Mission d'information sur la résilience nationale

Réunion du mercredi 8 décembre 2021 à 17h00

Résumé de la réunion

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  • résilience
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La réunion

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MISSION D'INFORMATION DE LA CONFÉRENCE DES PRÉSIDENTS SUR LA RÉSILIENCE NATIONALE

Mercredi 8 décembre 2021

La séance est ouverte à dix-sept heures

(Présidence de M. Fabien Gouttefarde, membre de la mission d'information)

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Nous recevons maintenant M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et la sécurité nationale, à qui je souhaite la bienvenue au nom du président Alexandre Freschi, empêché. Monsieur le secrétaire général, le 22 juillet dernier, au début de ses travaux, notre mission d'information a entendu le directeur de la protection de la sécurité de l'État, qui vous représentait pendant que vous participiez à un conseil de défense convoqué en urgence. M. Nicolas de Maistre nous avait alors présenté en détail le chantier d'élaboration de la stratégie de résilience nationale entrepris à la demande du Premier ministre par le secrétariat général de la défense et la sécurité nationale, le SGDSN. Il avait indiqué les cinq axes autour desquels vous articulez votre réflexion : diffusion d'une culture de l'anticipation, diffusion de la culture du risque, refonte de la planification, renforcement des liens unissant les citoyens, coordination avec l'Union européenne et nos alliés.

Alors que notre mission d'information entre dans la phase de conclusion de ses travaux, vous vous apprêtez à remettre au Premier ministre un rapport d'étape dans la perspective d'un achèvement en mars prochain. Nous serons donc heureux de connaître l'état de votre réflexion à ce stade. Mon collègue rapporteur et moi-même espérons que le travail parlementaire que nous réalisons depuis cinq mois permettra d'enrichir les analyses de l'exécutif et d'apporter des propositions constructives. Réciproquement, il nous est indispensable, pour être assurés de faire œuvre utile, de connaître les ressorts de votre démarche et de bénéficier de votre expertise.

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Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et la sécurité nationale

Je renouvelle mes excuses d'avoir été contraint de manquer l'audition prévue avec vous le 22 juillet en raison d'une réunion urgente et impromptue. Depuis cette date, nous avons évidemment continué de mettre en œuvre le mandat que le Premier ministre nous a donné le 16 juin et de piloter cette réflexion qui vise à mieux préparer la France aux chocs futurs tout en travaillant en cohérence avec nos partenaires européens à la définition du concept de résilience dans le contexte international.

Nous sommes pour l'instant dans les temps pour livrer à l'échéance de mars 2022 le document interministériel de référence qui posera les enjeux et les objectifs de la stratégie nationale de résilience tels que vous les avez rappelés. Une série d'actions et de sous-actions précisera des ministères « menants » et des ministères « concourants ». Des fiches mesures définiront comment réaliser ces actions ; elles incluront des indicateurs proposés par les ministères – qui pour certains existent déjà –, avec une synthèse interministérielle.

Nous avons bien travaillé avec l'ensemble des ministères, et à tous niveaux : non seulement avec les hauts fonctionnaires de défense et de sécurité (HFDS), nos interlocuteurs habituels, mais aussi avec les administrations centrales opérationnelles, et avec les cabinets ministériels, tenus informés par leur HFDS respectif. Nous avons ainsi œuvré, comme il le fallait, dans un cadre décloisonné, non sans prendre en compte la protection du secret. Étant donné les risques auxquels nous sommes confrontés, quelques États ou organisations voulant nous nuire pourraient tirer parti des faiblesses que nous aurions pu évoquer ; aussi sommes-nous très prudents.

Nous avons été amenés à définir une vingtaine d'objectifs déclinés en une soixantaine d'actions. Nous continuons de travailler à améliorer la préparation à la gestion de crise en tirant les conclusions de ce que nous vivons depuis près de deux ans.

Le développement de la culture de l'anticipation du risque nous occupe sur le plan conceptuel. Nous avons lancé avec tous les ministères des réflexions d'anticipation des crises internationales potentielles et des conséquences que pourrait avoir un conflit mondial pour notre approvisionnement en énergie et en eau mais aussi sur les plans militaire, diplomatique et économique, ainsi qu'en termes d'ordre public au regard des communautés qui pourraient être originaires des États belligérants. Nos analyses portent bien entendu sur la planification et la continuité d'activité ; chaque ministère reprend son plan de continuité d'activité pour l'améliorer en tenant compte de ce qu'il a vécu au cours des vingt derniers mois. Nous sommes engagés dans des formations des acteurs de la crise, et aussi dans l'indispensable constitution de relèves. Enfin, dans un contexte d'incertitude, la communication est cruciale, et avec elle la contre-communication, puisque la désinformation est devenue un élément majeur de la gestion des crises par certains de nos adversaires. On ne saurait non plus ignorer la question de la gouvernance de crise.

Ces analyses, menées pour l'instant au sein de l'administration, seront partagées, débattues, complétées ou amendées avec les collectivités territoriales, sur la base aussi des travaux que vous conduisez, pour que nous ayons une vision complète des maillons qui forment la nation.

Nous travaillerons aussi avec les opérateurs d'importance vitale (OIV) du secteur public et du secteur privé, qui ont un rôle majeur à jouer dans la continuité de l'activité du pays. Nous réfléchissons d'ailleurs à la notion même d'opérateur d'importance vitale ou à son extension. La crise sanitaire a montré, en particulier, le rôle central de la grande distribution dans la continuité de l'approvisionnement en produits alimentaires et en fourniture de produits de première nécessité ou de produits sanitaires ; il importe de tirer les conclusions de tout ce que nous avons fait avec eux et d'essayer de le systématiser. Avec nos services opérationnels, l'agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), et Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, nous avons aussi pris en compte certaines actions au titre de nos attributions et nos compétences transverses.

Cet ensemble de réflexions et d'analyses nous amènera à remettre au Premier ministre une description initiale du niveau de résilience de l'État nous permettant de définir les marges de progrès et une feuille de route soutenable. Un travail approfondi sera donc engagé, pour pouvoir progresser, avec toutes les parties prenantes : l'État, les opérateurs d'importance vitale, les collectivités territoriales et, bien sûr, les citoyens.

Nous voulons apporter la preuve que l'État peut être stratège et qu'il est capable de s'extraire de la logique de silos institutionnels mais aussi de silos internes – ce qui est peut-être encore plus difficile à obtenir en ce genre de circonstances. L'État valorisera son action en montrant qu'il ne conçoit pas seul les politiques publiques de résilience mais dans un continuum avec les collectivités locales, les acteurs de la société civile et la participation citoyenne.

