Mission d'information de la conférence des Présidents sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Coronavirus-Covid 19
Présidence de M. Julien Borowczyk
La mission d'information procède à l'audition M. Francis Delon, ancien secrétaire général de la défense nationale de 2004 à 2014.
Mes chers collègues, nous auditionnons cet après-midi M. Francis Delo n, ancien secrétaire général de la défense nationale (SGDN) de 2004 à 2014.
La constitution des stocks stratégiques et la disponibilité des équipements de protection individuelle lors de la crise sanitaire du printemps sont un point central des travaux de notre mission d'information. À de multiples reprises est revenue la question de la doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes et à la transmission respiratoire, élaborée par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) en mai 2013.
Monsieur Delon, je vous souhaite la bienvenue. Nous avons entendu M. Louis Gautier et Mme Claire Landais, vos deux successeurs dans ces fonctions, avec lesquels nous avons évoqué la diffusion qui a été faite de cette doctrine. Il était indispensable que nous puissions faire le point directement avec vous sur les objectifs et les principes qui ont guidé le SGDSN dans l'élaboration de ce document, ainsi que sur sa portée exacte.
Avant de vous écouter, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Francis Delon prête serment.)
J'ai exprimé à la fin du mois de juillet le souhait d'être auditionné par votre mission d'information, parce que certains propos tenus sur ce que vous appelez la doctrine de 2013 appelaient de ma part un témoignage direct. Je me suis abstenu de prendre la parole devant la presse dans l'attente de cette audition.
Nommé en juillet 2004 à la tête du secrétariat général de la défense nationale, je suis resté dans ces fonctions jusqu'à la création du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, en 2009. J'ai été nommé secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale et j'ai quitté mes fonctions en 2014. Je les aurai donc exercées, au total, durant dix ans.
Si j'ai eu à traiter de nombreux sujets directement liés aux questions de défense, ce qui est normal pour un service du Premier ministre chargé d'assister celui-ci dans la coordination interministérielle de l'action de l'État en matière de défense, j'ai aussi été confronté à trois thématiques particulières : le terrorisme, la sécurité des systèmes d'information – ce qui a abouti à la création de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) – et le risque pandémique.
Alors que l'on sortait de l'épidémie de SARS, est apparu en 2003, en Asie, un nouveau virus de la grippe aviaire, le H5N1, hautement pathogène et transmissible à l'homme. Les évaluations de l'époque envisageaient jusqu'à 20 millions de malades en France, 500 000 personnes hospitalisées et 210 000 décès. Ce scénario ne s'est heureusement pas réalisé, mais la prise de conscience du risque pandémique et de ses conséquences potentiellement dévastatrices pour le pays s'est alors faite au sommet de l'État. J'ai, pour ma part, compris à ce moment que le risque pandémique pouvait constituer une menace stratégique, capable de déstabiliser notre pays. J'ai par conséquent veillé à ce qu'il soit reconnu comme tel dans le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 et intégré dans notre stratégie de protection. Dans ce document, le risque sanitaire est identifié, pour la première fois, page 55, comme un facteur de déstabilisation massive pour la population et les pouvoirs publics. Au surplus, le concept de sécurité nationale énoncé dans ce livre blanc était destiné à mettre en évidence qu'en plus des menaces traditionnelles liées à des agressions militaires, il convenait désormais de prendre en considération d'autres menaces, non militaires, telles que le terrorisme et la pandémie.
Cette évolution doctrinale conduira logiquement, en 2009, à transformer le secrétariat général de la défense nationale (SGDN) en secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Elle conduira aussi à modifier, par la loi de programmation militaire (LPM) de 2009, inspirée par le livre blanc de 2008, l'ordonnance du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense.
L'article L. 1142-8 du code de la défense, issu de la LPM de 2009, attribue désormais un rôle particulier au ministre de la santé, dont il définit ainsi les missions : « Le ministre chargé de la santé est responsable de l'organisation et de la préparation du système de santé et des moyens sanitaires nécessaires à la connaissance des menaces sanitaires graves, à leur prévention, à la protection de la population contre ces dernières, ainsi qu'à la prise en charge des victimes. Il contribue à la planification interministérielle en matière de défense et de sécurité nationale en ce qui concerne son volet sanitaire. »
Le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 continuera à identifier le risque sanitaire comme de nature à désorganiser nos sociétés, ce qui figure à la page 46.
Le Premier ministre avait demandé au SGDN, en février 2004, quelques mois avant mon arrivée, d'établir un plan gouvernemental de prévention et de lutte contre une pandémie grippale. Pourquoi avoir impliqué le SGDN dans cette préparation ? Parce que les questions à traiter n'étaient pas seulement d'ordre sanitaire ; elles avaient aussi trait au fonctionnement de diverses activités d'importance vitale, à l'ordre public et à la continuité de la vie économique et sociale – l'actualité illustre malheureusement le caractère protéiforme et l'ampleur exceptionnelle des conséquences d'une pandémie : la crise qui nous frappe est la plus grave que le monde ait connue depuis la seconde guerre mondiale. Dans ces conditions, l'approche devait nécessairement être interministérielle. C'est en raison de ses compétences en matière de planification de la réponse interministérielle à des situations de crise que le SGDN, administration placée sous l'autorité du Premier ministre, a été sollicité par celui-ci.
Le SGDN n'a évidemment pas travaillé seul. Le ministère de la santé a joué un rôle central ; beaucoup d'autres ministères, notamment celui de l'intérieur et Bercy, ont été sollicités. Le SGDN s'est attaché à faciliter la synthèse des contributions fournies par les ministères, chacun dans son domaine de compétences, et à assurer la cohérence des mesures proposées par rapport à une stratégie générale.
À partir du mois d'août 2005, nous avons travaillé avec le professeur Didier Houssin, directeur général de la santé, qui venait d'être nommé délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire (DILGA). Le décret du 30 août 2005 créant le poste de délégué interministériel placé auprès du Premier ministre le chargeait notamment de coordonner l'action de l'État contre un risque de pandémie de grippe d'origine aviaire et de suivre la mise en œuvre des mesures décidées dans le cadre du plan de lutte contre ce risque. Je garde un excellent souvenir de ma collaboration avec Didier Houssin, du fait non seulement des qualités remarquables de cet homme, que je tiens à saluer, mais aussi de la pertinence de la création de la petite structure qu'il animait avec brio. Le rattachement au Premier ministre lui conférait l'autorité nécessaire envers les différentes administrations concernées. Sa double fonction de directeur général de la santé et de DILGA lui assurait une légitimité dans le domaine médical et lui donnait une capacité d'action directe au sein du ministère de la santé. Le SGDN l'épaulait en lui apportant son expérience du travail interministériel.
