Mission d'information visant à identifier les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale

Réunion du mercredi 15 septembre 2021 à 14h35

Résumé de la réunion

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La réunion

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Table ronde réunissant des représentants de think tanks : M. Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol), M. Gérard Grunberg, directeur de la publication de Télos, et M. Jérémie Peltier, directeur des études de la Fondation Jean-Jaurès.

La séance est ouverte à 14 heures 35.

Présidence de M. Xavier Breton, président.

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Notre mission d'information sur les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale poursuit ses travaux en recevant les représentants de plusieurs think tanks : M. Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l'innovation politique, M. Gérard Grunberg, directeur de la publication de Télos et M. Jérémie Peltier, directeur des études de la Fondation Jean-Jaurès.

Messieurs, je vous remercie de vous être rendus disponibles pour cette table ronde. Je précise qu'elle est ouverte à la presse, retransmise en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale et qu'elle fera également l'objet d'un compte rendu.

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Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol)

Je voudrais dire combien nous sommes heureux d'être associés à ces travaux, qui portent sur une question essentielle, à quelques mois d'une élection majeure. Je voudrais faire état d'un paradoxe et dire dans quel contexte notre fondation essaie d'inscrire ses réflexions sur l'abstention.

Pour expliquer l'abstention, il est nécessaire de mobiliser des facteurs très différents, comme le type d'élection, le mode de scrutin, les enjeux, la nature de la mobilisation. Il existe une palette d'éléments déterminants dont les effets varient sur le résultat et peuvent rendre difficile une évaluation globale du problème de l'abstention.

Votre interrogation est liée à une sorte de choc provoqué par une abstention historique qu'il faudra d'ailleurs spécifier. Le deuxième tour des élections municipales en 2020 a été spectaculairement abstentionniste. Nous n'avons pas suffisamment dit à ce moment-là que le précédent record de l'abstention à des élections municipales datait des élections précédentes, en 2014, qui n'ont bien évidemment pas été concernées par l'épidémie de Covid-19.

Nous nous poserons ensemble la question d'une montée significative de l'abstention, avec la possibilité d'un non-retour aux taux de participation que nous connaissions dans le passé. Chacun aura remarqué que l'élection présidentielle n'est plus épargnée par l'abstention, même si les niveaux ne sont pas les mêmes que pour les autres scrutins. Même au second tour de l'élection de 2017, l'abstention est, hors année 1969, a atteint un niveau record. Les votes blancs, qu'il faut associer à la compréhension de l'abstention, se situent à un niveau très élevé.

Le paradoxe qui me vient à l'esprit est le suivant. Depuis 1945, le suffrage est devenu universel, puis nous avons abaissé la majorité électorale à 18 ans ; le système a donc été inclusif. L'accès à l'école est universel, même si l'universalité n'est jamais réelle, et l'accès à l'université n'a jamais été aussi massif. La presse est libre, même si elle est en difficulté par des raisons qui tiennent à la digitalisation, et abondante. L'information, par les réseaux sociaux, est devenue accessible gratuitement ; il n'est pas difficile de s'informer. La globalisation comme phénomène historique nous fait entrer dans une phase saturée de questions majeures, de défis géopolitiques, scientifiques, démographiques, économiques, culturels, climatiques – la liste serait longue. Ces enjeux sont théoriquement de nature à mobiliser les électeurs, à intéresser les individus. Cependant, par hypothèse, nous aurions le résultat contraire : une abstention orientée à la hausse.

Je crois qu'il faut faire l'hypothèse d'une crise historique de la procédure électorale. Celle-ci a fonctionné de façon magnifique ; elle s'est montrée d'une grande efficacité et d'une grande force symbolique ; elle nous a réunis sur de longues périodes pour régler les conflits de manière pacifique – mais peut-être ne fonctionne-t-elle plus. Nous avons le sentiment que les élus n'ont plus de pouvoir, que le vote n'est pas véritablement utile, au sens où il ne produit pas les résultats espérés, qu'il y a un trouble s'agissant de la démocratie représentative, qui ne paraît plus constituer le cœur du régime politique, notamment quand on voit la façon de mettre en avant des procédures alternatives qui relèvent de la démocratie participative. Je pense au tirage au sort, exhibé lors de la convention citoyenne, qui faisait l'économie de l'élection et donnait l'impression que le législateur issu des urnes était déclassé par rapport au citoyen tiré au sort. Les membres de la Convention citoyenne ont été reçus à l'Élysée le 29 juin 2020, au lendemain du second tour des élections municipales qui avait donné lieu à une abstention massive, comme s'il y avait eu une passation de pouvoir entre l'élection et le tirage au sort. Le tirage au sort a un grand intérêt, et la démocratie participative a de nombreuses vertus, mais ils présentent une certaine ambiguïté.

