COMMISSION D'ENQUÊTE relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intÉRÊts privés et ses conséquences
Jeudi 18 mars 2021
La séance est ouverte à onze heures quarante.
(Présidence de Mme Mathilde Panot, présidente de la commission)
La commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, procède à l'audition en table ronde des associations d'usagers et de consommateurs d'eau, avec la participation de M. Jean-Louis Linossier, président de la Coordination nationale des associations de consommateurs d'eau (CACE), de Mme Isabelle Gaillard, présidente de l'Union départementale des associations familiales de l'Essonne, vice-présidente de la commission permanente des programmes et de la prospective du comité de bassin Seine-Normandie et de Mme Claire Ménard, attachée des relations parlementaires à l'Union nationale des associations familiales, de M. Eddie Jacquemart, président national de la Confédération nationale pour le logement, de M. Alain Chosson, membre du bureau national de la Confédération de la consommation, du logement et du cadre de vie (CLCV)
La commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences poursuit ses auditions par une table ronde réunissant des associations d'usagers et de consommateurs d'eau. Nous accueillons :
– Mme Isabelle Gaillard, présidente de l'Union départementale des associations familiales de l'Essonne, vice-présidente de la commission permanente des programmes et de la prospective du comité de bassin Seine-Normandie ;
– Mme Claire Ménard, attachée des relations parlementaires à l'Union nationale des associations familiales ;
– M. Jean-Louis Linossier, président de la Coordination nationale des associations de consommateurs d'eau (CACE) ;
– M. Eddie Jacquemart, président national de la Confédération nationale pour le logement ;
– M. Alain Chosson, membre du bureau national de la Confédération de la consommation, du logement et du cadre de vie (CLCV).
Mesdames, Messieurs, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Mmes Isabelle Gaillard et Claire Ménard et MM. Jean-Louis Linossier, Eddie Jacquemart et Alain Chosson prêtent successivement serment.
Nous sommes particulièrement intéressés pour entendre votre avis sur les différences que vous constatez entre gestion privée et publique de l'eau, vos préconisations sur la gouvernance et la place laissée aux usagers, vos recommandations en matière de tarification (tarification sociale, tarification différenciée, gratuité des premiers mètres cubes d'eau), et des éléments sur la nature de vos relations avec le médiateur de l'eau.
Je représente l'Union départementale des associations familiales (UDAF) au Comité national de l'eau, à la commission mixte inondation, au comité consultatif sur le prix et la qualité des services publics d'eau et d'assainissement et au comité permanent des usagers du système d'information sur l'eau. Je suis membre du comité de bassin et vice-présidente de la commission des programmes et de la prospective. Je siège au conseil d'administration de l'agence de l'eau Seine-Normandie et je suis vice-présidente de la commission des aides. J'ai participé à de très nombreuses commissions consultatives des services publics et je continue à le faire. Je suis également membre du conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST) et de la commission départementale d'aménagement commercial (CDAC) de l'Essonne.
L'UDAF n'a pas de dogme s'agissant de la gestion publique ou privée de l'eau. La solution retenue doit profiter à tous les usagers, à court terme, mais aussi à moyen et long terme, dans un contexte de changement climatique.
Lorsqu'une collectivité est sur le point de choisir entre une gestion publique et une gestion privée, un comité où siègent des représentants des usagers non économiques devrait impérativement être consulté. La décision doit être collégiale. Les usagers domestiques doivent également être associés à l'élaboration du cahier des charges destiné au délégataire.
Comparer le prix de l'eau d'un endroit à un autre n'a aucun sens, car de nombreux facteurs entrent en jeu pour déterminer le prix de l'eau : géographie du lieu, densité de population, recouvrement des redevances.
Nous nous sommes beaucoup intéressés à la tarification sociale de l'eau. Nous considérons que le « chèque eau » n'est pas une bonne solution. D'ailleurs, parmi les cinquante collectivités qui en ont fait l'expérience, il s'avère que le chèque eau a été peu utilisé, notamment parce qu'il était très difficile d'identifier les bénéficiaires. En effet, un propriétaire n'a pas à connaître la situation financière de ses locataires. En outre, il revenait aux bénéficiaires d'accomplir toutes les démarches nécessaires et de venir récupérer leur chèque.
En revanche, nous adhérons totalement au système du fonds de solidarité pour le logement (FSL). Si une famille ne peut pas payer ses factures d'eau, il est évident qu'elle ne peut pas non plus payer son énergie.
