MISSION D'INFORMATION DE LA CONFÉRENCE DES PRÉSIDENTS SUR LA RÉSILIENCE NATIONALE
Mercredi 6 octobre 2021
La séance est ouverte à quatorze heures et cinq minutes
(Présidence de M. Alexandre Freschi, Président de la mission d'information)
Mes chers collègues, pour cette table ronde consacrée à la modélisation du risque, nous avons le plaisir d'accueillir M. Bertrand Labilloy, directeur général de la Caisse centrale de réassurance (CCR), et M. Laurent Montador, directeur général adjoint. M. Philippe Talleux, président de l'institut des actuaires et M. Laurent Griveau, directeur ; et enfin M. Olivier Lopez, professeur de mathématiques appliquées à Sorbonne Université, directeur de l'institut de statistique de l'université de Paris (ISUP).
Nous attendons de cette audition qu'elle nous éclaire sur la façon dont le monde de l'assurance aborde la notion du risque, qui constitue l'objet même de son activité. Les assurances et les réassurances participent à la résilience de l'économie et de la société, mais dans un périmètre défini dont la crise sanitaire a montré qu'il pouvait être remis en question. Existe-t-il des risques inassurables par construction ? Des risques assurables aujourd'hui sont-ils susceptibles de devenir inassurables demain, et inversement ? Plus fondamentalement, par quels chemins procède-t-on au calcul et à la modélisation du risque ? Que nous apporte la théorie mathématique dans la connaissance du risque et que nous enseigne-t-elle sur les limites de cette connaissance ?
La résilience de la nation face aux grands risques est au cœur de la mission de la CCR qui fête en 2021 son soixante-quinzième anniversaire. La CCR est depuis plus de trente-cinq ans l'opérateur clé du régime des catastrophes naturelles. Elle couvre également d'autres risques de nature catastrophique comme les dommages aux biens causés par des actes de terrorisme. Elle a couvert dans le passé les risques de dommages de guerre dans le cadre du transport maritime et des risques non assurables, comme le risque de responsabilité civile des établissements de santé après la crise du sang contaminé ou les lancements d'Ariane 4 et Ariane 5 après des premiers essais infructueux. Les pouvoirs publics nous sollicitent pour les années à venir dans le cadre d'une réflexion sur la mise en place d'une couverture du risque sur les récoltes en agriculture, sur la responsabilité civile des exploitants nucléaires et sur le cyber-risque.
La CCR couvre le risque en tant que réassureur des assureurs qui couvrent les risques mentionnés. Cette réassurance s'appuie sur un travail poussé de modélisation, notamment du risque de catastrophes naturelles, mais aussi des effets de certains attentats terroristes.
Aucun risque n'est assurable sans prendre en compte la nécessité de réduire l'exposition au risque par des mesures de prévention appropriées. La modélisation permet d'orienter cette politique de prévention et de quantifier le coût de l'assurance.
Des risques peuvent ne pas être assurables pour plusieurs raisons. Dans le cas du risque de catastrophe naturelle, l'une de ces raisons relève du phénomène d'antisélection. Lorsqu'une exposition au risque n'est pas homogène au sein de la population des assurés, les personnes ou les entreprises fortement exposées ne parviennent pas à s'assurer à un tarif raisonnable tandis que les personnes faiblement ou non exposées ne cherchent pas à s'assurer. La mutualisation du risque n'est pas suffisante pour permettre un niveau d'assurance idoine. Ce phénomène s'observe dans des pays comme l'Allemagne ou l'Italie qui ne sont pas dotés d'un régime public de couverture de ce risque et où le taux de pénétration de l'assurance des catastrophes naturelles est assez faible. En cas de catastrophe importante, l'État doit répondre aux impacts macroéconomiques et aux problèmes sociaux entraînés.
La résilience du territoire après un choc naturel important nécessite une quantification des dégâts et une indemnisation pour permettre la reconstruction. La crue du gave de Pau à Lourdes en 2013 est un exemple de résilience réussie des territoires après une catastrophe naturelle. La crue avait dévasté les établissements hôteliers et les restaurants du centre-ville, causant 250 millions d'euros de dégâts pour une ville de 15 000 habitants. Les indemnisations et réparations ont permis aux activités hôtelières et de restauration de reprendre leur cours en moins de six mois.
