La séance est ouverte à dix-sept heures cinq.
Bonjour à toutes et à tous. Nous poursuivons notre cycle d'auditions et nous accueillons aujourd'hui M. Michel Biero, directeur exécutif achats et marketing de Lidl France.
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Monsieur Biero, veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».
M. Michel Biero prête serment.
Je suis accompagné de Grégory Besson-Moreau, rapporteur de notre Commission d'enquête, et avec les membres de la Commission présents, nous allons procéder aux échanges, sollicitations et questions afin de comprendre le sujet qui nous préoccupe, à savoir la question des négociations commerciales et le rôle des enseignes de la distribution et des centrales d'achat dans ces négociations.
Nous sommes en séance d'audition publique, ouverte à la presse. Si une partie de nos échanges nécessite d'organiser le huis clos ou s'il vous apparaît que certains éléments que vous pourrez aborder sont d'ordre confidentiel ou hautement stratégique, nous y recourerons.
Je vais profiter de ce propos liminaire pour vous présenter en quelques mots notre enseigne. Lidl France regroupe 35 000 salariés, 1 500 magasins, 25 plateformes logistiques régionales et un siège situé à Rungis, où l'intégralité des achats est centralisée.
Lorsque nous avons ouvert notre premier magasin en avril 1989 en Alsace, notre modèle reposait sur un concept assez nouveau en France qui se résumait par « Un besoin = Un produit ». Ce modèle est toujours le nôtre aujourd'hui et lorsqu'un client vient dans notre magasin acheter une brique de lait par exemple, on ne lui en propose pas 3, 6 ou peut-être parfois 8 mais une seule. Par conséquent, et contrairement à nos principaux concurrents, nous offrons une gamme relativement restreinte d'environ 1 700 références dans nos linéaires.
L'autre particularité qui fait de Lidl un acteur atypique et assez unique dans le paysage de la distribution française est la part de marques de distributeurs dans notre assortiment. En effet, 89 % de nos références sont des marques de distributeurs et 11 % des marques nationales, ratio bien souvent inversé chez mes concurrents. En outre, 72 % de nos 1 700 références sont « Made in France » et 80 % d'entre elles sont produites par des petites et moyennes entreprises (PME) françaises.
Si j'insiste sur ces deux aspects de gammes restreintes et de fortes proportions de marques de distributeurs, c'est pour vous dire à quel point la relation que nous entretenons avec les fournisseurs et les producteurs en France est cruciale pour notre enseigne. Cette relation doit être une relation de confiance durable. Pour ce faire, chaque partie doit y trouver son compte.
Ce choix de modèle est aussi le choix de la simplicité, du pragmatisme et du bon sens, principes très importants dans notre organisation, dans notre structure mais aussi dans notre façon d'acheter. Lorsque nous faisons affaire avec un fournisseur, nous nous engageons pour de bon, nous commandons les volumes sur lesquels nous nous sommes engagés et nous les écoulons à 100 %. Les retours ou reprises fournisseurs n'existent pas chez Lidl.
C'est dans cet esprit que ces dernières années, nous avons pris des engagements forts et mené des actions concrètes en direction du monde agricole et des éleveurs français. Je pense notamment aux contrats tripartites avec les filières bovines, porcines et laitières, sur lesquels nous pourrons revenir. Nous sommes présents depuis cinq ans au Salon de l'agriculture où nous signons pendant neuf jours des accords tripartites ou leur reconduite en toute transparence. À ce jour, plus de 5 000 éleveurs sont impliqués dans un accord tripartite avec Lidl.
Toujours dans ce même esprit, nous avons suivi avec grand intérêt les débats tenus dans le cadre des États généraux de l'alimentation (EGA). Chez Lidl, nous avons toujours souscrit à 100 % à l'unique objectif promu par ces États généraux et instauré par la loi qui en est issue, à savoir sauver le monde agricole. Comme vous le savez certainement, nous avons même fait des propositions afin d'aller plus loin dans la loi pour protéger le revenu des agriculteurs et des éleveurs des filières les plus en difficulté, simplement parce que notre modèle l'exigeait.
Monsieur le directeur exécutif, pouvez-vous nous expliquer en quelques mots la relation entre Lidl France et la maison-mère Lidl ? Qui dirige qui ? Êtes-vous libre ou décide-t-elle pour vous des marques nationales ou même des produits de marques de distributeur (MDD) dans les magasins français ?
Lidl France compte 918 fournisseurs répartis entre marques nationales et de distributeurs. 11 % sont des marques nationales, lesquelles représentent 52 fournisseurs. Sur ces 52 fournisseurs, 29 sont français (mais pas forcément négociés que par la France) et 23 internationaux. 60 % de ces fournisseurs de marques sont négociés par la France et 40 % par l'international. Lidl France n'est soumis à aucune obligation dans le choix de ses fournisseurs par rapport à la maison-mère : nous sommes totalement autonomes dans le choix de notre assortiment.
Êtes-vous structurés comme un certain nombre d'enseignes de la distribution en regroupement à l'achat avec d'autres « partenaires » ou « compétiteurs », si je peux les appeler ainsi, de la distribution, que ce soit au niveau français ou européen ?
Non, absolument pas. Pour moi, ce n'est pas du bon sens. Il n'est pas logique d'un côté de s'allier avec nos pires concurrents et de l'autre côté, de se faire de la concurrence. Nous n'avons aucune alliance avec qui que ce soit de la distribution française ou internationale.
Si je comprends bien, vous disposez d'un certain nombre de négociateurs ou d'acheteurs qui s'adressent à un certain nombre de fournisseurs dont vous venez de décrire le nombre et la répartition entre les fournisseurs français ou internationaux, et les négociations à l'achat tournent autour d'un produit, autour de volumes, autour de qualités. Décrivez-nous comment se passent les achats chez Lidl.
La répartition est fixée ainsi : 89 % de MDD et 11 % de marques. Pour les 89 % de MDD, que ce soit à l'international ou en France, les négociations sont très simples : on construit un prix d'achat. Les PME ou les industriels avec qui nous travaillons font preuve d'une transparence totale. Quand je parle de construire un prix d'achat, je connais parfaitement l'intégralité des composants du produit que j'achète, je sais qu'il contient 11 % de sucre, 13 % de noisettes, 10 % d'huile…, peu importe le produit. Je construis un prix d'achat avec les coûts de production, les coûts de transformation, le packaging, la logistique, le transport, etc. C'est le travail de l'acheteur que je suis.
