La séance est ouverte à 10 heures 35.
Présidence de Mme Cécile Untermaier, secrétaire
La Commission d'enquête entend, en visioconférence, M. Georges Richelme, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, et de M. Jérôme Prince, président du tribunal de commerce de Dijon.
Pour clore la série d'auditions de cette semaine, nous recevons M. Georges Richelme, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, et M. Jérôme Prince, président du tribunal de commerce de Dijon.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »
(M. Richelme et M. Prince prêtent serment.)
Il me semble intéressant que votre commission d'enquête se penche sur la justice commerciale et le cas des juges consulaires.
Je possède une société de courtage en vins depuis près de trente‑cinq ans. J'ai été élu juge consulaire pour la première fois en 2003 avant de finir président d'audience, au tribunal de Beaune, qui a été supprimé, à la suite de la réforme de la carte judiciaire. J'ai ensuite été élu au tribunal de commerce de Dijon, où j'ai été vice‑président puis président de la chambre des sanctions. En 2017, j'ai été élu président du tribunal de commerce, un tribunal spécialisé composé de vingt‑huit juges, qui sont tous en activité et font donc preuve d'un dévouement tout particulier.
La justice commerciale comporte des spécificités tenant au mandat de ses juges, qui sont élus, bénévoles et peuvent exercer une activité industrielle ou commerciale, ainsi qu'avoir des responsabilités au sein d'instances représentatives économiques ou syndicales. Si leur connaissance de la vie commerciale et leur élection fondent leur légitimité, leur proximité avec les affaires est une faille potentielle. C'est pourquoi le respect des valeurs déontologiques, qui s'imposent à tout magistrat, s'impose tout particulièrement à eux, afin de prévenir des conflits d'intérêts. Les juges consulaires ont-ils bien pris la mesure de la déclaration d'intérêts exhaustive qui est désormais présentée au président du tribunal et sert de base à un entretien déontologique ? Pensez‑vous qu'il faille la rendre publique ?
Le recueil des obligations déontologiques du juge du tribunal de commerce est, à mon sens, d'une très grande qualité. Les juges se l'approprient‑ils ?
Enfin, quel est le degré d'activité du conseil de déontologie placé auprès du Conseil national des tribunaux de commerce ?
Les juges consulaires, dans les tribunaux de commerce, ainsi que dans les chambres commerciales des tribunaux judiciaires, sont soumis aux mêmes principes déontologiques que les magistrats. Être juge consulaire n'est pas un métier, mais une fonction au service de la justice économique. Une fois élus, les juges consulaires prêtent le même serment que les magistrats, ce que l'on oublie trop souvent. La confiance doit donc être de mise.
La déclaration d'intérêts s'est inscrite dans un mouvement législatif qui va dans le sens de nos valeurs. La Conférence des juges consulaires de France est une association qui réunit quelque 3 000 juges, qui élisent les membres du conseil d'administration. Dans le cadre des délégations régionales, la moitié des membres sont élus par les présidents des tribunaux. Le rôle de la Conférence est de représenter les juges, de les aider à travailler et d'être l'interlocuteur des pouvoirs publics.
C'est parce que la déontologie est notre cheval de bataille que nous avons toujours eu le souci de former les juges commerciaux. Quand la formation n'était pas encore obligatoire, nous avions déjà créé une formation reposant sur une convention conclue avec l'École nationale de la magistrature (ENM). Aussi, depuis une quinzaine d'années, tous les juges étaient‑ils formés par l'ENM. Je ne me souviens pas de voix discordantes lors de la publication du décret, au mois de juillet 2017. La déclaration d'intérêts permet au juge de réfléchir avant de s'engager, dans la mesure où les règles déontologiques ne sont pas toujours évidentes pour un magistrat non professionnel. Après avoir été élu, le juge doit désormais s'entretenir avec son président et lui remettre sa déclaration d'intérêts, qui est placée dans un coffre. C'est au juge de la modifier, si un élément essentiel varie au cours de ses quatre ans de mandat. Il est évident que le président du tribunal de commerce ne vérifie pas, lors de chaque audience, la déclaration des juges et que c'est à eux de prendre leurs responsabilités.
