique. Maintenant, c'est le numérique, avec des réseaux de fibre optique, dans les postes, qui font passer une foultitude d'informations. Cela renvoie à votre question sur le pilotage intelligent : ces informations peuvent être remontées, traitées et permettent même à un opérateur, en temps réel, de faire des simulations de réseau, ou plutôt d'en faire faire tout de suite par des équipes de dispatchers en back-up, qui sont, comme on dit, « sur le fauteuil », devant leurs écrans.
Au moment de la tempête de 1999, ces équipes en back-office ont permis, sur la base de simulations, de dire aux opérateurs quels réseaux il fallait reconstituer et comment le faire. Comme je vous le disais au début, tous les jours on prépare un plan de travail pour ces équipes de gestion prévisionnelle, qui expliquent au dispatcher ce qu'il a à faire, mais celui-ci peut aussi demander une étude complémentaire en temps réel s'il voit que les flux ont changé, que l'hydraulique a baissé, que le nucléaire ou l'éolien fluctuent, etc. Il faut donc être très réactif, et c'est particulièrement vrai bien sûr pour les incidents majeurs – les 3 % que j'évoquais. D'où l'importance de la formation, y compris de la formation continue de ces personnels. Des simulateurs ont été développés, qui permettent normalement de maintenir les opérateurs au niveau. Vous le voyez, nous avons d'ores et déjà amorcé les évolutions futures.
Il va falloir bientôt interrompre notre échange, car nous avons déjà dépassé le temps qui nous était imparti. Nous passons aux deux dernières questions.
Je voudrais vous poser une question en lien avec l'audition que nous avons conduite ce matin : des sociologues ont comparé les méthodes de fonctionnement des réseaux en Allemagne et en France, et nous ont expliqué que le réseau français était extrêmement centralisé. En Allemagne, au contraire, il y a plus de décentralisation, y compris pour le pilotage du réseau, et les logiques d'autoproduction y sont beaucoup plus développées que chez nous, ce qui participerait à l'acceptabilité du développement des énergies renouvelables (ENR), au fait que les gens s'approprient davantage ces énergies. Les sociologues se sont interrogés sur notre capacité à accepter de lâcher prise s'agissant de la centralité du réseau. Qu'en pensez-vous ?
J'en reviens quant à moi au débat sur les 30 % ou 50 % d'énergies renouvelables dans le mix énergétique au niveau européen. Qui pilote tout cela ? Est-ce que quelqu'un, au niveau européen, a une vision, en fonction des interconnexions actuelles et à venir, de la stabilité future du réseau électrique européen interconnecté ? Qui en a la responsabilité et comment la France contribue-t-elle à cette réflexion ?
Je répondrai d'abord à Mme de La Raudière. Il y a une organisation, qui a été créée en 2001 – je suis pour quelque chose dans son existence, puisque j'en suis l'un des cofondateurs – : le Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d'électricité, qui est l'interlocuteur de la Commission européenne et des régulateurs. Il existe également un conseil des régulateurs européens de l'énergie – je crois que vous allez auditionner la semaine prochaine M. Vasconcelos, qui en a été le premier président. Cela se joue à trois, en quelque sorte. S'agissant des évolutions à propos desquelles je vous ai fait part de mes interrogations, c'est à l'association des gestionnaires de réseau qu'il revient de se prononcer quant à la possibilité de les mener.
En ce qui concerne la comparaison entre la situation en France et en Allemagne, les incidents qui se sont produits en 2006 et plus récemment en 2019 montrent, me semble-t-il, que l'Allemagne aurait sans doute intérêt à n'avoir qu'un seul gestionnaire de réseau. Après mon départ de RTE, j'ai été nommé conseiller spécial du commissaire européen à l'énergie de l'époque, M. Piebalgs, et c'est exactement ce que je lui avais dit. De même, j'avais insisté sur l'importance de mettre en place des centres européens de coordination. Je crois que l'on vous en a déjà parlé, hier en particulier. C'est ainsi que, à l'époque où je dirigeais RTE, CORESO avait été initié : il s'agit d'un instrument permettant de mieux coordonner en amont. En outre, et quoi qu'on en dise, une évolution est en train de se produire dans le sens d'interconnexions de plus en plus développées et étendues : j'ai parlé de celles entre l'Europe et l'Afrique du Nord. Ailleurs dans le monde, la même chose se produit également. À l'inverse, une autre évolution est en train de se développer simultanément : le développement des énergies décentralisées sur les réseaux de distribution, ce qui change complètement la nature des réseaux de distribution – on vous l'a certainement dit. Il faut davantage de smart grids. Cela suppose une organisation beaucoup plus décentralisée. ENEDIS, notamment – je ne sais pas si vous avez auditionné la société – doit s'adapter en conséquence, car c'est une mutation très importante des réseaux de distribution, qui se produit aussi en Allemagne et qui exige, en particulier, plus d'investissements.
Si j'avais une recommandation à faire, ce serait de développer les réseaux, notamment dans les zones rurales. En tant qu'élu local, je peux vous dire que j'ai des projets de développement des énergies renouvelables, notamment dans le solaire. Or je m'aperçois que, en dehors des problèmes liés à l'environnement, que vous connaissez, notamment s'agissant de l'éolien – l'éolien terrestre, en particulier, suscite de très nombreuses réactions hostiles –, nous sommes bloqués parce que le réseau n'est pas assez développé.
Je suis obligé de vous interrompre : nous avons déjà pris vingt minutes de retard pour l'audition suivante. Nous vous remercions pour les informations que vous nous avez données, qui permettent, à mon avis, d'illustrer techniquement la difficulté de gérer la production. Vos réponses techniques très précises permettent d'éclairer d'une autre lumière les problèmes qui nous agitent.
L'audition s'achève à quinze heures vingt.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête sur l'impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l'acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique
Réunion du mercredi 17 juillet 2019 à 14 h 10
Présents. - M. Julien Aubert, Mme Laure de La Raudière, Mme Marjolaine Meynier-Millefert
Excusés. - Mme Sophie Auconie, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Christophe Bouillon, Mme Jennifer De Temmerman