Commission d'enquête Chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite sarah halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement
Mardi 9 novembre 2021
La séance est ouverte à dix-huit heures cinquante-cinq
Présidence de M. Meyer Habib, président
MM. Ariel Goldmann et Haïm Korsia, vous êtes, avec le président du consistoire et le président du Conseil représentatif des Institutions Juives de France, les principaux responsables de la communauté juive de France. L'affaire dite Sarah Halimi est tragique. Son impact a été terrible pour la communauté nationale et celle des Français juifs dans leur ensemble. Nous souhaitions vous auditionner pour connaître, au-delà de votre sentiment, le déroulement des faits puisque vous avez été rapidement au fait de cette catastrophe. Dans un communiqué, vous déclariez, selon les éléments dont vous disposiez à l'époque, que ce meurtre ne semblait pas constituer un acte antisémite.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(MM. Haïm Korsia et Ariel Goldmann prêtent serment.)
Cette commission est importante. Elle permet de s'exprimer et de partager un besoin de vérité pour rétablir les faits. Je note que nous sommes aujourd'hui le 9 novembre. Il s'agit du jour anniversaire de la Nuit de cristal (9 novembre 1938). Je me demande si, à cette époque, certains ont prétendu qu'il ne s'agissait pas d'un acte antisémite. Qu'ont pensé les contemporains de cette Nuit de cristal ?
Cet événement constitue un traumatisme. Le docteur Sarah Halimi renvoyait aussi au nom d'Ilan Halimi créant un sentiment de répétition. Le crime en lui-même et le mode opératoire sont horribles et barbares. Nous avons le sentiment d'une obsession sur ce nom : Halimi. Ma théorie est cependant de ne jamais crier au loup. J'ai appris par le passé que tant que les faits ne sont pas établis, ils ne le sont pas. C'est pourquoi il me paraissait important d'attendre que les magistrats instructeurs définissent les choses. Quand nous avons rencontré des difficultés à entretenir un rapport avec le magistrat instructeur et l'instance judiciaire, l'ensemble des institutions juives a demandé à obtenir un rendez-vous avec le procureur de Paris, le jeudi 7 avril. Nous souhaitions savoir ce qu'il en était. Le communiqué de presse dont parle Me Ariel Goldmann indique que nous ne disposions alors d'aucun élément pour affirmer ou non le caractère antisémite de ce meurtre. Ensuite ont eu lieu la Pâque juive et une manifestation demandant le rétablissement de la vérité. Plus tard, la vérité sera demandée par le président de la République lors de la cérémonie commémorative de la rafle du Vélodrome d'hiver.
Au début de l'affaire, nous ne comprenions pas les événements. Rétroactivement, nous considérons qu'il y a eu beaucoup de lacunes. Les avocats nous ont expliqué la procédure tandis qu'une incompréhension naissait quant à l'absence de reconstitution. Cette somme de faits malheureux pose question. Il est terrible de devoir se battre pour qu'une évidence soit établie.
Le 14 février 2006 a eu lieu l'assassinat d'Ilan Halimi. Suite à ce meurtre, personne ne déclare qu'il s'agit d'un crime antisémite. Puis, Dominique de Villepin, le Premier ministre de l'époque, se déplace devant le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et annonce que le magistrat a reconnu le caractère antisémite de ce crime. À cette annonce, l'ensemble de la salle a applaudi : la vérité était reconnue. L'image de ces applaudissements à l'annonce d'un crime antisémite est terrible. Nous avons le sentiment que la pulsion de déni est telle dans la société qu'il est nécessaire de se battre pour obtenir la vérité. Ce fut également le cas dans l'affaire dite Mireille Knoll. La répétition de ce schéma constitue un mode de défense de l'institution. Ces éléments s'avèrent lourds à porter pour l'ensemble de la communauté nationale. Lorsqu'on ne peut pas décrire quelque chose, on ne peut pas lutter contre.
