Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Réunion du mercredi 20 mai 2020 à 15h30

Résumé de la réunion

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  • ENM
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La réunion

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La séance est ouverte à 15 heures 35.

Présidence de M. Ugo Bernalicis, président.

La Commission d'enquête entend, en visioconférence, M. Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel, et M. Gilles Accomando, ancien président.

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Je suis très heureux de vous retrouver, même si ce n'est qu'à distance pour le moment, pour la poursuite des travaux de notre commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire. Ils ont été interrompus depuis la mi-mars par la période de confinement, mais l'article 22 de la loi d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 du 23 mars 2020 a allongé de deux mois la durée des travaux des commissions d'enquête en cours afin de nous permettre de les mener à bien.

Le plan de reprise progressive de l'activité de l'Assemblée rendait possibles des réunions en présentiel mais, compte tenu des difficultés de déplacement que rencontrent encore les députés provinciaux, nous avons estimé, le Rapporteur et moi, qu'il était préférable de reprendre nos travaux à distance, au moins jusqu'à la fin du mois de mai. Nous verrons ensuite, en fonction de l'évolution de la situation, si le retour au format classique d'audition est praticable.

La commission d'enquête reçoit M. Xavier Ronsin, premier président de la cour d'appel de Rennes et président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel, et M. Gilles Accomando, premier président de la cour d'appel de Pau et ancien président de la Conférence, dont nous avions dû annuler l'audition prévue fin mars.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site de l'Assemblée nationale, puis y sera consultable en vidéo. Elle fera également l'objet d'un compte rendu écrit qui sera publié.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Xavier Ronsin et Gilles Accomando prêtent successivement serment.)

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Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel

La Conférence regroupe les 36 premiers présidents des cours d'appel judiciaires. Son bureau est composé de cinq membres élus. J'en suis membre depuis un an et demi et préside la Conférence depuis janvier 2020, pour un an. La Conférence fonctionnant par consensus : l'ensemble des membres n'est engagé que si deux tiers des voix ont pu être réunis sur un projet de résolution. Magistrat depuis quarante ans, j'ai occupé diverses fonctions au siège, au parquet et en administration centrale.

Le chapitre premier du recueil des obligations déontologiques du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) s'ouvre ainsi : « L'indépendance de l'autorité judiciaire est un principe fondamental de valeur constitutionnelle, découlant du principe de séparation des pouvoirs. Elle constitue l'une des garanties de l'État de droit. Elle est, pour la société, la condition de sa confiance dans la justice. Elle est, pour le justiciable, la condition d'un procès équitable. Elle est, pour le magistrat, la condition de sa légitimité. »

La notion d'indépendance, institutionnelle et personnelle, participe de la colonne vertébrale de la magistrature et les règles déontologiques encadrent sa vision subjective. Cette notion est d'autant plus importante qu'elle peut se révéler fragile, dans nos vieilles démocraties comme dans les jeunes issues de l'effondrement de l'URSS.

L'évolution de l'office et des marges d'appréciation du juge, qui n'était que la « bouche de la loi » en 1789, sont en outre considérables depuis 50 ans, notamment du fait de la possibilité d'effectuer des contrôles de conventionnalité et de proportionnalité reconnus par la jurisprudence de Strasbourg.

L'indépendance n'a cependant vocation ni à faire plaisir au juge ni à servir son confort personnel. Ce n'est pas l'autre nom du corporatisme. C'est une puissante exigence pour le juge comme pour l'appareil judiciaire, qui à la fois justifie les garanties statutaires du corps – notamment l'inamovibilité des magistrats du siège – et s'impose aux hommes et aux femmes qui rendent la justice. Cela renvoie au savoir-être et au savoir-faire du magistrat, à son éthique personnelle comme à son respect des obligations déontologiques.