Il est tout de même important que le président connaisse le contenu de cette déclaration !
Bien sûr ! L'esprit du législateur était, me semble‑t‑il, d'appeler l'attention des juges sur ce point de déontologie. La formalisation de l'entretien déontologique est d'ailleurs une bonne mesure, qu'a soutenue la Conférence générale. Avant même l'élection, les candidats sont reçus par les présidents de tribunaux, pour une première évaluation, tout le monde n'étant pas fait pour cette mission, et la discussion permet déjà de déceler d'éventuels conflits d'intérêts.
L'indépendance de la justice n'allant pas sans impartialité subjective et objective, il est légitime de savoir qui est le juge que nous avons en face de nous. Aussi, pensez‑vous que la déclaration d'intérêts doive être publique ? Ma religion n'est pas faite, et je suis curieuse de connaître votre position.
Un justiciable devant le tribunal judiciaire peut se poser la même question avec un magistrat, et se demander s'il n'est pas le cousin du propriétaire qui lui réclame ses loyers… N'oublions ni que le système est organisé pour pouvoir être contrôlé, ni que les juges ont prêté serment. Celui qui se maintiendrait, malgré un problème d'indépendance, enfreindrait son serment et prendrait un risque. Ces juges, qui ont par ailleurs une activité professionnelle, ne doivent ni se sentir traqués ni craindre excessivement, par exemple, l'évolution de leur compte courant dans telle ou telle société. Cela n'est pas tenable. Les principes sont l'indépendance et la confiance.
Pour gagner du temps, le parquet ne vérifie son « pedigree », qu'une fois qu'un nouveau juge a été élu. Lorsqu'un statut pose problème, le juge doit se retirer. Sans doute faudrait‑il que le contrôle soit fait a priori, afin de ne pas perdre un juge qui vient d'être élu.
La loi de modernisation de la justice du XXIe siècle comprend des éléments très importants sur le statut du juge. La déontologie est l'un de mes premiers soucis, la justice ne pouvant être équitable sans indépendance, impartialité et probité. Les présidents de tribunaux distillent couramment des exemples déontologiques auprès de leurs juges, en assemblée générale, en réunion, en chambre. Il n'en reste pas moins qu'avoir formalisé un rendez‑vous de déontologie lors du dépôt de la déclaration d'intérêts permet de faire prendre conscience au juge de ses responsabilités.
Le recueil des obligations déontologiques est en effet remarquable, puisque l'on y trouve tout. Cette bible permet de montrer au juge que tel ou tel principe n'est pas une invention du président ou une marque de zèle, mais une obligation de base.
La présence d'un juge délégué à la déontologie dans les tribunaux est précieuse, dans la mesure où toute collectivité a besoin de relais à tous les niveaux. Cela permet une plus grande fluidité, de sorte que les interrogations des juges sont canalisées, et le souci déontologique constamment diffusé. Nous avons défini des outils, afin que les juges aient en permanence la question déontologique en tête. Je suis heureux d'avoir insufflé cet esprit. Hier encore, deux juges m'ont dit qu'ils ne pouvaient pas examiner tel dossier. Même si cela n'est pas toujours évident, puisque l'on se rend parfois compte au dernier moment seulement qu'on ne peut pas siéger, cela se fait très naturellement. Plus on donne l'exemple, plus on parle de déontologie, et plus cela devient automatique.
L'appréhension du conflit d'intérêts est en effet très complexe. Le juge doit être protégé, car il peut se trouver dans un conflit d'intérêts qu'il n'a pas vu venir. La culture déontologique, grâce au référent, participe de la protection du juge et, partant, du justiciable.
Il était important pour notre commission de vous recevoir, car vous représentez une tradition dont la France peut être fière, celle de l'échevinage, dans laquelle des juges issus du monde économique ont pour mission de juger leurs pairs.
Monsieur Prince, j'ai été frappé par le discours que vous avez prononcé lors de l'audience solennelle de rentrée du tribunal de Dijon, que vous avez centré sur l'indépendance des juges consulaires : c'est la raison pour laquelle j'ai tenu personnellement à vous entendre dans le cadre de notre commission d'enquête.