Avec une marque nationale, c'est très différent et illogique pour l'acheteur que je suis mais je me conforme à la loi française. Nous partons d'un tarif général provenant du fournisseur et négocions la vente de services à ce fournisseur de marque nationale. Une descente tarifaire s'applique, ainsi qu'une coopération commerciale pour arriver à un prix. Je vous donnerai le détail des services que nous proposons et de nos 4 piliers en tant que petite structure à huis clos. J'ai la chance de négocier 89 % de marques de distributeurs car quand avec un produit que j'achète 1 € à la marque distributeur, j'ai un repère. Souvent, on me le propose à 2 € à la marque nationale. C'est normal, du marketing entre en jeu, mais le gap reste très impressionnant, et surtout la façon de négocier pour un acheteur. Comme je le dis toujours, nous sommes de vrais acheteurs : nous achetons des produits et nous construisons un prix d'achat. C'est du bon sens. Dans la marque, je ne trouve pas cette logique.
Pour préciser les choses par rapport à la MDD et ces marques nationales, ce sont la plupart du temps les mêmes usines qui fabriquent les produits. Il ne devrait pas y avoir de liaison étant donné qu'il n'y a qu'un seul produit mais peut-il arriver qu'une même usine produise des marques nationales et des MDD chez vous ou s'agit-il uniquement de MDD faites à façon chez un industriel lambda ?
La majorité des produits MDD sont fabriqués par des PME françaises qui ne fabriquent pas de marques nationales. Certes, des marques nationales nous fabriquent des MDD. Beaucoup de marques ne le souhaitent pas, leur stratégie leur interdisant de fabriquer des marques de distributeur, mais certains fournisseurs, notamment parmi ceux qui transforment des produits agricoles, nous fabriquent effectivement une MDD et en parallèle une marque. Or cela s'applique sur quelques produits seulement.
Quel pourcentage les 11 % de produits de marques nationales représentent-ils par rapport à votre chiffre d'affaires français ?
J'ai lu que votre chiffre d'affaires mondial avoisine les 100 milliards d'euros, soit plus que Carrefour au niveau européen. À l'instar de vos concurrents centralisés ou indépendants, avez-vous une philosophie de services à l'international ? Vendez-vous du data sharing aux marques nationales, des outils promotionnels ou des réunions catégorielles à l'international qui suscitent un certain pourcentage du chiffre d'affaires français ?
Sur les 11 % de marques nationales, il existe un socle de quatre descentes tarifaire et deux services de coopération commerciale. Je vous donnerai le montant du chiffre d'affaires des marques mais absolument aucun service n'est discuté à l'international. Tout est discuté en France. Les deux services de coopération commerciale sont très simples et nous avons intégré le data sharing à la coopération commerciale suite à la demande de trois fournisseurs il y a deux ans.
Si je peux compléter, les 40 % des marques nationales traitées par Lidl à l'international le sont dans la plupart des cas à leur demande car nous distribuons le produit dans 11 000 magasins à travers l'Europe, dans 28 pays, et par conséquent, la marque nationale en question dispose d'un interlocuteur pour l'Europe et de la même façon, d'un interlocuteur pour l'Europe chez Lidl. Les sujets abordés sont le conditionnement, la logistique, les volumes… mais il n'existe pas de service et comme la loi me le demande, je traite en France tout ce qui concerne la descente tarifaire. La convention unique a été rédigée et signée en France.
L'observatoire des prix et des marges, relayé par le journal Le Parisien, révèle que le panier des produits « premier prix » est évalué à 98 € dans les hypermarchés alors qu'il atteint 116 € chez les hard-discounters. Comment expliquer cette différence ? J'imagine que vous disposez de cette donnée.
Je connais cette étude, que j'ai contestée car pour moi elle n'est pas correcte. Déjà, nous ne faisons pas de premier prix mais des marques de distributeurs. Je vous expliquerai avec plaisir la différence entre l'achat d'un premier prix et l'achat d'une marque de distributeur. Pour être très clair, pour l'achat d'une marque premier prix, que je n'ai jamais achetée, on appelle un fournisseur, on lui demande un produit, un prix, une marge mais absolument pas la qualité : on se moque de la qualité du produit. Ils veulent un prix et une marge et ils veulent vendre. En réalité, ils ne veulent pas vendre mais faire croire que nous vendons des premiers prix, ce qui n'est pas le cas. C'est pour cette raison que les premiers prix ont été inventés, pour expliquer ou faire croire aux consommateurs français que la marque de distributeur de Lidl est qualitativement équivalente à ce premier prix. Or quand vous faites une étude comparative, une loi française stipule qu'il faut comparer ce qui est comparable. Une deux-chevaux a un moteur, 4 roues et un volant, une Ferrari également, mais elle ne coûte pas le même prix. Chez Lidl, nous n'achetons que de la marque de distributeur. Nous ne parlons jamais de prix avant d'en attester la qualité. Nous disposons d'une cuisine de 800 m² et nous dégustons nos produits tous les jours jusqu'à en définir avec le fournisseur la qualité, le cahier des charges, la liste d'ingrédients du produit, avec la palettisation, la logistique, le packaging… c'est seulement ensuite, lorsque tous les éléments sont réunis, que le fournisseur nous envoie une proposition tarifaire et que nous en discutons le prix à ce moment.
Comme les prix sont attractifs chez les hard-discounters, on peut imaginer une marge de progression assez importante pour votre type d'enseigne. Comment expliquer par exemple que la part que représentent les discounters en Allemagne s'élève à peu près à 40 % contre un peu plus de 10 % en France ? Cela vous laisse une marge de progression importante. Cela s'explique-t-il d'une autre manière, par le comportement d'achat du consommateur ?
Cela s'explique de deux manières. D'une part, le marché concurrentiel n'est absolument pas le même. Je n'aime pas trop que l'on nous nomme hard-discounters et nous avons décidé de changer : nous sommes des supermarchés de proximité et pas de premiers prix ! Vous avez raison, le marché est différent en Allemagne. Les consommateurs sont beaucoup plus pragmatiques, ils veulent un produit de qualité à un prix. Les marques nationales, c'est très français, elles nous procurent une certaine fierté. Les habitudes de consommation outre-Rhin ne sont pas les mêmes. Ceci étant, nous n'avons pas la prétention d'arriver à 20 % de part de marché, que nous n'obtiendrons jamais vu le marché concurrentiel en France. Nous estimons simplement pouvoir prendre une place, progresser encore un peu et faire en sorte que des consommateurs se retrouvent dans notre modèle de distribution.