J'ai été aumônier militaire et j'ai longtemps travaillé sur le suicide dans l'armée. Dans ce type d'instance, on ne parle pas de suicide, mais d'autolyse, terme moins répandu et donc moins compris. Le simple fait de détourner les mots nous empêche de lutter contre un phénomène. Il existe une forme de tabou pour reconnaître le caractère antisémite de certains crimes, puisque cela signifierait qu'il y a de l'antisémitisme dans la société. J'ai pris une part plus active dans cette affaire lorsque la Cour de cassation a énoncé ce qui, selon moi, est une vérité qui ne peut pas l'être. La Cour de cassation a formulé une injonction paradoxale, car soit le crime est antisémite et il est donc pensé, soit il n'est pas pensé et n'est pas antisémite. C'est ce que j'ai indiqué dans un article paru dans le journal Le Figaro. Quelques jours plus tard, le président de la République a suivi cette ligne en demandant au ministre de la Justice que la législation évolue. Il s'agissait de reconnaître que personne ne peut faire valoir un état d'inconscience auto-infligé pour s'exonérer de sa responsabilité.
Mon descriptif sera factuel et s'arrêtera au début de l'instruction, car je n'ai pas participé à ce dossier. Avant l'affaire dite Sarah Halimi, le 23 mars 2017, une rumeur circule sur les réseaux sociaux concernant des profanations au cimetière de Pantin. On s'aperçoit qu'il s'agit en réalité d'un camion de la ville de Paris. Cette dernière communique, mais l'opinion publique a le sentiment qu'on lui cache des choses. L'assassinat de Sarah Halimi a lieu le 4 avril 2017. La rumeur de ce meurtre court rapidement sur les réseaux. Nous nous interrogeons immédiatement et nous nous remémorons une affaire, passée sous silence en 2003, celle de Sébastien Selam, dont le mode opératoire ressemblait étrangement à celui du meurtre de Sarah Halimi. Nous demandons un rendez-vous au procureur de Paris, François Molins. Il nous reçoit le 7 avril 2017. Nous souhaitons lui faire part de la vive émotion suscitée par ce drame et partager avec lui les interrogations qui l'accompagnent.
Un communiqué de presse commun à toutes les institutions centrales de la communauté juive est publié. Nous signalons qu'un juge d'instruction sera rapidement désigné et que, selon les premiers témoignages, rien ne permet de retenir ni d'exclure le caractère antisémite de ce crime. Nous rapportons là les propos des magistrats. Nous ne nous focalisons pas sur le caractère psychiatrique de l'individu, bien que nous sachions qu'il a été placé rapidement en milieu psychiatrique. Nous nous concentrons sur le caractère antisémite de ce meurtre. Pour nous, il n'existe aucun doute. Le caractère antisémite, malgré l'absence de procès, a été reconnu beaucoup plus tard, en février 2018, par la juge d'instruction. Ainsi, entre avril 2017 et février 2018, les membres de la communauté juive ont été proactifs. La question de la psychiatrie se posera beaucoup plus tard. Pour ma part, je n'ai pris connaissance du caractère psychiatrique de cette affaire que par l'intermédiaire des médias et des avocats chargés du dossier.
Ainsi, si les représentants de la communauté juive se sont focalisés rapidement sur le caractère antisémite, la réaction des autorités judiciaires et de la police aura été plus prudente. Il aura fallu plus d'un an et demi à la juge pour reconnaître le caractère antisémite de ce meurtre, qui n'a plus été démenti par la suite.
Au lendemain du meurtre de Sarah Halimi, la couverture médiatique est quasiment nulle. Une femme française médecin juive a été défenestrée à Paris dans une sorte d'indifférence médiatique. Nous étions alors dans un contexte électoral. Il a fallu attendre la formation du gouvernement pour médiatiser cette affaire. Avez-vous une explication à ce silence ? Pour certains, l'échéance électorale majeure a conduit à minimiser la couverture médiatique de cette affaire.