Le premier plan de lutte contre la pandémie grippale date d'octobre 2004. Il était classifié, comme tous les plans jusqu'alors préparés par le SGDN. Ce ne sera plus le cas des versions qui suivront, car nous avons rapidement compris que, pour être réellement utile, un tel plan devait être accessible au public. Le plan a été révisé à cinq reprises. Il a donc beaucoup évolué, notamment au fil d'exercices qui ont permis de tester ses différentes versions, ainsi qu'à la lumière du retour d'expérience de la crise H1N1 de 2009. Sa dernière version, datant de 2011, est toujours en vigueur.
De 2005 à 2009, le plan a été testé lors de quatre exercices organisés par le SGDN, soit presque un par an : 2005, 2006, 2008, 2009. Le plan de 2011 a fait l'objet d'un cinquième exercice, en 2013. De tels exercices demandent des mois de préparation. Ils sont cependant indispensables pour familiariser avec le plan ceux qui auront à gérer la crise, pour leur permettre d'acquérir les bons réflexes et d'éviter des erreurs qui peuvent aisément être commises sous la pression des événements, alors qu'il faut souvent réagir vite, dans une incertitude sur les faits qui peut être grande. Ils aident aussi à entretenir une culture de la prévention au sein de l'État, au niveau central comme au niveau territorial, et, s'agissant de la prévention d'une pandémie grippale, plus largement dans la société civile. Le SGDSN conduit deux ou trois exercices dits majeurs par an sur des thématiques correspondant à l'état des menaces.
Une forte priorité a donc été donnée dans les années 2000 à la préparation au risque de pandémie grippale. Xavier Bertrand et Roselyne Bachelot, lorsqu'ils étaient ministre de la santé, ainsi que plusieurs parlementaires et des élus locaux, ont participé personnellement aux exercices dits majeurs que j'organisais en tant que SGDN. Didier Houssin vous a d'ailleurs dit, lors de son audition, que c'est à la suite d'un exercice de ce type auquel il avait participé avec Xavier Bertrand, que le ministre de la santé et lui-même ont été convaincus de la nécessité de se préparer activement et de façon interministérielle. J'ai eu durant cette période des contacts fréquents avec Xavier Bertrand et Roselyne Bachelot.
En accompagnement du plan de lutte contre la pandémie grippale, le SGDN a défini la méthode d'élaboration des plans de continuité d'activité des administrations et des entreprises, destinés à être mis en œuvre en cas de crise majeure pouvant affecter leur fonctionnement normal. Ces plans de continuité ont été mis en œuvre lors de la crise du covid‑19.
Tel est donc le contexte dans lequel le SGDN puis le SGDSN sont intervenus, dès 2004, de manière déterminée, pour aider l'État et le pays à se préparer à la survenance d'une pandémie grippale.
. À l'époque où j'étais SGDN, nous savions qu'il y avait autre chose, mais le débat s'est porté sur les masques. J'expliquerai pourquoi quand nous aborderons la doctrine de 2013 et la question des stocks. Bien entendu, dans le stock stratégique à la main et sous la responsabilité exclusive du ministre de la santé, il était prévu bien autre chose que les masques, à savoir des équipements protecteurs, des blouses, etc., mais notre problème à nous, SGDN, c'étaient les masques, parce que notre préoccupation n'était pas la protection des personnels de santé ou des malades, qui relevaient de la responsabilité du ministre de la santé, mais la protection des travailleurs qui, alors que la pandémie aurait frappé le pays, devaient continuer à travailler pour assurer la continuité de la vie économique.
Vous avez indiqué dans votre propos liminaire que le plan de pandémie grippale avait été révisé pour la dernière fois en 2011. Quel est votre avis sur ce point, étant donné qu'en 2012, l'émergence du Middle East Respiratory Syndrom (MERS-COV), un variant du coronavirus, aurait pu entraîner une révision ?
. Je rappelle que j'ai quitté mes fonctions en 2014. Ce plan de 2011 a fait l'objet d'un autre exercice. Un an avant de partir, en 2013, j'ai fait un nouvel exercice majeur qui a permis de vérifier son bon fonctionnement. L'exercice a donc eu lieu après que cet épisode sanitaire se fut produit. Ce dernier a donc été pris en compte.
Parmi vos attributions au SGDSN figurait la surveillance de la souveraineté nationale en matière d'équipements ou de fournitures. Nous avons abordé ce sujet lors d'une audition précédente, parce qu'en 2010, une usine de fabrication de masques, à Plaintel, avait été rachetée par Honeywell, rachat suivi d'une dilapidation de la structure opérationnelle, après quoi les commandes d'État avaient diminué. Était-il dans vos attributions de surveiller ce genre d'élément de souveraineté nationale ?
. La réponse n'est pas simple. Effectivement, le SGDSN a dans ses attributions la protection des grands investissements économiques pour s'assurer qu'en matière économique et stratégique, les intérêts français ne sont pas atteints par des investissements étrangers qui prendraient le contrôle d'activités qui doivent rester sous le contrôle national. À cet égard, un gros travail a été fait dans les années 2000. Lorsque nous avons commencé à travailler sur le plan de protection contre le risque de pandémie grippale, la question des masques s'est très rapidement posée. Il s'agissait de protéger les malades et le personnel médical. On ne parlait pas, à l'époque, de protection de la population générale, car on n'imaginait pas que quelqu'un ne présentant aucun signe de maladie pourrait être porteur du virus – la question se pose aujourd'hui à la lumière de ce que nous vivons. Autre enjeu, distinct : la protection des personnes qui, alors même que la pandémie sera installée, devront continuer à travailler pour faire vivre le pays.