L'étude Eurostat de la Commission européenne sur l'indice prix 2018 explique que sur une base de 100, le prix du panier moyen est de 115 euros en France, 102 en Allemagne, 114 en Belgique et 99 au Portugal, la France ayant donc le panier moyen le plus élevé de la zone euro. Connaissez-vous cette source et est-ce d'après vous dû au fait qu'en Allemagne, les consommateurs se dirigent beaucoup plus sur ce que vous appelez désormais les soft-discounters ? Par rapport à la façon de consommer, on nous explique régulièrement que les Français sont attachés à leur marque et un peu moins aux produits MDD. Dans les pays du nord de l'Europe, on est très attaché à la marque et on consomme très peu de MDD et plus on va dans le sud (ou en Allemagne), plus on opte pour de la MDD. Vous qui avez justement cette casquette et qui connaissez bien, je pense, le marché allemand avec la maison-mère, pouvez-vous nous donner votre point de vue ?
Je pense qu'on ne peut pas comparer ces deux marchés très différents tant au niveau de leurs habitudes de consommation que des ventes et de l'achat. Un pot de Nutella est vendu beaucoup moins cher en Allemagne qu'en France mais il y est également acheté beaucoup moins cher. Certaines taxes et charges sont différentes et chaque pays doit s'adapter à son marché. Cela ne me pose pas de problème mais cela pose problème à mon directeur régional d'Alsace qui m'appelle pour me demander de l'aide parce que tous les clients traversent la frontière pour faire leurs achats. Or je ne vais pas faire un prix spécifique en Alsace parce que la frontière se trouve à 5 km. Nous appliquons un prix national chez Lidl, qui reste le même avenue de Versailles à Paris, à Lille, à Strasbourg et à Marseille. Ce n'est pas parce que je paie mes loyers plus chers à Paris que je vais augmenter mes prix de vente ! Le client parisien a le droit d'acheter son kilo de tomates au même prix qu'en Alsace.
Les marchés sont différents mais les lois aussi. En France, on roule à 130 kmh et en Allemagne, à 200 kmh ! Lidl France s'adapte au marché français et c'est très important.
Pour répondre à votre question sur les marques nationales, vous avez tout à fait raison. En France, certaines personnes y sont extrêmement attachées. Je n'ai pas le prix exact en tête mais nous vendons un bidon de lessive très connu à 15 € car le marché me le demande et que le marché concurrentiel est à 15 €. Admettons que je fasse passer le prix à 7 € ; je ne le vendrai plus car les Français se diront : « Il y a un loup, ça ne doit plus laver aussi bien ». C'est pour cela que je vous disais que les Allemands sont beaucoup plus pragmatiques. Pour eux, Lidl ne va pas les truander sur la lessive. Elle coûte 7,49 €, permet de faire 40 lavages et lave parfaitement bien.
Vous distribuez 89 % de marques distributeurs. Lorsque vous négociez, vous le faites avec les fabricants de marques distributeurs. Sur une crème dessert par exemple, vous négociez votre crème dessert, une crème dessert spécifique distribuée par les magasins Lidl avec du lait et des oeufs de telle origine, etc. La marque distributeur ne fabrique pas de manière continue sur les mêmes chaînes une marque distributeur pour une enseigne qui serait Leclerc, Super U ou Carrefour pour ensuite arrêter la fabrication et changer d'étiquette pour Lidl. Vous avez une volonté d'avoir des marques distributeurs qui aient des caractéristiques que vous avez définies en amont avec le fabricant.
Oui, toutes les marques distributeur Lidl sont spécifiques et exclusives. Ceci étant, pour reprendre votre exemple, un producteur de crème dessert peut produire pour mes concurrents et si nous goûtons les deux crèmes dessert ensemble, elles peuvent se ressembler. Je ne dis pas que la liste d'ingrédients sera exactement la même mais elle peut être très proche. Il fait un run de production pendant x heures avec l'opercule Lidl et la palette Lidl, stoppe ensuite sa chaîne de production et recommence un run de production avec la barquette de mes concurrents.
Depuis combien de temps travaillez-vous dans un magasin de distribution de proximité, comme vous dites ?
Depuis 18 ans. J'ai commencé en magasin. Comme tous mes collègues directeurs exécutifs, nous venons du magasin. 90 % de nos cadres et 100 % des dirigeants sont issus de la promotion interne.
Depuis ces 18 années, sentez-vous une évolution du consommateur dans son comportement d'achat et malgré tout, malgré l'exemple que vous avez cité tout à l'heure concernant le baril de lessive, sentez-vous qu'il est moins attaché aux marques qu'il y a 20 ans ? On peut comprendre que le consommateur français était attaché aux marques étant donné que la France est le pays même de l'agriculture et de l'agroalimentaire. Nous avons les meilleurs producteurs agricoles et certainement les meilleurs industriels de la filière agroalimentaire. Quand vous êtes arrivé sur le marché français, c'était comme hard-discounter. À titre personnel, lorsque j'ai vu arriver Lidl, Aldi, Netto et d'autres, ce n'était pas a priori de la qualité qui était distribuée dans ce type de magasin. J'ai le sentiment qu'en 20 ans, tout cela a énormément changé et que, y compris dans la démarche de négociation, vous avez la volonté d'être plutôt vertueux et responsable. C'est en tout cas ce que j'ai cru comprendre à travers vos explications lors de la présentation de la négociation telle que vous la pratiquez chez Lidl.
Effectivement, nous ne renions pas notre période de hard-discounter, c'est ainsi que nous sommes arrivés sur le marché français en 1989.
En 2011, le modèle tel qu'il a été amené en 1989 était en perte de vitesse catastrophique pour les raisons que vous citez, soit un changement de comportement, comme nous le voyons tous les jours aujourd'hui dans nos magasins. Le consommateur français veut du français, du terroir, de la qualité et un peu de prix.
Tout à fait. C'est pour cela que nous proposons 11 % de marques, je ne m'en cache pas. En 2012, lorsque nous avons décidé de changer de stratégie et annoncé que nous sortions du hard-discount pour devenir supermarché de proximité, le premier travail que nous avons effectué portait sur la qualité de nos produits. Il fallait que nous montions en gamme sur la qualité intrinsèque des produits, du packaging et des points de vente. Nous avons investi lourdement dans la modernisation et la rénovation de nos points de vente.
