Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicamenT
Jeudi 28 octobre 2021
La séance est ouverte à neuf heures trente.
(Présidence de M. Guillaume Kasbarian, président de la commission)
La commission d'enquête procède à l'audition des représentants du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire (METI).
Nous reprenons ce matin les travaux de la commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicament.
Nous commencerons par entendre les représentants du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire ou METI. Je souhaite donc la bienvenue à
– M. Philippe d'Ornano, président du directoire de Sisley, coprésident du METI,
– M. Alexandre Montay, délégué général du METI,
–et M. Simon Dufeigneux, directeur des affaires publiques de Sisley.
Messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation. Je vous remercierais au préalable de bien vouloir déclarer tout intérêt public ou privé de nature à éventuellement influencer vos déclarations.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
MM. Philippe d'Ornano, Alexandre Montay et Simon Dufeigneux prêtent serment.
Je ne reviendrai pas sur les chiffres de la désindustrialisation française que vous connaissez bien. Je souhaiterais en revanche rappeler les caractéristiques des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et leurs liens avec l'industrie. Cette catégorie, créée en 2008, représente des entreprises générant un chiffre d'affaires entre 50 millions et un milliard et demi d'euros et regroupant de 250 à 5 000 salariés. En France, elles sont au nombre de 5 400, contre 12 500 en Allemagne, 10 500 en Angleterre, 8 500 en Italie et plus de 70 000 aux États-Unis.
Les ETI se caractérisent par un fort tropisme industriel. 31 % d'entre elles sont en effet des ETI à caractère industriel, alors que l'industrie française ne représente que 10 % du produit intérieur brut (PIB). Ce sont par ailleurs des entreprises implantées plutôt dans les territoires. 70 % d'entre elles ont un siège social qui se situe en dehors de l'Île-de-France. En outre, elles assurent un tiers des exportations nationales, ce qui montre l'impact du tropisme industriel sur ce point ainsi que sur la balance des paiements. Ce sont également, pour 70 % d'entre elles, des entreprises personnelles ou familiales.
Le thème de votre commission se situe au cœur des combats que nous portons depuis la fondation du METI en 1995, date à laquelle un collectif de chefs d'entreprises s'est agrégé autour du constat suivant : un très grand nombre d'entreprises françaises moyennes à grandes, dont de nombreuses à caractère industriel, se vendaient, le plus souvent à des entreprises étrangères, parfois à des fonds d'investissement. Nous assistions ainsi à une très forte hémorragie d'entreprises qui avaient prospéré dans l'après-guerre, qui parvenaient à atteindre une certaine taille, mais qui ne franchissaient pas le cap de la transmission et n'avaient d'autres ressources que la vente. Dans les années 1990, nous avons recensé, avec les moyens limités dont nous disposions, plus de 600 ventes d'entreprises qui se sont vendues, à l'image de la filière ski (Rossignol, Salomon), de l'industrie du médicament (UPSA) ou encore des services (Transports Dubois), pour ne citer que quelques exemples. À toutes fins utiles, nous tenons à votre disposition une liste plus précise de ces entreprises.
Selon nous, trois causes exogènes sont susceptibles d'expliquer la désindustrialisation française malgré la position géographique de notre pays, son niveau de productivité, sa créativité – nous avons des ingénieurs, des chercheurs de talent – et le bon niveau du système éducatif.
La première cause de la désindustrialisation provient du blocage quasi-total des transmissions d'entreprise en France sur la période s'étalant entre 1980 et 2000 environ. Ce phénomène a principalement touché les petites ou moyennes entreprises (PME), les entreprises un peu plus grosses et les ETI. 21 ans en moyenne sont nécessaires pour qu'une entreprise atteigne la taille d'une ETI, soit un laps de temps long au cours duquel une transmission peut être nécessaire. Or, il fallait à cette époque payer quasiment 50 % de la valeur de l'entreprise pour pouvoir la transmettre. Ce blocage a été partiellement levé et est devenu un problème de compétitivité entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, avec les pactes de conservation des titres et les pactes de transmission qui ont permis la diminution du coût de celle-ci. Le coût de la transmission dans notre pays représente aujourd'hui le double du coût de la transmission en Europe. Néanmoins, la transmission est possible et organisable, si on s'organise en avance – avec un surcoût. Cela a eu un impact important car il faut bien garder à l'esprit que les projets industriels nécessitent du temps long. Monter un projet de ce type demande trois ans dans notre pays. Créer une usine exige des perspectives en termes de développement et de vente sur dix à vingt ans. Les pays qui ont le plus favorisé l'économie de long terme propre aux bâtisseurs sont ceux qui ont le mieux réussi sur le plan industriel. Aujourd'hui, ces problèmes ont été en partie résolus. Mais nous gardons un écart assez fort du point du coût de la transmission d'une entreprise. Une entreprise peut avoir à payer l'équivalent de six à dix ans de ses profits afin d'assurer sa transmission.