Nous nous sommes vite aperçus que les masques étaient principalement produits en Asie. Nous avons eu la conscience très nette que les pandémies – nous avions l'exemple du SARS – débutaient en Asie, en particulier en Chine. Nous savions que la pandémie pouvait mettre hors d'état de fonctionner l'appareil productif chinois, à l'origine de la production des masques. Nous savions aussi que si la pandémie s'installait, il s'engagerait une compétition pour l'accès au matériel de protection et que nous aurions des difficultés à obtenir des masques s'ils devaient être importés. C'est pourquoi, sous Xavier Bertrand, et avec la contribution du SGDN et de Bercy, un gros effort a été fait pour inciter des entreprises françaises à développer une capacité de production de masques. À l'époque, on raisonnait en termes de masques FFP2, puisque la norme scientifique et médicale validait essentiellement ce type de masque. Ce sont ces masques que nous avons incité plusieurs PME à fabriquer en France.
Je ne saurais vous dire ce qui s'est passé ensuite, car je n'ai pas suivi les évolutions ultérieures, mais il faut comprendre que l'on parle là de PME, et non de grands investissements dans le domaine des télécommunications ou de l'énergie. Le sujet ne remonte donc pas forcément jusqu'au DGDSN – mais il est important.
Cela aurait impliqué de faire en sorte d'éviter que le repreneur de l'usine de Plaintel délocalise les chaînes de production en Tunisie…
. Je ne sais pas à quelle date cela s'est produit.
. En tout cas, je n'ai pas été alerté sur ce point.
La circulaire de Xavier Bertrand de 2011 préfigurait la doctrine de 2013, puisqu'elle indique que des équipements de protection individuelle, donc manifestement les masques, seront gérés, par l'intermédiaire de l'établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) et des agences régionales de santé (ARS), par les établissements de santé. Je cite l'annexe IV : « L'acquisition et la maintenance de ces équipements seront financées par les établissements de santé. […] Vous contractualiserez les modalités d'acquisition, de maintenance et de renouvellement de ces équipements avec les établissements de santé. […] Les ARS de zone vérifieront le respect des objectifs et l'opérabilité de ces équipements par l'intermédiaire d'inspections ciblées », en lien avec l'EPRUS.
M. Bertrand nous a dit qu'il s'agissait uniquement de postes sanitaires mobiles ou d'unités de décontamination, mais cela comprenait aussi, comme indiqué dans l'annexe IV, les équipements de protection individuelle du type masque. Cette circulaire et les attributions du SGDSN vont dans le sens d'une « décentralisation » des équipements de protection vers les établissements de santé.
. Cette thèse est erronée, ce qui me conduit à faire une mise au point essentielle, une confusion s'étant peu à peu établie.
S'agissant des masques, il existe deux mécanismes. Le premier est celui du stock stratégique, placé sous la responsabilité du ministre de la santé et destiné aux malades et aux personnels soignants. Je peux vous fournir toutes les références figurant dans les plans depuis 2009. J'en citerai quelques exemples.
Le plan de 2009 comprend la fiche-mesure C7, qui dit ceci : « Distribution des produits de santé et de protection aux malades. Masques. Un stock de 1 milliard de masques chirurgicaux ou masques anti-projection est constitué par l'État, afin que chaque malade puisse en disposer gratuitement, en même temps que son traitement antiviral, afin de protéger son entourage pendant la durée de la maladie. » Le plan de 2011, toujours en vigueur, contient des dispositions à peu près semblables, mais il n'y a plus d'indication de volume, parce qu'à la suite de la crise H1N1 de 2009, des critiques se sont élevées, notamment de la part de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, concernant la rigidité du plan appliqué à l'époque. On a tiré la leçon et l'on n'a plus fixé de chiffre, mais chacun avait à l'esprit qu'il devait rester autour du milliard de masques. Il s'agit de la protection des malades et du stock stratégique, qui relève de la responsabilité du ministre de la santé, qui le finance.
Se sont ajoutés, parmi les bénéficiaires du stock stratégique, les personnels de santé. C'est là que réside l'ambiguïté. Le plan de 2009, comme le plan de 2011, prévoit explicitement que les personnels de santé, quels qu'ils soient, reçoivent gratuitement des masques prélevés sur ce stock. La distribution de masques aux personnels de santé est faite à partir du stock stratégique constitué par le ministre de la santé.
Dans le plan de 2009, la fiche-mesure G4 est ainsi rédigée : « Acquisition des appareils de protection respiratoire et des masques chirurgicaux. […] Le principe adopté est que l'organisme utilisateur est le payeur. À noter cependant que, pour tous les professionnels du monde de la santé, les stocks constitués par le ministère chargé de la santé seront distribués gratuitement, en situation de pandémie, à tous les professionnels libéraux, hospitaliers et assimilés notamment les sapeurs-pompiers intervenant dans la prise en charge des malades. » Dans le plan de 2011, la fiche-mesure 0D5/1 est ainsi rédigée : « La décision d'acquérir des produits de santé, des dispositifs médicaux ou des équipements de protection individuelle pour la prise en charge des personnes malades, des sujets contact et la protection des professionnels de santé, relève du ministre en charge de la santé et est mise en œuvre par l'établissement public de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS). »
Les choses sont claires : il existe un stock stratégique destiné aux malades et aux personnels de santé.
D'autre part, la doctrine de 2013 a un tout autre objet. Elle ne vise pas du tout les mêmes personnes : elle ne concerne ni les malades ni les personnels de santé. La doctrine de 2013 ne parle pas de ces derniers. C'est là que réside la grande ambiguïté. Elle s'applique aux employés, qu'ils soient publics ou privés, qui doivent travailler en cas de pandémie.
. Nous reviendrons sur la doctrine de 2013. Ma question portait sur la circulaire de 2011, qui indique clairement : « Dorénavant, les moyens de réponse aux situations sanitaires exceptionnelles nécessaires au secteur hospitalier pour l'exercice de leur mission relèvent de deux catégories. Les équipements tactiques : il s'agit des équipements dont doivent disposer les établissements de santé. […] L'acquisition et la maintenance de ces équipements seront financées par les établissements de santé. »
. Il s'agit d'une circulaire interne du ministère de la santé qui définit la façon dont le stock stratégique que je viens de définir, pour les malades et professionnels de santé, est géré, au niveau central – ou pas. C'est une question de modalité de gestion du stock. Cela n'a rien à voir avec la doctrine de 2013.