Nous sommes passés d'un point de vente de 600 m², que l'on appelle chez nous aujourd'hui une grotte, à un point de vente de 1 400 m². Dans les analyses de comptabilité, dans l'item choix, nous sommes les derniers. Or tous les clients nous disent que nous avons enfin du choix dans les produits alors que nous avons la même gamme dans 600 m² que dans 1 400 ou 1 500 m². En leur donnant plus de visibilité, nous vendons plus nos produits.
Tout cela pour dire que les habitudes de consommation ont changé chez les Français, c'est évident, et il faut que nous nous y adaptions. Nous n'avons pas été parfaits, nous ne nous en cachons pas. Nous avions 6 % de charcuterie française il y a encore dix ans, contre 65 % aujourd'hui. Nous n'arriverons jamais à 100 % mais nous pouvons encore progresser. En viande française fraîche, nous avons 100 % de viande porcine française, et du lait 100 % français, ce qui n'était pas le cas dix ans plus tôt. C'est pour cela que je vous disais que c'était très important pour nous de nous adapter au marché français et au changement d'habitudes de consommation des Français.
Pourrions-nous revenir sur les différentes phases que vous avez décrites : achat, négociation, vente de services, coopération commerciale pour arriver aux prix ? Pour revenir sur l'achat, vous partez bien de la grille tarifaire proposée par votre interlocuteur, par votre fournisseur ?
Pour les marques nationales.
Oui. Votre grille tarifaire est la base de négociations. Vous ne négociez pas en inflation ou déflation. Il nous a été régulièrement rapporté dans cette Commission d'enquête que les négociations se font de manière quasi-systématique en déflation. Comment cela se passe-t-il chez vous ?
Je vous rassure, il y a aussi des déflations chez Lidl mais les directives que je donne aux acheteurs (15-20 au total) sont simples : c'est d'être le plus juste possible avec les partenaires avec lesquels nous travaillons. Il y a un peu plus d'un an, nous étions les seuls distributeurs à vendre du beurre. On ne trouvait plus une plaquette de beurre dans tous les supermarchés sauf chez Lidl car nous faisons de la MDD et que nous négocions le beurre une fois par mois, car les cours fluctuent beaucoup. Pour revenir sur les marques nationales, pour moi, ce n'est pas logique de négocier le 28 février au soir. Nous le faisons car la loi nous l'impose et nous sommes respectueux de la loi, de même que nous faisons une descente tarifaire, appliquons un tarif général et vendons des services comme la loi nous le demande, mais négocier n'a pas de sens. C'est pour cette raison que certains distributeurs ont renvoyé les fournisseurs qui demandaient des hausses en disant qu'ils en reparleraient le 28 février. Le résultat est qu'ils n'avaient plus de beurre dans leurs magasins car les marques ne pouvaient plus livrer. Quant à moi, j'en avais tout simplement car j'ai demandé à mon acheteur combien il en voulait. Il en voulait deux fois et demi le prix et c'est ce que nous avons payé. Nous avons acheté le beurre deux fois et demi son prix, nous avons un peu réduit cette marge en multipliant le prix par deux et nous avons eu du beurre en rayon. Nous essayons d'être le plus juste possible et avec une marque nationale, c'est la même chose.
Oui, il y a des déflations. L'analyse du rapporteur M. Francis Amand donnait comme résultat - 0,4 %. Malheureusement, je n'ai pas participé à ce questionnaire car j'ai manqué de temps. J'en ai parlé à Francis Amand bien sûr, lequel m'a dit que ce n'était pas grave car cela n'aurait de toute façon absolument rien changé au résultat vu la petite part de marques que nous avons. Or sur ce résultat, en tout cas chez nous, nous étions à + 3,5 %. En cas de problème sur le lait ou le porc, nous nous lançons. Nous essayons d'être le plus juste possible et de la même façon, nous ne le répercutons pas forcément sur les consommateurs car un acheteur n'est pas conditionné, n'est pas motivé sur une marge chez Lidl, cela n'existe pas. Il achète, peu importe le prix de vente. Ce prix doit être fixé par rapport à un marché concurrentiel. Je ne peux pas être plus cher que mon concurrent sauf pour le beurre, mais pour le beurre, c'était facile car les autres n'en avaient plus. Oui j'étais cher mais j'étais le seul à en avoir.
On peut donner des signes au marché mais en tout cas je me positionne en prix de vente par rapport à un marché concurrentiel et en prix d'achat par rapport à un marché des matières premières et lorsque les matières premières l'exigent, nous suivons, sinon nous n'aurions plus de produits.
Pour bien comprendre, vous nous dites que pour 2018, sur les 11 % de marques nationales négociées, vous avez atteint une inflation de 3,5 % au global du chiffre d'affaires ou des références. Vous nous avez parlé tout à l'heure du tarif en nous disant « Rassurez-vous, il y a quand même de la déflation », je ne sais pas si cela me rassure, et en nous expliquant que vous vendiez des services.
Imaginons un industriel qui vient avec un produit « X » et vous envoie au mois d'octobre sa grille tarifaire avec ses conditions générales de vente. Que lui répondez-vous ? Que vous voulez -3,5 % avant de commencer à parler de services ?
J'ai la chance d'avoir 89 % de MDD. Je le répète souvent mais c'est vraiment important.
Pour reprendre l'exemple du fromage que j'ai cité tout à l'heure, cela fait 24 ans que nous travaillons avec la PME qui fait ce fromage. Je ne regarde pas sa santé financière pour savoir à quel prix je vais acheter son produit. J'achète son produit car elle me fait une offre tarifaire en déflation. Je n'ai même pas fait de demande, j'ai simplement renvoyé l'appel d'offres. Elle m'envoie une offre tarifaire déflationniste. Le même produit avec les mêmes matières premières qui m'est proposé à la marque nationale est en inflation. C'est deux fois plus cher mais c'est normal car il y a du marketing et tout ce qui va avec. Il est arrivé qu'on me demande une inflation alors qu'on me demande une déflation chez la PME avec qui je travaille depuis 24 ans sans que je lui demande quoi que ce soit ou que nous ayons discuté des tarifs.
Tout à fait, elle propose une déflation. Et quand on goûte le produit ensemble, on ne fait presque pas la différence et on me demande une hausse alors qu'il est déjà deux fois plus cher. Bien sûr, nous n'allons pas dire que nous sommes contents qu'on nous demande une inflation mais c'est du bon sens.