L'École nationale de la magistrature (ENM) que j'ai dirigée pendant quatre ans joue un rôle fondamental dans les apprentissages et les déclinaisons de l'indépendance de la magistrature. Comme l'a relevé la Conférence, la volonté d'améliorer la connaissance de l'administration que traduit le rapport Thiriez ne doit pas entraîner une disparition de l'ENM voire une fusion-absorption dans un ensemble « mou » destiné à former plusieurs corps de l'État, où tous les fonctionnaires se ressembleraient. Un policier, un administrateur et un juge ne remplissent pas les mêmes missions. L'indépendance de l'ENM, par les enseignements qui s'y font et le pluralisme de son recrutement, contribue à l'indépendance de la magistrature.

Les conditions matérielles dans lesquelles la justice est rendue ont aussi leur importance, comme l'ont souligné les recommandations de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ) ou de la Commission de Venise. Une magistrature tellement démunie qu'elle dépendrait d'une série de contraintes insurmontables pour traiter des contentieux ne pourrait avoir qu'une indépendance de façade.

Par ailleurs, les règles présidant au rôle du CSM sont perfectibles. Il devrait notamment pouvoir être entendu par le Parlement lors de l'examen des projets de loi de finances, et mieux traiter la question de la transparence des postes à pourvoir. La direction des services judiciaires (DSJ) du ministère de la Justice pourrait lui être rattachée pour certaines de ses fonctions. L'impossibilité pour le CSM de substituer un nom à un autre qui lui est proposé limite également son pouvoir d'appréciation.

Le système judiciaire français a de grandes qualités, notamment par son ouverture vers la société civile, mais il peut encore s'améliorer.

L'image selon laquelle l'institution judiciaire serait marquée par un fort corporatisme m'apparaît erronée : 52 % des entrants dans la magistrature passant par l'ENM ont déjà eu une vie professionnelle antérieure, d'avocat, juriste, ou autre. Ce mythe régulièrement agité d'une ENM qui servirait à remplir des cerveaux vides pour façonner des juges sur un moule identique est totalement contraire à la réalité. L'âge de ses élèves va de 27 à 40 ans. Il s'agit donc de personnalités déjà formées. L'ENM est suffisamment pluraliste et accueille suffisamment d'intervenants pour ne pas être accusée d'inculquer une idéologie.

Avant la création de l'ENM par Michel Debré, les élèves magistrats se formaient au parquet sous l'autorité d'un seul maître de stage. L'ENM est reconnue comme l'une des meilleures écoles du monde par les justices européenne et mondiale. Au-delà de l'apprentissage de l'article 64 de la Constitution, elle dispense des enseignements concrets relatifs à la notion d'indépendance, à travers des exercices déontologiques et des cas pratiques.

Je suis responsable de budget opérationnel de programme (RBOP) pour les cours d'appel de Rennes, Angers et Caen. M. Accomando relève d'une unité opérationnelle (UO) dépendant du RBOP de Bordeaux.

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En théorie, tous les premiers présidents de cour d'appel sont à égalité. Pour autant certains sont RBOP et d'autres responsables d'UO (RUO). Je ne suis pas certain que ce découpage budgétaire soit sans conséquences comme cela nous a été dit. Que pensez-vous de la notion d'indépendance du point de vue budgétaire ?

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Gilles Accomando, ancien président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel

Pour certains, l'indépendance est simplement la possibilité pour le juge de pouvoir statuer sans subir de pression, sans considération pour les aspects budgétaires. Cependant, l'affectation des moyens et la notion d'indépendance vont de pair. Un minimum d'autonomie fonctionnelle est requis pour que l'institution judiciaire fonctionne.

Un groupe animé par le professeur Bouvier a travaillé sur cette question : « Quelle indépendance financière pour l'autorité judiciaire ? » à la demande du premier président de la Cour de cassation. Deux réformes seraient intéressantes. Il faudrait renforcer la participation de l'autorité judiciaire dans la prise de décision financière. La Conférence a proposé que le CSM soit consulté préalablement à l'élaboration du budget et que l'on puisse identifier une mission « justice judiciaire » au sein du budget du ministère. Les moyens attribués au judiciaire manquent de lisibilité, et la part la plus importante de l'évolution du budget de la justice porte sur l'administration pénitentiaire. Les modalités du dialogue de gestion entre ministère et juridictions devraient également être revues.