Nous avons prévu dans nos fiches mesures des indicateurs d'impact – nous les partagerons évidemment avec tous les ministères –, d'une part pour apprécier comment nous évoluons, d'autre part pour presser d'agir tous les acteurs et nous assurer qu'ils se fixent des objectifs et qu'ils sont en état de les atteindre. Ils nous permettront aussi de vous rendre compte plus concrètement des actions menées, des progrès accomplis, des insuffisances qui commencent d'être réglées et de celles qui restent à l'être.

Je ne peux vous donner le contenu détaillé de notre rapport d'étape avant que le Premier ministre n'ait eu à en connaître ; je vous le communiquerai dès que cela sera fait. Néanmoins, je souhaite insister sur quelques traits d'ensemble, en vous disant pour commencer que, pour nous, la résilience individuelle, celle de chaque citoyen, est la clé de tout. La dernière édition du Baromètre des territoires publié par l'institut Montaigne indiquait que si, après les crises récentes, les Français évaluaient positivement leur vie familiale, ils étaient malheureux et très pessimistes pour ce qui n'est pas la sphère personnelle. Globalement, ils avaient, jusqu'à présent, réussi à encaisser dans leur cercle familial et territorial le choc des confinements, des couvre-feux et des mesures de freinage. Cette forme de résilience de nos concitoyens peut être considérée comme exemplaire, mais il nous faut cultiver cet état d'esprit et le renforcer par de plus nombreux outils.

Cela passe par l'information et par des dispositifs pratiques. Il nous faut expliquer ce que nous organisons, les menaces auxquelles nous pouvons être confrontés, comment nous pouvons y faire face et le rôle que peut avoir chaque citoyen dans cet ensemble. On peut aussi imaginer des « kits individuels de résilience » : au lieu que tout le monde se précipite dans les grands magasins à la première inquiétude pour chercher, curieusement, du papier toilette lors d'une pandémie pulmonaire, pourquoi ne pas constituer chez soi un kit de denrées et de produits essentiels ? Cela permettrait d'éviter des ruptures de stocks, et cela contribuerait à rassurer la population. De tels kits existent déjà en Allemagne, en Finlande et en Suisse, tous pays qui ont défini un dispositif de ce type, en liaison avec la grande distribution. Des pratiques de défense civile en vigueur dans les pays scandinaves peuvent aussi être travaillées en France. Notre pays dispose déjà de comités communaux de prévention assez efficaces, qui contribuent à la résilience lors de feux de forêt et d'inondations. Ils ont montré, sous l'autorité du maire et en associant l'ensemble des citoyens, leur capacité à faire face à la situation. Nous avons donc déjà une certaine capacité à mobiliser nos concitoyens. Peut-être le service national universel (SNU) pourra-t-il être repris pour compléter ce dispositif.

Le plan d'action Tous résilients face aux risques du ministère de la transition écologique est une référence dans le cadre des travaux interministériels en cours. Il faudra observer ses effets pratiques, mais ce plan permet de sensibiliser la population aux moyens de faire face aux catastrophes naturelles et aux accidents industriels au-delà de tout ce qui est fait dans les préfectures par le biais des comités locaux d'information, pour que chacun se prépare à une crise lorsqu'il réside à proximité d'une installation industrielle, d'une zone inondable, d'une usine, d'une forêt susceptible de brûler. L'effort d'explication, d'information, de sensibilisation est à parfaire pour parvenir au réarmement ou à l'armement moral et psychologique de la population que nous devons essayer de construire.

Voilà pour les citoyens. J'en viens au rôle que doit avoir l'État par la transversalité des administrations centrales. M. Nicolas de Maistre vous l'avait rappelé : une quinzaine de plans, mille pages, mille cinq cents mesures… il y a là quelque chose d'un péplum. Cet amoncellement est stratifié, si bien qu'il faut à la fois trouver les bonnes feuilles et les feuilles récentes. Il est aussi très sectorisé, de sorte qu'en fonction de l'évolution de la crise, on sera obligé de chercher un type de plan donné et souvent de constater qu'il est obsolète, ou en tout cas qu'il n'est pas cohérent avec tel autre. Quand une crise affecte l'ensemble du territoire national, avec des conséquences sur tous les volets de l'activité du pays, et qu'elle dure longtemps, nous devons parvenir à tenir compte de tous ces éléments.

D'autres chocs auraient pu s'ajouter à la crise sanitaire : une crise cyber, dont la menace est forte, voire une crise géopolitique internationale ayant pour effet que certains de nos approvisionnements en produits d'usage quotidien ou en matières premières soient interrompus. La planification doit donc être revue de fond en comble pour tenir compte de l'alternance compétition-contestation-affrontement désormais possible dans l'ordre international. Certes, nous ne pourrons tout décrire, mais ce n'est pas notre objectif. Nous ne prétendons pas nous faire les Barjavel du XXIe siècle mais déterminer comment s'organiser et se coordonner pour faire face à une panoplie de risques potentiels, élaborer des scénarios, proposer un catalogue de mesures, définir des concepts d'opérations, organiser des exercices qui seront l'occasion de s'entraîner au travail en commun, de construire et maîtriser des réflexes, et aussi de vérifier les caractères, et donc de s'assurer qu'un chef de cellule de crise est capable de diriger – parfois, ce n'est pas le moindre des enseignements… Ces exercices permettent aussi de développer la cohésion des équipes qui en sont chargées et qui, au moment de la crise, seront aux côtés de leur ministre ou de son directeur de cabinet.

Des réflexions ont donc été lancées sur la refonte de la planification interministérielle de sécurité nationale, le développement des capacités d'anticipation, la diffusion de la culture du risque – les exercices seront rénovés –, la gouvernance de la gestion de crise, l'optimisation de la coordination avec nos partenaires et avec nos alliés, enfin l'implication des citoyens pour les amener à faire corps face à une crise.

La formation à la gestion de crise des cadres dirigeants et des membres de cabinets ministériels est essentielle. Aussi avons-nous mis sur pied cet automne, avec la mission des cadres dirigeants de l'État, le futur Institut national du service public (INSP) et l'institut d'études du ministère de l'intérieur, un projet pédagogique sur mesure. Dès le mois prochain, j'irai expliquer aux élèves de l'INSP notre conception de l'action à venir en ce domaine et le rôle des futurs administrateurs de l'État dans une crise. Nous entendons leur donner les clés indispensables à la gestion performante des crises dès leur prise de fonction, pour qu'ils soient opérationnels immédiatement. Nous souhaitons également informer et former très vite les membres des cabinets ministériels qui arriveront au mois de mai prochain pour leur permettre de réagir dès les premières semaines à une crise potentielle qui peut survenir alors qu'ils ne sont pas encore très aguerris. Aussi proposerons-nous au Premier ministre qui sera nommé après les élections présidentielles de lancer rapidement une séance de formation destinée à tous les cadres des cabinets ministériels.