Pour revenir sur les 3,5 %, je ne parlais que des produits laitiers, avec le rapport de M. Amand. Mais par rapport au global sur les négociations qui se sont terminées en février 2019, nous sommes en inflation à +1,5 %. Nous n'avons pas beaucoup de marques nationales mais pour les quelques marques dont nous disposons, c'était important. Par exemple, au niveau des produits laitiers, la négociation était extrêmement simple cette année. Je parle des marques nationales et des MDD. Au 1er décembre, j'ai dit que j'acceptais toutes les hausses de tarifs sans aucune exception et que je ne les discuterai pas, à la seule condition que l'intégralité de ces hausses aillent dans la poche des éleveurs, dans l'esprit de la loi. Pour deux de ces marques nationales, nous nous sommes retrouvés devant le médiateur au mois d'avril. Ce n'est pas grave, c'est moi qui ai demandé la médiation car il fallait avancer.
Vous vous êtes retrouvés devant le médiateur parce que l'industriel ne s'engageait pas à reverser aux producteurs ou parce que le tarif était prohibitif ? Quel était le problème ?
Je ne me suis pas posé la question de savoir si le tarif était prohibitif étant donné que je me suis engagé au 1er décembre à accepter toutes les hausses de tarifs, ce que j'ai fait. Si nous avons eu recours à la médiation avec ces deux industriels, c'est tout simplement parce qu'ils n'ont pas joué la transparence, ils ne voulaient pas parler d'un prix de base alors que c'est le seul prix qu'un éleveur connaît, ni publier le volume. Beaucoup d'autres l'ont fait mais quand je passe un accord avec un gros laitier, c'est sur 60, 200 ou 230 millions de litres, pas sur 3 millions de litres. C'est important et j'avais indiqué des conditions très claires aux termes desquelles j'acceptais la hausse mais je devais savoir combien de litres étaient nécessaires pour fabriquer un camembert, le seul moyen pour l'éleveur de savoir combien j'avais donné à l'industriel et combien reviendrait dans sa poche. Il me fallait donc connaître le volume de lait requis pour fabriquer un produit, le prix de base payé aux éleveurs aujourd'hui et demain avec la hausse que je leur donne, et un volume.
Comment expliquer que cela ne s'est pas fait il y a deux, trois ou quatre ans lorsque les agriculteurs, en 2015 et 2016, avaient de graves difficultés, notamment des éleveurs laitiers, et de gros problèmes de revenus ? Cette année, cela s'est moins mal passé mais on part de très bas. Comment expliquez-vous que le lait et les produits laitiers étaient un produit de négociation dont les négociations étaient si âpres et surtout tirées vers le bas sur une période aussi longue ? Les éleveurs laitiers se sont régulièrement tournés vers les gouvernements successifs pour crier au secours car ils ne s'en sortaient pas.
Pour moi, la raison est simple, c'est le manque de transparence. Sans transparence, cela ne peut pas fonctionner. Chez Lidl, nous n'avons pas attendu la loi alimentation. Une fois de plus, je ne dis pas que nous avons été parfaits depuis 30 ans mais nous avons pris conscience de quelque chose. Ce pays compte 492 000 agriculteurs ; tous n'ont pas les difficultés qu'ont des laitiers, des éleveurs de porcs ou des éleveurs de boeuf. Dans les fruits et légumes, cela se passe bien, d'autant plus que nous traitons avec eux en direct. Si les choses ne se passent pas aussi bien dans le lait, le porc ou le boeuf, c'est parce qu'il y a forcément un intermédiaire. Pour prendre l'exemple du lait, les éleveurs ne demandent pas 50 centimes le litre, ils ne demandent pas à rouler en Porsche ! Ils veulent juste vivre. Je vais bientôt signer un contrat tripartite et je suis presque tombé de ma chaise car le groupement d'éleveurs m'a dit qu'il lui faudrait 355 euros pour mille litres. J'ai trouvé ce chiffre faible mais ils m'ont dit qu'à ce prix, ils s'en sortiraient. La démonstration que j'essaie de faire à travers ces négociations tripartites, c'est que lorsqu'on arrive à s'entendre avec un groupement d'éleveurs qui comprend 500 éleveurs laitiers, sur un prix de base et non pas le prix « toutes primes confondues » de 370 euros, ils sont ravis.
Bien sûr, cela m'a coûté quelques points de marge car je vends au même prix mon litre de lait après l'accord tripartite, mais on parle du lait, du porc et du boeuf. L'industrie aussi se prive de quelques points de marge. Une fois qu'on a tapé dans la main avec les éleveurs à 370 euros vient un deuxième contrat qui est une condition d'achat, où on partage entre les 370 euros et le prix de vente car ils ont des coûts de production et moi aussi, mais cela se passe très bien.
Un amendement n° 106 déposé a été accepté après de longues négociations lors de la loi EGAlim, qui permettait d'intégrer aux contrats de négociation une sorte d'indexation en fonction des coûts de revient. Ce point a du mal à être mis en place car aujourd'hui dans les produits, on ne connaît pas la matière première. Si demain, dans le cadre de cette commission d'enquête, on indiquait, par exemple pour les crèmes dessert, les pizzas ou un autre produit transformé, les cinq ou dix principaux ingrédients de base qui constituent le produit transformé et que l'on indexait ces coûts en fonction de l'évolution de l'indicateur de coûts de revient, et ce pour l'ensemble des références, seriez-vous prêt à faire évoluer sur vos contrats, tous les mois, deux mois ou trimestres, l'ensemble de vos prix par rapport à l'évolution des coûts de revient de ce qui constitue le produit ou cela vous paraît-il complètement farfelu ? Sans toucher au marketing, on apporterait une certaine transparence sur un produit, sans prix fixe mais avec une évolution des coûts de revient. C'est vrai qu'aujourd'hui, on peut changer en quelques secondes tous les prix du magasin. Mettre les prix à jour devrait être facile à faire.