Il faudrait renforcer l'autonomie de gestion des juridictions. Le système complexe des BOP et des UO n'empêche pas que le ministère de la justice ait la main sur les marges. Ainsi, par exemple, l'attribution des ressources nécessaires à l'emploi de juristes assistants dépend du ministère. Le système judiciaire est donc complexe et jacobin. La décentralisation au bénéfice des collectivités territoriales a provoqué la centralisation de l'administration de la justice au niveau du ministère – phénomène renforcé par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF).

La Conférence propose d'harmoniser l'architecture budgétaire avec l'architecture juridictionnelle. Nous suggérons de revoir la cartographie budgétaire de la justice en constituant de grandes régions judiciaires qui disposeraient de pouvoirs budgétaires élargis. Cela nous semble d'autant plus nécessaire qu'il s'est développée une organisation territoriale dépendant du secrétariat général de la justice constituée des plateformes régionales qui regroupent l'autorité judiciaire, l'administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse. Mais les problèmes de fonctionnement du judiciaire et ceux de l'administration pénitentiaire ne sont pas les mêmes. Le maintien de l'éclatement de la gestion budgétaire fragilise l'autonomie accordée à l'autorité judiciaire.

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L'idée serait-elle de créer un établissement public par cour d'appel ? En ce cas quelle gouvernance voyez-vous pour ce futur établissement ? Est-il prévu d'y associer davantage les associations de justiciables, le barreau, les parlementaires ou les élus locaux ?

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Gilles Accomando, ancien président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel

La délibération évoque seulement un dialogue de gestion avec le ministère sur l'affectation des moyens.

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Il s'agirait donc d'un dialogue renforcé avec la DSJ sur le programme « justice judiciaire » que vous souhaitez transformer en mission au sens de la LOLF pour éviter la fongibilité avec l'administration pénitentiaire – généralement favorable à celle-ci.

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Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel

Les cours d'appel obéissent à une dyarchie composée d'un premier président et d'un procureur général. Il n'existe pas de lien hiérarchique entre premiers présidents, ce sont des collègues. Pour autant, lorsqu'une décision doit être prise par un RBOP elle est pleinement assumée, même si nous essayons de susciter l'adhésion et le consensus lors des discussions portant sur la répartition à proportion des demandes.

La proposition de redéfinir la cartographie budgétaire des juridictions découle de l'idée que chaque cour d'appel, donc chaque région judiciaire devrait être à la fois UO et BOP. Toutefois, il serait difficile de fonctionner avec 36 ensembles ; il faudrait donc en diviser le nombre par deux pour créer de nouvelles grandes régions judiciaires, qui correspondent dans la mesure du possible aux régions administratives.

Nous souhaitons recentrer les décisions portant sur la répartition des crédits à la main du ministère au niveau des vrais responsables que sont les chefs de cours, de même que le directeur de l'ENM effectue, au sein des moyens qui sont attribués à l'Ecole, des arbitrages entre ses services informatiques, budgétaires, etc.

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C'est un établissement public, qui a donc une comptabilité propre.

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Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel

Je ne pense pas qu'il soit besoin de créer un établissement public. Les chefs de cour ont les capacités pour gérer leurs maigres marges de manœuvre budgétaires – un rapport conjoint de l'inspection générale des finances (IGF) et de l'inspection générale de la justice (IGJ) l'a montré. La contrepartie de pouvoirs plus larges de gestion sur une grande région pourrait être adossée, non à un nouvel établissement public, mais à des conseils de juridiction remaniés.

La crise a mis en lumière pour les hôpitaux le « fantasme technocratique » dénoncé depuis longtemps dans la magistrature, consistant à dire que les juges ne savent que juger et qu'il faut donc leur ôter toute responsabilité gestionnaire au profit des administrateurs. De la même façon, la question se pose de savoir si les médecins ont pour seul rôle de pratiquer la médecine ou s'il faut revoir leur place dans la gouvernance des hôpitaux.