Vous avez bien exposé les outils qui vous permettent de prévenir les conflits d'intérêts. Mais vous avez évoqué aussi des tentatives d'intimidation, qui peuvent remettre en cause votre indépendance : sont-elles fréquentes et comment y répondez-vous ? Plus précisément, pouvez-vous décrire la nature des liens que vous entretenez avec vos électeurs ? Qu'attendent-ils de vous, une fois que vous êtes élus ? Peut-il arriver que votre indépendance soit menacée ?
L'indépendance est la garantie du procès équitable et les juges consulaires doivent, comme tous les autres juges, bénéficier d'une présomption d'impartialité. Il n'en reste pas moins que nous sommes élus et que nous devons être indépendants vis-à-vis de nos électeurs. C'est une exigence absolue, pour les juges comme pour les présidents de tribunaux de commerce.
Certaines dispositions légales nous interdisent d'exercer des mandats jugés incompatibles avec celui de juge – je n'y reviens pas. Certains des dossiers que nous traitons sont sensibles, du fait des enjeux économiques qui y sont liés, ce qui peut susciter des interventions auprès du tribunal. Je crois que le président du tribunal peut entendre toute personne susceptible d'apporter à la juridiction des informations utiles à un dossier – à condition évidemment que cela se fasse au tribunal, dans son bureau.
L'exigence d'indépendance n'est pas incompatible avec le fait de pouvoir être informé et d'avoir accès à des éléments utiles. Mais tout cela s'arrête à l'entrée de la formation de jugement : le juge doit alors être totalement indépendant vis-à-vis des électeurs, mais aussi des pouvoirs publics et des élus. J'ajoute que les présidents, bien souvent, ne jugent plus.
Présomption d'indépendance, indépendance à l'égard des organismes et des sociétés où l'on a pu siéger et indépendance à l'égard des électeurs : telles sont les règles de base. Tout cela n'empêche pas le président du tribunal d'être informé.
L'audience solennelle de rentrée est l'occasion de revenir sur les événements qui ont marqué l'année judiciaire et il est vrai que j'ai poussé un coup de gueule. Ma volonté était de protéger mes juges et ma juridiction contre toute tentative d'influence ou de pression. Mon rôle de président est de montrer l'exemple et, de temps à autre, de rappeler les principes qui nous sont chers. Lors de cette audience solennelle, je me suis étonné d'une intervention qui m'avait paru déplacée. Le tribunal de Dijon est remarquable, tant par son indépendance que par son pouvoir de juger : que ses décisions puissent en agacer certains n'est finalement que la rançon du succès.
Même s'il est normal, dans une procédure collective, que chacun cherche les meilleures conditions de reprise – et que les syndicats défendent par exemple la préservation de l'emploi –, j'ai voulu rappeler que le rôle du tribunal est de juger et qu'il a tous les éléments pour le faire. Un tribunal doit certes se soucier du devenir des salariés, mais surtout de la pérennité de l'entreprise : il est donc normal qu'il se renseigne sur la fiabilité d'un repreneur avant d'accorder un plan de redressement ou de cession. Certains, au nom de la préservation de l'emploi, ont eu tendance à exercer une pression morale sur le tribunal : c'est ce qui m'a fait réagir ! Ce que l'on attend d'un tribunal de commerce, c'est qu'il juge en toute indépendance, à partir de tous les éléments qu'on lui apporte. Et sur ce point, je suis d'accord avec Georges Richelme : nous prenons tous les éléments qu'on veut bien nous apporter. Mais il faut laisser au tribunal le soin de juger en toute indépendance : tel était le sens de mon intervention.
Je partage votre avis. Pour avoir été, il y a très longtemps, juge consulaire en échevinage, je sais combien il importe que le juge ne soit pas déconnecté du monde économique. Par ailleurs, il est évident que le juge doit recueillir des informations pour se faire son idée de la situation. Mais ma question portait davantage sur les formes d'influence anormales, sur les pressions que vous pouvez subir ou les prises à partie.
Au-delà des obligations déontologiques que vous vous imposez à vous-mêmes, et compte tenu du fait que votre position est peut-être plus risquée encore que celle des magistrats professionnels, les garanties d'indépendance introduites dans la loi par les réformes de 2016 et de 2019 vous semblent-elle suffisantes ?