Le covid a montré que les risques systémiques sont une autre forme de risque non assurable. L'assurance consiste à payer les sinistres de quelques-uns avec la prime versée par le plus grand nombre. Mais si toute la population est touchée en même temps, et de surcroît à l'échelle mondiale, le risque est inassurable et seule la puissance publique peut y faire face par l'endettement et la capacité d'étaler le sinistre dans le temps.
Les théoriciens du risque étudient ces questions d'assurabilité et de non-assurabilité des risques. Il existe de multiples façons de les traiter, qui sont liées à la culture des différents pays, notamment au rôle de l'État, mais aussi au développement du secteur de l'assurance.
L'institut des actuaires est une association d'utilité publique qui met les mathématiques au service du risque et de la finance. L'institut compte 4 700 membres. Il intervient comme partenaire privilégié de plusieurs institutions de l'État. L'institut consolide et améliore les compétences techniques de chacun de ses membres et offre ses contributions dans de nombreux domaines.
Notre association a cent trente ans d'âge. Elle est membre fondateur de l'association actuarielle internationale et est membre de l'association actuarielle européenne, qui est en contact avec les instances européennes. Dix formations permettent d'accéder au statut de membre de l'institut, dont huit sont des formations universitaires aux grandes écoles : l'ISUP, l'ENSAE, Dauphine, l'ESSEC, le Collège des ingénieurs, l'EURIA, ISFA, ainsi que deux formations complémentaires, le CNAM et le CEA IRM. Les membres doivent disposer d'un master 2 et avoir produit un mémoire approuvé par l'ensemble des autres membres. L'ensemble des membres sont soumis à la formation professionnelle continue et doivent appliquer un code de déontologie dans l'exercice de leurs fonctions. Les liens particulièrement forts que nous entretenons avec nos filières et la recherche développée par les écoles et les universités nous permettent de contribuer aux débats nationaux et à l'excellence de notre profession.
Nous interagissons avec trois types de publics dont les niveaux d'appétence et de connaissance de la gestion des risques varient largement.
Les particuliers ont une connaissance des risques quasiment nulle et leur protection nécessite une intervention pour éviter des drames en cas de sinistre. L'assurance obligatoire facilite ce sujet.
Les entreprises se situent dans un continuum entre les deux extrêmes : certaines sont proches de la connaissance des risques des particuliers tandis que d'autres ont développé un management du risque particulièrement performant à l'aide des outils mis à disposition par les actuaires. Ces entreprises élaborent des cartographies du risque et des politiques de transfert de risque.
Enfin, l'État n'est pas concerné par les sujets de protection quand, lors de crises graves, il propose des garanties sur des risques de faillite[FT1]. La dette est le seul outil utilisable en cas de pertes financières.
Dans le cas des entreprises et des particuliers, il apparaît clairement que les mesures de prévention et de protection adoptées avant l'événement sont bénéfiques et contribuent à l'amélioration de la résilience.
Tous ces acteurs sont interdépendants. Les mesures prises dans un domaine entraînent souvent des effets croisés. La dette génère un risque de détourner les compagnies d'assurances de l'investissement sur les PME et les PMI, auquel elles contribuent fortement. Les sujets d'externalité doivent également être pris en compte. Enfin, l'institut des actuaires témoigne de très fortes convictions envers le principe de la mutualisation.
La modélisation mathématique présente l'intérêt de simplifier les problèmes en offrant des modèles qui ne sont pas pour autant simplistes. Les mathématiques ont toujours joué un rôle de simplificateurs des problèmes et d'aide à la décision. Leur deuxième vocation est de constituer un arsenal méthodologique généralisable. Nous cherchons des modèles capables d'anticiper le comportement de risques de nature différente, mais qui obéissent à des lois identifiables à l'intérieur. Les généralisations permettent de partir de l'expertise mathématique développée sur différents sujets afin de les transposer à d'autres. Cette transposition requiert une vigilance dans le dialogue avec le terrain. Les modélisations mathématiques sont en effet le résultat d'un aller et retour entre les acteurs de terrain qui disposent d'une connaissance physique du risque et les mathématiciens.