Parmi les autres types de tarification expérimentés, le versement d'une aide systématique aux personnes qui bénéficient d'aides sociales nous paraît intéressant. Pour qu'il soit mis en place efficacement, ce dispositif requiert un conventionnement avec la caisse d'allocations familiales (CAF). Cela existe dans certains départements, mais il serait bon que la CAF, au niveau national, donne des consignes pour que cette pratique soit généralisée.
La tarification progressive (prenant en compte le nombre d'enfants qui composent le foyer) présente également un intérêt, dans la mesure où tous les habitants en profitent. Elle ne stigmatise donc pas les personnes en situation de fragilité économique.
La tarification est à l'origine de la création des associations qui composent la CACE. En matière de tarification, nous tenons à voir disparaître l'abonnement et les parties fixes dans les tarifs, car ils sont à l'origine d'injustices flagrantes. Ainsi, dans la métropole de Lyon, au tarif actuel, la facture ne sera multipliée que par trois entre une consommation d'eau de 40 mètres cubes et une consommation de 200 mètres cubes.
Nous avons une préférence pour la gestion en régie. Ce mode de gestion est le seul qui permet, par contrat, d'associer les usagers au conseil d'administration ou au conseil d'exploitation de la régie. À Lyon, où l'eau potable est gérée en délégation de service public (DSP), les tarifs de l'eau étaient, à l'origine, parmi les plus chers de France, à cause d'un contrat parfaitement léonin, comme le sont de nombreux contrats de délégation. Parallèlement, pour l'assainissement, géré en régie, les tarifs étaient les moins chers de France, pour un service de grande qualité, selon les spécialistes.
Un rapport est supposé être produit pour présenter le service et permettre les comparaisons entre les modes de gestion. Cependant, nous doutons de l'impartialité des rapports. Depuis que la CACE existe, nous faisons en sorte de nous former pour comprendre comment fonctionnent les régies et les délégations de service public, mais aussi pour être en mesure d'analyser les rapports et les comparaisons financières entre les différents modes de gestion qui y figurent. Une partie de notre activité consiste à aider les associations à se mobiliser en faveur des modes de gestion en régie.
Avec l'une des associations de la CACE, à savoir l'association des consommateurs d'eau du Rhône, nous participons à un schéma d'aménagement et de gestion de l'eau (SAGE) et à une commission locale de l'eau. Ce système fonctionne très bien, puisque le partage de l'eau et la protection de la ressource se font dans le consensus, après de nombreux débats (nous nous réunissons 10 à 20 fois par an) où les trois usages de l'eau (domestique, agricole, industriel) sont représentés. Nous avons déterminé les volumes maximaux prélevables et chacune des parties s'est engagée à les respecter, afin de préserver l'équilibre de la nappe phréatique.
La Confédération nationale pour le logement (CNL) est une association d'habitants, qui œuvre au plus près de leurs préoccupations. Nous avons trois agréments : logement, consommation et jeunesse – éducation populaire. L'association a été créée en 1916.
La question de l'eau se pose notamment au regard du réchauffement climatique et de ses conséquences. Dans ce contexte, la CNL s'engage à défendre une gestion publique de l'eau, dégagée de toute logique de privatisation directe ou indirecte, afin de garantir l'accès à l'eau et de préserver l'environnement. L'eau est un besoin primaire pour tous les êtres vivants. Sa distribution répond donc à un besoin vital des populations. En tant que bien commun, l'eau ne doit pas pouvoir faire l'objet de spéculations.
Dans l'intérêt général, la gestion de l'eau doit être assurée par un service public, dont les ressources seraient consacrées à la fourniture, l'investissement pour améliorer le réseau, la protection de la ressource, l'assainissement, la préservation de la biodiversité, etc. Déléguer ce service public à une entreprise privée ne peut que mener au bafouement de ces principes.
Nous proposons un service public de l'eau, extrait des logiques de marché, donc non délégué à des entreprises, mais aussi la mise en place d'un système de tarification sociale, qui permettrait d'instaurer une partie de gratuité et une progressivité. Par ailleurs, j'appelle à une réflexion sur la tarification universelle à l'échelle du territoire, dans le cadre de la solidarité nationale. Dans une république qui a l'égalité pour valeur, l'eau devrait être au même tarif de Dunkerque à Marseille et de Strasbourg à Rennes. Il serait donc nécessaire de créer un fonds de péréquation, pour garantir un tarif unique de l'eau sur tout le territoire, y compris dans les outre-mer.
La tarification progressive doit absolument être accompagnée d'une démarche d'éducation des populations, pour les sensibiliser à la nécessité d'économiser l'eau, tant pour des raisons financières que pour préserver la ressource.