Le coût du travail et de la production en France représente la deuxième cause de désindustrialisation. Contrairement à un grand nombre de pays européens, nous avons fait porter une grande part de la fiscalité sur la taxation du « produire et travailler ». Cela a eu des conséquences sur toutes les catégories d'entreprises, en particulier sur les grosses PME (qui réalisent 20 à 50 millions d'euros de chiffre d'affaires) et surtout sur les ETI – qui ont été les plus touchées par cette fiscalité. En substance, il s'agit d'une somme d'environ 81 milliards d'euros – soit deux fois et demi le montant de l'impôt sur les bénéfices – que les entreprises travaillant et produisant en France sont les seules à payer. Les taxes sur la production n'impactent pas le bénéfice de l'entreprise, mais ses capacités d'investissement, sa masse salariale, sa valeur ajoutée ou son chiffre d'affaires indépendamment du profit réalisé. Elles touchent donc très durement les entreprises. Le rapport sur la fiscalité de production réalisé par MM. Yves Dubief et Jacques Le Pape en avril 2018 estimait ainsi que les 1 900 ETI industrielles françaises contribuaient à hauteur de 55 % au paiement des taxes de production. Ce système fiscal regroupant 250 taxes différentes a très fortement évolué à la hausse entre 2011 et 2019, se traduisant par une augmentation de 15 milliards d'euros. L'écosystème français de production en a été très fortement affecté, ce qui a poussé les grands groupes à délocaliser leurs centres de production à l'étranger : nos centres de productions à l'étranger sont en moyenne deux fois plus nombreux que dans les entreprises allemandes ou italiennes. Les grosses PME et les ETI ont, quant à elles, été largement plus touchées en raison de leur implantation territoriale et ont donc progressivement perdu en compétitivité sur toute une série de savoir-faire, seules quelques activités pouvant continuer à être produites sur notre sol. Le deuxième écart de taxation très fort avec l'environnement européen est constitué par les charges sur les salariés qualifiés. Si notre pays est aujourd'hui compétitif sur les charges des bas salaires, ce n'est pas le cas pour les salariés qualifiés, largement employés dans le domaine industriel.
Enfin, la surréglementation, estimée à 60 milliards d'euros dans un rapport récent, constitue un handicap supplémentaire – même si l'on dispose de moins de mesures. Il nous est plus difficile également de fournir des chiffres comparatifs entre les pays européens mais il existe un impact sur la production française. À la différence de nos voisins, nous avons donc en quelque sorte créé des conditions qui, malgré l'ensemble de nos atouts, pénalisent l'industrie française et ont progressivement favorisé la désindustrialisation.
Ces difficultés ne sont probablement pas inéluctables. Des progrès ont d'ailleurs été constatés, dont on mesure les premiers résultats. Il nous est tout à fait possible de reprendre notre place au sein de l'écosystème européen, ce qui suppose non pas de diminuer les impôts en soi, mais de les réaligner sur l'environnement européen dans lequel les entreprises opèrent, c'est-à-dire de se référer aux comparables de nos voisins et d'essayer de placer les entreprises françaises, et notamment industrielles, dans une situation où elles peuvent être compétitives. Cela bénéficierait largement à nos territoires, à notre économie et même à notre recette fiscale, dans la mesure où la diminution des taxes de production se traduirait par un retour sur investissement qui en lui-même pourrait financer cette baisse. L'idée selon laquelle il convient de commencer par réduire les dépenses publiques pour réaligner notre écosystème n'est donc pas forcément exacte. Certains pays européens n'ayant pas mis en place de taxes de production très élevées ont un haut niveau de dépenses publiques. Il s'agit donc de deux sujets différents. Les mesures qui ont été prises, notamment la première baisse de 10 milliards d'euros de taxe de production, pourraient déjà être l'objet de mesures de retour sur investissement.
Un nombre important d'ETI sont aujourd'hui des fournisseurs de grands donneurs d'ordres dans certains secteurs, dont certains subissent actuellement des pénuries ou des difficultés de recrutement qui conduisent à ce que la production ne soit pas nécessairement linéaire. Quelles relations les membres du METI entretiennent-ils avec ces grands donneurs d'ordres ? Quel est votre sentiment vis-à-vis d'eux ?