La modélisation des phénomènes extrêmes concerne des événements relativement rares qui génèrent des dommages importants. Le calibrage des modèles nécessite des données physiques et des informations historiques. Cela entraîne parfois une confusion : la statistique donne le sentiment de se concentrer sur le passé sans disposer de la capacité d'anticiper des événements qui ne seraient pas encore survenus. Nous cherchons en réalité à détecter numériquement dans les données historiques des indices sur la possible apparition d'événements plus graves. Par exemple, l'étude des valeurs extrêmes peut s'interroger sur la hauteur d'une digue pour se protéger contre des crues. Il ne s'agit pas seulement de construire une digue qui protège contre la plus grande crue survenue dans le passé, mais aussi d'anticiper la future crue. Des techniques validées mathématiquement reposent sur des hypothèses, mais aussi sur leur lot d'incertitudes pour se préparer aux événements à venir.
Les données sont un élément clé pour faire émerger une compréhension physique du risque. Elles ne permettent pas seulement de modéliser, mais aussi de produire des prédictions et des analyses, avec des incertitudes suffisamment faibles. Cela suppose de comprendre les mécanismes qui sous-tendent le risque et de disposer d'informations et de données assez riches. Les risques émergents posent des problématiques particulières, comme dans le cas du cyber-risque sur lequel nous travaillons. La connaissance réduite de ces phénomènes encore récents explique des prédictions extrêmement incertaines.
Notre mission porte sur la résilience nationale, c'est-à-dire l'aptitude de la nation à faire face à un événement dont la probabilité est extrêmement faible, mais qui peut avoir de très lourdes conséquences. L'enjeu est donc de mesurer l'espérance de coût de ces événements.
Les assurances sont des facteurs de résilience, individuellement et peut-être collectivement. Mais vous avez aussi souligné les limites des assurances : la surface financière de l'assureur ne lui permet pas d'assurer les risques systémiques touchant un grand nombre de ses assurés en même temps. Il existe une deuxième limite que vous n'avez pas citée : l'assurance apporte une contrepartie financière, mais dans les cas de crises extrêmes, ce n'est pas l'argent qui manque, c'est un service concret : des masques, de l'énergie, des biens alimentaires...
Des biais cognitifs semblent parfois nous rendre incapables de concevoir des risques à très fort impact. La modélisation mathématique peut nous aider à envisager l'impensable. Proposez-vous une modélisation des risques systémiques les plus graves ? Au contraire, considérez-vous qu'il relève du rôle de la puissance publique de réaliser les études probabilistes sur ce type de risques ?
Le retour d'expérience de terrain du domaine sinistré est essentiel pour les grandes catastrophes, même pour celles qui ne sont pas systémiques. Les témoignages que nous en tirons montrent parfois que les dommages auraient pu être encore plus graves. Ces retours d'expérience nous aident à élaborer de nouveaux scénarios et procédures de management du risque. Le rôle de la CRR consiste à adopter une approche mathématique concernant la modélisation, mais aussi de rester proches du terrain également dans d'autres pays. L'interdépendance entre les forces publiques et les acteurs privés est primordiale. Certains pays organisent très bien la gestion de crise, ce qui amenuise le coût final pour l'assureur et les acteurs privés. Cette composante est davantage prise en compte par les assureurs et surtout par les réassureurs lorsqu'ils modélisent les coûts potentiels et les différents scénarios d'événements fictifs.
Le risque humain est plus difficile à modéliser, mais demeure un point primordial. Dans toutes les catastrophes technologiques ou naturelles, le facteur humain doit être pris en compte. L'assurance, la prévention et la gestion de crise forment un triptyque pour les assureurs qui imbrique fortement l'administration, l'État et les collectivités locales. La prévention suppose la préparation aux crises par des simulations d'événements qui accroissent la résilience. Certaines populations sont plus résilientes que d'autres, car des exercices permettent de développer la connaissance du risque et les bons réflexes. La réponse collective humaine que l'on observe par exemple au Japon est remarquable.
Les cygnes noirs sont difficiles à prévenir. La pandémie en elle-même n'en était pas un. Mais la mise à l'arrêt de l'ensemble des économies aurait pu en être un. La réaction de la collectivité doit également être prise en compte dans ces situations. Les cygnes noirs peuvent arriver par retour d'expérience dans l'esprit des populations. Cet événement très grave aurait pu avoir davantage de conséquences.