L'eau est un outil remarquable pour lutter contre l'exclusion. Nous sommes d'ailleurs favorables à ce que plus aucune famille ne subisse de coupure d'eau, en particulier en période pandémique. Aujourd'hui, couper l'eau à une famille est quasiment criminel.
Il convient de réfléchir à l'accès à l'eau des personnes sans domicile fixe et leur proposer douches, fontaines et toilettes publiques.
Des actions doivent être mises en œuvre pour protéger la ressource : achat de terrains, préservation des milieux aquatiques, etc.
Nous nous opposons à la fusion de Veolia et Suez. Nous ne sommes pas du tout favorables à une gestion privatisée de l'eau, un bien commun qui doit être accessible au plus grand nombre.
Je suis membre du bureau environnement de la CLCV et je coordonne les réseaux « eau – assainissement collectif et non collectif ».
De manière générale, nous privilégions la gestion en régie. Cependant, il ne suffit pas d'avoir un statut de régie pour être vertueux. Un travail poussé sur la gouvernance de la régie et sur la façon dont les usagers sont informés, associés et consultés est nécessaire. En effet, les représentants de consommateurs sont encore très peu nombreux à siéger dans les conseils d'exploitation. De plus, les commissions consultatives des services publics locaux ne sont toujours pas généralisées dans l'ensemble des territoires. Quand ces commissions consultatives existent, nos demandes d'un budget de fonctionnement se heurtent systématiquement à un refus. Un budget de fonctionnement permettrait pourtant aux représentants des usagers comme aux élus d'accéder à une tierce expertise technique, économique ou juridique.
Il est souvent question de privatisation de l'eau dès lors qu'une délégation de service public (DSP) est en place, mais telle n'est pas notre approche. La DSP peut être un mode de gestion, à condition qu'un certain nombre de critères soient respectés. Il s'agit toujours d'un service public de l'eau.
Certains contrats de délégation de service public ont été conclus de façon déséquilibrée, par des collectivités qui ne disposaient pas de moyens techniques ou juridiques suffisants pour discuter d'égal à égal avec les délégataires.
Quand un consommateur reçoit une facture de la part d'un délégataire, seul le délégataire est identifié. Le service public pour lequel il assure une mission de gestion n'est jamais mentionné. Pourtant, nous considérons qu'un délégataire assure une prestation de service. Il n'est pas co-décideur du service public de l'eau.
Ces entreprises, aussi compétentes soient-elles, ont tendance à exercer un lobbying en faveur du droit à couper l'eau et à imposer des structures tarifaires qui ne sont pas vertueuses, avec une partie fixe importante. Pourtant, les collectivités, en tant qu'autorités concédantes, sont supposées être responsables de leur délégataire. Le délégataire ne doit pas imposer ses lois à l'autorité concédante. L'autorité publique montre là une faiblesse.
Dans les départements d'outre-mer (DOM), la situation est catastrophique, et ce depuis des décennies. Nos équipes locales sonnent régulièrement l'alerte au sujet de l'accès à la ressource et de la qualité de l'eau. Nous avons constaté des carences très importantes de la puissance publique, qu'il s'agisse des collectivités locales ou des services de l'État, qui n'exercent pas suffisamment les contrôles de légalité. Par ailleurs, les comités de bassin n'accueillent qu'un seul représentant des consommateurs.
Nous avons beaucoup travaillé avec nos homologues de Consumers International, la fédération mondiale des associations de protection des consommateurs, et notamment avec les représentants africains. Ceux-ci nous ont alertés au sujet de pays dont les pouvoirs publics sont faibles et où l'opinion publique est laissée sans moyen d'expression. Le modèle français que certains cherchent à exporter, quelles que soient les conditions, correspond à une privatisation pure et dure de la ressource en eau. En accord avec nos collègues issus d'organisations de consommateurs africaines, nous avons conditionné l'aide au développement, qui peut être octroyée par les services de l'eau ou les agences de l'eau, au fait que, d'une part, les projets soumis soient élaborés en concertation avec les populations locales qui en seront destinataires et, que, d'autre part, un débat sur les projets en question se tienne au sein de la commission consultative des services publics locaux ou du comité de bassin de l'agence de l'eau. Nous pourrons ainsi empêcher des dérives dramatiques ou bien éviter, par exemple, de financer des projets d'adduction d'eau, sans que l'assainissement soit prévu, ce qui peut avoir de graves conséquences, notamment en termes de santé publique.