Nous allons aussi travailler à la relève des personnels. Des cellules de crise fonctionnent dans tous les ministères depuis vingt mois et les secrétaires généraux des ministères ont du mal à organiser des relèves car, expliquent-ils, tout le monde est sur le pont. Cela est vrai dans les services qui s'occupent de la crise, mais pourquoi ne pas chercher dans d'autres directions et administrations du ministère des gens qui, au-delà de leur affectation habituelle, puissent être formés à la gestion et à la réaction de crise au bénéfice de l'ensemble du ministère, voire prêter main forte à d'autres administrations ? Nous devons impérativement faire travailler tous les ministères concernés, singulièrement les inspections générales des services. Nous allons évoquer ce sujet avec les grands corps de l'État et proposer au Conseil d'État et à la Cour des comptes d'avancer avec nous en fournissant des relèves de personnel.

En matière de communication, nous sommes frappés par l'ampleur qu'ont prise les actions de réaction, de formation et d'information sur les réseaux sociaux dans la gestion des crises nationales ou internationales. Quand il s'agit du débat national, nous n'avons évidemment rien à dire : cela fait partie de la vie publique et politique, et c'est extrêmement précieux. Il n'en va pas de même quand ces pratiques sont le fait d'organisations ou d'États étrangers qui font monter en exergue par des bots ou des trolls de fausses informations ou des informations manipulées pour déstabiliser le pays.

Nous vous avions parlé en juillet de Viginum, service de lutte contre les ingérences numériques étrangères placé à mes côtés. Le décret autorisant ce service à mettre en œuvre un traitement informatisé et automatisé de données à caractère personnel sur les plateformes en ligne sera publié demain au Journal officiel, après que la collecte a été approuvée par le Conseil d'État la semaine dernière, approbation assortie d'une note expliquant qu'elle est utile et conforme aux exigences constitutionnelles. Nous disposerons donc d'un service solide sur le plan juridique, que nous sommes en train d'armer de dispositifs techniques et d'un effectif en cours de recrutement, qui devra être pleinement opérationnel en début d'année prochaine, à l'approche des élections présidentielles. Pour gérer la menace informationnelle étrangère, nous avons beaucoup à faire, dont un important travail pédagogique en direction de toutes les cibles potentielles de ces menaces hybrides.

L'État est donc en train d'imaginer un continuum temps de paix-crise majeure, avec ou sans menace hybride, en essayant d'éviter tous les angles morts et d'organiser chez les fonctionnaires une continuité opérationnelle entre la vie normale et la capacité à monter rapidement en puissance pour faire face à une crise dès ses prémices.

J'ai parlé du citoyen et de l'État. Il y a évidemment aussi les partenaires de l'État, au premier rang desquels les collectivités territoriales. L'une des faiblesses observées lors de la crise sanitaire est que l'on a d'abord considéré que celle-ci devait être gérée par l'administration centrale : les ministères concernés allaient royalement faire descendre la bonne nouvelle – instructions et mesures à prendre –, et ainsi résoudre la crise à partir d'orientations venues de Paris. On s'est assez vite rendu compte que les choses ne fonctionneraient pas ainsi et il en est résulté une bien plus importante articulation avec les préfectures, les agences régionales de santé (ARS) et les directions départementales interministérielles (DDI) pour mieux alimenter l'État central et faire savoir si toutes les mesures prises étaient applicables ou, en tout cas, si elles correspondaient ou non à la situation sur le terrain. C'était pour l'État central une invitation à l'humilité dont il a fallu tenir compte.

Cependant, les préfectures, les DDI et les ARS ne peuvent légitimement transmettre des messages de ce type que si elles travaillent quotidiennement avec les maires, les présidents de conseils départementaux, les présidents de conseils régionaux, leurs administrations et leurs élus pour faire face à la situation et trouver des solutions. De fait, la gestion de la crise s'est beaucoup améliorée à partir du moment où ces échanges constants entre les collectivités locales, les représentants de l'État sur le terrain et l'administration centrale ont été instaurés, conduisant à mettre en place les dispositifs qui s'imposaient en laissant une marge de manœuvre suffisante en décentralisation et en déconcentration. C'est que, effectivement, on n'applique pas une mesure nationale de la même manière à Marseille, Bordeaux, Nantes, Carpentras, Rouperroux-le-Coquet ou Douillet-le-Joly. En l'occurrence, le binôme maire-préfet a montré toute sa force ; cela illustre la nécessité d'ancrer l'action publique, sur tout le territoire, avec l'ensemble des acteurs.

Cette complémentarité se nourrit aussi d'une planification qui doit être adaptée sur le terrain. Ni l'inflation comitologique ni la multiplication des plans communaux et départementaux ne sont une très bonne chose. Il n'empêche : la planification territoriale, qui conduit les élus locaux à réfléchir avec les agents de l'État aux conséquences que peut avoir une crise en un lieu donné en fonction de la géographie, de la démographie, des liaisons existant avec la ville voisine plus importante, me paraît d'une importance capitale et nous devons la développer.

Nous devrons aussi mieux travailler avec les services des armées et les délégués militaires départementaux, car l'organisation territoriale interarmées de défense a aussi un rôle à jouer. Il ne s'agit pas que le ministère des armées sorte de ses missions premières, mais lorsque des régiments sont stationnés quelque part avec des moyens, il convient de mieux organiser encore la coopération entre les uns et les autres.

Enfin, je tiens à insister sur le rôle à donner aux compagnies d'assurance. Disséminées partout sur le territoire, leurs agences ont une expertise de la prévention des risques et des demandes de protection de la population et elles savent mobiliser les moyens de réparation et de soutien quand les risques se concrétisent. L'État a donc intérêt à travailler davantage encore avec elles, et les compagnies d'assurances devraient être un peu plus incitées à resserrer leurs liens avec les acteurs publics territoriaux pour mieux accomplir leur mission et mieux respecter les contrats qu'elles ont passés avec l'État, les particuliers ou les collectivités locales.

En résumé, nous devons parvenir à diffuser, avec la notion de résilience nationale, la culture de l'interministériel, de l'intersectoriel, de l'intercollectivités, de l'interservices. C'est ce à quoi nous nous attachons.