Les outils dont nous disposons me paraissent satisfaisants. Le seul point qui pourrait peut-être être amélioré concerne ce que j'appellerai le pouvoir « disciplinaire » du président du tribunal de commerce. Lorsqu'il est en conflit avec un juge, ce qui est très rare, son seul moyen d'action est de saisir le premier président de la cour d'appel qui, depuis peu, a la possibilité d'adresser un avertissement au juge. Je n'ai d'ailleurs pas l'impression que les premiers présidents de cour d'appel soient particulièrement désireux de voler au secours des présidents de tribunaux de commerce… La situation a en revanche évolué depuis que la loi a institué, dans les cours, un magistrat chargé de la déontologie.
La commission nationale de discipline des juges de tribunaux de commerce est-elle fréquemment saisie ?
La commission nationale de discipline, qui siège à la Cour de cassation, ne peut être saisie que par le ministre de la Justice ou par un justiciable mécontent d'un juge. La commission ne publie pas de rapport d'activité, mais on sait que les saisines sont très rares.
Il existe aussi, au sein du Conseil national des tribunaux de commerce (CNTC), une commission de déontologie, qui peut rendre des avis, à la demande d'un juge ou d'un président de tribunal. La conférence générale des juges consulaires, enfin, est dotée depuis longtemps d'une commission d'éthique et de déontologie, qui peut être saisie par tout juge ou par tout président de tribunal. Dans la mesure où nous sommes une association, une telle démarche n'a rien de contraignant : c'est davantage une aide à l'appréciation déontologique. Lorsqu'on s'adresse au CNTC, qui est présidé par le ministre de la Justice, c'est autre chose : c'est un peu comme si on déclenchait le feu nucléaire…
Et cela pose la question de l'indépendance du juge… Au fond, vous semblez dire que la multiplicité des dispositifs ne permet pas grand-chose.
Ce n'est pas ce que je dis, mais vous avez raison de rappeler que tout l'enjeu, c'est l'indépendance du juge, et c'est ce qui rend cette question très délicate.
Je suis bien d'accord avec vous. Cela ne fait que peu de temps que le président d'un tribunal de commerce peut s'adresser au premier président de la cour d'appel pour qu'il sanctionne un juge, et cette disposition n'est pas encore entrée dans les mœurs. Dans la pratique, lorsqu'un président de tribunal est en conflit avec un juge, il lui demande de démissionner. S'il refuse, il faut attendre l'ordonnance de roulement pour le cantonner dans une activité qui lui fera comprendre que sa place n'est plus au tribunal. Ce sont des cas très rares, mais puisque nous abordons ce sujet, je pense qu'il faut, en matière disciplinaire, renforcer le lien entre le président du tribunal de commerce et le premier président de la cour d'appel. Mais je suis d'accord avec vous : donner un pouvoir disciplinaire fort à un président de tribunal, ce n'est pas la règle en droit français et cela pourrait battre en brèche le principe de l'indépendance du juge.
Dans les faits, arrive-t-il souvent qu'un juge consulaire se déporte ? Est-ce plutôt exceptionnel ou fréquent ? Constatez-vous une augmentation du nombre de déports, qui témoignerait d'une prise en compte croissante des questions déontologiques ?
On assiste effectivement à un changement de culture et il arrive de plus en plus souvent que des juges se déportent d'eux-mêmes. Ils viennent parfois m'interroger, parce qu'il n'est pas toujours facile de voir où est la limite de l'indépendance, du conflit d'intérêts et de l'impartialité.
À cet égard, nous ne sommes pas toujours aidés par les textes. Imaginons qu'un juge de Dijon soit assigné en justice à Dijon. L'article 47 du code de procédure civile dispose que si « le défendeur ou toutes les parties en cause d'appel » ne demande pas le renvoi dans une autre juridiction, le président du tribunal ne peut pas se saisir d'office et demander au premier président de la cour d'appel de renvoyer cette affaire dans une autre juridiction.