Je me souviens d'un fait divers horrible : une touriste américaine assassinée à Paris au même moment. Les médias n'en ont pas parlé davantage. Il existe vraisemblablement une problématique de la banalisation de la violence.
Dans un premier temps, l'affaire est traitée comme un fait divers. Quelques éléments sont repris dans la presse. Le dimanche 9 avril 2017, lors de la manifestation, les médias sont peu présents. L'émotion quant à l'affaire dite Sarah Halimi sera créée plus tardivement par la décision de la Cour de cassation. Ce silence est-il lié au contexte électoral ? Je ne suis pas dans le secret des gouvernants. En 2012, les massacres de Toulouse et de Montauban, bien que perpétrés pendant la campagne électorale, ont été traités comme tels. Sur le moment, il me semble que le meurtre de Sarah Halimi est perçu comme un fait divers, dont on s'apercevra plus tard qu'il n'est pas qu'un simple fait divers.
Au début de cette affaire, personne ne pouvait établir le caractère antisémite de ce crime. Par contre, l'assassin a dit : « Allah akbar » et il a récité des sourates avant de commettre son crime. Il fréquentait une mosquée salafiste. Et pourtant, la section antiterroriste du parquet de Paris n'a pas été saisie. Vous aviez été en contact permanent avec le procureur François Molins.
Hier, à Cannes, des policiers ont été attaqués et ont dû riposter. Or la section antiterroriste du parquet n'a pas été saisie. Je connais le procureur François Molins depuis des années, car il occupait ce poste au moment des attentats de Toulouse. S'il avait dû saisir la section antiterroriste, il l'aurait fait.
J'ai le sentiment qu'auparavant la perception du caractère terroriste d'un événement tenait au nombre de victimes. Désormais, avec les attaques au couteau, nous savons qu'il peut également s'agir d'actes individuels. L'antisémitisme n'est pas établi dès le début, car l'assassin n'étant pas dans une logique sensée, ses propos ne sont pas retenus. Il s'agit d'un non-acte, il y a une victime, mais nous ne pouvons pas qualifier son meurtre d'antisémite. Ce risque permanent de l'attaque terroriste au couteau est nouveau.
Peu de temps après, Mireille Knoll a été assassinée. Dans ce cas, j'ai été appelé par les frères de la victime. Ils se sont épanchés sur le meurtre et eux-mêmes doutaient du caractère antisémite. Pourtant, le lendemain, l'avocat a reçu un appel lui indiquant que celui-ci était retenu.
Cette affaire a probablement subi les mêmes atermoiements que l'assassinat de Sarah Halimi. Avec le recul, nous pouvons penser que les événements auraient été traités différemment si un juge de la section antiterroriste avait instruit le meurtre de Sarah Halimi. Je ne connais pas le dossier. Toutefois, l'absence de reconstitution n'existe probablement pas en matière d'antiterrorisme.
Cette commission est l'honneur de la représentation nationale aujourd'hui. Nous sommes chargés de révéler les dysfonctionnements de la justice ou de la police qui auraient pu intervenir dans le traitement de cette affaire. L'auteur du crime est reconnu par la justice de même que le caractère antisémite de ses actes. Pour autant, le meurtrier est aujourd'hui susceptible de sortir de l'hôpital psychiatrique sans avoir été condamné. Je demeurerai mobilisée pour établir la vérité sur cette affaire.
À la suite du meurtre de Sarah Halimi, vous êtes intervenus tôt pour exprimer les inquiétudes de la communauté juive. La justice n'a reconnu le caractère antisémite du crime qu'en février 2018. Toutefois, un rapport de l'expert judiciaire mandaté par le juge d'instruction qualifiait, dès le 12 juin 2017, l'acte d'antisémite. Pourquoi, lorsqu'un acte antisémite se produit, demeure-t-il nécessaire d'insister aussi lourdement auprès des institutions pour que le caractère antisémite soit officiellement reconnu ? M. Kobili Traoré a indiqué qu'il avait agi en voyant la Torah et le chandelier, éléments signifiant la confession juive de Mme Sarah Halimi, qu'il a donc assimilée au diable. Ces événements corroborent la thèse de l'acte antisémite.