Quelques mots pour finir sur la stratégie à laquelle nous travaillons au niveau international. Des coopérations bilatérales existent avec les États-Unis, avec le Royaume-Uni aussi même si c'est un peu plus compliqué à mettre en œuvre, ainsi qu'avec l'Allemagne et l'Italie. Au-delà des coopérations transfrontalières bilatérales existantes, d'autres se nouent, et d'autres encore un peu plus loin. Dans le cadre européen, la présidence slovène de l'Union européenne avait porté un groupe de travail « Résilience » que la présidence française reprendra à son compte à partir du mois de janvier 2022. Nous travaillons déjà en étroite coordination avec les services de la Commission européenne et du Parlement européen à la conception de la directive sur la résilience des entités critiques, dont l'article 3 impose aux États membres de réfléchir à la résilience d'une dizaine de secteurs d'activité considérés comme essentiels : l'énergie, l'eau potable et les eaux usées, les transports, la banque et le marché financier, les infrastructures numériques, la santé, l'administration publique, l'espace. Une autre directive traite de la résilience face aux attaques cyber. Nous comptons bien continuer à évoluer l'année prochaine dans tous ces domaines.

Nous travaillons aussi en liaison avec l'OTAN – Organisation du traité de l'Atlantique nord. Lors du sommet de l'OTAN du 15 juin dernier, la déclaration finale a mis l'accent sur la résilience des États membres, jugée primordiale pour la protection de l'Alliance. Il n'est évidemment pas question que l'OTAN se substitue à l'Union européenne en cette matière à l'intérieur de l'Europe ; en revanche, avec des partenaires tels que les États-Unis, le Royaume-Uni et d'autres, il nous faudra parvenir à une bonne complémentarité sur tous ces sujets.

Tout cela nous amène à poursuivre un travail approfondi et constant avec tous les services de l'État, que nous commençons à décliner avec les collectivités territoriales et les partenaires extérieurs à l'État en France, et aussi avec tous les pays européens, pour élaborer une stratégie nationale de résilience qui permette par la pédagogie de faire participer les citoyens à la protection de la sécurité nationale. Nous voulons aussi parvenir à ce que tous les services de l'État sortent de leur coquille pour s'ouvrir davantage à l'interministériel et à l'ensemble de ses partenaires pour mieux fonctionner. Tel est l'état de notre réflexion, et nous devrions rendre un début de copie au Premier ministre dans une dizaine de jours.

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Alors que j'allais regagner la France, un très violent orage s'est abattu sur l'aéroport américain où je me trouvais et j'ai eu la surprise de recevoir un message d'alerte météorologique, sans avoir enregistré mon numéro de téléphone auprès d'aucune administration aux États-Unis. Sommes-nous capables d'inviter ainsi toute la population d'une zone donnée à rester chez elle le cas échéant ? Si nous ne le pouvons pas, l'envisagez-vous ?

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Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et la sécurité nationale

En cas d'alerte météorologique, la préfecture a un accord avec les principaux opérateurs téléphoniques nationaux, qui transmettent l'information aux maires et aux responsables administratifs des collectivités locales pour que ceux-ci la relayent.

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Cela implique que les numéros de téléphone appelés aient été enregistrés.

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Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et la sécurité nationale

Effectivement, et pour en venir à votre question proprement dite, un opérateur n'a pas, pour l'instant, la faculté de transmettre une alerte sur tous les numéros de téléphone actifs dans une zone donnée, car il y aurait un obstacle d'ordre juridique à ce qu'une administration envoie des messages à toutes personnes, y compris celles qui ne l'ont pas demandé, dans un secteur géographique ; mais, sur le plan technique, c'est parfaitement possible. Cela fait partie des points auxquels nous réfléchissons pour apprécier comment parvenir à ce résultat, sans doute par le biais d'une modification réglementaire ou législative, puisqu'à ce jour la loi française permet aux personnes de garder leur numéro de téléphone secret aussi longtemps qu'ils ne l'ont pas communiqué.

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La diffusion cellulaire consiste effectivement à envoyer un message aux personnes situées dans une même zone et je crois me souvenir que M. Darmanin, ministre de l'intérieur, avait annoncé après l'incident Lubrizol que ce système serait effectif au second semestre 2021 ; cela pourrait donc avoir lieu au cours des prochains mois, comme le demande une directive européenne. Sur ce point, notre pays a peu de retard, mais nous progressons. Je suis heureux de vous revoir, monsieur le secrétaire général, dans le cadre de la mission d'information sur la résilience nationale dont nous avions lancé l'idée au printemps dernier. Le Premier ministre y a été très sensible et il vous a en parallèle confié mission de travailler ce sujet. Je trouve tout à fait positif que nous puissions partager nos travaux respectifs, et vous avez déjà répondu à bon nombre de nos questions par votre exposé très complet.

Dans un pays qui a par tradition un État fort, c'est une parole politique de dire que l'État ne peut pas tout, et c'est également une évolution culturelle pour tous les serviteurs de l'État, notamment les administrations centrales, de considérer que les citoyens ne seront plus uniquement considérés comme des personnes sur lesquelles on produit des effets mais comme des éléments potentiels de résolution des crises. C'est une avancée significative de vous entendre parler de « réarmement moral et psychologique » de la population et mentionner des kits de denrées essentielles comme le fait le ministère allemand de l'intérieur. Mais c'est la vision éclairée du SGDSN, parfaitement au courant des menaces auxquelles nous pourrons être exposés ; pensez-vous que cette évolution culturelle est désormais ancrée ou faudra-t-il encore un certain temps pour progresser ?

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Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et la sécurité nationale

Il faudra encore beaucoup travailler, d'abord parce que l'État est engoncé dans une culture corporatiste. D'ailleurs, la réforme de la haute fonction publique engagée par le président de la République vise aussi à casser ces chapelles. De ce point de vue, la possibilité pour un administrateur de l'État d'aller de ministère en ministère apporter son expérience partagée me paraît très importante. Le deuxième obstacle que je perçois est le goût du Français pour la norme et aussi la crainte juridictionnelle que comporte aujourd'hui toute décision, ou toute non prise de décision. J'en prendrai pour exemple celui du haut fonctionnaire chargé de valider réglementairement les masques que nous portons en ce moment ; il pourrait faire confiance aux fabricants, considérer qu'ils produiront des masques sanitaires étanches et que s'ils ne le font pas, les consommateurs le leur reprocheront à eux, entrepreneurs. Mais ce fonctionnaire considère que c'est à lui que le reproche sera fait, et il a donc tendance, sinon pour se protéger du moins pour jouer complétement le rôle qu'il pense devoir jouer au sein de l'État, à émettre des normes, parfois à en émettre un peu plus que la réglementation européenne n'en réclamerait, et à « se couvrir » ainsi dans l'éventualité d'une poursuite relative à ce qu'il aura ou n'aura pas autorisé.