Certaines ETI sont elles-mêmes des donneurs d'ordres ou, comme notre entreprise, conçoivent et produisent tout à la fois leurs produits sur le sol français. Force est de constater que les marges des fournisseurs français sont beaucoup plus faibles. C'est une source de fragilité. La crise de la Covid-19 a impacté notre économie, d'autant plus que nous sommes tenus au paiement des taxes de production que nous dégagions des bénéfices ou non. La part du coût de transmission des entreprises a également réduit leur marge d'investissement. Ainsi, une ETI française basée en Allemagne génère chaque année 60 % de profits supplémentaires par rapport à une ETI basée en France. Ces chiffres s'élèvent à 105 % pour une ETI située en Angleterre. Ces différences cumulées sur une période de vingt ans ont entraîné de véritables problèmes d'investissement. Les ETI industrielles fournisseurs sont donc de plus en plus fragilisées et, dans certains cas, pour pouvoir survivre, elles n'ont d'autre alternative que de délocaliser leurs sites de production ou de disparaître au profit de concurrents étrangers. Ceci explique que la France perd progressivement tout un ensemble de savoir-faire, comme on le constate dans la cosmétique, la plasturgie et la verrerie. Ce sont des secteurs dans lesquels de grands concurrents internationaux créent des zones très favorables afin de récupérer ces sous-traitances et de produire des savoir-faire qui leur permettront par la suite de créer des marques et de prendre le pas.
Quel regard portez-vous sur les annonces du Président de la République dans le cadre du plan France 2030, ainsi que sur leur mise en œuvre à venir ?
Notre regard est plutôt positif. Cependant, de nombreux plans ont été élaborés au cours des dernières années sans que cela ne ralentisse pour autant le processus de désindustrialisation. Selon moi, ces plans ne fonctionneront qu'à partir du moment où le socle sera sain sur le plan de la compétitivité. Tant que des écarts de 30 % à 40 % persisteront par rapport à l'environnement européen, nous prenons le risque que ces plans ne fonctionnent que tant qu'il y a des subventions. Quand on installe une usine, on se projette sur vingt ans. Si l'environnement apparaît durablement défavorable, c'est un problème. Même si ces mesures sont utiles – en accordant la priorité à certains secteurs stratégiques –, tant que le socle de compétitivité ne sera pas aligné, le risque est que les entreprises ne prospèrent pas ou développent des technologies reprises ensuite par d'autres pays. Ce ne sera pas efficace.
Vous avez salué la baisse des impôts de production, à laquelle nous tenions beaucoup et sur laquelle nous avions travaillé. Vous souhaiteriez que nous allions plus loin dans les années à venir et je vous rejoins à titre personnel sur cette question. L'impôt sur la fortune (ISF) n'a pas été évoqué. Disposez-vous d'éléments vous permettant de juger des effets ou mécanismes du remplacement de l'ISF par l'impôt sur la fortune immobilière (IFI) ? Comment accueilleriez-vous le retour de l'ISF prôné par certains groupes ou certaines personnalités politiques dans le débat actuel ?
Nous avons pour objectif la reconstruction d'un Mittelstand français, c'est-à-dire la recréation de noyaux durs d'actionnaires stables qui permettent de porter des projets et de fonder une économie de bâtisseurs. Par conséquent, je ne me prononcerai pas sur l'ensemble du périmètre de l'ISF, mais seulement dans la dimension qui touche des propriétaires de parts d'entreprises conservant leurs titres sur de longues périodes. Il me semble que nous sommes le seul pays avec la Suisse à pratiquer un impôt sur la fortune, ce qui traduit une fois encore une divergence entre notre environnement national et l'environnement européen. Par ailleurs, il existe un rapport entre ISF et transmission. Il s'agit donc de la question plus globale de la création d'une économie française de longs termes dans laquelle l'ISF et la transmission ont chacune un rôle. Les mesures que nous avions défendues et qui ont été adoptées dans le domaine des parts d'entreprises ont eu un impact très bénéfique sur un certain nombre d'entreprises qui ne distribuent pas de dividendes parce qu'elles n'en ont pas les moyens et qui, en conséquence, auraient des difficultés à conserver leur actionnariat stable.