Nous préférons parler de politique sociale de l'eau plutôt que de tarification sociale. Depuis longtemps, l'assistanat est la règle. Or nous considérons que la citoyenneté et la dignité passent par le droit commun. Les conditions d'accès à l'eau et les structures tarifaires doivent permettre à tous d'accéder à l'eau dans des conditions abordables, sans qu'il soit nécessaire de justifier de sa situation économique et sociale. La loi n° 2006-1772 du 30 décembre 2006 sur l'eau et les milieux aquatiques le permet. Nous n'avons d'ailleurs pas compris pourquoi il était nécessaire d'expérimenter la tarification sociale, étant donné que la loi permet une tarification vertueuse, qui passe par la suppression des parts fixes et de frais annexes tels que des frais d'accès au service, et une tarification progressive qui prend en compte la composition des ménages. Ces solutions ne résoudront pas toutes les difficultés. Certains ménages auront toujours du mal à accéder à l'eau, mais si une tarification vertueuse est appliquée, le nombre de personnes à aider sera très inférieur à ce qu'il est aujourd'hui. En effet, en moyenne, les aides distribuées aujourd'hui correspondent à la moyenne du montant des abonnements et des parts fixes.
Madame Gaillard, vous estimez que les usagers doivent être mieux associés aux décisions. En début d'année 2021, l'Assemblée nationale et le Sénat ont voté, en première lecture, une proposition de loi sur la gouvernance des services publics d'eau potable et d'assainissement en Guadeloupe, avec un syndicat mixte ouvert comme support juridique de la gouvernance. À cette occasion, de longues discussions se sont engagées avec les représentants des usagers de l'eau en Guadeloupe. Certains tenaient à tout prix à avoir une voix délibérative dans cette nouvelle structure, mais le syndicat mixte ouvert permet aux usagers de n'avoir qu'une voix consultative. Un conseil consultatif regroupant les différents acteurs – chambre de commerce et d'industrie (CCI), chambre des métiers, chambre d'agriculture, associations d'usagers – a donc été créé. Le président du conseil consultatif sera représenté au sein de l'organe délibérant. Qu'en pensez-vous ?
J'estime que les usagers doivent avoir une voix délibérative.
Certains considèrent que, si les usagers ont une voix délibérative, a priori minoritaire, ils seront néanmoins cautions solidaires des décisions prises. À l'inverse, avec une voix consultative, ils pourraient donner un avis éclairé sans assumer la responsabilité de la décision.
S'agissant de la Guadeloupe, le rapport de la Cour des comptes, établi en 2012, révèle les difficultés que rencontrent les Guadeloupéens pour payer leurs factures d'eau. Seuls 40 % des familles peuvent les payer. Il faut donc absolument que les consommateurs soient impliqués et aient une voix délibérative. Même en étant minoritaire, il est possible de faire bouger les lignes, dès lors que des arguments prouvent que l'intérêt général est visé. Étant donné que tout le monde est concerné par l'eau, il est possible de trouver des terrains d'entente.
Concernant la tarification sociale, vous avez souligné le bon fonctionnement du FSL. Faudrait-il abonder ses ressources ? Par ailleurs, avez-vous déjà réfléchi à la manière dont la tarification progressive, à laquelle vous être favorable, pourrait se décliner de façon opérationnelle ?
Non, je n'y ai pas réfléchi. Le dernier bilan de la commission consultative sur le prix et la qualité du service public de l'eau et de l'assainissement nous a été présenté voilà quelques jours. Mon avis se fonde sur ce bilan. Je constate que le « chèque eau » a été un échec. La tarification progressive a l'intérêt de ne stigmatiser personne, puisque tout le monde en bénéficie, et d'encourager les comportements vertueux.
Monsieur Linossier, vous préconisez de supprimer l'abonnement de la tarification, car il est source d'inégalités. Le coût de l'abonnement annuel standard à Lyon – 44 euros – vous semble-t-il excessif ?
À Lyon, le prix de l'abonnement varie selon le diamètre du compteur. Or il existe onze diamètres de compteur différents. Le principe de l'abonnement induit de fortes disparités entre les usagers. Il peut même encourager au gaspillage, puisque plus vous consommez d'eau, moins le mètre cube est cher. Il faut absolument faire disparaître les abonnements, tout en préservant les recettes de l'exploitant. Autrement dit, la facture ne doit comporter qu'une seule ligne, celle du prix au mètre cube. Multiplié par le nombre de mètres cubes consommés, le prix au mètre cube doit permettre de faire fonctionner le service. Cette solution pourrait tout à fait être mise en œuvre. D'ailleurs, à Lyon, les factures d'assainissement ne comportent pas de partie fixe.