C'est une faiblesse française, pour deux raisons. D'abord, cela infantilise le fonctionnaire : il est beaucoup plus facile, bien sûr, de se ranger derrière une norme et de dire : « J'ai accompli les diligences nécessaires telles que les définit le code pénal. » Ensuite, cela infantilise les citoyens, auxquels le fonctionnaire dira : « La norme l'interdit, vous devez donc attendre », ce qui, en temps de crise, nous fait perdre un temps et un pouvoir de décision précieux et aboutit à faire du citoyen un consommateur qui, coincé entre les dispositifs institutionnels et organisationnels et le respect des normes, constate qu'on ne lui fait pas confiance pour se protéger et assurer sa sécurité, et que l'on ne fait pas confiance à un chef d'entreprise pour fabriquer une protection qui jouera son rôle. C'est l'un des sérieux obstacles qui, dans les années à venir, entravera notre désir de modifier cette culture et de nous rapprocher de la culture américaine à ce sujet. Certes, cela a des conséquences en matière de recherche de responsabilité pour les entreprises mais cela conduit chacun à jouer son rôle : le fonctionnaire, l'entrepreneur et le citoyen qui doivent, ensemble, essayer de trouver une solution sans avoir le souci de se protéger ou de pouvoir dire : « Ce n'est pas moi qui l'ai fait, c'est l'autre. »

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Mme la ministre Agnès Pannier-Runacher nous a dit lors d'une audition publique qu'elle a parfois estimé de son devoir de passer outre la réglementation. On observe aussi que pendant la crise sanitaire des responsables politiques ont fait l'objet de poursuites, non pour avoir commis une faute mais pour ne pas avoir imaginé une situation. Comment outrepasser ce principe de précaution exacerbé ? Comment favoriser juridiquement l'exercice élargi du pouvoir de discernement lors d'une crise, en le limitant si besoin est dans le temps et dans l'espace, et gagner ainsi en réactivité pour faire face à des situations extrêmes ?

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Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et la sécurité nationale

Il y a quelques années, la loi Poisson a modifié les conditions dans lesquelles la responsabilité d'un maire ou d'un décideur peut être mise en cause. Du point de vue du préfet que je suis, ce texte est plutôt équilibré et, pour des raisons juridiques et démocratiques, il ne faudrait pas y toucher car nos concitoyens ne doivent pas avoir le sentiment que nous voulons nous déresponsabiliser. Être chef c'est décider, et décider c'est rendre des comptes devant vous et devant la justice. C'est donc par la transparence et la pédagogie que nous devons essayer de corriger un peu l'état d'esprit de nos concitoyens, en expliquant chacune de nos décisions. La ministre le disait très justement : quand on doit trancher entre le respect d'une norme interdisant l'utilisation d'un masque parce que l'on n'est pas sûr qu'il couvre le risque à 90 % et pas de masque du tout, la logique est d'autoriser le masque – et ce, même s'il n'avait que 50 % d'efficacité, car c'est déjà 50 % de plus que zéro. C'est cela qu'il faut expliquer, quitte à dire que l'on n'est pas très sûr de soi au moment t mais qu'on en saura davantage au fil du temps. Je considère donc, je vous l'ai dit, qu'il ne convient pas de régler par la loi la question de la mise en cause de la responsabilité des décideurs, mais d'y répondre par la formation des élus et des hauts fonctionnaires, pour les amener à comprendre que, puisqu'ils ont une responsabilité, ils doivent l'exercer avec discernement et intelligence. Et puis, je le redis, un considérable travail de communication vers le grand public reste nécessaire pour expliquer ce que nous faisons et comment nous prenons les décisions. C'est ainsi que, progressivement, on arrivera à corriger les choses.

Enfin, la France est un pays où l'on adore publier règlements, instructions et circulaires. C'est aussi la faute de l'État qui, après chaque incident, décide de faire un plan ou de modifier un dispositif. Il en résulte l'échafaudage de normes stratifiées que j'évoquais tout à l'heure. Mieux vaudrait un bon retour d'expérience, une analyse permettant de tirer les conclusions de ce qui a flanché et de les partager plutôt que de publier immédiatement un corset supplémentaire qui permettra, peut-être, à l'administration de résoudre efficacement une crise parfaitement semblable. La probabilité que deux crises identiques se produisent sur notre territoire étant assez limitée, mieux vaut laisser aux gens plus de marge de manœuvre et d'initiative. Cela reste un vœu assez pieux, mais c'est le principe de subsidiarité, de déconcentration et de décentralisation, qu'il faudrait continuer de développer.

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J'espère que les autorités administratives et judiciaires aussi font preuve de discernement dans l'appréciation de ce qui a été fait. Dans le département du Rhône en tout cas, le préfet, considérant qu'à l'impossible nul n'est tenu, a été assez conciliant quand demande a été faite aux élus locaux d'appliquer certaines directives gouvernementales quasiment du jour au lendemain ; il n'empêche que ces circulaires comminatoires ont grandement inquiété les maires. Sur le plan général, la définition de la résilience à laquelle on se réfère usuellement est celle qui figure dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 : « La volonté et la capacité d'un pays, de la société et des pouvoirs publics à résister aux conséquences d'une agression ou d'une catastrophe majeure, puis à rétablir rapidement leur capacité de fonctionner normalement, ou à tout le moins dans un mode socialement acceptable. » Cette définition devrait-elle être mise à jour ?

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Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et la sécurité nationale

Pour en finir avec la question précédente, la mention de plus en plus fréquente du mot « discernement » dans les circulaires est un début de prise en compte au niveau central des problèmes qui peuvent se poser. La définition de la résilience devra être améliorée en fonction des travaux en cours ; l'élaboration de la stratégie de résilience nationale se nourrira aussi de vos réflexions et de ce que nous sommes en train de vivre, et nos conclusions entraîneront sans doute la modification de la définition actuelle. En 2008, on envisageait dans la presque totalité des cas une crise à cinétique courte et localisée géographiquement. Étant donné la nouvelle analyse des risques, il nous faudra proposer une définition plus large des menaces, des risques et des désordres qu'ils peuvent entraîner, et incontestablement donner une plus grande place aux citoyens dans la manière d'y faire face.

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Comment la stratégie de résilience nationale s'articulera-t-elle avec un futur Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale ? Considérez-vous la résilience comme un sous-ensemble de la défense nationale ou comme un sujet séparé ? Pourriez-vous nous donner des exemples des fiches actions que vous élaborez ?

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Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et la sécurité nationale

On devrait en venir à la rédaction du prochain Livre blanc, mais on n'y est pas encore. La résilience fait partie de la défense nationale mais ne la constitue pas à elle seule. Évoquer la défense nationale, cela peut vouloir dire se trouver dans une situation dans laquelle l'ensemble du pays doit faire face à un conflit de haute intensité. On sait que ces conflits pourront ne plus être seulement des opérations extérieures ; ils peuvent demander un engagement de longue durée sur le territoire exigeant que tout l'effort de guerre du pays se mette en branle pour apporter son concours. La résilience sera un des volets de cette action d'ensemble. J'observe aussi que, dans la définition citée précédemment, la résilience doit permettre de revenir à l'état antérieur. Je tendrais à la compléter par les mots « et si possible, à l'améliorer », en étant plus résistants et peut-être plus modernes, plus adaptés et donc encore plus solides, plus cohérents, plus soudés pour pouvoir faire face à une nouvelle crise.