Les modèles mathématiques ne suffisent pas à eux seuls à préparer la gestion de crise. Ils permettent en revanche d'anticiper des situations que l'on n'aurait pas prévues, de façon parfois un peu grossière. Des anticipations de pandémie avaient notamment été développées autour du réseau Sentinelles. Mais les mathématiques ne peuvent prévoir les caractéristiques exactes du virus envisagé. Dans le cas du covid, les modélisations se fondaient sur un virus respiratoire suivant des logiques proches de la grippe. Le panel d'âge des personnes touchées par la maladie, les asymptomatiques et le temps d'hospitalisation des personnes touchées constituaient des aspects difficiles à envisager. La construction de scénarios et la réflexion sur différentes hypothèses de crise se complètent.
Je souhaite évoquer l'augmentation de la fréquence d'événements climatiques autrefois considérés comme atypiques sur le territoire national. Ma circonscription a été touchée par la tempête Alex. Il était difficile d'imaginer que des événements climatiques méditerranéens puissent toucher des communes et des villages de montagne. Le passé ne semblait pas permettre d'anticiper ce risque. Cependant, une alerte météo de vigilance orange a été déclarée sur le département des Alpes-Maritimes il y a quelques jours. La préfecture est intervenue auprès des communes des vallées de la Tinée, de la Vésubie et de la Roya frappées par la tempête Alex pour leur demander de mettre en place des mesures de gestion de crise. Les élus se sont mobilisés très rapidement. Les comportements avaient donc évolué par rapport à l'année précédente.
Vous parliez de modélisations basées sur l'histoire. Lorsque les données historiques sont restreintes, comment mieux aider les collectivités, les élus locaux et les habitants face à ce type de crise ? Le retour d'expérience a démontré un fort écart entre les différents schémas de gestion de crise et ce qui s'est passé en réalité. Disposez-vous de modèles mathématiques pour anticiper ce type d'événements ?
J'ai constaté que la fédération française des assurances (FFA) s'est beaucoup mobilisée auprès des sinistrés. La plupart des cas de figure ont été pris en charge, malgré quelques cas isolés pour lesquels le mécanisme du fonds Barnier complexifie les procédures. Mais aujourd'hui, je crains que si un tel phénomène se reproduisait, les sinistrés puissent ne pas être réassurés du fait de la répétition de l'événement climatique.
La FFA est plus qualifiée que nous sur ce sujet. Le mécanisme des catastrophes naturelles est géré par la CCR. Les exclusions et les choix de souscription relèvent des compagnies d'assurance. L'assurance n'est pas obligatoire sur ce sujet, mais la garantie catastrophe naturelle est obligatoire dans le cas de l'assurance dommages.
Les mathématiques appliquées à la modélisation des catastrophes naturelles proposent des évaluations sur les sinistres potentiels dès qu'ils sont rencontrés. Il s'agit de modèles évolutifs. Il est difficile de mettre en œuvre des schémas de rupture. La réactualisation des modèles est un enjeu pour les compagnies d'assurance. Les modèles ne font pas automatiquement d'une région où un phénomène survient la région cible de ce phénomène. Le périmètre des modèles est également plus large qu'une vallée donnée.
Nous captons les traces d'évolution dans les données historiques sur lesquelles nous nous appuyons. Il est plus difficile de calibrer efficacement les modèles au niveau microscopique où des risques spécifiques surviennent en prenant en compte des variables aussi complexes que les changements de comportement des différents acteurs. Beaucoup de travaux des sciences du climat englobent de grandes masses. Le seul moyen d'augmenter notre connaissance est d'accroître la quantité d'informations disponibles pour en extraire plus d'éléments sur la vitesse d'évolution et les impacts des phénomènes.