. Vous m'avez demandé s'il y avait un lien ; je vous réponds qu'il n'y en a pas.
. Je voulais simplement revenir sur la circulaire de 2011 pour mettre les choses au clair et différencier stocks stratégiques et équipements tactiques. On a du mal à la trouver sur l'internet, et c'est pourquoi je l'ai fait envoyer à tous nos collègues.
. Je ne fais pas la même lecture que notre président de la circulaire de 2011. En premier lieu, nous en avons eu connaissance, puisque Xavier Bertrand nous l'a remise officiellement lors de son audition par la mission d'information, à l'époque où Mme Bourguignon en assurait la présidence. Ensuite, cette circulaire indique clairement, comme M. Delon vient de l'analyser, que les masques ne figuraient pas parmi les équipements tactiques qui avaient été très précisément listés par le ministre, lesquels relevaient des stocks stratégiques. Il en existe deux interprétations, mais pour moi, les choses sont claires. Le directeur général de la santé de l'époque, Jean-Yves Grall, l'avait d'ailleurs analysée dans le même sens lors de sa propre audition.
Vous avez rappelé l'esprit de la doctrine de 2013 ; il est pour moi transparent. Cette doctrine a été l'objet d'interprétations plus ou moins polémiques ou associées à des arrière-pensées, tendant à dire que si nous n'avons pas disposé de masques au cœur de la crise sanitaire, c'est que les personnes qui auraient dû constituer un stock n'avaient pas fait leur travail. Vous écartez l'hypothèse que les professionnels de santé auraient été concernés par l'application de la doctrine de 2013. De fait, nous avons auditionné les représentants des hôpitaux publics, des hôpitaux privés, des maisons de retraite, des médecins libéraux, qui tous nous ont déclaré qu'ils n'en avaient jamais eu connaissance. On nous a dit qu'elle avait été communiquée à tous les ministères concernés. Qu'en est-il ? Vous nous avez dit à qui elle s'adressait, mais comment a-t-elle été communiquée ? En avez-vous suivi la diffusion ?
Cette doctrine a fait l'objet d'heures de discussions devant notre mission d'information. Vous êtes au cœur de la question. Pourriez-vous prendre quelques instants pour nous en parler ?
. Cette doctrine a été diffusée sous ma signature le 16 mai 2013 auprès des administrations suivantes : Présidence de la République, Premier ministre, ministère des affaires étrangères, ministère de l'éducation nationale, ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, ministère de la justice, ministère de l'économie et des finances, ministère des affaires sociales et de la santé, ministère de l'intérieur. Bref, toutes les administrations ont été destinataires. J'ai adressé ces courriers aux correspondants naturels du SGDSN dans les ministères, à savoir aux hauts fonctionnaires de défense et de sécurité nationale, qui, pour la plupart, depuis les années 2010, en sont les secrétaires généraux, c'est-à-dire les plus hauts fonctionnaires. Je leur ai demandé de me faire savoir, avant le 31 mai 2013, car il y avait une certaine urgence, les modalités qu'ils envisageaient pour sa diffusion et sa mise en œuvre au sein de leur ministère et des secteurs d'activité qui relevaient de leur compétence. Ils ont tous répondu. Je tiens à votre disposition les courriers que j'ai reçus de ces administrations, m'informant que cela ne leur posait pas de problème et ce qu'ils comptaient faire.
Je voudrais dire un mot de la note de couverture de la transmission de cette doctrine, que je vous remettrai aussi. Très éclairante, elle dit ceci : « Entre 2006 et 2009, une première doctrine de protection avait été définie, principalement fondée sur la diffusion et l'usage de masques de protection individuelle de type FFP2, dont les administrations, collectivités et entreprises ont fait l'acquisition en grand nombre. Lors de la pandémie du virus H1N1 de 2009, il a été demandé au ministère de conserver les masques FFP2 périmés, dans l'attente de consignes. Il a été procédé à des achats de nouveaux masques. Au lendemain de la pandémie de 2009, il est apparu nécessaire d'évaluer la pertinence de cette doctrine, tant au regard de son efficacité comme mesure de protection que de son efficience. Il a été constaté en effet une très faible utilisation du port du masque FFP2, y compris dans la période où la gravité de la pandémie était perçue comme la plus forte par l'opinion. » Pour l'avoir moi-même testé, il est en effet difficile d'en supporter le port dans la durée. Je poursuis : « Sollicité par le ministère de la santé, le Haut Conseil de la santé publique a rendu, le 1er juillet 2011, un avis préconisant une révision profonde des principes qui avaient prévalu jusqu'alors, à savoir un usage généralisé du masque FFP2. » Le Haut Conseil estime donc que, pour des malades, des personnes qui ne sont pas en contact direct avec du personnel soignant, le masque chirurgical est suffisant. Je poursuis : « Par ailleurs, confronté à la perspective d'un renouvellement très coûteux des masques arrivés à péremption, les ministères se sont tournés vers le SGDSN pour savoir s'ils devaient détruire les masques et les remplacer à l'identique. […] La nouvelle doctrine devrait générer des économies importantes d'acquisition et de stockage, en limitant l'usage des masques aux seules catégories de postes de travail qui le nécessitent réellement, en fonction des situations précisées au 5. de la note. Les acquisitions de masques de type FFP2, à la fois inconfortables et coûteux, devraient être sensiblement réduites, tandis que l'usage de masques chirurgicaux légers, destinés à protéger autrui, devrait être plus fréquent. Parallèlement, les masques FFP2 arrivés à péremption ne doivent plus être utilisés. Les administrations intéressées devront s'adresser à l'UGAP qui a passé un marché groupé pour leur destruction. »
Tel est le contexte. On s'appuie sur l'avis du Haut Conseil de la santé publique de 2011 pour dire aux administrations, qui, depuis 2004, étaient mises sous tension pour acquérir des masques pour se protéger en cas de pandémie, et qui l'avaient fait, que ces masques arrivent à péremption, que l'on sait qu'elles rencontrent des difficultés pour financer les renouvellements et ce qu'il faut désormais faire. Elles auront des masques moins coûteux et d'une durée de vie plus longue.