Il est très facile de changer un prix, cela prend moins de 24 heures. Chez nous, tout est centralisé. Je n'ai qu'à appuyer sur un bouton pour que demain matin les prix aient changé dans 1 500 magasins. L'indexation ne poserait aucun problème. Elle s'applique actuellement aux oeufs, pour lesquels nous sommes passés d'une négociation hebdomadaire il y a 4 ans à une négociation mensuelle, et aujourd'hui à une négociation annuelle. Nous avons défini un index avec nos 12 à 15 fournisseurs d'oeufs et cela se passe très bien. Or je ne vais peut-être pas changer mon prix de vente pour autant car je le base systématiquement sur un marché concurrentiel. Le prix de vente est le prix payé aux producteurs d'oeufs en l'occurrence. La loi a souhaité mettre en place un indicateur. Je ne comprends pas pourquoi certains s'élèvent contre celui-ci. Au Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (Cniel) et à la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL), ils ont positionné l'indicateur à 396 € (toutes primes confondues) et je ne paie cependant que 370 € de prix de base (ce qui équivaut à environ 390 € en fonction des régions) mais je ne suis pas au niveau de l'indicateur. Or les laitiers avec qui je travaille sont ravis. Le boeuf, par exemple, suscite de grandes discussions. On m'a demandé pourquoi je ne souhaitais pas mettre en place d'indicateur dans le boeuf. Je n'ai jamais dit cela, au contraire. Mais pour le boeuf, j'ai des contrats tripartites dans la Limousine, dans la Blonde d'Aquitaine, dans la Normande, etc. Nous fixons les prix avec les éleveurs à partir du moment où ils sont satisfaits. Nous avons un indicateur vers lequel nous essayons de tendre mais c'est un indicateur et non pas une obligation de prix d'achat.
Je voudrais poursuivre sur les services. Vous nous avez expliqué les achats, suivis de la phase de négociation et de la vente de services. Possédez-vous un catalogue de propositions de services ou une grille qui recense l'ensemble des services que vous êtes en mesure de proposer avec des tarifs… ? Comment se passe cette phase chez vous ?
C'est extrêmement simple. Je ne peux pas en parler maintenant mais je les ai avec moi, je pourrai vous les donner tout à l'heure.
Pour les membres de la commission et pour vous, monsieur le directeur, nous organiserons le huis clos en fin d'audition afin de bien séparer la phase publique ouverte à la presse et la phase de huis clos.
Je vous donnerai donc tous les éléments dans le plus grand détail en huis clos. Vous allez voir, c'est très simple chez nous, je n'ai pas un catalogue de 500 pages. Nous n'avons pas 40 têtes de gondole mais 4.
Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez ventilé les 10 % de relèvement du seuil de revente à perte (SRP) ?
Je ne comprends pas trop l'utilisation du terme « ventilé ». Une ordonnance a été publiée, il faut avoir 10 % de SRP et nous avons appliqué la loi. Chez Lidl, un peu moins d'une centaine de produits ont vu leur prix de vente augmenter d'environ 3,5 à 4 %, notamment le pastis, que nous ne proposons pas à la marque, seulement à la MDD. Cela n'a pas eu d'impact chez nos consommateurs ; 3 centimes sur un paquet de chips, ce n'est pas grand-chose. En revanche, je suis très mitigé quant à l'objectif de l'ordonnance. J'ai toujours dit dans la presse que je n'y croyais pas. Tant qu'il n'y a pas de transparence, il ne peut pas y avoir de ruissellement. Il faut soutenir le monde agricole mais ce n'est pas ainsi que nous y parviendrons.
Comme je vous l'ai dit dans mon propos liminaire, nous avions fait des propositions à des parlementaires pour des amendements qui me semblaient être beaucoup plus logiques que de mettre en place un SRP. Le SRP permet uniquement d'augmenter les prix et d'avoir un peu plus d'argent dans les caisses (pour moi un peu moins que pour d'autres).
Sur ce SRP, sur les 3,5 à 4 % d'une centaine de produits qui ont augmenté, sur la totalité de ce volume financier généré au niveau du groupe Lidl, quelle somme a été reversée à l'amont ? Ou est-ce que tout est resté à la MDD ?
On ne travaille pas du tout comme cela chez Lidl. Je suis incapable de vous le dire. Je pourrais calculer en prenant les 3,5 % ou chaque produit, multiplié par les ventes, à combien cela équivaut sur une année glissante mais je n'ai jamais fait le calcul. En revanche, je n'ai pas attendu cette loi sur les SRP pour mettre des choses en place. Ce n'est pas difficile, un contrat tripartite tient sur deux pages. À l'époque, nous avions organisé la cagnotte des 3 centimes par litre de lait pour réunir 4 millions à donner aux éleveurs. On nous dit toujours que tout est compliqué mais je suis persuadé du contraire. À l'époque, M. Xavier Beulin voulait réunir un fonds porcin de 100 millions d'euros, lequel n'a jamais vu le jour après deux ans de discussion. J'ai assisté à toutes les réunions. Je suis rentré dans mon bureau et j'ai dit à mon directeur de communication que nous allions leur montrer que c'était possible. Je savais combien de litres de lait je vendais, j'ai pris le lait car c'est le produit que nous vendons le plus (il aurait fallu plus de temps sinon), j'ai pris trois centimes sur un litre de lait et j'ai réuni 4 millions en six mois. À cette époque, Lidl représentait 4 % de part de marché. 4 % sur 4 millions, c'est possible. J'ai donné cette somme à la Mutualité sociale agricole (MSA), qui l'a distribuée à 2 000 éleveurs. Ce n'était pas pour sauver le monde agricole car 4 millions ne représentent pas grand-chose mais pour lancer un pavé dans la mare et dire que si nous arrivions à réunir 4 millions en six mois, ce serait un jeu d'enfants d'atteindre le fonds porcin, en discussion depuis deux ans.
Votre théorie, si on peut l'appeler ainsi, plutôt que de relever le seuil de revente à perte, consiste à mettre en oeuvre et réussir la négociation tripartite, c'est-à-dire faire en sorte que la négociation du commerçant que vous êtes avec les industriels tienne compte des réalités du maillon amont. À une époque, vous avez déclaré que les industriels, les grandes marques, n'étaient pas favorables à cette négociation tripartite. Confirmez-vous cela aujourd'hui ?
Oui, je le confirme. Vous avez dit que le distributeur doit discuter avec l'industriel, qui doit s'assurer de donner la part à l'éleveur. Je fais l'inverse : je parle d'abord avec les éleveurs et après nous trouvons ensemble un industriel qui est d'accord pour faire une négociation tripartite. C'est là que les choses se compliquent car quand l'industriel rentre dans ces démarches, il devient en quelque sorte prestataire de services. Je peux entendre que cela ne corresponde pas forcément toujours à des industriels mais c'est logique. Si on veut que cela fonctionne, il faut de la transparence. Je n'en ai pas ici mais si je vous envoie un contrat tripartite, vous verrez qu'il tient en trois pages et qu'il est d'une simplicité enfantine.