Au nombre des fiches que nous rédigeons, je mentionnerai pour exemple la fiche « cyber ». Elle comprendra des plans de continuité et des plans de reprise adaptés aux menaces cyber, avec une doctrine, un corpus documentaire, la mise à jour de plans nationaux, un label identifiant les prestataires de services qui pourraient agir, l'accompagnement des cibles pour les aider à revenir au niveau ex ante, l'évaluation du niveau de maturité des secteurs d'activité face à ce type de menace puisque nous savons que certains ont des faiblesses en ce domaine, la participation à des exercices, et donc l'organisation de ces exercices ; l'amélioration des compétences par la formation, l'information et les échanges.

Une des autres fiches en cours d'élaboration porte sur la logistique interministérielle de crise en fonction de la nature de la crise, afin de déterminer comment faire pour que les moyens nécessaires au fonctionnement du pays où à la réaction à la crise par les services arrivent en temps, en qualité et en quantité utiles : les ressources internes et externes à mobiliser, ce qui existe dans le secteur public et dans le secteur privé, comment faire travailler les uns et les autres ensemble et séparément, comment faire face à des difficultés de coordination. Nous travaillons aussi sur la résilience des réseaux de communication de l'État, et nous creusons beaucoup d'autres questions tout aussi importantes pour trouver les réponses nécessaires en temps utile. En matière cyber, nous pouvons être confrontés à une attaque contre les systèmes financiers, sujet sur lequel des groupes de travail se penchent avec la Banque de France et les banques ; il peut aussi s'agir d'attaques cyber contre la fourniture de services primaires – eau, énergie, transports – et nous y travaillons aussi. De même, en matière logistique, nous nous interrogeons sur les moyens d'assurer l'approvisionnement en produits alimentaires et en produits de santé mais aussi le transport des personnes et le transport d'énergie.

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J'aimerais avoir confirmation du cadre institutionnel. Le SGDSN, planificateur, a-t-il bien aussi pour rôle l'anticipation stratégique, en prévoyant les scénarios les plus durs – le coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) nous ayant dit vous alimenter en renseignements à cette fin – cependant que la cellule interministérielle de crise (CIC) Beauvau conduit les opérations sur le territoire national ? D'autre part, existe-t-il un seuil de violence ou de crise à partir duquel le pilotage de la situation bascule au ministère des armées, ou la CIC Beauvau demeure-t-il le pilote de la gestion de crise dans tous les cas ?

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Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et la sécurité nationale

En principe, chaque ministère est supposé travailler sur l'anticipation. Mais j'avoue que lorsque j'étais son directeur de cabinet au ministère de l'intérieur, M. Christophe Castaner me l'a demandé par quatre fois et que je n'y suis jamais parvenu, pour d'excellentes raisons liées à une actualité très prenante. Cela dit, si M. Castaner a créé l'institut des hautes études du ministère de l'intérieur, c'est précisément pour que le Gouvernement dispose d'une structure de prospective et de réflexion sur l'anticipation au ministère. Je vous ai dit ce qui s'est passé pour moi au ministère de l'intérieur, et je pense qu'il en va de même dans la plupart des autres ministères. Il n'en demeure pas moins que la prospective est, si je puis dire, une ardente obligation. La plus-value du SGDSN est que, coordonnateur interministériel, il a une vision globale sur tout ce qui est défense et sécurité nationale. Lorsque des sujets d'anticipation concernant différents ministères peuvent les conduire à travailler ensemble, nous avons un rôle d'anticipation à jouer. Ainsi, lorsque le calendrier de la mise en œuvre du Brexit a été défini, nous avons créé au sein du secrétariat général une structure chargée d'anticiper ce qu'il adviendrait si les frontières étaient embouteillées par des camions. Cette réflexion concernait non seulement la sécurité publique, l'immigration et les transports, mais aussi le bien-être animal, l'approvisionnement alimentaire, la fourniture de produits d'urgence au Royaume-Uni… À ce jour, et je m'en félicite, ces réflexions n'ont servi à rien ou à très peu de chose, mais elles ont eu lieu.

La circulaire du 1er juillet 2019 de M. Édouard Philippe, alors Premier ministre, relative à l'organisation gouvernementale pour la gestion des crises majeures dispose que c'est au Premier ministre que revient la décision de mettre en œuvre une cellule interministérielle de crise, laquelle est donc placée sous son autorité. C'est le Premier ministre qui désigne le ministre « menant ». Quand la crise est internationale, c'est le ministre des affaires étrangères ; lorsque c'est une crise intérieure, c'est en principe le ministre de l'intérieur mais ce n'est ni obligatoire ni constant. C'est pourquoi, au début de la crise sanitaire, le ministre de la santé a été désigné comme ministre « menant ». Il a alors installé le centre opérationnel de régulation et de réponses aux urgences sanitaires et sociales (CORRUSS), au sein duquel une task force interministérielle a par la suite été introduite. Après que, le 16 mars 2020, le premier confinement a été décidé, la CIC Beauvau s'est ouverte le 17 mars pour assurer la gestion interministérielle de la crise, notamment de son volet international puisqu'il fallait rapatrier nos compatriotes retenus à l'étranger. Mais le CORRUSS a continué de traiter les sujets sanitaires : approvisionnement en matériel de protection, évacuations sanitaires, fonctionnement des hôpitaux, etc.

Cette circulaire est toujours en vigueur et si, habituellement, le ministère de l'intérieur assure le centre interministériel de crise, il le fait pour le compte du Premier ministre, en utilisant ses propres moyens et en faisant intervenir les moyens d'autres ministères. Faudra-t-il modifier ce dispositif, et quelles leçons faudra-t-il tirer de la coordination entre les trois ministères qui ont eu des cellules de crise globalisantes ? C'est un des points que nous examinerons une fois la crise achevée. Aujourd'hui, le CORRUSS suit toujours les sujets sanitaires, et la CIC installée à Beauvau, qui n'est d'ailleurs plus dirigée par un préfet mais par un inspecteur des finances, assure le bon fonctionnement de l'interministérialité relative à la crise, sous l'autorité du Premier ministre. De fait, le vrai patron de la CIC, depuis le début de la pandémie, a été le directeur de cabinet du Premier ministre. En 2020, notamment pendant le premier trimestre, il réunissait tous les jours une « CIC synthèse » au cours de laquelle chaque chef de cellule lui rendait compte des décisions qu'il avait prises et des problèmes auxquels il avait été confronté ; lui-même assurait la coordination interministérielle. Il y a quelques jours encore, le directeur de cabinet du Premier ministre a présidé une « CIC synthèse » pour décliner en pratique les décisions prises lors du dernier conseil de défense sanitaire et les faire mettre en œuvre à la fois par le CORRUSS et par la CIC Beauvau.