J'ajoute que cette note précise, dans une note de bas de page, qu'entre 2006 et 2009, les administrations et les opérateurs ont acquis plus de 1 milliard de masques, pour une somme totale de 500 millions d'euros. Il est question ici non pas du stock stratégique, mais des acquisitions faites par l'État en tant qu'employeur afin de protéger ses employés qui devront travailler en cas de pandémie et par les entreprises, pour protéger leurs propres employés.
C'est donc l'employeur qui paie. Ce n'est pas la doctrine de 2013 qui l'invente : depuis 2004, cela a toujours été la règle, et cela ne change pas.
Le public destinataire est toujours le même, c'est-à-dire les employeurs publics et privés, notamment les employeurs du secteur des opérateurs d'importance vitale qui doivent se préparer à maintenir leur activité en cas de pandémie.
Ce qui change, c'est la nature du masque. C'est en ce sens qu'il s'agit d'une nouvelle doctrine.
. Au regard de votre expérience, pourquoi, selon vous, le plan pandémie grippale n'a-t-il plus été actualisé ni fait l'objet d'un exercice après 2013 ? Pensez-vous que ce fut une erreur ?
. C'est une question à poser à mes successeurs. Comme je l'ai indiqué, le plan de 2011 avait fait l'objet de nombreuses déclinaisons. Il n'est pas anormal de penser qu'étant l'aboutissement d'un lourd travail et profitant de l'expérience acquise pendant près de dix ans, il avait vocation à durer un peu plus longtemps que les plans antérieurs. Il ne me paraît donc pas anormal qu'il n'ait pas été de nouveau révisé.
Je pense qu'il est souhaitable de faire des exercices régulièrement. Entre 2004 et 2013, le plan pandémie grippale a donné lieu à cinq exercices, mais, apparemment, il n'y en a plus eu après. Il y a eu, à ma connaissance, le projet d'effectuer un tel exercice en 2017, mais je ne crois pas qu'il ait eu lieu sous cette forme.
Quand on est dans l'action, on est confronté à de multiples urgences et à de multiples priorités. Pour ma part, je ne porte pas de jugement sur ce qui a pu être fait à cet égard. J'aurais peut-être agi de même si j'avais été aux affaires, confronté aux mêmes difficultés.
. Vous avez rappelé qu'au moment de l'épisode de grippe aviaire, le professeur Houssin avait été nommé DILGA. Au regard de votre expérience, l'activation de la cellule interministérielle de crise le 17 mars dernier ne vous apparaît-elle pas trop tardive ? N'y a-t-il pas eu un défaut de coordination interministérielle pour faire face au lourd défi auquel notre pays était confronté ?
. J'ai cru comprendre en écoutant certaines des auditions précédentes que si, formellement, l'activation de la cellule avait été faite le 17 mars, en réalité, le travail et la coordination ministériels s'étaient mis en place beaucoup plus tôt. Je ne connais pas dans le détail ce qui s'est passé durant cette période, mais je sais toute la difficulté qu'il y a à gérer une crise. Sous la pression des événements, chacun fait au mieux. J'ai l'impression que le Gouvernement a essayé de faire au mieux dans un contexte très difficile.
Il faut également regarder ce qui s'est passé en dehors de nos frontières. Avons-nous fait plus mal que d'autres ? C'est à votre mission d'information de l'établir. Pour ma part, je suis réticent à porter un jugement sans connaître tous les faits et le détail de ce qui s'est passé au début de l'année 2020.
. Vous avez cité le chiffre de 1 milliard de masques pour le stock stratégique, faisant suite à une recommandation de 2009. Nous avons eu connaissance de l'avis d'un épidémiologiste, le professeur Stahl, qui, consulté par Santé publique France en 2018, avait émis une préconisation de 1 milliard de masques. Confirmez-vous que la jauge pertinente des stocks stratégiques pour la protection des personnes potentiellement malades était de 1 milliard de masques ?
. Mon souvenir de l'époque correspond à cela. Naturellement, ce n'est pas le SGDSN qui s'est avisé de fixer un chiffre ; celui-ci l'a été à partir de préconisations d'autorités médicales, qui évaluaient quel pouvait être le nombre de malades, la durée possible de la pandémie, etc. On arrivait toujours autour de ce chiffre de 1 milliard. En 2011, lors de la révision du plan, il n'a plus été fixé de chiffre. On a dit qu'un stock stratégique devait être constitué par le ministre de la santé, mais cela ne signifiait pas pour autant un revirement sur le chiffre. Chacun a dans l'esprit que la bonne jauge est d'environ 1 milliard.
. Je précise, en réponse au rapporteur, que nous avions bien reçu la circulaire de 2011, mais que, depuis que j'ai accédé à la présidence, je souhaite que tous les membres de la mission d'information aient accès aux informations. C'est pourquoi j'ai voulu que chacun la reçoive par courriel. En réunion de bureau, hier, nous avons d'ailleurs décidé d'organiser une réunion de travail afin de discuter des différents documents que nous avons en notre possession.
Dans le prolongement de votre propos liminaire, confirmez-vous, monsieur Delon, que la doctrine du 16 mai 2013 n'exonère en aucune manière l'État de son rôle de protection et de stockage de masques ?
Presque tous les employeurs que nous avons auditionnés ont déclaré qu'ils n'étaient pas au courant. Vous semble-t-il normal qu'il n'y ait pas eu, très en aval, de contrôle de l'application et de la bonne compréhension de la doctrine de 2013, puisque, au bout de plusieurs semaines d'auditions, nous avons nous-mêmes toujours des interrogations concernant son périmètre et sa définition ? S'agissait-il d'une simple recommandation, sans caractère obligatoire puisque basée sur le volontariat ?
Je souhaiterais d'autre part recueillir votre avis sur la fiabilité et la transparence des informations provenant de Chine. Sachant que les premières alertes datent de fin décembre 2019, que, le 7 janvier, le séquençage du virus a été réalisé, que la Chine a fortement réagi, en confinant, le 23 janvier, une ville de plus de 10 millions d'habitants et que l'OMS a déclaré, le 30 janvier, l'urgence de santé publique de portée internationale, que vous inspirent les chiffres de décès avancés par les autorités chinoises ?