L'approche statistique simple ne suffit pas à évaluer des phénomènes extrêmes, malgré la présence d'un historien à la CCR qui cherche à tirer des enseignements du passé. Nous avons développé depuis quinze ans un modèle de simulation des phénomènes climatiques alimenté par les données fournies par Météo France. Nous simulons par exemple le comportement de l'atmosphère, le ruissellement de l'eau ou le débit des rivières et fleuves, avec une maille de vingt-cinq mètres sur vingt-cinq mètres à l'échelle du territoire. Après un phénomène climatique important, nous pouvons donc anticiper l'ampleur du phénomène d'inondation ou de ruissellement. Nous croisons ces données avec l'imagerie satellitaire pour vérifier la marge d'erreur du modèle et apportons les corrections nécessaires, avant de comparer ce résultat avec la liste des valeurs assurées fournies par les assureurs pour anticiper le coût. Nous avons ainsi pu avancer en 2016 et 2018 avec une précision satisfaisante un chiffre en pourcentage des coûts des crues de la Seine. Nous disposons également d'une vision plus prospective sur les effets du changement climatique. En collaboration avec Météo France et la start-up spécialisée dans la modélisation fine des phénomènes climatiques RiskWeatherTech, nous avons réalisé une étude qui anticipe l'évolution des catastrophes naturelles et leur coût dans le temps en lien avec le changement climatique. Ce modèle fait émerger des risques aujourd'hui très faibles, comme la submersion marine, qui pourraient causer davantage de dommages du fait de l'élévation du niveau de la mer. La température de l'eau en surface augmentant, les orages cévenols seront plus fréquents et concerneront une plus grande superficie. Des ouragans méditerranéens appelés « médicanes » constitueront également de nouveaux phénomènes.
Une autre approche consiste à transposer dans un lieu donné un événement extrême survenu ailleurs et à s'interroger sur les coûts qu'il impliquerait. Nous avons simulé le coût d'un tremblement de terre de magnitude 6 ou 7 sur la ville de Nice, et celui d'un cyclone à La Réunion selon son angle d'attaque et le point de l'île où frapperait le cœur.
Notre ambition est de soutenir le ministère de la transition écologique et les collectivités locales pour les aider à mieux définir leur politique de prévention des risques naturels. Nous avons réalisé une étude sur l'exposition des gares aux phénomènes de ruissellement, en simulant sur une maille inférieure à vingt-cinq mètres les effets d'orages violents sur les infrastructures de la SNCF. La modélisation améliore l'efficacité et la pertinence des politiques de prévention.
L'assurance dommages n'est pas obligatoire pour les particuliers et les entreprises, contrairement à l'extension catastrophe naturelle, obligatoire lorsque vous vous assurez. Toutefois, le bureau central de tarification (BCT) reste compétent pour offrir une solution d'assurance à une personne qui ne trouverait pas d'assureur pour couvrir son risque parce qu'elle serait située dans une zone touchée de manière répétée par des catastrophes naturelles. Les interventions du BCT sont très rares en la matière, mais pourraient s'étendre dans le futur.
En amont, le fonds Barnier mobilise chaque année des sommes substantielles pour procéder aux expropriations et aux rachats de terrains dans les zones les plus exposées au risque et où le risque de non-assurance pourrait se matérialiser.
Je reviens sur les risques à fort impact pour lesquels la péréquation nationale ne fonctionne pas, comme une panne de courant de longue durée ou une guerre, décrits dans les contrats d'assurance comme cas de force majeure. Existe-t-il un montant maximal avancé par la CCR de couverture des assurances ?
Je souhaite également évoquer le risque nucléaire. Avez-vous été amené à modéliser le taux de probabilité d'un risque nucléaire majeur et d'un dommage associé à ce risque ? Une telle modélisation serait utile pour la mission, mais aussi pour analyser comparativement le nucléaire par rapport à d'autres sources énergétiques. La pollution atmosphérique cause 50 000 morts par an. Notre incapacité à évaluer clairement le risque nucléaire est un obstacle aux choix de la nation sur ce sujet. Est-il sérieux d'envisager un risque très important comme celui-ci ? Au contraire, les hypothèses sont-elles si engageantes qu'il est inutile de les étudier ?