Dans ce cas, votre raisonnement fonctionnerait pour les industriels qui travailleraient à façon, en quelque sorte, qui travailleraient pour vous. « J'ai trouvé des producteurs de lait avec lesquels nous allons faire ma crème dessert. Nous nous sommes mis d'accord sur le prix de la matière première, vous allez me sortir tant de volume, tant d'hectolitres de ma crème dessert par paquets de 6 et de 12, à la vanille et au chocolat, et c'est parti ! ». Pour faire simple, trois catégories d'acteurs entrent en jeu : le producteur, les transformateurs industriels et les distributeurs commerçants, qui se tournent vers le consommateur. La logique des choses voudrait que la première phase soit celle qu'Emmanuel Macron et le Gouvernement ont voulu mettre en oeuvre, soit la négociation en amont à partir d'indicateurs de coûts de production, etc., puis une négociation en aval avec les industriels tenant compte de la discussion en amont. Dès lors que l'ensemble des parties prenantes jouent la transparence et la sincérité dans les démarches de négociations, il ne devrait pas y avoir de raison que cela ne se passe pas bien.
Dans les propositions que nous avons soumises, nous avions demandé d'obliger la négociation tripartite. La loi indique simplement qu'« il faudrait » que les industriels prennent en compte les coûts de production des éleveurs. Or cela fait des années que nous le réclamons et cela ne se passe pas. Si on oblige les uns et les autres, cela peut fonctionner. Si demain j'achète une bouteille d'eau 1 € et la revends au même prix, je me fais punir car je suis en vente à perte. Les éleveurs vendent à perte depuis des années. J'avais demandé à ce que cela soit mis en place mais on m'a dit que ce n'était pas possible. On n'est plus du tout dans la négociation tripartite mais dans un monde idéal. Tout le monde sait aujourd'hui qu'il n'est pas possible pour un éleveur de vivre avec un litre de lait en dessous de 35 centimes. Il suffirait de dire : « Du 1er janvier au 30 juin, c'est 0,35 € minimum pour tous les industriels qui transforment du lait. » On a lâché des millions d'euros à l'industrie laitière le 1er mars. Je peux vous donner le détail sans problème. J'ai des centaines de numéros de téléphone dans mon portable des 5 000 éleveurs avec lesquels je travaille. Je ne les connais pas tous mais je reçois tous les mois de chacun des éleveurs des paies du lait collecté par chacun des industriels, soit 320 sur le mois de mai, et j'ai lâché des millions. Un grand industriel laitier, une coopérative, qui a 20 000 laitiers me dit : « M. Biero, j'entends votre argument mais je ne peux pas le transformer. Pourquoi je ne paie que 320, c'est parce que j'ai pris vos millions et je les ai divisés par 20 000 ». D'accord, mais Monsieur l'industriel, on pourrait très bien rajouter une ligne et indiquer que Lidl a payé pour 370 euros. L'éleveur touche 320 euros mais il saurait que Lidl a payé pour 370 euros et cela en ferait peut-être bouger d'autres.
Vous l'avez très bien dit tout à l'heure, il faut comparer des pommes avec des pommes. Comparer un magasin Lidl avec un magasin de type hypermarché est très compliqué aujourd'hui. Vous avez 1 700 références tout au plus en magasin, contre 80 000 en moyenne dans un hypermarché. Faire du tripartite sur toute typologie de produits, y compris des produits préparés à façon à l'intérieur même d'un magasin hypermarché qui fabrique sa pâtisserie, son pain etc., est très compliqué. Pensez-vous sincèrement qu'on serait capable de faire du tripartite sur 80 à 100 000 références dans un hypermarché ? Je crois au tripartite pour certaines catégories de faible transformation (zéro transformation comme l'embouteillage ou une très faible transformation comme le fromage, qui n'implique pas un trop gros travail d'industriel) mais sur le reste, c'est impossible. Faire du tripartite sur un paquet de gâteaux avec deux tranches et du chocolat au milieu risque d'être assez compliqué, non ?
Oui, mais je ne suis pas sûr que derrière un paquet de gâteaux, beaucoup d'éleveurs sont en difficulté.
Oui, le blé, je suis d'accord, mon beau-père en fait tous les jours. Ils ne se portent pas forcément très bien mais ils ne sont pas dans la même difficulté qu'un laitier ou qu'un éleveur de porc. Ceci étant, dans un hypermarché avec des dizaines de milliers de références, les marges sont énormes sur un grand nombre d'entre elles. Quand une crème Q10 chez Lidl est vendue à 2,99 €, la marge est très confortable et pourtant aucun éleveur laitier ne fabrique cette crème. A fortiori, quand vous en avez des dizaines de milliers de produits, elle est encore plus grande. Je ne suis pas là pour taper sur mes concurrents mais nous avons un modèle très atypique, très différent. Nous sommes tout à fait d'accord, monsieur le rapporteur, et c'est probablement plus compliqué pour d'autres.
Ce que je dis simplement, c'est qu'ils vendent la même viande que moi, qu'ils achètent au même endroit que moi, et pareil pour le lait. On argue qu'il y a l'export, le marché européen, le marché mondial… mais un éleveur laitier sait parfaitement faire la différence entre le marché français interne et le marché européen. S'il touchait déjà 378 000 euros sur les 60 % du marché intérieur, il serait prêt à faire de gros efforts pour les 40 % restants.
Pourrait-on aborder tout ce qui tourne autour des déréférencements, des pénalités, notamment logistiques et, puisque nous avons abordé la phase de négociation, des paiements de compensation de marge… ? En clair, toutes les mauvaises habitudes qui se sont plus ou moins institutionnalisées dans le monde de la distribution et des centrales d'achat et de négociation. Comment cela se passe-t-il chez vous ?
Pour revenir sur le dernier point, les compensations de marge n'existent pas chez Lidl. Nous ne savons même pas ce que cela veut dire.
Les déréférencements existent. Je les appellerai plutôt des arrêts de relations commerciales, terme un peu moins fort. Je peux citer les 4 qui ont eu lieu en 2019 chez Lidl., Ils portent sur des fournisseurs de marques nationales, dont un fournisseur de bière qui avait une seule référence chez nous. Nous avons cessé les relations commerciales dans le strict respect de la loi car chez Lidl, quand une marque nationale est présente, c'est la seule. Quand j'ai une bière d'un fournisseur de marque, je n'ai pas l'autre. Nous faisons des arbitrages car nous n'avons que 1 700 références et dans ce cas précis, cette bière ne nous correspondait pas en termes de ventes moyennes hebdomadaires (VMH) et nous avons donc rentré son concurrent. Idem pour les trois autres.