Quid de la sanction électorale ? Quid de la sanction politique ? Pour prendre un exemple récent, la mise en cause de Madame Agnès Buzyn pour sa gestion de la crise sanitaire est une défaite de la responsabilité politique, ce qui signifie un déclassement du suffrage. Ces signes se multiplient, et peuvent expliquer les difficultés à croire dans la procédure électorale, ou à la trouver mobilisatrice.

Il y aurait également la crise des partis. Certains se sont réjouis de les voir disparaître car ils constitueraient des formes archaïques, mais sans eux, une démocratie a probablement beaucoup plus de mal à mobiliser ses propres électeurs.

Un phénomène m'intrigue. À l'occasion d'une étude internationale, nous avons demandé aux panels que nous interrogeons si le suffrage universel était une bonne idée, et s'il fallait réserver le droit de vote à ceux qui sont informés et savent de quoi il est question. Dans les 42 pays que nous avons testés, une minorité s'est prononcée pour le suffrage capacitaire, mais elle représente tout de même 38 % chez les 18 ans et plus, et 48 % chez les moins de 35 ans. C'est un indicateur qu'il me paraît nécessaire de suivre pour ne pas se tromper d'époque. En France, 24 % des 18 ans et plus, et 29 % des moins de 35 ans, sont favorables au suffrage capacitaire. Ce n'est pas résiduel.

Dans la contribution de la Fondapol au rapport qui nous a été demandé par le Président de l'Assemblée nationale, nous mettrons l'accent sur l'hypothèse d'une crise de la procédure électorale, et donc sur un problème fondamental et structurant, lié à l'époque, aux nouvelles générations mais aussi aux générations déjà installées, qui sont peut-être dans une forme de retrait par rapport à l'élection, ainsi que sur les formes alternatives d'abstention. Je propose à ce titre d'appeler le vote blanc « abstention civique ». Il comporte une dimension protestataire que l'on retrouve nettement dans l'abstention : elle est pour beaucoup désintérêt et incompréhension ; elle est aussi protestation, ou attente de l'efficacité de la procédure.

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Gérard Grunberg, directeur de la publication de Télos

. Il faudra essayer de comprendre les raisons profondes, de long terme, de la crise de la procédure électorale. Bien que le mouvement soit global en France, les scrutins sont différents, les taux d'abstention également, et les solutions pour y remédier le sont aussi.

L'abstention au premier tour de l'élection présidentielle n'a pas évolué depuis 1995 : elle est de 22 %, ce qui est tout à fait correct. Deux questions doivent être posées. L'élection présidentielle de 2022 sera-t-elle touchée par ce mouvement, si l'on continue dans la direction que M. Reynié a indiquée ? J'ai plutôt l'impression que cette élection a « cannibalisé » les autres.

Les élections législatives sont les plus gravement atteintes, pour différentes raisons et depuis longtemps. À partir du moment – et c'est le cas depuis 2002 – où elles se sont tenues après les élections présidentielles, la cannibalisation a été réelle. Comme nous le disons dans nos études, elles sont devenues les troisième et quatrième tours de l'élection présidentielle. Au bout du deuxième tour, à tort, les gens sont déjà fatigués. Ce n'est pas la seule raison, mais elle existe.

De 2012 à 2017, on observe une progression de l'abstention à chaque élection législative, mais en 2017, cette progression est plus forte. Je pense que ces abstentions plus fortes sont dues à l'effet produit par le « phénomène Macron ». En un sens, les gens ne savaient plus où ils étaient. C'est ma première hypothèse sur la question de la perte des repères politiques pour les électeurs.