. Monsieur le président, je vous remercie de la décision que vous avez prise et, pour ce qui est de mon groupe, nous nous en félicitons.
Monsieur Delon, chacun aura compris l'importance que revêt votre intervention pour la rédaction du rapport de M. Ciotti.
Au cours des auditions, nous avons constaté que l'avis du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale s'inscrivait dans la stricte continuité de celui du Haut Conseil de la santé publique visant à restreindre le champ des bénéficiaires de masques FFP2 aux soignants et à toutes les personnes en contact avec le public et qu'il préconisait un stock tournant, plus proche de la gestion des établissements de santé. L'avis du secrétariat général est héritier de la décision de 2011. Certes, des changements sont intervenus en 2015 et 2016 dans la gestion du stock de masques – le lieu de stockage a été modifié, l'EPRUS a fusionné avec Santé publique France –, mais on reste dans l'esprit défini en 2011 et conceptualisé dans la doctrine de 2013. Confirmez-vous que le changement de doctrine en 2013 est conforme à l'avis de 2011 ?
Par ailleurs, quel était l'état de la réflexion au plan européen ? La gestion des stocks de masques et la réponse à une éventuelle pandémie ont-elles fait l'objet d'un travail avec nos partenaires de l'Union européenne ?
. Le SGDSN, service du Premier ministre, dispose d'une autorité équivalente à celle que le Premier ministre exerce sur les membres du Gouvernement. La doctrine de 2013 s'adresse aux ministères et leur dit ceci : vous avez un travail à faire ; pour les personnes qui auront à travailler au ministère en cas de pandémie, vous devez constituer des stocks, vous organiser pour les financer et prélever sur votre budget la part nécessaire. Le document ajoute : vous devez inciter les entreprises publiques ou privées figurant dans votre périmètre à faire de même. « Inciter », parce qu'il s'agit de l'application de dispositions du code du travail prévoyant que l'employeur doit protéger la santé des salariés. C'est donc à l'employeur d'apprécier l'étendue de ses obligations, avec le risque, s'il ne les remplit pas, d'en subir les conséquences, y compris sur le plan pénal. Une très grande marge d'appréciation est laissée à l'employeur. C'est bien une recommandation, mais dont la valeur est naturellement plus forte à l'égard des administrations que des entreprises.
Concernant le suivi, nous demandons à chaque ministère de faire son travail, c'est-à-dire de s'assurer, d'abord pour lui-même, qu'il a été procédé à des achats suffisants et que l'argent nécessaire pour constituer les stocks de masques a bien été mis de côté. Nous lui demandons aussi de faire ce travail à l'égard des secteurs d'activité qu'il contrôle. En 2016, après mon départ, il y a eu une relance de la doctrine de 2013, rédigée presque dans les mêmes termes que la note du 16 mai 2013 que je vous ai lue, et adressée aux mêmes destinataires. Elle dit : nous vous rappelons que cette doctrine existe et nous vous demandons de vous assurer que ces dispositions sont bien appliquées. Cela prouve d'ailleurs qu'en 2016, ceux qui m'ont succédé n'ont pas mis en doute la pertinence de la doctrine de 2013.
J'ajoute que j'ai cru comprendre que le Gouvernement avait demandé en juillet dernier aux entreprises de s'assurer qu'elles avaient des stocks de masques pour leurs employés. J'en déduis que la doctrine de 2013 était toujours considérée comme pertinente. Au demeurant, si elle ne l'avait pas été, on aurait eu amplement le temps, depuis 2013, de la changer.
Je confirme que la doctrine de 2013 se situe strictement dans la ligne de l'avis du Haut Conseil de la santé publique de 2011 et que le seul élément nouveau est ce que dit l'avis de 2011, à savoir qu'on passe des masques FFP2 aux masques chirurgicaux. Pour le reste, rien ne change. Le fait que cela s'applique aux personnes employées qui doivent travailler, qu'elles soient employées publiques ou privées, et que ce soit l'employeur qui paie, tout cela était vrai avant et reste vrai après. Rien ne change non plus à ce sujet, contrairement à ce qui a pu être dit, y compris devant vous.
La modification du stock stratégique et de la localisation en 2015-2016 est un sujet distinct, puisque, comme je l'ai expliqué, la doctrine de 2013 ne traite pas du stock stratégique, elle traite d'autre chose. Puisque j'ai dit qu'en 2009, on avait évalué à 1 milliard le nombre de masques devant être achetés en application de l'obligation pesant sur les employeurs, il pourrait être intéressant pour votre mission d'information de vérifier l'effet de la doctrine de 2013 sur l'équipement des employeurs. J'ai encore dans l'oreille les informations rapportées par la presse au début de la crise, selon lesquelles plusieurs grandes entreprises, comme EDF, avaient cédé leurs stocks, constitués en vertu de la doctrine de 2013, à l'État ou à des établissements hospitaliers. Heureusement, cette doctrine de 2013 a été appliquée ! Il y avait aussi des stocks dans des collectivités territoriales, en application de cette même doctrine. Je le martèle : il y a deux sujets distincts.
La doctrine de 2013 n'est pas un moins, c'est un plus. Elle permet de compléter le stock stratégique par d'autres stocks de masques décentralisés chez les employeurs au profit de ceux qui doivent poursuivre leur activité pendant la pandémie.
Faut-il croire les Chinois ? La réponse est dans la question. L'ampleur exceptionnelle des mesures prises par la Chine, le confinement d'agglomérations de plusieurs millions d'habitants doivent nous alerter : cela montre qu'il y a eu en Chine une crise d'une ampleur exceptionnelle. Je n'ai pas d'informations privilégiées ou particulières, mais des questions se posent concernant la date précise de l'apparition des premiers signes de la pandémie et la rapidité de la transmission par les autorités chinoises à l'OMS et aux autres États d'informations sur l'ampleur du phénomène. Ce sujet hantera pendant quelque temps encore le monde entier.