Deux mesures se sont réellement avérées importantes. Il s'agit tout d'abord de la suppression de l'ISF sur les parts d'entreprises, qui autorise un actionnaire à conserver ses parts sur une longue période sans devoir payer d'impôts alors que l'entreprise ne peut lui verser de dividendes – toutes les entreprises ne sont pas concernées mais certaines se trouvent dans ces situations-là. Il y a ensuite le problème de la transmission. Une ETI sur deux sera transmise au cours des dix prochaines années ce qui, d'un point de vue stratégique, conditionne véritablement l'indépendance économique française. Il en va en effet de l'accroissement du nombre d'ETI en France, de la protection de nos savoir-faire industriels et de notre économie dans les territoires. C'est un enjeu absolument majeur. Le coût lié à la transmission d'une entreprise est double, puisqu'en dehors du paiement de la taxe sur la transmission, celle-ci implique également la distribution de dividendes destinés à la payer– ce qui peut représenter des montants très importants. De ce point de vue, le prélèvement forfaitaire unique (PFU) sur les revenus des biens mobiliers a généré une forte augmentation des projets de transmission d'entreprise – ce qui a été peu abordé dans le débat public parce que nous avons peu d'indicateurs, alors même qu'il s'agit d'un enjeu stratégique. Le rapport du comité d'évaluation des réformes de la fiscalité du capital observe une augmentation de 150 % des « pactes Dutreil » d'engagement de conservation des titres en application de la loi n° 2003-721 pour l'initiative économique, ainsi qu'un rajeunissement de ses bénéficiaires. Il y a donc un effet très net sur la transmission d'entreprise – sans doute pas assez documenté – qui favorise l'évolution de notre économie française. L'augmentation du nombre d'ETI, bien que modeste (4 600 à 5 400 au cours des dix dernières années) pourrait nous permettre d'atteindre notre objectif de reconstruction d'un Mittelstand français. Selon nous, l'impact à trois ans, ainsi que l'impact futur de ces mesures fiscales sont donc très importants.
Vous avez logiquement et légitimement insisté sur les facteurs exogènes des difficultés des ETI qui expliquent leurs relatives faiblesses par rapport à d'autres pays européens. Je pense qu'il faut voir un problème quasi psychologique de notre puissance publique dans le fait de ne pas avoir reconnu avant 2008 la force, la puissance et la nécessité des ETI. Nous pourrions d'ailleurs nous interroger sur cette énorme strate d'entreprises composées de 250 à 5 000 salariés, qui pourrait probablement être décomposée en plusieurs sous-catégories distinctes. Je souhaiterais néanmoins pouvoir vous entendre sur les potentiels facteurs endogènes qui expliqueraient la faiblesse relative des ETI par rapport aux autres pays européens. Ne pensez-vous pas qu'il existe des explications internes au modèle de l'entreprise familiale ?
Je pense que ce sujet se pose de manière équivalente dans l'ensemble des pays européens, contrairement à la question du blocage des transmissions d'entreprise. À titre d'exemple, mon entreprise dispose d'une filiale industrielle à Blois pour assurer notre production. Les taxes de production supportées par une filiale représentent quatre fois le montant de l'impôt sur les bénéfices – en réalité bientôt seulement trois fois depuis la baisse des taxes qui s'appliquera à partir de la fin de l'année. Les 2 millions d'euros annuels de taxe de production que je paie équivalent au prix d'un mélangeur fabriqué par une PME française dans lequel j'aurais pu investir. En Allemagne, si les taxes de production s'élèvent à 200 000 euros annuels, en l'espace de vingt ans, l'écart se creuse en termes de capacités d'investissement. Ces différences ne s'appliquent d'ailleurs pas seulement aux dépenses industrielles, mais aussi aux dépenses pour la digitalisation, aux investissements environnementaux ou aux investissements d'exportation. Sur une longue période, il est difficile de lutter à armes égales sur le plan de la compétitivité dans un environnement tel que le nôtre. En 1980, on dénombrait autant d'ETI en France qu'en Allemagne de l'Ouest. Aujourd'hui, nous en comptons deux fois et demie moins de notre côté.
Pourtant, nous disposons intrinsèquement de toutes les ressources pour réussir. J'aimerais insister sur le fait que nous ne sommes en aucun cas soumis à la fatalité. Ainsi, en réalignant l'écosystème français, nous pourrions rapidement devenir très compétitifs. Notre pays est idéalement situé, bordé par trois façades océaniques ; nos inventeurs sont aussi nombreux qu'en Allemagne et nous sommes dotés d'un fort esprit entrepreneurial – ce qui constitue une nouveauté dans le paysage des trente dernières années : lorsque j'étudiais à l'université, on nous expliquait que les gens veulent aller dans l'administration ; aujourd'hui, les jeunes veulent créer leur entreprise. L'idée selon laquelle certains pays seraient davantage propices à l'activité industrielle est à mon avis erronée.