Nos arbitrages sur la répartition des demandes relèvent de la politique judiciaire au sens noble du terme. De même, savoir s'il faut attendre de Paris l'autorisation d'acheter des masques ou si l'on peut le faire localement à des prix inférieurs aux marchés nationaux renvoie à la question essentielle de l'amélioration des politiques de gestion.

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Le code des marchés publics offre des voies de contournement en cas d'impérieuse nécessité.

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Si vous souhaitez répondre par écrit au questionnaire que nous vous avons adressé, nous vous lirons avec beaucoup d'intérêt.

Depuis la parution du rapport de l'IGF et de l'Inspection générale des services judiciaires en janvier 2017 et du rapport Bouvier en juillet 2017, comment le dialogue entre RBOP et RUO a-t-il évolué ? Ces rapports sont-ils toujours en discussion ou des conséquences concrètes ont-elles pu en être tirées, pour le recrutement des assistants de justice par exemple ?

Quel est votre regard sur le rapport Thiriez ? Quelles voies d'évolution pour l'ENM ?

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Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel

Il ne s'est pas produit de « big bang » administratif ou gestionnaire depuis ces rapports. Toutefois, nous saluons l'octroi en début d'année de la quasi-totalité des enveloppes comme une évolution positive. Nous notons aussi un réajustement équitable des emplois humains, notamment pour permettre le recours à des assistants de justice. Ce sont de jeunes juristes embauchés sur des contrats courts à mi-temps. Certaines cours en avaient beaucoup, d'autres pas. En 2020, la DSJ s'est efforcée de rééquilibrer la chose.

La création par M. Urvoas des juristes assistants a constitué une réforme importante. L'idée était de former une équipe de « juniors » autour du juge, à l'image du cabinet existant dans les systèmes anglo-saxons. Cette création a donné une bouffée d'air incroyable et a contribué à lutter contre l'individualisme des juges. Il faut accompagner les efforts faits depuis deux à trois ans pour multiplier ces juristes assistants, afin de gagner en marges de manœuvre et en productivité, d'accélérer les décisions pour les justiciables et d'unifier des jurisprudences.

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Pourquoi faites-vous une distinction avec les personnels de greffe ? Tout cela ne pourrait-il pas être intégré à un greffe renforcé ?

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Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel

Il ne faut pas confondre les deux rôles qui correspondent à des statuts différents. Les greffiers ont réussi un concours, sont donc titulaires et ils ont un rôle d'authentification et de gestionnaire de procédures. Leur longue formation s'effectue à l'École nationale des greffes de Dijon.

Les juristes assistants sont docteurs en droit ou titulaires d'un Master II avec quatre années d'expérience professionnelle. Ils travaillent comme juristes auprès d'un juge, modélisent des décisions, et font des recherches. Ils sont contractuels pour une durée de trois ans renouvelable une fois, et ont vocation ensuite à devenir avocats ou à intégrer la magistrature.

Il a cependant été envisagé de recourir à des « greffiers rédacteurs » pour apporter au juge une aide juridictionnelle permanente. Toutefois, si des progrès ont été faits récemment pour combler les vacances de postes de magistrats, il reste 13 à 15 % de postes de greffe non pourvus. Parfois, à un instant T, 30 % des postes ne sont pas couverts à cause des temps partiels. Tant que ces postes vacants ne seront pas comblés, cela compromet toute évolution éventuelle des métiers des greffiers vers de nouvelles tâches.

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Gilles Accomando, ancien président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel

Le rapport des inspections ayant relevé l'insuffisance des moyens attribués aux juridictions, les budgets de fonctionnement ont été revalorisés.

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Recommandez-vous que les cours d'appel, à terme, correspondent au découpage administratif français, notamment celui des préfectures de région ?

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Gilles Accomando, ancien président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel

La Conférence propose d'harmoniser les architectures administrative et judiciaire, donc de les recouper autant que possible.

La justice administrative dispose de budgets nettement inférieurs aux nôtres, mais dépend du seul Conseil d'État. Nous pouvons envisager un redécoupage géographie avec un même responsable en matière juridictionnelle, administrative et budgétaire. Cette voie n'a malheureusement pas été retenue dans le cadre des chantiers judiciaires, mais nous saluons en revanche la création du tribunal judiciaire. Une réforme de l'architecture budgétaire est nécessaire aussi.