Pensez-vous qu'il serait nécessaire d'intervertir la charge de la preuve ? Des évolutions législatives seraient-elles souhaitables ?
J'espère que ce ne sont pas nos demandes réitérées qui ont permis la reconnaissance de cette évidence par le magistrat instructeur. Le 12 juin 2017, une expertise évoque déjà le caractère antisémite du meurtre. La question sous-jacente est celle de la construction des préjugés. Nous subissons constamment le préjugé selon lequel les personnes juives seraient riches. Or le président du Fonds social juif unifié peut témoigner des 30 000 personnes juives sous le seuil de pauvreté que nous aidons chaque année.
Récemment, dans le département de la Seine–Saint-Denis, un homme de 83 ans et une femme de 79 ont été agressés et molestés parce que Juifs. Sans changer la loi, la question demeure de comprendre pourquoi autant de temps est nécessaire à la reconnaissance du caractère antisémite d'un acte. Pourquoi du 12 juin au 27 février, la magistrate ne nomme-t-elle pas l'évidence ? Si un skinhead avait agressé et tué Mme Sarah Halimi, le temps de latence aurait-il été identique ? Nous sommes face à des éléments qui touchent à l'identité de notre société. Nous ne pouvons pas lutter contre les violences si nous n'avons pas les mots justes. Il est nécessaire de combattre la construction des préjugés dans la société. Une autre question demeure : pourquoi n'y a-t-il pas eu de reconstitution des faits ?
Nous disposons des photographies de l'appartement de Mme Sarah Halimi. Or il n'y a ni candélabre ni Torah. M. Kobili Traoré a indiqué les avoir vus, ce qui laisse à penser à une préméditation de ses actes.
Les lois particulières sont compliquées à établir. La loi sur les crimes et délits en raison des origines est très complète. Pour renforcer la législation, des critères objectifs seraient nécessaires. Cette bataille est usante pour les familles. Lorsqu'il s'agit de « petits » actes antisémites du quotidien, nous implorons les victimes d'aller porter plainte. Cependant, ces dernières n'en perçoivent pas l'intérêt.
Vous avez compris que cette commission d'enquête est délicate, car la violence est à la fois dans les faits et dans la non-reconnaissance ou la reconnaissance tardive du caractère antisémite de ce meurtre. Nous abordons cette question avec beaucoup d'empathie. Nous ne procédons pas à une nouvelle enquête. Il est difficile de trouver des éléments pour lutter contre l'antisémitisme en France. D'autres questions nous sont posées telles que celles de la préméditation et de la responsabilité, qui n'ont pas été reconnues.
Nous disposons d'ores et déjà d'un arsenal complet d'aggravations des faits. Dans certains pays, notamment anglo-saxons, il existe une présomption d'antisémitisme.
Par ailleurs, il semblerait qu'un individu puisse être considéré comme irresponsable bien que son acte soit antisémite. Cette question difficile à aborder semble réglée au plan psychiatrique.
Vous avez rencontré François Molins trois jours après les faits. Je peux admettre qu'à ce moment-là, l'interrogation demeurait quant au caractère antisémite du crime. Avez-vous eu d'autres contacts avec lui ? Avez-vous essayé d'entretenir des liens avec le monde judiciaire ?
En tant que responsable de la communauté juive de France et n'étant pas partie prenante dans le dossier, j'étais en retrait. Les avocats ont maintenu cette pression. En revanche, chaque représentant des institutions juives qui rencontre des magistrats évoque avec eux ce dossier. Il s'agit d'une sorte de discussion de salon améliorée et non de pressions. Seuls les avocats pouvaient peser en ce sens sur le dossier. Dans mes fonctions de président, je n'ai plus évoqué cette affaire avec François Molins.