Le sujet capital en économie est le terme. Travaille-t-on sur le long terme, le moyen terme ou le court terme ? Si l'on me demande de faire augmenter la cotation en bourse de mon entreprise à un mois, j'adopterai un mode de gestion différent de celui que j'appliquerai dans le cas d'une vente prévue à cinq ans si j'appartiens à un fonds d'investissement dont l'objectif est la revente avec profit. La gestion sera encore différente si l'on attend de moi que je bâtisse une marque mondiale sur le long terme, voire que je travaille en vue de sa transmission. La création de mes produits, la composition de mes équipes et mon interaction avec mon environnement, avec les fournisseurs vont varier selon que l'on travaille à court terme ou à moyen terme.
Ne pensez-vous pas, indépendamment des facteurs que vous évoquez, que la désindustrialisation puisse aussi trouver des explications endogènes de positionnement de gamme, de faiblesse de la recherche et développement ou de sous-capitalisation de l'entreprise ?
La montée en gamme nécessite des investissements qu'il faut financer. Sur la partie recherche, notre dispositif français est favorable et nous permet d'investir. Ces investissements ont d'ailleurs beaucoup augmenté au sein des ETI. À titre personnel, le crédit d'impôt recherche a généré une multiplication de nos investissements de recherche par près de quatre en dix ans. Concernant la sous-capitalisation, nous disposons aujourd'hui peut-être de beaucoup plus de facilités à trouver des soutiens et des investissements que par le passé.
On ne peut certes pas exclure les modèles qui ne fonctionnent pas, les entreprises mal gérées – qu'elles soient familiales ou à capitaux dispersés et qui, dans une économie ouverte, sont rapidement vendues. En revanche, il ne faut pas, à mon sens, que cette vente revête un caractère obligatoire. Il convient d'éviter que les entreprises qui peuvent poursuivre leur développement en soient empêchées et soient vendues à l'étranger pour de simples raisons fiscales lors de leur transmission. Il faut également éviter en France d'opérer dans un environnement où le modèle économique le plus judicieux serait de produire à l'extérieur de notre pays, c'est-à-dire d'encourager un système de douanes inversé, où un produit français serait davantage taxé et aurait pour conséquence d'avantager un produit identique venant de l'étranger. Si l'on parvient à corriger ce phénomène, on recrée une activité économique importante.
Je suis administrateur de la Cosmetic Valley et nous venons de lancer le comité de filière. Prenons l'exemple évoqué tout à l'heure par M. d'Ornano : la Glass Vallée, située dans les Hauts-de-France, qui réunit les trois plus gros acteurs de la filière de flaconnage de verre, filière d'excellence en particulier pour la cosmétique. Deux de ces acteurs, l'un étant familial et l'autre à capital dispersé, étaient à eux seuls responsables de 20 % du chiffre d'affaires mondial de la verrerie d'excellence il y a une quinzaine d'années. Aujourd'hui, ils en représentent seulement 12 % en incluant le troisième acteur. Dans l'intervalle, ces deux entreprises ont pu dépenser trois fois et demi moins dans leurs investissements que leur principal concurrent allemand. Sur une période de quinze ans, cela a créé une distorsion qui aujourd'hui se paie par des outillages, des appareils et des technologies malheureusement beaucoup moins puissants et adaptés que ceux de leur concurrent.
Vous plaidez en faveur d'une réforme structurelle de l'écosystème global de compétitivité en France. De votre point de vue, faut-il aider indifféremment toutes les ETI ou plutôt se concentrer sur des secteurs stratégiques ?
Il est toujours risqué de tenter de définir ce qu'est un secteur stratégique. Il s'agit d'un risque pour la puissance publique car si elle se trompe, elle engage l'argent public dans une mauvaise direction. D'ailleurs, on ne sait pas à l'avance quels secteurs seront stratégiques demain. Il me semble qu'il est préférable de créer en France un environnement du travail et de la production propice au développement des innovations de demain. Cette réponse mériterait d'être nuancée. L'intervention de l'État peut effectivement être moteur dans le développement de certains secteurs qui, pour certains, demandent des investissements tellement massifs qu'ils sont très difficiles à réaliser sans ce soutien ou commande publique. Toutefois, le premier objectif, si l'on souhaite obtenir un retour sur investissement suffisamment diffusé sur l'ensemble du territoire, est d'être doté d'un environnement raisonnablement aligné sur l'environnement européen. Le retour sur investissement d'un tel effort est réel et assez rapide.
Quelles spécificités françaises verriez-vous à l'intérieur d'un environnement européen assaini ?