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L'Italie et la Russie se sont dotées de longue date de ministères chargés de la gestion des crises et situations d'urgence. Il me semble, à titre personnel, qu'il est bon de s'en remettre à l'ordonnance de 1959 définissant la mobilisation de chaque ministère lorsque la défense nationale est en jeu. Cela assure la cohérence d'ensemble, au lieu que la création d'un « ministère de la résilience » pourrait avoir un effet démobilisateur pour les autres ministères. Qu'en pensez-vous ?

Cependant, cette approche suppose une impulsion politique permanente pour rappeler à leurs responsabilités les ministères, théoriquement tous censés faire de l'anticipation. Je connais des structures d'anticipation au ministère des affaires étrangères et au ministère des armées mais je ne suis pas sûr que le niveau général d'anticipation des administrations soit à la hauteur des enjeux de la défense nationale. Le ministère de l'agriculture s'interroge-t-il sur les moyens d'alimenter l'ensemble des Français en tout temps et en tous lieux dans des situations extrêmes ? Est-on certain que le ministère de la santé est bien sensibilisé à ces sujets, alors que des pharmaciens de ma circonscription m'expliquent que la Caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) ne finance les masques qu'à hauteur du prix des masques chinois ? La CPAM a un objectif de rationalisation de la dépense publique dont je ne lui fais pas reproche mais, en l'occurrence, la commande publique ne devrait-elle pas viser à maintenir l'écosystème français des masques et leur disponibilité en cas de crise ? Ne faut-il pas rappeler à tous les ministères qu'ils ont la responsabilité de continuer à fonctionner en cas de crise et qu'ils ne peuvent uniquement s'appuyer sur le ministère des armées ? Celui-ci a souvent été sollicité pendant la crise sanitaire, mais le général commandant le service de santé des armées nous a rappelé que les capacités sanitaires des armées représentent moins de 1 % des capacités sanitaires en France. Il est illusoire de croire que nos capacités de santé et de logistique militaires sont pléthoriques. Enfin, les HFDS ont une mission d'importance vitale ; leur place dans les organigrammes la reflète-t-elle ? Ne peut-on renforcer la mobilité entre les ministères pour éviter l'action en tuyaux d'orgue et faciliter les retours d'expérience, la collégialité et l'interministérialité ?

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Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et la sécurité nationale

Je ne pense pas non plus que la création d'un ministère de la gestion de crise soit une bonne solution. D'une part, on peut espérer que le ministre n'aurait pas tout le temps des choses à faire. D'autre part, sur le plan institutionnel, tout ministre doit être entièrement responsable devant vous de ce qu'il fait et de ce qu'il ne fait pas. Si, quand une crise se produit, il en venait à vous dire : « Ce n'est pas de mon ressort mais de celui de celle ou celui qui est installé auprès du Premier ministre », cela ne fonctionnerait pas sur le plan opérationnel, et ce jeu de taquin ne serait pas conforme à l'esprit de nos institutions démocratiques. Ce ne peut être non plus le rôle du Premier ministre, parce que s'il ne s'occupe que de la crise il ne s'occupe plus du reste et c'est inconcevable puisque nous ne sommes plus aux débuts de la IIIe République. Lorsqu'une coordination interministérielle sur une gestion de crise est nécessaire, elle doit avoir lieu sous l'autorité du Premier ministre, représenté par son directeur de cabinet, et qui doit pouvoir s'appuyer sur une administration qui l'aidera à préparer ses arbitrages et ses décisions : les services du Premier ministre, le secrétaire général des affaires étrangères, le secrétaire général à la mer pour les sujets maritimes, moi-même pour les sujets de défense et de sécurité nationale. Autrement dit, point n'est besoin d'un ministère permanent mais, le cas échéant, lorsqu'une crise se produit, le ministre « menant », sous l'autorité du Premier ministre, organise, coordonne et assume ce qu'il doit, met son administration à disposition du Premier ministre et de ses services pour pouvoir assurer sa mission et l'exécuter totalement.

En principe, le HFDS est le secrétaire général du ministère. Hier matin, j'ai reçu l'ensemble des HFDS pour faire le point avec eux ; je recevais donc les secrétaires généraux des ministères, chargés de veiller au bon fonctionnement de l'ensemble de leur administration. En général, ils ont un adjoint qui assure cette fonction. Il leur incombe donc de le choisir allant plutôt qu'amorti, et de ne pas donner ce poste comme lot de consolation ou parce que l'on ne peut mettre l'intéressé ailleurs. Cela a pu exister ; il faut donc veiller aux nominations de ces responsables. Il faut aussi que l'on soit assez mobilisé à ce sujet au sein du cabinet. Lors du dernier exercice interministériel organisé par le SGDSN, qui portait sur la sécurité nucléaire, le directeur de crise CIC était le directeur adjoint de cabinet du ministre de l'intérieur, qui assumait l'ensemble des responsabilités. Logiquement, il en a toujours été ainsi, puisque, en cas de crise, ce n'est ni le HFDS ni même le secrétaire général du ministère qui s'installera à la tête de la cellule de crise du ministère mais évidemment le ministre et le directeur ou le directeur adjoint de son cabinet, en tout cas quelqu'un qui a la responsabilité politique ou qui peut engager la responsabilité politique du ministre au moment de prendre une décision. Au-delà de l'incitation à la qualité dans le choix des personnes, étant donné le dispositif en vigueur, il convient de faire en sorte que le couple directeur de cabinet-secrétaire général fonctionne bien dans la gestion de crise.

La mobilité est indispensable mais elle doit commencer à tous les niveaux : au ministère des finances, un HFDS qui n'est pas issu de la maison aura peu de chances de parvenir à convaincre les grands barons de la direction générale du Trésor et de celle des finances publiques de s'investir dans telle ou telle situation. Il faudra donc maintenir une certaine homogénéité. Cela ne signifie pas qu'en amont n'ait pas eu lieu tout ce que la réforme voulue par le président de la République doit apporter : que les hauts fonctionnaires finances ne fassent pas toute leur carrière dans l'administration des finances ni les préfets au ministère de l'intérieur, qu'un colonel de pompiers puisse devenir directeur général de la direction générale de la prévention des risques du ministère de la transition écologique et que des fonctionnaires de ce ministère viennent faire un tour à la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises au ministère de l'intérieur. Le fait qu'un préfet dirige actuellement le SGDSN me paraît intéressant et, je l'espère, enrichissant pour le service. Il faut encourager la mobilité et la faire progresser.