Je ne cherche pas à augmenter le nombre de crimes antisémites. J'estime toutefois que nous devons dire les choses. L'information transmise par M. François Pupponi, relative au rapport de l'expert en date du 12 juin 2017, est terrifiante. Le discours au Vélodrome d'hiver du président de la République a eu lieu vers le 20 ou 21 juillet 2017, alors qu'il ne savait pas que le meurtre était déjà reconnu comme antisémite dans une des expertises. Pourtant, ses propos ont mené certains magistrats à penser que le président de la République s'immisçait dans une procédure judiciaire. En réalité, il reprenait l'inquiétude de l'ensemble de la société.
Si nous n'intégrons pas cette dimension dans ce crime horrible, nous ne pouvons ni le comprendre ni lutter contre. Je découvre aujourd'hui, en dépit de ce que j'ai pu lire dans la presse, qu'il n'y avait pas de candélabre chez Mme Sarah Halimi. À mon sens, il s'agissait de la folie d'un homme déclenchée par cet environnement.
Lorsque nous demandons justice, nous attendons une réponse. Ce n'est qu'au moment du procès en cassation que j'ai contesté la décision de justice prise. La justice est rendue au nom du peuple. Lorsqu'une décision paraît incompréhensible, je la conteste. Tant que les voies de recours n'étaient pas épuisées, j'ai attendu que la justice établisse la vérité.
Trois jours après un crime odieux, les instances représentatives de la communauté juive de France ont été reçues par le procureur François Molins. Je relisais votre communiqué de presse et il me paraît équilibré. Pourtant, il en ressort qu'il ne s'agissait pas d'un crime antisémite. Nous sommes à vingt jours de l'élection présidentielle. La première expertise paraît le 12 juin ou le 4 septembre 2017 – nous avons un doute sur ces dates. Vous avez utilisé l'expression de « pulsion de déni ». Avec le recul, votre communiqué de presse n'a-t-il pas véhiculé l'idée qu'il ne s'agissait pas d'un crime antisémite ? Huit mois seront nécessaires pour inscrire, dans l'opinion publique qu'il ne s'agissait pas d'un crime antisémite. Votre attitude, que je ne juge pas, ne constituait-elle pas alors une pulsion de déni ? Agiriez-vous de la même manière à nouveau ? Dès le début, l'enquête semble avoir été orientée.
Les militants de la communauté juive de France affirment dès le début qu'il s'agit d'un crime antisémite. Nous répondons que nous attendons le verdict de la justice. C'est pourquoi nous demandons à être reçus par cette dernière. J'ai le souvenir d'une femme disant avoir été agressée dans le RER D et qui dénonçait un acte antisémite. Or c'était faux. Nous avons appris avec l'expérience à être prudents pour ne pas être attaqués en retour. Cette prudence s'avère légitime. La justice doit prendre le temps nécessaire pour définir des faits. Tant qu'il existait une voie de recours, je n'ai pas communiqué. J'ai pris la parole lorsque nous avons été placés devant une injonction paradoxale. On ne peut pas reconnaître un crime comme antisémite et comme inconscient. Nous ne pouvons pas accepter que la prise de stupéfiants soit reconnue comme un facteur aggravant si vous renversez quelqu'un au volant de votre voiture et pas quand vous défenestrez une personne. Faire confiance à la justice, ce n'est pas la suspecter de parti pris. Ce n'est jamais le cas. Toutefois, beaucoup de questions ont été soulevées sur cette instruction. Ainsi, la non-reconstitution d'un crime est extrêmement rare. Existe-t-il d'autres affaires similaires ?
La juge s'est opposée à une reconstitution, alors que ce n'était pas le cas des avocats de M. Kobili Traoré. Nous interrogerons la magistrate sur ce point.