Concernant la coopération européenne en matière de protection contre les pandémies, dans les années 2000, lorsque j'étais secrétaire général de la défense nationale, j'ai parlé avec plusieurs homologues étrangers de ce qu'eux-mêmes faisaient. Je l'ai fait avec les Américains, les Allemands et les Canadiens. J'avais l'impression, mais peut-être étais-je présomptueux, que nous faisions partie des pays qui avaient le plus travaillé et qui étaient les mieux préparés. À l'époque, le fait que la France soit un État centralisé était vu comme un atout par les États fédéraux, qui m'indiquaient que c'était pour eux beaucoup plus compliqué, puisqu'il leur fallait mobiliser l'échelon local, et que cela variait d'un endroit à l'autre – on l'a vu aux États-Unis. À ma connaissance, il y a eu, au niveau européen, des discussions, mais pas de travail organisé – il faudrait interroger le ministère de la santé à ce sujet.
Les précisions que vous apportez sont éclairantes sur ce qu'on a appelé, peut-être à tort, l'évolution de la doctrine. Vous dites qu'il y a plus eu une volonté de l'approfondir ou de la préciser que de la modifier. Toutefois, ce n'est visiblement pas ce que tous les acteurs ont compris. Certains de ceux que nous avons auditionnés ont présenté une autre lecture. Quelle réaction cela vous inspire-t-il ? La doctrine est une chose, mais le réel en est une autre et, en fin de compte, nous nous sommes trouvés démunis.
Cela interroge aussi sur le non-renouvellement du stock stratégique de masques dans la période précédant la pandémie. Vous avez dit que ce n'était pas votre domaine, mais comment se font les commandes ? Dans une émission d'investigation diffusée par France Inter, on indiquait qu'entre 2011 et 2013, les commandes n'avaient plus été passées aux entreprises françaises de production, ce qui avait précipité nos difficultés. Avez-vous des informations à ce sujet ? L'intégration de l'EPRUS dans Santé publique France a-t-elle eu un impact ?
Ce que vous nous dites est rassurant du point de vue de la doctrine, car cela signifie que l'on n'a pas cherché à faire reposer la constitution des stocks stratégiques sur des établissements hospitaliers dont on connaît les difficultés budgétaires, mais cela nous inquiète du point de vue des résultats.
Nous aurions dû vous recevoir avant tout le monde, parce que nous avons perdu beaucoup de temps sur la doctrine de 2013, sur laquelle chacun a son interprétation, ce qui est inquiétant. Vos successeurs, notamment, que nous avons reçus, n'en font pas la même analyse.
Vous avez clairement défini les responsabilités de chacun. Le stock stratégique, destiné aux futurs malades et aux personnels, dépend du ministère de la santé. La doctrine concernant la protection des travailleurs, soit environ 30 millions de personnes, était quant à elle destinée à tous les employeurs de France, publics et privés. Elle a donc été communiquée aux différents ministères, à charge pour eux de la diffuser dans chaque secteur. Avant de devenir député, j'étais chef d'entreprise et je n'ai jamais eu connaissance de cette doctrine, bien qu'elle impose de nombreuses obligations, même aux très petites entreprises. Depuis, je l'ai lue et je la trouve cohérente. Elle indique qu'en cas de risque de pandémie, il est conseillé, à l'appréciation du chef d'entreprise, de s'équiper de masques pour les employés ; il est même précisé qu'il faut s'équiper pour huit semaines à douze semaines. Si j'avais eu cette doctrine sous les yeux, comme j'avais dix employés, j'aurais immédiatement acheté des masques de protection.
Vous dites que cette doctrine a été appliquée, mais ce n'est pas le cas, sinon, il aurait suffi que 10 % des employeurs français la suivent pour qu'il y ait en France un stock de 900 milliards de masques. Où l'information a-t-elle coincé ? Le problème principal, ce n'est pas le stock stratégique, c'est le stock nécessaire à l'application de la doctrine.
La question qui se pose est en effet celle de l'application de vos recommandations. Lorsque, dans mon cabinet médical, je demande à un patient de faire un test de dépistage, je ne suis efficace que s'il le fait. Loin de moi l'idée de remettre en question ce qui a été fait par le SGDSN, puisque, comme le remarquait mon collègue Démoulin, les recommandations sont précises, mais je m'interroge sur leur application sur le terrain. En outre, certains intervenants nous ont dit qu'à la suite de la doctrine de 2013, par anticipation de son application, l'État aurait décidé de réduire les achats de masques, puisque, théoriquement, il y en aurait eu moins besoin.
. Le lien parfois établi entre l'application de la doctrine de 2013 et la diminution du stock stratégique est abusif. Il s'agit, je le répète, de deux sujets distincts.
Il est en effet crucial de s'assurer qu'une doctrine n'est pas qu'un bout de papier, mais qu'elle sert à quelque chose ; je ne peux que souscrire à ce que vous dites. J'ai le sentiment, mais ce serait à vérifier, que la doctrine de 2013 a eu des effets, quoique manifestement pas partout, et notamment pas dans l'entreprise à laquelle vous avez fait allusion, monsieur le député – peut-être pourriez-vous m'indiquer dans quel secteur d'activité elle intervenait ?
. Je ne sais pas si vous vous sentiez plus proche de Bercy ou du ministère de la culture, mais l'un ou l'autre aurait pu vous alerter. Apparemment, ils ne l'ont pas fait. Néanmoins, je peux vous dire que beaucoup de grandes entreprises, comme Total et EDF, l'ont fait. Il y a tout de même eu une application. Il serait intéressant de faire l'état des lieux, puisque cette doctrine reste d'actualité. A-t-elle été appliquée ? Comment mieux l'appliquer ? Comment mieux la diffuser ? Il est toutefois normal qu'elle ne soit pas connue dans le domaine de la santé, puisqu'elle ne visait pas le monde de la santé.
Il y a sans doute eu une hésitation au ministère de la santé. Dans sa réponse, le 8 juillet 2013, M. Grall m'écrit : « Cette doctrine, qui reprend les principes énoncés par le Haut Conseil de la santé publique dans son avis du 1er juillet 2011 ne me pose pas de difficulté particulière pour sa mise en œuvre. Toutefois, j'ai lancé une réflexion transversale au sein du ministère chargé de la santé, en lien avec les sociétés savantes, afin de déterminer d'éventuelles adaptations de la doctrine de protection des professionnels de santé » – la doctrine de protection des professionnels de santé, cela correspond au stock stratégique. Il conclut : « Je ne manquerai pas de vous tenir informé des évolutions prévues. » Il n'y a jamais eu de suite. Y a-t-il eu une réflexion à ce sujet ? A-t-elle abouti ?