Vous avez exprimé des doutes sur l'impartialité des rapports. Pouvez-vous nous en dire plus ?
En faisant nous-mêmes des analyses comparatives, nous nous sommes rendu compte que certains éléments n'étaient pas pris en compte dans les comparaisons figurant dans les rapports. D'après nos propres analyses, le coût en régie est souvent surestimé dans les rapports. Il arrive également que les deux modes de gestion apparaissent équivalents, alors qu'en réalité, la comparaison est en faveur de la régie.
En prenant comme référence le compte annuel d'exploitation, il se trouve que certaines lignes (renouvellements, investissements) sont surestimées par rapport au cas de la DSP. En effet, certaines collectivités qui ont recours à la DSP continuent à prendre en charge les renouvellements et les investissements.
Monsieur Jacquemart, vous plaidez pour une tarification unique de l'eau, à l'instar de l'électricité. Pourtant, chaque territoire a ses propres caractéristiques.
Une tarification unique serait très complexe à mettre en place, bien sûr, mais nous sommes favorables à une équité entre les territoires. Nous comptons lancer une étude comparative du prix du mètre cube dans un maximum de villes, afin de mettre en évidence les disparités. Je pense que l'État doit jouer un rôle régalien et équilibrer la situation, à l'aide d'un fonds de péréquation. Il faut fixer un prix unique et apporter des compensations aux collectivités qui subissent des frais supplémentaires. Je reconnais que cette solution est compliquée à mettre en œuvre, mais ce sujet mérite que nous y réfléchissions de façon pragmatique.
Nous nous opposons à cette fusion, parce qu'elle aboutirait à une situation de monopole, qui nous paraît dangereuse. Nous préférerions que l'État gère l'eau pour nos concitoyens.
Monsieur Chosson, quelle évolution réglementaire ou législative appelez-vous de vos vœux pour doter les commissions consultatives des services publics locaux d'un budget de fonctionnement ?
Il faudrait d'abord généraliser les commissions consultatives. La loi les impose pour les établissements publics de coopération intercommunale de plus de 50 000 habitants et précise que les collectivités dont la population est inférieure peuvent également en créer. Pourtant, tel n'est pas ce qui se fait en pratique. L'égalité des citoyens face au service public et leur droit d'être associé à la gestion de ce service ne sont donc pas garantis.
En amont de grandes décisions – choix du mode de gestion, définition des priorités d'investissement – il serait bon que les commissions consultatives aient les moyens de commanditer une expertise. Les élus eux-mêmes ont parfois du mal à appréhender les données techniques et économiques, pour pouvoir prendre une décision éclairée. Si les commissions consultatives n'ont pas de moyens à leur disposition, leur consultation sur des sujets complexes reste purement formelle.
En outre-mer, vous avez identifié des carences s'agissant du contrôle exercé par les services de l'État et par certaines collectivités locales. Avez-vous des exemples précis à nous communiquer ?
Toute autorité concédante a la responsabilité de son délégataire ou de son concessionnaire et est tenue d'exercer un contrôle sur la façon dont le délégataire exécute les missions qui lui ont été confiées par contrat. Trop souvent, à l'examen des rapports annuels sur le prix et la qualité des services, nous constatons que ce contrôle n'est pas suffisamment exercé. D'ailleurs, ces rapports ne contiennent pratiquement jamais de chapitre sur la façon dont le contrôle a été exercé. Dans certains cas – fort heureusement de plus en plus rares –, le rapport annuel sur le prix et la qualité des services se révèle être très exactement le rapport rendu par le délégataire.
Une grande partie du territoire est concernée par cette problématique, malheureusement.
Vous avez déclaré que, concernant la représentation des usagers, les offices de l'eau en outre-mer fonctionnent selon un système ancien, qui mériterait d'être rénové. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
En métropole, les agences de l'eau ont connu une petite évolution. Ainsi, un collège spécifique a été créé au sein des comités de bassin pour les usagers non professionnels. Cela a permis un certain rééquilibrage de la représentation des consommateurs et usagers, leur nombre de sièges étant passé de deux à quatre en moyenne, au sein d'instances qui comptent plus de 100 membres.
En revanche, les offices de l'eau ont conservé trois collèges, dont l'un d'eux réunit les usagers professionnels et non professionnels. Les usagers non professionnels n'ont qu'un seul représentant.
Pourquoi préférez-vous le terme de tarification vertueuse à celui de tarification sociale ?