La règle qui prévaut dans le tribunal que je préside, c'est qu'un juge de Dijon ne peut pas être jugé par ses pairs, à Dijon : une telle situation serait inacceptable. Cela peut paraître évident, mais les textes ne le disent pas clairement et les présidents des tribunaux de commerce n'ont pas la possibilité, en contentieux, de saisir le premier président pour lui demander de déporter une affaire dans une autre juridiction. L'article 358 du code de procédure civile le permettait, mais il a été abrogé en 2017. Le livre VI du code de commerce prévoit cette possibilité pour les procédures collectives : le président, peut, sur ordonnance motivée, demander au premier président de délocaliser une affaire.
La loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi PACTE, au nom du droit au rebond, a permis aux chefs d'entreprise ayant fait l'objet d'une procédure collective de devenir juges consulaires. Pour ma part, j'ai été dans l'impossibilité morale de positionner dans une formation de procédure collective un juge qui en avait lui-même connu une : il aurait pu faire face au même mandataire judiciaire. Je reconnais que ce sont des cas isolés, mais c'est la crédibilité de la juridiction qui est en jeu : il peut être problématique, pour un créancier, de voir l'un de ses anciens débiteurs juger d'autres justiciables. Si je peux être force de proposition, il me semble que c'est sur ces questions que nous pourrions avancer.
En réalité, ce n'est pas la loi PACTE qui a introduit la possibilité, pour une personne ayant fait l'objet d'une procédure collective, de devenir juge consulaire : rien ne l'interdisait auparavant. La loi PACTE a clarifié les choses et elle a fait davantage, puisque le législateur a souhaité affirmer le droit au rebond et à la deuxième chance. La conférence générale des juges consulaires n'était pas opposée à cette disposition mais elle avait demandé que l'on ne puisse pas être candidat pendant un délai de trois ans, qui correspond au délai de recours, après la clôture de l'affaire. Un tel délai aurait pacifié le débat, mais cette solution n'a pas été retenue.
Comme Jérôme Prince l'a indiqué, il peut être problématique qu'un entrepreneur en redressement judiciaire se retrouve face à un juge qui a été l'un de ses débiteurs défaillants. Mais le législateur a fait ce choix et il n'est pas question d'y revenir. Du reste, la procédure collective n'est pas infamante.
Le devoir d'impartialité a toujours été la préoccupation des juges consulaires. Je ne sais pas si les déports sont de plus en plus nombreux mais ce qui est sûr, c'est que les textes sont plus clairs qu'autrefois. Lorsque j'ai été élu pour la première fois, en 1992 à Marseille, les juges avaient la même perception du conflit d'intérêts qu'aujourd'hui. La différence, c'est que nous avons désormais des textes qui précisent les choses.
Il n'est pas interdit au tribunal de juger un juge du tribunal, et il ne faudrait pas selon moi créer une interdiction systématique. C'est un problème d'appréciation par le juge mais aussi par le président, et qui tient en partie à la configuration du tribunal : au tribunal de Mende, où siègent neuf juges, il est sans doute plus difficile d'assurer l'impartialité qu'au tribunal de Paris, de 180 juges, où constituer une formation de jugement avec trois juges n'ayant aucun lien avec la personne jugée est loin d'être un problème insurmontable.
En revanche, j'abonde dans le sens de M. Prince pour que le président puisse davantage faire peser son appréciation.
Vous vous souvenez, comme tout le monde, du rapport Colcombet et Montebourg, au début des années 2000, extrêmement dur à l'égard des tribunaux de commerce, considérant que les juges étaient trop proches du justiciable, que l'on passait du voisinage au cousinage. On considérait à l'époque que l'élection des juges était en réalité plus une cooptation. Les choses ont beaucoup évolué entre-temps, avec des textes en 2016 et 2019, et la situation paraît plus claire. Le nombre de mandats est limité, au moins dans un même tribunal, bien que pas encore, me semble-t-il, dans différents tribunaux. Sommes-nous, selon vous, parvenus une forme de maturité dans la relation entre le corps électoral et ces juges élus ? La simple limitation de la durée des mandats dans une même juridiction, n'interdisant pas de continuer dans d'autres, est-elle suffisante ? Peut-on encore faire évoluer les choses pour éviter la suspicion qui semble certes bien moins forte qu'elle ne l'a été mais qui peut encore être présente ?