Les limites d'engagement de la CCR vis-à-vis de ses clients ne sont pas celles du montant. Nous disposons de plus de 6 milliards d'euros de fonds propres pour un chiffre d'affaires de 1,8 milliard d'euros en comptant les activités concurrentielles. Ce ratio de capitalisation nous place largement au-dessus d'un grand nombre de réassureurs privés. Mais nous offrons en outre la garantie de l'État. C'est l'attrait principal de la couverture CCR, qui n'est pas obligatoire pour les assureurs. Les modélisations évaluent les dommages d'une crue centennale de la Seine à 30 milliards d'euros avec le niveau de développement de richesse et les infrastructures actuelles. Ce chiffre est important, mais il pourrait être supérieur. Le tremblement de terre modélisé à Nice causerait 15 à 20 milliards d'euros de dommages.
Notre limite concerne davantage la nature des dommages. L'État nous mandate pour couvrir les dommages liés aux événements naturels extrêmes et liés aux actes de terrorisme. Il s'agira dans le futur de la responsabilité civile des exploitants nucléaires et des dommages directs et indirects liés aux cyberattaques. Notre mandat est très clairement défini dans une convention qui nous lie avec l'État, aux termes de laquelle il nous donne sa garantie, pour laquelle nous le rémunérons.
La responsabilité civile nucléaire relève d'un projet qui se matérialisera dans les prochains mois. Nous n'avons pas encore réalisé les études que vous mentionnez ni exploré la probabilité de survenance d'un accident nucléaire. En revanche, à travers notre activité de couverture des dommages liés aux actes terroristes, nous avons évalué les dommages que causerait la diffusion d'un nuage radioactif dans une zone donnée. Nous avons par exemple modélisé les dommages causés par l'explosion d'une bombe « sale[FT2] » au plutonium qui exploserait sur le parvis de la Défense.
Vous avez évoqué la modélisation d'un tremblement de terre à Nice. Comment fonctionne cette modélisation ? Connaissez-vous les probabilités d'un tel phénomène ? Disposez-vous d'un contact avec les acteurs locaux pour les avertir de ce risque en leur conseillant des précautions en matière de gestion des risques ?
Nous nous appuyons sur les travaux du BRGM et d'autres instituts scientifiques concernant le risque de tremblement de terre. Un géologue travaille avec nous, mais il sert surtout d'interface et nous aide à comprendre les données fournies par les organismes de recherche. Notre valeur ajoutée est de traduire ces données en dommages sur le bâti et les valeurs assurées dans la région.
Nous n'avons pas encore eu de contact avec les autorités locales sur cette modélisation. Nous intégrons dans notre plan stratégique pour les prochaines années un axe de développement de conseil aux collectivités locales, mais nous ne le mettons pas en œuvre de façon spontanée. Nous répondons aux sollicitations sans encore adopter de démarche proactive.
La véritable difficulté relève de la quantification de la probabilité d'occurrence. Les éléments ne sont souvent pas assez nombreux pour évaluer la probabilité d'occurrence d'événements très rares avec une grande précision. Lorsqu'un événement ne s'est jamais produit sur une durée de cent ans, la probabilité pour qu'il survienne est de moins de un sur cent. Mais s'agit-il d'une chance sur cent ou sur mille ? La différence entre ces deux pourcentages est significative. Il est possible de quantifier la marge d'erreur, mais la probabilité très précise qu'un événement se produise ne sera jamais connue. Nous ne pouvons identifier de manière exhaustive tous les scénarios de catastrophe susceptibles de se produire. Il faut donc intégrer ces incertitudes. Lorsque l'événement s'est produit, sa probabilité d'occurrence devient égale à 100 %.
La cartographie est l'étape préalable à toute opération de risque. Elle permet d'englober l'intégralité des conséquences. Vous évoquiez les sinistres de responsabilité civile nucléaire. La responsabilité civile nucléaire peut faire émerger un problème d'alimentation en électricité dont les conséquences dépassent le cadre géographique. Elle soulève également la question de l'évacuation. Dans le cas d'un sinistre comme ceux de Fukushima, Tchernobyl ou Three Mile Island, l'évacuation de la population doit être organisée suivant un cercle de prévention d'une superficie d'au moins 10 à 50 kilomètres. Les travaux que nous réalisons s'alignent avec cette cartographie. En collectant les points de vue des spécialistes, nous créons des scénarios qui dépassent la seule responsabilité civile nucléaire.