Nous tenons à ce que le droit commun soit privilégié. Les conditions d'accès aux services doivent être les mêmes pour tous, de façon à ce que chacun puisse bénéficier de la quantité d'eau nécessaire pour vivre dignement, sans avoir à justifier de sa situation pour bénéficier d'une aide. La loi permet la mise à disposition d'eau sans abonnement, avec une tarification progressive.
Le droit commun pourrait également se traduire par le versement d'une aide aux ménages pour qui le coût de l'eau et de l'assainissement représente plus de 2 % de leurs revenus.
Pourquoi préférez-vous unanimement une gestion en régie à une gestion déléguée de l'eau ? Avez-vous constaté une différence significative entre ces deux modes de gestion s'agissant de la qualité des services ?
Nous n'avons pas dogme en la matière. Il convient d'examiner quel mode de gestion est le plus avantageux pour la collectivité et pour les usagers. À Évry-Courcouronnes, la question de poursuivre en DSP ou de municipaliser la gestion de l'eau et de l'assainissement s'est posée. En définitive et après réflexion, il a été décidé de municipaliser l'eau potable, parce que le processus était très simple, tandis qu'il a été jugé plus sage de confier l'assainissement à un délégataire. En tout état de cause, toute délégation de service doit être surveillée. Il faut opter pour la solution la plus raisonnable et la plus favorable, en fonction des situations.
Les principes de délégation ou de concession et de partenariat public-privé ne posent pas de problème en tant que tel. Toutefois, l'eau est un bien vital et un service absolument essentiel. À cet égard, la régie a notre préférence, car, par son statut, elle permet normalement une plus grande maîtrise de la ressource, comme de la gestion. Pour autant, nous ne nous opposons pas à la possibilité d'une délégation de service public, si elle s'avère plus judicieuse à un endroit particulier, pour des raisons objectives.
La régie permet normalement une plus grande maîtrise des coûts, puisqu'il n'existe pas d'actionnaires à rémunérer. Quoi qu'il en soit, la gestion doit être transparente. Il peut arriver qu'une régie soit moins performante qu'une délégation, voire plus coûteuse. Une gestion transparente et une gouvernance la plus démocratique possible sont donc indispensables. Dans le cadre d'une DSP, la notion de contrôle est primordiale. Le délégataire est un prestataire, et non pas un co-gestionnaire du service.
La régie est le seul mode de gestion qui, par la réglementation, permet à des usagers de siéger en conseil d'administration, dans le cas d'une régie à autonomie financière et personnalité morale, ou en conseil d'exploitation, dans le cas d'une régie à seule autonomie financière.
Par ailleurs, au regard des statistiques, la régie est moins chère. Son coût pour les usagers est donc moindre.
Les rapports des chambres régionales des comptes montrent que, dans la plupart des DSP, la collectivité ne contrôle absolument pas son délégataire, alors que la loi l'oblige à le faire. En outre, le contrôle du délégataire n'est jamais pris en compte dans l'évaluation des coûts des DSP. Dans la métropole de Lyon, vingt agents de haut niveau sont chargés de contrôler la DSP, mais ce coût n'est jamais mentionné.
En outre, dans le cas d'une DSP, la collectivité qui effectue les investissements et les renouvellements se retrouve totalement sous l'influence de son délégataire, notamment quand elle ne dispose plus de services techniques capables de l'accompagner.
Je tiens à rappeler que les coupures d'eau sont interdites par la loi.
Vous avez signalé que le contrôle d'une DSP est coûteux en termes de ressources pour la collectivité. Cependant, qui contrôle une gestion en régie ?
Les chambres régionales des comptes contrôlent tous les services publics. De plus, en vertu du code général des collectivités territoriales, chaque collectivité doit normalement être dotée d'une commission des finances. Le contrôle est effectué par cette commission, qui n'existe malheureusement pas toujours, et par les élus eux-mêmes. Des audits internes peuvent donc être pratiqués.
Non. Cependant, les élus ont des services techniques et juridiques compétents à leur disposition au sein de la collectivité. En outre, dans le cas d'une régie, ces services sont directement en contact avec le terrain. Dans le cadre d'une DSP, le contrôle sur le terrain est beaucoup plus difficile à réaliser. D'ailleurs, il n'a généralement pas lieu. Le délégataire, à travers son rapport annuel, fait état de son activité, qu'il juge généralement bonne. Or la lecture des lettres d'observation définitives des chambres régionales des comptes viennent parfois les démentir.