Le rapport Montebourg date, je crois, de 1999. C'est comme si une commission d'enquête sur l'audiovisuel se référait aux statuts de l'audiovisuel d'il y a vingt et un ans. Les critiques, à l'époque, portaient essentiellement sur les procédures collectives et l'organisation des administrateurs et mandataires judiciaires, plutôt que sur les juges eux-mêmes. En vingt ans, la carte des tribunaux a été modifiée et divers textes ont mis en place la formation, les outils de déontologie, la déclaration d'intérêts… : le paysage a totalement changé. La garde des Sceaux, au congrès des tribunaux de commerce en 2017, nous a dit que le fait que les juges soient élus sur une liste avec les délégués consulaires et les anciens juges ne les rendait plus tellement représentatifs, qu'il y avait, en somme, un manque de base. Nous ne sommes pas opposés à cette analyse, et le corps électoral a depuis été modifié puisqu'il sera, à partir de 2021, composé des membres élus des chambres de commerce, des membres élus des chambres des métiers, des juges et des anciens juges.
La notion de cooptation est toujours utilisée comme un épouvantail : « Ce sont des notables qui se cooptent entre eux. » Or, comme disait M. Urvoas quand il était garde des Sceaux : « Si vous êtes toujours là après 430 ans d'existence, c'est bien qu'il y a une raison ». Il n'y a pas de cooptation mais je suis en revanche tout à fait favorable à un système de présélection, auquel le tribunal devrait participer ; ce serait un gage de qualité, de sérieux.
Il serait peut-être bon aussi d'institutionnaliser quelque peu le système de recrutement. En région parisienne, un organisme s'occupe de l'ensemble de la sélection pour la région ; ce n'est pas forcément mon modèle mais il convient d'organiser davantage le recrutement, qui dépend aujourd'hui beaucoup de l'engagement et de la bonne volonté des présidents. Tout le monde ne peut être juge, on peut être un très bon chef d'entreprise, cadre dirigeant, militant de l'entreprise, et ne pas être fait pour être juge ; le juge du tribunal n'est ni un justicier, ni un militant, et il faut une présélection des candidats.
Je suis très ouvert sur la question du collège électoral, en précisant tout de même qu'on ne fait pas carrière dans un tribunal de commerce. La seule exigence, à mon sens, est que le collège soit représentatif des entreprises et des chefs d'entreprise selon le système de la justice consulaire.
Un problème peut se poser s'agissant de la qualité des candidats. Il y a vingt ans, tout le monde voulait être juge au tribunal de commerce pour pouvoir le dire, arborer un titre. À Dijon, aujourd'hui, et je pense que c'est la même chose ailleurs, nous avons un langage de vérité. Quand nous recevons des candidats, nous ne leur promettons pas la lune, nous noircissons un peu le tableau car nous avons besoin de gens qui travaillent et ne sont pas là pour parader. Nous avons le souci d'avoir des candidats de qualité, pour le bon fonctionnement de la juridiction. Quant au collège électoral, je laisse faire le législateur et me soumettrai à son choix dans tous les cas.
Le fait d'être bénévole, de ne pas être rémunéré, de ne pas avoir de plan de carrière dans ce système judiciaire offre, je trouve, toute liberté et toute indépendance, par rapport à d'autres structures judiciaires. Si les pressions éventuelles sont insupportables, on peut partir. Nous sommes certes plutôt mécènes que bénévoles, puisque nous consacrons énormément de temps à notre fonction, mais cette indépendance est une force.
Les interventions directes auprès du président du tribunal sont très rares. Qu'une personne appelle le président pour se plaindre d'un jugement ou chercher à l'influencer, je dirais que cela relève du moyen âge.
Ma référence au rapport Colcombet, monsieur Richelme, ne signifiait pas qu'il faille avoir les yeux rivés sur le passé, mais visait à ce que vous vous exprimiez sur les évolutions ou les points de faiblesse qui resteraient encore.