La modélisation des pandémies doit prendre en compte le comportement de l'État, outre la question de la diffusion de l'épidémie. L'aspect du comportement impacte le coût humain, financier ou d'autre nature. Ces sujets sont difficiles à intégrer dans nos modélisations, mais nous pourrions être amenés à y travailler davantage.
Certaines décisions publiques nécessitent une modélisation du risque. J'aimerais savoir si notre niveau d'investissement pour prévenir les dommages d'une crue de la Seine est cohérent avec la probabilité de ce risque, qui est connue. La puissance publique réalise-t-elle les calculs nécessaires pour évaluer le niveau de prévention ?
Nous ne jugeons pas l'intervention de la puissance publique. Cependant, les règles de prudence déterminent une probabilité à partir de laquelle les acteurs privés acceptent d'être en faillite. Vous avez évoqué le sujet de l'électricité. Certains événements d'origine nucléaire ne sont pas envisagés par l'opérateur. Le modèle de survie des compagnies d'assurance envisage les probabilités à deux siècles [FT3]: une compagnie d'assurance est relâchée de ses engagements vis-à-vis des assurés pour les événements d'une probabilité inférieure à 0,5 %. Atteindre des probabilités supérieures requiert une mobilisation de ressources qu'il serait très difficile de financer. Cette restriction des capitaux entraîne des schémas d'optimisation des portefeuilles d'assurés et de clients, et peut susciter une forme d'exclusion.
Des travaux tels que le dragage du lit de la Seine ont été réalisés depuis la crue de 1910. Un événement semblable à celui de 1910 se traduirait donc par une crue inférieure. Des barrages dont l'utilité initiale était de maintenir un débit à l'étiage optimal, mais qui servent aussi à écrêter les crues hivernales ont également été construits. Le manque de capacité d'absorption de ces barrages en période estivale ne leur a cependant pas permis d'écrêter la crue de juin 2016. Notre modèle évalue à 100 milliards d'euros de dégâts assurés les économies réalisées par la mise en jeu de ces barrages pour la crue de janvier 2018.
Des exercices de simulation de gestion de crise ont également été réalisés et permettent de minimiser le coût d'un tel événement.
Quelques sujets de frustration demeurent. La ville de La Bassée, située en amont de Paris, n'a toujours pas mis en œuvre le projet de construction d'un dispositif écrêteur de crues envisagé une trentaine d'années plus tôt. Ce projet sera peut-être réalisé dans les années à venir, mais seulement partiellement, alors que l'efficacité d'un tel dispositif a été prouvée.
Nous ne disposons pas de pouvoirs de décision spécifique, mais nous tenons un rôle de conseil auprès de tous les ministères, en particulier le ministère de la transition écologique qui est gestionnaire du fonds Barnier. Ce fonds instruit les demandes de subvention des collectivités locales et définit la politique nationale en matière de prévention des risques naturels. Nous avons réalisé une étude pour comparer l'exposition des territoires à différents types de périls naturels et l'engagement des fonds, ainsi que les travaux réalisés par les collectivités locales. Cette comparaison permet de mesurer le degré de pertinence des politiques menées dans le cadre de la prévention et d'identifier les marges de progrès.
Les modélisations des risques font ressortir un véritable impact de la prévention sur la réduction du coût final. Il y va de l'intérêt de tous, et notamment des assurances, de relayer cette prévention. La difficulté consiste cependant à quantifier correctement le gain des politiques de prévention. Des exercices de gestion de crise trop nombreux ne seraient pas pertinents. Les données de comportement des acteurs sont actuellement trop faibles et représentent un frein pour nos modélisations.
La quantification en euros des économies réalisées sur des événements susceptibles de survenir est importante. Elle permet d'identifier les effets de seuil d'événements exceptionnels qui rendent la prévention inefficace. Les données mobilisées dans plusieurs pays sur les coûts de financement des ouvrages et les économies réalisées font apparaître un ratio de un à sept ou de un à dix : pour un euro investi en prévention, sept euros de sinistre sont économisés en moyenne.