Si, elles le font. À Lyon, en 1997, le contrôle de la chambre régionale des comptes a d'ailleurs mis en évidence un véritable scandale s'agissant de la gestion de 90 % des services par la Compagnie générale des eaux. Ce rapport nous a permis de repérer tous les aspects léonins du contrat. En effet, dans le cadre d'une délégation, la plupart des abus sont effectués en toute légalité, par application du contrat.
Je me souviens d'une réception organisée à Lyon avec les représentants de la Compagnie générale des eaux, au cours de laquelle les associations les avaient prévenus qu'elles effectueraient un contrôle très sérieux du bon respect du contrat. Le responsable du contrat avait alors rétorqué qu'il ne serait jamais pris en défaut, puisque plus il respectait le contrat, plus il gagnait d'argent.
La régie publique est pour nous l'outil naturel pour le service public de l'eau. S'agissant de biens de première nécessité tels que l'eau, il est important que la maîtrise revienne aux élus et pas à des actionnaires. De plus, la généralisation des régies faciliterait la mise en place du tarif unique que nous appelons de nos vœux.
Nous considérons que la DSP n'est pas un mode de gestion souhaitable et qu'il est préférable que la gouvernance reste aux élus, en impliquant davantage les habitants.
Les coupures d'eau ont beau être interdites, en vertu de la loi n° 2013-312 du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l'eau et sur les éoliennes, dite loi Brottes, vous êtes plusieurs à laisser entendre que cette pratique perdure.
La CACE est très attentive à cette problématique. Nous avons d'ailleurs fait condamner un délégataire, parce qu'il ne respectait pas l'interdiction. Nous nous sommes ingéniés à faire modifier les règlements de service, de manière à ce qu'il soit clairement spécifié que les coupures d'eau ou les restrictions de débit sont interdites. Ceux qui ne respectent pas la loi doivent être condamnés. J'encourage les personnes qui constatent des coupures à déposer des requêtes auprès de la justice. La jurisprudence montre que le délégataire est systématiquement condamné lourdement.
De telles pratiques nous sont signalées sur le terrain. Des coupures d'eau sont parfois opérées et la CNL est alors obligée d'intervenir. Il ne s'agit pas de coupures massives, mais toute coupure d'eau en France est aujourd'hui inacceptable.
Les coupures d'eau sont généralement le résultat d'initiatives locales de délégataires. Cette pratique étant illégale, les délégataires qui en sont coupables doivent être condamnés. Par ailleurs, il arrive que des usagers subissent des réductions de débit. Cette pratique est tout aussi inacceptable que celle consistant à couper l'eau.
Il existe un arsenal de solutions pour faire payer une facture à un mauvais payeur. Si, comme c'est le cas le plus fréquemment, une facture n'a pas été payée pour des raisons économiques, les dispositifs en place doivent permettre de solvabiliser les usagers.
Les réductions de débit sont tout aussi interdites que les coupures d'eau. L'arrêté du Conseil d'État rappelle d'ailleurs qu'il est interdit de se faire justice soi-même. Or tel est précisément ce que fait un exploitant quand il coupe l'eau ou réduit le débit d'un foyer. Une coupure ne peut être mise en œuvre que sur décision de justice. Un délégataire ne peut pas en décider de manière unilatérale.
Qui doit financer les investissements sur les réseaux, pour limiter les fuites ? Faut-il augmenter le prix de l'eau pour améliorer les performances du réseau ?
Les fuites se produisent le plus souvent au niveau des branchements, et non pas au niveau des canalisations structurantes. Les rapports des délégataires en témoignent. Il suffirait que l'exploitant entretienne le réseau pour que les fuites diminuent. En affermage, les investissements doivent être pris en charge par les collectivités.
Comment des investissements structurants peuvent-ils être réalisés si l'organisme compétent en la matière n'en a pas les moyens ? Faut-il augmenter le prix de l'eau ?
Les moyens sont disponibles, puisque les renouvellements font l'objet d'un plan pluriannuel. Cependant, les rapports des chambres régionales des comptes révèlent que ce plan n'est pas toujours respecté. Dès lors qu'un plan pluriannuel est établi, il est pourtant supposé être financé.
Cela permet d'afficher une bonne gestion du service. C'est la raison pour laquelle une gestion transparente est indispensable. Les rapports annuels sur le prix et la qualité des services doivent être corrects. En définitive, le financement est toujours supporté par la facture des usagers.
Le prix de l'eau ne doit pas être augmenté, car il ne revient pas aux usagers de payer ces investissements. Si un tarif unique est mis en place pour l'eau, les investissements doivent être pris en charge par l'État.
En cas de fuite, il arrive que les services des eaux coupent l'eau de façon préventive.