Vous connaissez, monsieur le président Prince, d'affaires parfois très perturbatrices pour le territoire, en termes d'emploi ou d'image. En tant que députée, je me suis toujours interdit d'appeler un président de tribunal. Or, en parcourant le recueil de déontologie, je constate que l'on peut être entendu. Je suis partagée sur ce point. Une affaire pendante devant le tribunal me préoccupe actuellement beaucoup ; je ne suis pas intervenue mais je pense qu'apporter des informations à un président de tribunal sur une situation que l'on connaît bien et identifier des enjeux d'intérêt général mériterait peut-être d'être prévu dans la loi, car j'ai aujourd'hui beaucoup de difficulté, en tant qu'élue, à passer la porte du tribunal pour parler d'une affaire. Les affaires que vous avez à traiter sont par nature appelées à interpeller l'élu : dès lors, ne faut-il pas organiser cette discussion plutôt que de la voir conduite de manière détournée ?
Par ailleurs, le ministère public est-il régulièrement présent dans une formation de jugement ? De même, le commissaire au redressement productif doit normalement pouvoir intervenir auprès du juge, mais je ne suis pas sûre que ce soit suffisant : travaillez-vous beaucoup avec lui ? Comment, tout en respectant l'indispensable indépendance du juge, organiser l'intervention de l'élu ?
Je ne suis pas très favorable à l'idée de fixer des règles en la matière, car, comme disait le professeur Mousseron, plus on crée de territoires, plus on crée de conflits de frontières. Il faut que cela passe par le président, qui est dans une position d'écoute ; il n'a pas à débattre de ce qu'il entend, en fait ce qu'il juge nécessaire. La démarche que vous évoquez est naturelle : vous êtes élus, vous connaissez vos électeurs, votre territoire, et vous pouvez vouloir appeler l'attention du président du tribunal sur tel ou tel point, si c'est, bien sûr, pour apporter une information et non pour faire passer un message d'intérêts. Cela s'inscrit pleinement dans le cadre du sujet des conflits d'intérêts et de l'impartialité du juge, mais je ne suggère pas au législateur d'engager un processus de rédaction car nous ne pourrons pas cerner toutes les situations et cela compliquerait les choses.
Je dois préciser que je n'ai jamais connu d'intervention directe d'un élu, ni d'un préfet, mais d'un autre côté nous nous privons peut-être – parce que certains députés ou hommes politiques, voire les préfets, appliquent strictement le principe de séparation des pouvoirs – d'échanges et d'informations qui pourraient être riches. Car tout le monde travaille autour d'un dossier : Bercy, les chambres régionales de commerce…, toute une machinerie existe pour la pérennité et le bien des entreprises.
Un parquet présent, complémentaire à la juridiction, c'est très important. Je partage énormément avec le procureur de Dijon, je fais constamment le point avec lui sur les dossiers, en toute indépendance. La présence du parquet est selon moi fondamentale, en tout cas en matière de procédures collectives.
Parfois le parquet est défaillant, pour une raison simple qui tient au problème de sa charge de travail. Il existe des parties de la procédure collective où l'absence du parquet rend la décision illégale ; dans certains tribunaux, le parquet n'est présent qu'à ce moment-là, dans d'autres il est présent à toutes les audiences de procédure collective. Nous réclamons une présence beaucoup plus grande du parquet.
Je ne confonds absolument pas l'information, qui est utile, nécessaire, et l'éventuelle pression. C'est bien sûr un mouvement dans les deux sens : il y a la déontologie des magistrats mais aussi celle de l'élu. Je suis très sensible aux circuits d'information. Il est vrai qu'il est assez délicat d'appeler directement le président du tribunal, mais je l'ai déjà fait à plusieurs reprises dans ma circonscription, et je n'ai aucun problème à discuter avec le préfet, qui fait ce qu'il veut de mes informations dans le cadre de ses prérogatives, et pas plus de difficultés à discuter avec le procureur de la République, qui peut, soit directement soit par l'intermédiaire du vice-procureur ou du substitut en charge, faire passer des messages adaptés dans les formes qui conviennent. Comme le président Richelme, je ne suis sûr que l'on ait intérêt à trop légiférer sur ces questions. Les circuits me semblent adaptés ; il faut les faire jouer pleinement dans le sens de l'intérêt général.
Merci, messieurs. Vous pourrez nous envoyer les informations complémentaires que vous souhaiteriez voir apparaître dans le rapport.
La séance est levée à 12 heures.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Didier Paris, Mme Cécile Untermaier