Je pense qu'il s'agit d'un événement horrible et qu'il ne peut pas y avoir de pensée construite autour. Pourquoi, dès qu'on tue un Juif ou qu'on décapite un professeur en France, s'agit-il forcément d'un fou ? Pourquoi la folie s'incarne-t-elle dans de l'antisémitisme ? Pourquoi les antivaccins, une partie des gilets jaunes ou les black bloc sont-ils antisémites ? Toutes ces manifestations de rejet de la société s'incarnent dans l'antisémitisme. La réponse serait tellement violente que toutes les solutions autres sont imaginées.
Il est certain que, si nous avions eu la certitude qu'en criant davantage en avril 2017, l'assassin aurait été qualifié d'antisémite plus rapidement et qu'il aurait été jugé, nous aurions crié davantage. Nous nous sommes déplacés en délégation chez le procureur, nous avons rédigé un communiqué commun et nous avons organisé une manifestation le dimanche d'après (nous avons été reçus par des jets de bouteilles là où vivait Mme Sarah Halimi). Le président de la République est instruit de nos craintes et évoque cette problématique le 16 juillet 2017 lors de son discours sur la rafle du Vélodrome d'hiver. Je ne pense pas qu'il s'agissait d'un propos politiquement correct.
Un acte fou peut être antisémite. Dans son rapport d'expertise du 4 septembre 2017, l'expert rappelle qu'un crime peut être délirant et antisémite. Selon lui, le crime était antisémite et commis par une personne subissant une bouffée délirante aiguë. Dans ce rapport, il est indiqué que « Mme Sophie Attal [soit Mme Sarah Halimi] n'a peut-être pas été recherchée parce que juive, mais le fait que M. Kobili Traoré réalise qu'elle l'était à l'entrée de l'appartement s'est télescopé avec la thématique délirante, l'associant immédiatement au diable et amplifiant le déchaînement frénétique haineux et vengeur ». Il existe donc une compatibilité entre une personne qui commet un acte qualifié d'antisémite et la folie, bien que cette concordance soit régulièrement interrogée.
L'expert indique à la page 54 de son rapport : « Autrement dit, l'acte de M. Kobili Traoré est un acte délirant et antisémite […]. Mme Lucie Attal [soit Mme Sarah Halimi] n'a peut-être pas été recherchée et tuée parce que juive, mais le fait qu'elle le soit a facilité la déflagration de destructivités. » L'expert affirme qu'il s'agit d'un acte délirant antisémite.
Le 27 septembre 2017, un réquisitoire supplétif demande le caractère antisémite du crime. La juge ne le déclarera que six mois plus tard.
Il peut exister un substrat d'antisémitisme. Quelle que soit la folie – une abolition ou une altération du discernement –, la pulsion se manifeste sur quelque chose qu'elle perçoit ou qu'elle invente. M. Kobili Traoré associe cette personne à des chandeliers. Donc, il la voit comme Juive. Cette pulsion ne vient pas de rien. Un acte antisémite, quand il est posé, est pensé. Or, s'il est pensé, il n'est pas inconscient. Le ministre de la Justice nous explique qu'un individu doit être jugé responsable de s'être mis dans cet état. La folie n'exonère pas du substrat antérieur. Pourquoi la folie chez certains s'incarne-t-elle dans l'antisémitisme ?
La reconnaissance du caractère antisémite se télescopant avec la non-pénalisation du prévenu a ajouté au trouble de nos concitoyens. Comment concevoir une abolition du discernement pour le crime, mais une conscience de l'acte antisémite ?
L'expert psychiatre, le Dr Daniel Zagury nous a expliqué, dans ce cas précis, la corrélation entre la bouffée délirante aiguë et le caractère antisémite du crime.
Lorsque nous ne sommes ni psychiatres ni juges d'instruction, la présence du discernement pour l'acte antisémite et son absence pour le crime heurtent les consciences.