Nous disposerions de nombreux atouts si notre environnement était compétitif. Les Français sont parmi les plus productifs au monde – parmi les indépendants, le niveau de productivité est même plus élevé qu'en Allemagne. Nous sommes avantagés sur le plan géographique. Notre tradition industrielle est très forte et notre tropisme d'innovation et d'entrepreneuriat a grandi. L'ensemble de ces facteurs constitue un terreau sur lequel peuvent se développer des entreprises. Par ailleurs, un environnement assaini inciterait probablement à la relocalisation d'activités de certaines entreprises. Il s'agirait de relocalisations durables, non pas en raison des subventions allouées mais grâce à la compétitivité de l'environnement – ce qui est tout à fait à notre portée. En outre, les grosses PME pourraient se développer et évoluer vers des ETI de 20 millions à 50 millions d'euros de chiffre d'affaire, et même devenir de grands groupes.
Quel rôle jouez-vous auprès du tissu de formation régional ? Vos entreprises adhérentes entretiennent-elles des liens avec le système scolaire et universitaire ? Quelle part prenez-vous dans la construction d'une connaissance professionnelle commune ?
Comme je l'indiquais précédemment, 70 % des ETI sont implantées dans les territoires. Nous avons donc créé des clubs régionaux – et non des branches régionales qui rassembleraient uniquement des concurrents – qui travaillent en grande proximité avec les exécutifs régionaux. Ces clubs représentent un facteur de lien avec les collectivités locales, mais permettent aussi de rassembler des entreprises de même type, donnant aux dirigeants l'occasion d'échanger avec des pairs alors qu'ils sont parfois isolés dans leur management. Ce lien qui unit les collectivités locales et les entreprises est à notre sens précieux dans la mesure où il contribue à créer un écosystème français fort – et même meilleur que celui des Allemands dont on dit souvent qu'ils savent chasser en meute.
Nous avons perdu 2 millions d'emplois industriels. Pour les jeunes, l'industrie ne représente pas du tout un secteur attractif. Ils voient à la télévision des fermetures de site tout le temps. Cela ne donne pas envie de travailler dans l'industrie… Récréer un environnement favorable permettrait aussi de relancer les recrutements en convainquant les jeunes que l'industrie est pourvoyeuse d'emplois stables, de bons salaires et que l'on peut y faire carrière. Un travail de lien et d'éducation est donc à réaliser. Les mesures qui ont été prises, notamment pour remettre l'apprentissage au centre des politiques publiques, sont très importantes si l'on veut reconstruire un Mittelstand français. L'Allemagne, qui travaille sur cet aspect depuis cinquante à soixante ans, a construit cet apprentissage comme une marque ayant une vraie valeur à la fois dans le rapport entre la collectivité territoriale et les entreprises, mais aussi au sein même des entreprises, dans lesquelles certains dirigeants ont commencé en tant qu'apprentis.
2021 est une année record en France qui se traduit par plus de 500 000 contrats d'apprentissages, soit une augmentation significative par rapport à il y a quatre ans.
Cette commission d'enquête s'intéresse à la relocalisation industrielle et à la réindustrialisation. Pour que des entreprises s'installent, elles doivent pouvoir disposer de main-d'œuvre. Pôle emploi propose actuellement un million d'offres d'emploi qui ne trouvent pas preneur. Je souhaiterais votre avis sur ce sujet qui renvoie l'image d'une difficulté dans le recrutement du personnel lorsque l'on crée une entreprise. Cette situation est-elle imputable aux salaires qui ne sont pas suffisamment attractifs ? Est-elle liée à un problème de formation, les personnes éloignées de l'emploi éprouvant de réelles difficultés à y revenir ? Quelles seraient les mesures d'urgence à prendre de façon à résorber cette pénurie ?
Comme je l'indiquais précédemment, nous avons beaucoup éloigné les jeunes de l'industrie. Quand vous faites référence aux problèmes d'emploi, cela concerne actuellement surtout les services, ainsi qu'un certain nombre de métiers spécialisés. Ainsi, dans l'industrie, il est difficile de recruter des régleurs pour la simple raison que les filières se sont désagrégées, qu'un certain nombre de savoir-faire a disparu et que, par conséquent, la formation vers ces compétences s'est réduite. Cela va donc supposer d'œuvrer à la mise en place de nouvelles formations en présentant l'industrie comme un secteur attractif. Nous n'avons pas de problématique liée aux salaires – contrairement à certains métiers des services – mais nous souffrons de réelles difficultés de formation : nous manquons de qualifications et de filières assurant la formation à ces dernières. De plus, les jeunes n'ont pas envie de se diriger vers des carrières qui ne leur paraissent pas porteuses dans un contexte de désindustrialisation constante. D'autres facteurs peuvent également entrer en ligne de compte. Le taux de chômage s'élève encore à 7 % contre seulement 3 à 4 % dans d'autres pays, ce qui interroge sur le sujet de l'éducation et du fléchage. Il peut également se poser la question du transport et de la localisation dans certains territoires, notamment pour les femmes, lorsqu'elles sont seules avec des enfants à charge. Nous ne rencontrons pas vraiment de difficultés à recruter dans les entreprises bien structurées qui donnent une perspective mais plutôt sur des postes techniques spécialisés. Il faut bien évidemment tenir compte de l'impact de la crise sanitaire, qui est venue bouleverser nos habitudes et a pu changer pour certains, du moins provisoirement, leur rapport au travail. Il est sans doute nécessaire de laisser un peu de temps aux gens pour qu'ils passent outre ce choc et se réhabituent à travailler dans des conditions normales.