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Il y a une part de réglementaire dans tout cela mais certaines choses pourraient être précisées dans la loi, notamment s'agissant du rôle des conseils de juridiction.

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La Cour des comptes a rendu un rapport pointant la difficulté de la chancellerie à identifier les bonnes mesures à financer pour permettre à la justice de mieux respirer. Cela semble aller dans votre sens.

Il a été difficile d'obtenir de l'ENM qu'une période longue de formation ne s'impose pas aux juristes assistants, largement diplômés et pour la plupart en souffrance à l'université. A-t-on pu avancer sur ce point ?

Le Collège de déontologie des magistrats de l'ordre judiciaire fonctionne-t-il bien ? Comment articule-t-il son travail avec le CSM ? Comment son service d'aide et de veille technologique sert-il les magistrats ?

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Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel

Je pense qu'il y a une confusion là encore entre deux statuts Les juristes assistants ne passent pas par l'ENM ; ils sont recrutés directement par les cours d'appel, après audition par un jury interne, sur contrat public.

Il ne faut pas confondre ces emplois avec les intégrations directes de juristes ou d'avocats dans la magistrature sans qu'ils aient eu à réussir un des concours d'entrée. Pour celles-ci la période de stage probatoire est parfois excessivement longue, tout comme les délais de traitement des candidatures par les cours d'appel puis par le ministère et la commission d'intégration (CAV).

La voie d'accès à l'ENM pour les étudiants mériterait d'être améliorée, au stade de la préparation des concours. Il faudrait aussi créer une voie unique d'accès dans la magistrature pour tous les professionnels en reconversion.

Le Collège de déontologie rend un rapport et dialogue avec le CSM. Il a le mérite d'exister et de pouvoir être consulté par un magistrat en cas de difficulté. Un membre du CSM pourrait mieux vous renseigner que moi sur son fonctionnement. Le CSM s'est nourri des observations des collèges de déontologie pour réactualiser son recueil des obligations déontologiques, notamment concernant le magistrat et les réseaux sociaux.

À l'époque du rapport Darrois, la volonté de réformer l'ENM reposait sur une dénonciation du corporatisme des juges. L'idée était de créer des écoles régionales qui auraient formé à la fois les juges et les avocats. L'ENM a souligné qu'elle n'était pas anti-avocats mais qu'un problème se posait du fait de l'écart entre le nombre de magistrats – 200 à 300 – et le nombre d'avocats formés chaque année – 2 000 à 3 000.

Le rapport Thiriez semblait sous-entendre que les juges ne connaissaient rien à l'État et qu'il fallait promouvoir une formation commune des hauts fonctionnaires et des magistrats pour favoriser la compréhension entre ces fonctions.

Ces prémisses étaient erronées. Le statut de la fonction publique s'applique au magistrat, mais la fonction de l'administrateur n'est pas de juger. Créer des formations initiales longues pour ces deux publics hétérogènes, saupoudrées de stages est en outre pédagogiquement contestable. Le risque était de faire de l'ENM un établissement public dépourvu de mission de formation dite initiale et occupé uniquement à gérer des stagiaires, et d'oublier que la réflexion des jeunes magistrats et leur stage dit de plein exercice dans un tribunal doit être préparée. La grande différence entre la haute fonction publique et la magistrature est en effet qu'un administrateur qui sort de l'ENA n'est pas, contrairement à un jeune juge, aux prises dès le premier jour avec la réalité de contentieux, de situations humaines, pour lesquelles il devra immédiatement prendre personnellement des décisions, sans pouvoir s'abriter ou se sécuriser auprès d'une hiérarchie, comme tout chef de bureau ou assimilé.

La formation de l'ENM n'est pas seulement une formation de culture générale ou de gestion du stress. C'est une école d'application, qui prépare à un métier, et doit garder sa spécificité. Aucun pays européen, de droit continental ou anglo-saxon, n'a fondu les écoles de police, de justice et d'administration pénitentiaire dans un même ensemble. Il ne s'agit ni des mêmes métiers ni des mêmes responsabilités ni des mêmes éthiques.