Nous appliquons des pénalités de livraison. Je pense que c'est nécessaire mais ce n'est pas un outil pour essayer de faire de l'argent ; c'est un rappel à l'ordre. Qui dit logistique dit camions, roues, moteurs qui tombent en panne et routes avec beaucoup de bouchons, surtout en France. Nos horaires de réception vont de 6 heures à 12h. Si le camion arrive à 13h, nous ne lui imposons pas de pénalité. Si je le fais, c'est parce que pendant trois semaines, mes magasins sont vides et tous les concurrents sont pleins. Certains fournisseurs font parfois des choix. Je vous donnerai tout à l'heure le montant précis pour 2018. 13 fournisseurs sont concernés. 50 % du montant global facturé en pénalités logistiques concerne deux fournisseurs. On en discute toujours avec le fournisseur pendant la négociation du 28 février. On ne fixe pas des montants « astronomiques » ; ils restent toujours raisonnables. Si une palette vaut 100, 50 % maximum du montant de la palette seront facturé en pénalités.
Dans la réalité, une rupture d'approvisionnement peut venir d'un problème chez l'industriel, d'un problème de transport comme vous l'avez dit, ou de stockage. Pourrait-on imaginer que ces pénalités logistiques soient purement et simplement supprimées ? Elles sont institutionnalisées et représentent dans certains cas des sommes assez, voire très importantes et beaucoup de temps de discussions et de négociations. On demande à titre de pénalités logistiques des sommes prohibitives qu'on divise par deux ou par trois en définitive car on a demandé beaucoup pour avoir moins. Pourrait-on envisager, à partir du moment où il existe un partenariat entre vous et vos fournisseurs qui exige de la qualité de service, y compris pour approvisionner en volume, en qualité et en régularité, de supprimer les pénalités logistiques ? Auquel cas, dans la phase de discussions et de négociations, vous feriez des remontrances à votre fournisseur en lui expliquant que vous avez été mal servi à trois reprises au cours de l'année et que vous souhaitez changer de fournisseur à moins qu'il corrige la situation ; en d'autres termes, une négociation simple et saine. D'après ce que j'ai compris, les pénalités logistiques sont dans un bon nombre de cas une façon d'obtenir de l'argent supplémentaire auprès des fournisseurs.
Absolument pas chez nous. Le montant est dérisoire. Parmi les 13 fournisseurs qui se sont vus infliger une pénalité en 2018, il n'y a aucune PME mais uniquement des grandes multinationales. Je ne leur inflige pas une pénalité parce qu'un camion n'est pas venu le jour prévu. Je peux vous sortir une liste de tous les retards d'eau en ce moment. Avec les températures extérieures, j'ai des décalages de livraison d'une semaine voire parfois de dix jours et aucune pénalité n'est facturée. Nous nous mettons autour de la table avec le fournisseur et nous lui demandons comment nous pouvons l'aider. Je dispose d'un gros service logistique. Plutôt que mes camions partent à vide de nos magasins, ils s'arrêtent sur les sites de production et ils le remplissent de 33 palettes d'eau pour aider à livrer le fournisseur qui a un vrai problème de transport. Je ne vais pas lui infliger une pénalité parce qu'il a décalé la livraison de 10 jours, ce n'est pas de sa faute.
En revanche, si un fournisseur ne me livre pas depuis trois semaines et que je vois les rayons de tous les concurrents pleins avec la même référence, je pense qu'à un moment donné, des choix ont été faits. Dans mon cas précis, chez Lidl, nous n'imposons pas des pénalités par plaisir ou pour gagner de l'argent mais pour dire que même si nous ne pesons que 6 % du marché, nous avons nous aussi le droit d'être livrés car nous avons passé un contrat ensemble qui court pendant 12 mois. Il n'y a pas de raison qu'ils privilégient certains gros par rapport à moi dû à la chaleur.
Je voudrais aborder un dernier point avant de passer au huis clos. Vous avez évoqué la date du 28 février dans le cadre des négociations mais en vous écoutant, on comprend que chez vous, a priori, l'acte d'achat et de négociation s'avère suffisamment simple, sain et serein et ne nécessite pas une période de 4 ou 5 mois de négociations (une période de pré-négociation, des rounds de discussions, une pause pour réfléchir avant de revenir avec la tête plus froide et surtout un tarif plus bas…). Pourrait-on imaginer que Monsieur le rapporteur, avec les membres de la commission, propose un temps de négociation qui s'étirerait par exemple de la Toussaint jusqu'à la fin de l'année civile, soit le 31 décembre, ce qui en outre correspondrait à la fin de la période des récoltes d'été et d'automne où une partie de vos fournisseurs auraient négocié des matières premières agricoles, je pense aux denrées alimentaires. Cette phase aurait eu lieu avec les fournisseurs en amont, et à la Toussaint débuterait la phase de négociation des prix avec l'objectif de terminer le 31 décembre. Une période de deux mois nous paraît raisonnable pour négocier sereinement, à partir du moment où il n'y a qu'un étage de négociation. C'est sûr que s'il faut aller négocier à Paris, à Bruxelles ou à Genève, c'est un peu plus compliqué. Or j'ai compris qu'avec vous, les choses sont un peu plus simples.
Je suis tout à fait d'accord avec vous et j'irai même plus loin : il faudrait voir avec le monde agricole quelles seraient les bonnes périodes pour négocier. Quand on fait une négociation tripartite, les agriculteurs fixent aussi le moment où il faudra rediscuter du prix. Certains éleveurs me disent qu'un an leur convient, d'autres préfèrent tous les six mois et en septembre car l'« aliment bouge » en septembre. Chez nous, et selon la loi, dans les marques nationales, les industriels se doivent de m'envoyer le tarif général au 1er décembre. Parfois, je dois les rappeler le 1er janvier !
Deux mois sont nécessaires pour négocier de bons prix d'achat et de bons contrats.
Je vous propose de passer maintenant à huis clos.
L'audition se poursuit à huis clos à partir de dix-huit heures quinze et prend fin à dix-huit heures cinquante.
Membres présents ou excusés
Réunion du mercredi 10 juillet 2019 à 17 heures
Présents. – M. Thierry Benoit, M. Grégory Besson-Moreau, Mme Barbara Bessot-Ballot, Mme Michèle Crouzet, M. Yves Daniel, M. Jean-Baptiste Moreau, M. Hervé Pellois