En écoutant certaines auditions de représentants des organes de santé, j'ai eu l'impression que cette réflexion n'était pas allée bien loin, puisque beaucoup n'étaient même pas informés de la doctrine. Avec le recul, cela peut expliquer un certain flottement. Sept ans après, il y a pu y avoir des confusions. Je le regrette, car cela veut dire qu'en 2013, nous n'avons pas été assez clairs et que nous aurions dû mettre plus nettement les points sur les « i ». S'il est un point que je regrette, c'est celui-là – mais il est plus facile de savoir ce qu'on aurait dû faire quand on est confronté à la mise en application que lorsqu'on fait.
Je considère toutefois que le travail réalisé dans les années 2000, en particulier en 2013, pour la protection des travailleurs était utile. On aurait pu ne pas faire de nouvelle doctrine en 2013. Puisque le code du travail fixait des obligations aux employeurs, le Haut Conseil de la santé publique avait décidé l'emploi de masques chirurgicaux et chacun pouvait s'y retrouver. Nous avons préféré le dire pour inciter les administrations et les entreprises à continuer à investir dans le domaine de la prévention, parce que nous sentions bien que la volonté de faire de la prévention avait été mise à l'épreuve par la crise de 2009, qui avait suscité un peu de flottement. Mme Bachelot vous a expliqué qu'après avoir été auditionnée par les différentes commissions, elle s'était dit qu'il y avait moins de risque pour un politique à en faire moins qu'à en faire trop. C'est pourquoi la doctrine de 2013 essaie de surmonter cette difficulté en disant : vous pouvez le faire, et en dépensant moins d'argent que pour les masques FFP2.
Pour ce qui concerne les commandes, je ne peux pas vous répondre, car je n'y ai pas du tout été associé.
J'ai le sentiment que la fusion de l'EPRUS dans Santé publique France a fait perdre un savoir-faire, mais je ne suis pas à même de le vérifier, car cela va au-delà de ma zone de compétence. L'EPRUS était un petit organisme doté de capacités logistiques qui se sentait investi d'une mission en matière de prévention de la santé publique. Je ne saurais dire si l'on a eu ensuite la même approche.
Pour la protection des travailleurs du secteur public, le contrôle n'était-il pas plus facile ?
. Comme je l'ai dit, j'ai signé cette note en 2013. Mon successeur, Louis Gautier, a signé en 2016 une note de rappel. Je ne sais pas ce qui en est résulté.
. Vous avez fait état de fiches-mesures de 2004 intégrées dans le plan de 2009, au sujet de l'acquisition de respirateurs et de masques et de la distribution gratuite des stocks par le ministère de la santé. Pourriez-vous nous remettre ces documents, ainsi que la clarification de 2016, que l'on n'a pas souvent évoquée devant nous ?
Nous avons bien compris la distinction opérée entre les stocks constitués par les employeurs dans le souci de la poursuite de leur activité et les stocks stratégiques destinés aux malades, mais où situez-vous les personnels de santé ? J'ai cru comprendre que les équipements de protection pour les personnels de santé relevaient plutôt des stocks de santé. Les médecins libéraux nous ont dit qu'ils ne connaissaient pas du tout la doctrine de 2013 et Mme Bachelot a demandé, dans son habituel langage fleuri, s'il fallait leur livrer les masques dans une petite brouette, ce qui a provoqué chez eux un certain émoi. Concrètement, les masques que doit avoir le médecin libéral, pour lui et pour ses patients, relèvent-ils du stock stratégique ou de sa seule responsabilité ?
. Je vais relire les deux fiches-mesures pertinentes. Dans le plan de 2009, la fiche-mesure G4 dit ceci : « Modalités d'acquisition des masques. […] 4. Acquisition des appareils de protection respiratoire FFP2 et des masques chirurgicaux. […] Le principe adopté est que l'organisme utilisateur est le payeur. À noter cependant que, pour les personnels du monde de la santé, les stocks constitués par le ministère chargé de la santé seront distribués gratuitement, en situation de pandémie, à tous les professionnels libéraux, hospitaliers et assimilés, notamment les sapeurs-pompiers intervenant dans la prise en charge des malades. » Voilà la réponse. Le plan de 2011 est moins précis mais il dit la même chose, dans la fiche-mesure 0D5/1 : « La décision d'acquérir des produits de santé, des dispositifs médicaux ou des équipements de protection individuelle pour la prise en charge des personnes malades, des sujets contact et la protection des professionnels de santé, relève du ministre en charge de la santé et est mise en œuvre par l'EPRUS. » Or 2011, c'est le dernier état du plan. C'est le stock stratégique.
. Pour les médecins libéraux, c'est clair – mais qu'en est-il pour les personnels hospitaliers ?
. Imaginons que la doctrine de 2013 se soit appliquée au secteur hospitalier : elle ne pouvait pas s'appliquer aux médecins libéraux.
. Oui, c'est là qu'il peut y avoir ambiguïté. Avec le recul, je me dis que nous aurions dû l'écrire noir sur blanc.
. Vous avez dit vous-même que les établissements de santé n'étaient pas au courant de cette doctrine. C'est plutôt rassurant, puisqu'elle ne s'appliquait pas à eux.
. En 2011, c'est une circulaire du ministère de la santé qui définit les modalités de gestion. Le SGDSN n'a rien à avoir avec cela.
. Logiquement, elle s'applique à eux.
. Aviez-vous des idées concernant l'application de cette circulaire de 2011 ? Ne marquait-elle pas une volonté d'application décentralisée, puisqu'on s'appuyait sur les ARS nouvellement créées ?
. Je n'ai pas du tout été consulté sur ce point. C'est une affaire strictement interne au monde de la santé. Je ne peux pas apporter de réponse. Je ne sais pas.
L'audition s'achève à seize heures cinq.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Coronavirus-Covid 19
Réunion du mercredi 30 septembre 2020 à 14 h 30
Présents. - M. Julien Borowczyk, M. Éric Ciotti, M. Pierre Dharréville, M. Jean‑Jacques Gaultier, M. David Habib, M. Jean-Pierre Pont.
Assistait également à la réunion. - M. Nicolas Démoulin.