À propos de la rationalisation de la dépense publique et des commandes publiques en temps de crise, je suis d'accord avec vous, le code des marchés doit sans doute être modifié pour tenir compte des critères géographiques ou d'autres critères. Une des leçons que nous devons tirer de la pandémie, c'est de nous assurer de notre capacité à garantir notre souveraineté dans un certain nombre de domaines. Ainsi sommes-nous en train d'étudier la possibilité de clouds souverains pour ne pas dépendre des clouds américains ou chinois. Pourquoi n'y parviendrions-nous pas aussi dans d'autres domaines industriels aussi sensibles pour notre pays, en développant des industries spécialisées et, le cas échéant, en adaptant des industries existantes ? Après tout, des entreprises qui fabriquaient des caleçons et des chemises ont produit des masques fort bien faits. On doit pouvoir progresser, et sans doute aussi aborder les questions réglementaires de manière un peu plus intelligente.

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À quel service revient le développement de l'OTDH, l'outil français de traitement des données hétérogènes ?

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Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et la sécurité nationale

Le projet concerne plusieurs services : le ministère porte le projet ; le CNRLT préside le comité de programmation stratégique ; le SGDSN, par le biais de l'ANSSI, service bouclier qui connaît précisément et les menaces et nos vulnérabilités, et aussi parce que nous disposons des crédits interministériels qui permettront la réalisation de l'outil. Nous sommes fortement engagés dans son élaboration, pour permettre à notre pays de ne plus dépendre d'une société américaine bien connue.

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Deux commentaires avant d'en venir à deux questions. D'une part, on nous dit souvent que l'on ne parvient à l'interministérialité que lorsque le sujet considéré, ici la défense et la sécurité, est rattaché au Premier ministre. À mon sens, c'est une fausse solution, et mieux vaut insister sur l'impulsion politique et la mobilité des fonctionnaires. Ainsi, il importe peu que le service national universel soit rattaché au ministère de l'Éducation nationale et de la jeunesse si le politique affirme que ce service est le fer de la résilience, et si ceux qui sont chargés de le mettre en œuvre sont issus de différents ministères.

D'autre part, j'ai rendu visite la semaine dernière à la Force d'action rapide du nucléaire (FARN), dont les capacités m'ont impressionné, tout comme son appréhension de la résilience. Une bonne partie des opérateurs est là à temps partiel ; ils continuent par ailleurs de travailler dans les centrales, ce qui leur permet de conserver un haut niveau technique et de bénéficier d'un effet masse si on avait besoin de cet effectif un jour, et d'une forte intégration dans le système. Cette force est parfois sollicitée pour intervenir dans des situations extrêmes, très violentes tempêtes ou ouragans.

J'en viens aux questions.

Pensez-vous que la stratégie « Zéro Covid » adoptée par la Chine serait applicable en France dans le cas d'une pandémie virale aux effets létaux potentiels beaucoup plus forts que ceux du Sars-Cov-2 ? Sur un autre plan, la résilience justifie-t-elle de pérenniser et de faire monter en puissance le service national universel ?

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Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et la sécurité nationale

L'Australie et la Nouvelle-Zélande se sont essayées, sans succès, à la stratégie « Zéro Covid » alors que ce sont des îles. La France est un pays complétement ouvert sur le continent européen et, de fait, sur le monde entier. Taïwan a réussi, mais c'est la seule exception – avec la Corée du Nord, selon ce qu'en disent ses dirigeants –, en raison de la très forte discipline de la population et de l'acceptation de contraintes égales à celles qui ont été imposées en Chine continentale, où la stratégie « Zéro Covid » est appliquée sans que l'on sache quel est le degré de justesse des statistiques publiées sur ce qui s'est passé. Une crise sanitaire se gère en trois étapes : tenter d'éviter qu'elle ne se propage ; si cela arrive, endiguer la propagation ; essayer de faire face. C'est la stratégie que nous avons appliquée, comme tous les pays du monde, avec plus ou moins de succès, et plutôt moins que plus même si nous avons constaté moins de décès qu'ailleurs.

Je ne crois pas à une stratégie conduisant un pays à se refermer complétement sur lui-même. C'est un appauvrissement spirituel pour une population de considérer que tous les autres sont dangereux et que si l'on peut vivre toutes frontières fermées, on s'en sortira et on sera heureux – et ce n'est pas vrai. Des camions doivent entrer pour approvisionner le pays en nourriture et en carburant et l'on ne va pas faire descendre les transporteurs routiers à la frontière pour en faire monter d'autres qui ne rouleront qu'en France. Cela ne se passerait pas ainsi et, au demeurant, cela entraînerait des coûts économiques, sociaux et sociétaux considérables. Si nous avons surmonté la crise, c'est surtout parce que nous avons travaillé avec nos partenaires européens pour produire ensemble des vaccins, pour définir des politiques coordonnées de restriction de circulation permettant de faire passer l'essentiel, pour faire face à divers types de situation. Si, demain, une crise cyber ou une crise alimentaire se déclenche, nous ferons la même chose avec nos partenaires européens et nous y travaillons. Pour moi, la stratégie « Zéro menace » tient de la politique de l'autruche ; les effets adverses induits en font une mauvaise solution, et une solution inefficace.

L'objectivité impose de reconnaître que, pour l'instant, le service national universel ne fonctionne pas très bien, précisément parce que la culture de la participation de chaque citoyen à l'action publique ne progresse pas en France. Notre pays a la grande chance d'avoir quelque 500 000 élus locaux. C'est une forme de citoyenneté et d'engagement au bénéfice de la chose publique. Ceux qui ne voient là qu'un coût sont des sots : c'est une richesse qui permet la stabilité démocratique et sociétale, et la solidarité. Amener sept ou neuf conseillers municipaux à réfléchir ensemble à l'avenir dans une petite commune, c'est une richesse fantastique. Si, de même, on peut amener par le service national universel des jeunes gens à juger qu'ils peuvent apporter quelque chose à la collectivité, on progressera, mais il faut beaucoup de force de persuasion pour convaincre nos concitoyens de ne pas être seulement consommateurs mais aussi acteurs. Je ne crois pas au retour du service national du passé, mais j'encouragerai volontiers au développement du service national universel volontaire. Il nous revient donc de démontrer son utilité en temps de crise.

La réunion se termine dix-huit heures trente-cinq.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur la résilience nationale

Présents. - M. Thomas Gassilloud, M. Fabien Gouttefarde

Excusé. - M. Alexandre Freschi