Le développement des villes intelligentes multiplie les capteurs de données sur la pollution ou les vagues de submersion, mises à la disposition de différents acteurs. À Nice, ces données aident des entreprises et des acteurs publics à modéliser le risque. Le territoire des Alpes-Maritimes est susceptible de connaître des inondations, des tremblements de terre ou des vagues de submersion. De votre point de vue, serait-il nécessaire d'envisager une assurance dommages obligatoire pour les personnes résidant dans des territoires exposés à ces risques ?
L'extension obligatoire de l'assurance dommages au régime de catastrophes naturelles et la mise à disposition de la réassurance publique par la CCR avec la garantie de l'État se justifient par le fort impact macroéconomique de ces catastrophes. Mais il me semble qu'il relève de la liberté et du droit de propriété de chacun d'assurer ou non ses biens. La proportion de la population assurée est suffisante. Une marge de 2 % à 10 % au plus de non-assurés ne représente pas un obstacle à la résilience d'un territoire, dans la mesure où ce dispositif permet de s'assurer et aux entreprises de se réassurer. Je n'identifie donc pas de nécessité d'envisager une assurance obligatoire dans des territoires du sud-est de la France.
Cependant, le taux de pénétration de l'assurance constitue un problème dans les départements d'outre-mer, où la moitié seulement de la population est assurée. Les catastrophes comme les cyclones peuvent engendrer des dommages économiques, mais également des problématiques sociales, qui sont traitées par des aides spéciales. Ce phénomène soulève un aléa moral : la population ne s'assure pas, car elle sait que l'État pourra lui venir en aide. Une obligation de s'assurer pourrait s'avérer nécessaire.
Quels facteurs expliquent que cet aléa moral soit plus présent dans les territoires d'outre-mer ?
Il n'existe pas de fonds d'aide sociale et de fonds spéciaux dans d'autres territoires. Mais sur le territoire métropolitain, le fonds national de gestion des risques en agriculture (FNGRA) crée un phénomène d'aléa moral et explique le faible taux d'assurance multirisque récolte. C'est l'un des enjeux de la réforme proposée par M. Frédéric Descrozaille, député, et par le ministre de l'agriculture, M. Julien Denormandie.
La pandémie a soulevé la difficulté de l'interdépendance des risques. Nous disposions de programmes d'assurance et de réassurance sur le risque pandémique par le biais de la surmortalité. Mais le covid a fait émerger d'autres composantes à assurer, telles que la morbidité ou la mise à l'arrêt de l'activité. Évaluer l'interdépendance des risques permet d'appréhender l'ampleur et la durée des phénomènes à assurer. Les compagnies d'assurance ont traité les décès, mais plusieurs cas n'étaient pas précisés dans les contrats d'assurance, comme l'exemple très médiatisé des pertes d'exploitation des restaurateurs. Un risque extrême touche donc plusieurs secteurs assurables.
Des festivals de musique ont également été confrontés à des problématiques d'assurance annulation, car les assureurs n'avaient pas prévu ce cas de figure. L'approche systémique a primé sur une approche en silo.
Le secteur de l'assurance ne peut plus envisager les risques de manière isolée.
La loi qui a instauré le régime d'indemnisation des catastrophes naturelles fêtera son quarantième anniversaire en 2022. La France peut s'enorgueillir de bénéficier d'un dispositif particulier de gestion des risques extrêmes. La CCR soutient le marché privé de l'assurance et l'aide à couvrir ces risques extrêmes. Elle garantit une indemnisation certaine et rapide et participe ainsi à la résilience des territoires face aux risques. La CCR assurait initialement les risques liés aux catastrophes naturelles et a étendu son activité aux actes de terrorisme. Cette expérience réussie suscite des vocations pour couvrir de nouveaux risques. Lors de la crise, des voix critiques sur cette entrave au libéralisme se sont finalement prononcées en faveur d'une intervention de l'État et d'un partenariat public privé. Les événements extrêmes nous enjoignent à l'humilité.
Cette organisation s'appuie sur les qualités de nombreux acteurs. La gestion des sinistres dans la vallée de Roya est une preuve du bon fonctionnement de la capacité de tarification et de quantification, qui diffère de la capacité d'assurer qui existe tant du côté public que privé.
La réunion se termine à quinze heures et vingt-cinq minutes.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur la résilience nationale
Présents. - Mme Marine Brenier, M. Alexandre Freschi, M. Thomas Gassilloud