J'ai apprécié que vous introduisiez le propos en indiquant qu'il s'agissait d'une évidence. Qu'est-ce qui pourrait permettre de réparer – le judaïsme étant particulièrement attaché à la question de la réparation – cet antisémitisme qui ne date pas d'aujourd'hui et qui persiste toujours ? Votre précision quant au travail du Fonds social juif unifié est importante, car il est nécessaire de rappeler l'existence de la précarité. Pour moi, l'antisémitisme est d'ailleurs une précarité morale contre laquelle il faut lutter. Quelles sont les pistes que vous pourriez nous soumettre en ce sens ?
Je suis touché que vous introduisiez la notion de réparation du monde, qui fait défaut dans le traitement de nombreux événements. Ainsi, dans le cas des cinq enfants qui ont saccagé et profané 259 tombes au cimetière de Sarre-Union, il y a cinq ans et demi, nous aurions pu demander la réparation des sépultures par les enfants pendant leurs vacances plutôt que d'assister à une guerre entre les assurances des familles et celles de la ville. Je souhaite rapprocher la possibilité de réparation. Cette notion est essentielle.
Si nous formons les magistrats à la connaissance, c'est que nous avons conscience qu'ils ne savent pas tout. Si nous formons les policiers à recevoir des victimes d'antisémitisme, de violences conjugales, de féminicides, c'est que nous avons conscience de carences. Mon professeur d'histoire à l'école rabbinique disait : « Les lois interdisent ce qui se fait. » Si nous formons les policiers, c'est qu'ils ne sont pas assez formés. Si nous formons les magistrats, c'est qu'ils ne sont pas assez formés. Lorsqu'on nous dit que nous parlons trop d'antisémitisme, c'est que nous n'en parlons pas assez. Nous ne pouvons pas réparer quelque chose que nous nions. Il est nécessaire de définir ce qui crée ce substrat de haine visible ou invisible. Il apparaît comme le remugle d'une vague de fond dès que la folie empêche de cadenasser ces pulsions, qu'il s'agisse de celles d'un individu ou d'un groupe. Nous parlons de l'assassin, car les faits sont terribles. Mais ne s'agit-il pas de la même haine lorsque des manifestants hurlent « mort aux juifs » ?
Le président de la République Jacques Chirac à l'occasion du deuxième anniversaire de la mort d'Ilan Halimi a dit la chose suivante, de mémoire : « Le 25 janvier 2005 en inaugurant le monument aux morts de la déportation j'ai dit : souviens toi n'oublie pas. Je le dis à nouveau en parlant d'Ilan Halimi. Ce n'est pas le nombre de victimes qui crée l'horreur du crime, mais la haine du bourreau. » Il existe la même haine chez M. Kobili Traoré et chez ceux qui hurlent leur aversion sur Internet ou ailleurs. C'est contre cela que nous devons lutter. Je vous remercie d'avoir créé cette commission, cette réflexion pour réparer le monde et notre société.
Après votre audition, la lumière jaillit. Il existe une profonde nécessité de comprendre, car il n'y a pas eu de procès. Cette absence peut engendrer des fantasmes. Il s'agit de constater ce qui a fonctionné ou non. Certains collègues, pour qui cet exercice n'est pas évident, comprendront peut-être pourquoi nous nous sommes mobilisés, avec Mme Constance le Grip, en faveur de cette commission d'enquête, afin qu'une telle tragédie ne puisse se reproduire.
La réunion se termine à vingt heures.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite Sarah Halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement
Présents. - Mme Emmanuelle Anthoine, Mme Camille Galliard-Minier, M. Victor Habert-Dassault, M. Brahim Hammouche, M. Sylvain Maillard, Mme Florence Morlighem, M. Didier Paris, M. François Pupponi.
Excusés. - Mme Sandra Boëlle, Mme Constance Le Grip, M. Julien Ravier.