Êtes-vous prêt à remettre en cause le principe selon lequel « l'eau paye l'eau » ? Ce principe veut que le budget de l'eau s'équilibre par les ressources issues de l'eau. En retenant l'idée d'un fonds de péréquation et de l'intervention de l'État, vous admettez que, dans certains territoires, les services de l'eau pourraient être déficitaires et équilibrés par l'État. Dès lors, l'eau ne paierait plus l'eau.
L'eau ne coûte rien en elle-même. En revanche, l'assainissement est coûteux. Selon moi, l'eau devrait presque être gratuite, comme l'air. En réalité, nous payons l'assainissement et l'accès à l'eau, c'est-à-dire les tuyaux. Or cela devrait être une disposition régalienne ou relevant des collectivités. Un équilibre doit être trouvé entre les investissements publics et les investissements des collectivités.
Le principe selon lequel « l'eau paye l'eau » doit absolument être maintenu et respecté, mais il ne l'est pas toujours. Actuellement, les factures d'eau financent bien d'autres choses que ce qu'elles devraient financer.
S'agissant des investissements, la part de l'assainissement est équivalente, voire supérieure, à celui de la distribution de l'eau. Pendant des décennies, les investissements pour la distribution d'eau potable ont été fortement financés par des fonds publics, parce qu'il fallait absolument moderniser les réseaux et généraliser la distribution. Aujourd'hui, le retard en matière d'assainissement est tel que la facture d'eau ne suffira pas à financer ces investissements. Lors de débats parlementaires antérieurs, un consensus avait d'ailleurs émergé pour considérer que l'impôt devrait contribuer à la modernisation des unités de traitement. Voilà qui ne remet pas en cause fondamentalement le principe de « l'eau paye l'eau », mais le fait est que ces investissements ne peuvent pas être uniquement financés par la facture d'eau.
Ces dernières années, l'État s'est permis de prélever 250 millions d'euros sur les redevances perçues par les agences de l'eau, ce qui n'est pas sans conséquence sur la lutte contre la pollution et la modernisation des réseaux. De même, certaines missions que s'étaient attribués les schémas d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE) en matière de protection des aquifères par exemple, n'ont pas pu être financées, étant donné que les SAGE sont en partie financés par les agences de l'eau. L'argent issu des factures d'eau ne sert donc pas seulement à payer l'eau, malheureusement.
Je pense qu'il faut s'en tenir au principe de « l'eau paye l'eau ». Nombreux sont nos concitoyens qui ne savent pas à quoi servent les impôts qu'ils payent. Lorsque « l'eau paye l'eau », les usagers savent à quoi sert leur argent.
Les responsabilités des agences de l'eau augmentant, celles-ci ont plus que jamais besoin d'argent.
En ce qui concerne le prix de l'eau, je constate que des collectivités appartenant au même bassin versant et ayant le même profil en termes d'urbanisation affichent des prix de l'eau très différents. Là où le prix est inférieur, il s'avère que les collectivités n'ont jamais provisionné le renouvellement des réseaux. Par conséquent, la facture d'eau risque d'augmenter considérablement le jour où il sera nécessaire d'effectuer ces travaux. Il faut donc se méfier des prix trop bas.
Le transfert de compétences vers les intercommunalités favorise le rapprochement des tarifications. Parallèlement, les évolutions climatiques risquent d'aggraver les inégalités d'accès à la ressource à l'échelle du territoire. Il devient donc compliqué de considérer que chacun doit payer l'eau en fonction de la ressource dont il dispose. L'évolution de la situation doit nous amener à réfléchir à une forme de mutualisation, sans pour autant aller jusqu'à un tarif unique.
Par ailleurs, je tiens à signaler que l'assainissement non collectif concerne plus de cinq millions de ménages sur le territoire. En la matière, le poids des professionnels est considérable. Cela a généré une réglementation qui impose des surdimensionnements d'installations d'assainissement. Au final, le coût de l'assainissement non collectif est deux fois plus important que celui de l'assainissement collectif, sans que cela soit justifié. En zone rurale ou périurbaine, des ménages en difficulté ne parviennent plus à faire face.
L'assainissement non collectif devrait être pris en charge par la collectivité, comme la législation le permet. Il est anormal d'abandonner les propriétaires d'assainissements autonomes. Voilà qui va à l'encontre du principe d'égalité de traitement et d'accès à un service public.
Je vous remercie d'avoir participé à cette table ronde. Je vous propose de continuer à répondre à nos questions par écrit, de façon à compléter vos interventions.
L'audition s'achève à treize heures cinq.