Ne faut-il pas également prendre en compte une question d'inégalité territoriale face au chômage ? Certains bassins d'emploi connaissent en effet déjà un chômage frictionnel de 4 % à 6 %, tandis que d'autres sont touchés par un taux de chômage bien plus important, bien qu'il y ait des personnes qualifiées, parfois issues de l'industrie, et qui sont compétentes. Ne peut-on pas estimer qu'il existe une question autour de la mobilité professionnelle et physique des salariés, pour permettre à des entreprises situées dans des bassins d'emploi dans lesquels les recrutements ne sont plus possibles, d'attirer sur leur territoire des salariés venant de territoires plus éloignés et qui seraient en demande, car issus d'un bassin d'emploi beaucoup plus en difficulté ?
On peut en effet considérer qu'il existe un sujet autour de la mobilité, ou autour du tissu économique en soi. On peut favoriser la mobilisation des salariés, mais on peut également développer des activités mieux réparties sur les territoires. Sur ce point, l'industrie française est assez bien répartie sur le territoire. Elle s'apparenterait au modèle allemand si elle était plus développée. Disposer d'un écosystème généralement compétitif est important dans la mesure où cela permet le développement d'activités dans des territoires moins pourvus en la matière et donc davantage fragilisés. Faire déménager les salariés s'avère toujours plus compliqué, car cela engendre des difficultés de logement ou d'emploi pour les conjoints, alors que développer un tissu économique plus fort paraît constituer un objectif plus pertinent.
La capacité des élus et des entreprises à travailler de concert à l'échelle territoriale et à l'échelle des bassins d'emploi est aussi importante, afin de trouver des solutions très pragmatiques. Certaines collectivités territoriales ou de certaines villes ont mis en place des groupes de travail autour de l'attractivité du territoire, par exemple sur la possibilité d'intégrer le conjoint à la mobilité, ce qui peut être un facteur bloquant. Ce genre de difficulté peut trouver des solutions par la coopération entre l'ensemble des collectivités territoriales et les entreprises.
C'est également l'ensemble de l'écosystème réuni dans un dispositif de Territoire d'industrie qui permet de développer ce genre de politique locale.
On caractérise essentiellement la faiblesse de l'industrie dans le propos quotidien par la faiblesse du nombre d'ETI mais vous n'avez pas commenté la faiblesse de notre capacité d'investissement pour développer nos entreprises françaises.
Vous avez décrit des contraintes fiscales. Or, il me semble que les dirigeants ne craignent pas tant le poids de la fiscalité que l'incessante variabilité des règles fiscales dans ce pays. Quelle est votre opinion sur ce point ?
S'agissant du crédit d'impôt recherche – que je ne souhaite absolument pas remettre en cause – je ne partage pas tout à fait votre enthousiasme en matière de résultats, que j'observe à l'aune des 3 % de PIB auxquels nous étions censés parvenir au début des années 2000. Si l'État, qui s'était engagé à assumer un tiers de ces 3 %, semble à peu près avoir rempli sa part de contrat, la stagnation à 2,19 % de moyenne paraît en revanche imputable à la faiblesse de l'investissement en recherche de nos entreprises. Je déplore à ce titre l'abandon du premier pôle mondial de recherche en dermatologie, Galderma, par le groupe L'Oréal.
Il existe aujourd'hui une très forte production monétaire et les financements des entreprises sont beaucoup plus importants qu'ils ne l'étaient il y a dix ou quinze ans. La première source de financement d'une entreprise, qui lui permet de conserver un actionnariat et de porter son projet à long terme sans envisager une sortie de capital ou une vente qui la contraindrait à mener des politiques de court terme, est bien l'autofinancement. Lors de la création de Sisley, nous n'avons pas distribué de dividendes pendant vingt ans, afin de pouvoir autofinancer notre entreprise, pour conserver notre capital et donc porter notre projet sur le long terme. Cela peut par exemple supposer d'investir vingt ans à perte dans une filiale à l'étranger afin de pouvoir lancer cette dernière, pour aboutir à moyen terme au développement d'une entreprise moyenne à grande, puissante et compétitive sur le plan mondial.