Nous avons donc vu quelques périls dans ce rapport, mais nous avons aussi proposé d'approfondir à l'ENM l'apprentissage de la difficulté de l'action administrative et de la conduite de l'État et de rendre obligatoire pour les auditeurs de justice un stage en préfecture. Tout cela risquerait toutefois de se faire au prix de la diminution de la durée d'autres stages importants.

Des temps de réflexion communs avec la haute fonction publique pourraient être également prévus à mi carrière ou au bout de dix ans. L'ENM pourrait aussi être une matrice de connaissances des fonctionnements judiciaires pour les hauts fonctionnaires.

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L'acculturation réclamée aux magistrats peut se confronter à la nécessaire indépendance que l'on attend d'eux.

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Vous avez travaillé sur la Charte éthique européenne d'utilisation de l'intelligence artificielle dans les systèmes judiciaires et leur environnement. Avec l'intelligence artificielle, le rôle du juge consistant à prendre des décisions sans subir de pression peut-il encore exister ?

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En tant que rapporteur du budget de l'administration pénitentiaire, je regrette également que les crédits alloués à cette administration, aux personnels, à l'immobilier et à l'ensemble de la justice soient fondus dans une même masse. Je suggérerai des modifications sur ce point. Toutefois, la loi de programmation budgétaire prévoit 25 % d'augmentation du budget de la justice sur cinq ans, ce qui est déjà un progrès.

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Xavier Ronsin, président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel

Cet effort est à saluer. Cependant, il faudrait séparer plus clairement en affichage politique les moyens dévolus à l'administration pénitentiaire de ceux alloués aux juridictions.

Le juge robot n'existe nulle part. En Europe, l'intelligence artificielle en matière de justice reste peu employée voire pas du tout, si l'on écarte une rumeur concernant un projet estonien de résolution en ligne de petits litiges commerciaux. La Charte éthique fait dialoguer des scientifiques et des juristes, et avance notamment le principe de maîtrise permanente de l'utilisateur. Le juge ne doit jamais être esclave d'un outil devant induire sa décision. La compréhension de la logique ou des biais de raisonnement des logiciels et la critique des logiciels utilisés en matière pénale sont essentielles.

Ce cadre peut évoluer, mais suppose l'existence d'un open data judiciaire : d'une base exhaustive, encodée, de matériaux bruts de jurisprudence permettant de déterminer une moyenne d'allocation de dommages et intérêts par exemple. Nous en sommes loin. Le ministère de la Justice et la Cour de cassation doivent déjà fusionner l'ensemble des données judiciaires des juridictions de première instance et d'appel pour adopter ensuite des logiciels performants susceptibles d'analyser sans biais de raisonnement les données judiciaires brutes et ne pas confondre « causalité » et « corrélation ».

Ce chantier passionnant ne présente pas de danger pour la démocratie. Quand ces algorithmes existeront réellement, auront été testés par des utilisateurs, et auront des juristes parmi leurs concepteurs, nous pourrons avoir une nouvelle approche moins locale de la jurisprudence, des quantums. Cela peut être positif, réduire les aléas et conduire certains à trouver des compromis plutôt que d'aller en justice.

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Gilles Accomando, ancien président de la Conférence des premiers présidents de cour d'appel

La Charte éthique adoptée par la CEPEJ fixe des principes de développement de l'intelligence artificielle en référence à la Convention européenne des droits de l'homme. Nous nous intéressons aussi au développement de l' open data. Il existe déjà un open data judiciaire en Espagne, sous la responsabilité du centre national d'information judiciaire espagnol. Notre préoccupation est de savoir quelles seront les places du numérique et du juge dans la justice de demain.

La séance est levée à 16 heures 45.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Ugo Bernalicis, M. Fabien Gouttefarde, Mme Nadia Hai, Mme Naïma Moutchou, M. Sébastien Nadot, M. Didier Paris, M. Bruno Questel, Mme Laurianne Rossi, Mme Cécile Untermaier