On constate c'est vrai une véritable problématique de variabilité des règles fiscales. Pour les entreprises qui produisent en France tout en se développant à l'international, on observe également une instabilité des règles sur les prix de transfert. Si ces derniers sont en permanence remis en cause par l'administration fiscale, les entreprises vont avoir tendance à délocaliser leurs centres de production pour contourner le problème. On constate en France une grande variabilité non seulement des règles, mais aussi de l'application des règles en la matière. C'est un vrai sujet !
La désindustrialisation est un facteur qui peut diminuer l'impact de la recherche française. En effet, les entreprises qui se portent bien vont développer la recherche tandis que d'autres vont disparaître, ce qui va entraîner avec elle la recherche dans leur domaine. Quant aux grandes entreprises, la compétitivité de l'environnement français, mais aussi parfois le développement dans d'autres zones du monde, peut favoriser le développement de pôles de recherche dans d'autres pays pour faire face à d'autres besoins. Par exemple, en cosmétique, l'un des grands champs de développement se trouve en Asie. Il est donc évident que, sur une partie de la recherche, l'adaptation à la clientèle asiatique peut permettre aux groupes français de rester compétitifs. L'activité de recherche est liée à la présence de l'activité industrielle en France. Plus on perd de savoir-faire, moins la recherche sera développée sur notre territoire.
Vous avez plaidé pour une politique industrielle globale de l'écosystème à travers une baisse de la fiscalité de production, une baisse des impôts de production ou encore un soutien aux capitaux propres. En quoi une telle politique peut-elle garantir le maintien des centres de décision, des centres de recherche et des unités de production dans les régions ? Faudrait-il conditionner les aides ou les dispositifs ?
Les taxes auxquelles vous faites référence ne sont payées que par les entreprises situées en France. Donc, si demain je délocalisais mon entreprise dans un autre pays, je ne paierais plus la fiscalité sur la transmission française. Si je choisissais de délocaliser mes centres de production, je ne paierais plus les taxes de production française. Le fait est que ces taxes ne doivent être acquittées que par des entreprises travaillant et produisant en France, ce qui est dramatique. Par conséquent, si l'on fait d'autres choix économiques, on ne les paie plus ou on les paie moins. Nous ne plaidons pas pour la suppression des taxes de production, mais pour leur alignement sur l'écosystème européen. Si une entreprise monte son centre de production en Pologne, elle ne paiera quasiment aucune taxe de production. C'est parce qu'on produit en France que l'on est taxé. Mais si je suis en concurrence avec des produits importés, ils ne supportent pas les mêmes taxes. Comme je le disais plus tôt, nous avons instauré un système de droits de douane inversé, sans réel contrôle.
Je souhaiterais également aborder un point qui me semble très important. Nous ne disposons en France d'aucun indicateur de taxe de production. Aucun organisme d'État n'est en mesure de donner chaque année aux pouvoirs publics, à la presse ou aux chefs d'entreprise le montant global annuel officiel des taxes de production, que l'on pourrait comparer à ceux de nos voisins européens et dont on pourrait mesurer l'évolution. Nous n'avons pas non plus d'indicateur portant sur la transmission d'entreprises. Les études sur la transmission fournissent uniquement des montants globaux. Nous ignorons si les transmissions d'ETI se font ou pas, si les mesures prises sont efficaces ou pas. Il faudrait certainement s'équiper de façon à disposer d'éléments qui nous permettent de juger de l'efficacité des politiques. À ce jour, nous n'avons construit aucun modèle de retour sur investissement généré par la baisse des taxes de production. À trois ans, cela coûte-t-il à l'État ? Le cas échéant, combien cela coûte-t-il ? Si l'on baisse les taxes de production, l'impôt sur les bénéfices augmente mécaniquement. Ces indicateurs représentent un outil vraiment indispensable dans la prise de décisions efficaces pour construire à la fois une économie de long terme et un Mittelstand dans les territoires.
Messieurs, je vous remercie. Nous arrivons au terme du temps imparti pour cette audition.
Je vous propose de compléter nos échanges en envoyant au secrétariat les documents que vous jugerez utiles à la commission d'enquête. Nous serons ravis de les intégrer à nos travaux.
L'audition s'achève à dix heures trente.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicament
Réunion du jeudi 28 octobre 2021 à 9 h 30
Présents. – M. Frédéric Barbier, M. Jean-Noël Barrot, M. Philippe Berta, M. Guillaume Kasbarian, M. Gérard Leseul
Excusés. – M. Bertrand Bouyx, Mme Véronique Louwagie, M. Jacques Marilossian