La deuxième hypothèse s'applique au deuxième tour, mais rejoint ce que j'ai dit sur le premier tour : les deux candidats n'étaient en rien représentatifs du monde d'avant. Les gens étaient habitués à voter au second tour pour les socialistes ou pour LR, et ils se sont retrouvés face à une offre totalement différente, ce qui explique que pour la première fois lors d'une élection présidentielle, l'abstention a, en 2017, augmenté de manière relativement forte entre le premier et le second tour.

Le problème des élections législatives est donc réel. Nous parlerons des éventuels remèdes, mais certains iraient tellement loin qu'ils posent le problème du fonctionnement des institutions de la Ve République.

Depuis 1999, l'abstention aux élections européennes n'a pas évolué, sauf en 2019, où elle a baissé de 8 points. Mon hypothèse est que nous sommes passés de plusieurs circonscriptions à une circonscription nationale unique. Je pense que le fait d'avoir une bataille nationale a permis de mobiliser les gens.

S'agissant des élections locales, l'interprétation des années 2020 et 2021 est très compliquée. Jusqu'à 2017, les élections régionales et municipales n'évoluent pas de la même manière. Aux élections municipales, l'abstention s'est maintenue entre 31 et 36 % au premier tour, tandis qu'aux élections régionales, une différence importante a été observée. Je fais l'hypothèse que les gens savent ce que sont les municipales, mais ne savent pas à quoi servent les autres élections. Quelles sont les fonctions, les missions ? Ils ne le savent pas très bien.

Ce qui est extraordinaire, s'agissant des élections municipales de juin 2020, et alors même que les maires sont assez populaires, c'est cette immense abstention de 55 % au premier tour. Je crois que la crise de la Covid-19 a joué un rôle plus important que je ne le pensais au lendemain de l'élection. Elle n'explique pas tout, mais elle explique en partie cette augmentation de près de 20 points.

L'autre explication, qui ne contredit pas la première, est celle d'une perte des repères politiques. Durant la grande période d'affrontement entre les socialistes et les gaullistes, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, l'abstention aux élections municipales était de 20 à 25 %. Ensuite elle a décru, jusqu'à se stabiliser à la fin des années 1990. Contrairement à ce que croient beaucoup d'élus eux-mêmes, la politisation des élections municipales est fondamentale pour faire voter les gens. Dans ma commune, lors des dernières élections, personne ne savait quelles étaient les étiquettes des candidats. Le maire sortant est connu – c'est d'ailleurs la raison pour laquelle les maires sortants ont tous été réélus – mais moi-même j'étais incapable de savoir quelles étaient ces listes et qui étaient ces candidats dans le chef-lieu de canton où j'habite. Il faut faire attention, car dépolitiser les élections locales fait que les gens n'ont plus de repères politiques.

Mes deux hypothèses ramènent à une question très importante dans la crise actuelle de la représentation : celle des partis politiques. Il faudra y revenir.

Nous allons essayer de déterminer les grands facteurs de l'augmentation de l'abstention, mais il faudra à chaque fois regarder le type d'élection, car les raisons et donc les moyens d'y remédier ne sont pas tous exactement les mêmes.

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Jérémie Peltier, directeur des études de la Fondation Jean-Jaurès

. Tout le monde sera à peu près d'accord pour dire que l'abstention est protéiforme et que les abstentionnistes ne sont pas tous les mêmes. Tout le monde a en tête les évolutions de l'abstention dans le temps, élection après élection. Tout le monde sera d'accord pour dire qu'il s'agit d'un phénomène grave et dangereux. La question qui se pose est celle des remèdes, des solutions pour résoudre cette problématique d'une démocratie sans électeurs.

Les outils et remèdes sont d'autant plus difficiles à trouver que l'abstention – c'est en tout cas mon hypothèse – est un phénomène qui dépasse largement la politique et que le vote lui-même, en tant que rite, est victime de phénomènes anthropologiques et existentiels beaucoup plus profonds : l'individualisation de la société ; le repli sur la sphère privée et familiale, qui a été accentué pendant le confinement et la pandémie ; la « civilisation du cocon », comme l'a appelée le journaliste Vincent Cocquebert, c'est-à-dire une jeune génération, et plus généralement une civilisation, qui se replie sur sa sphère privée, personnelle.

Selon moi, le débat doit être posé dans les termes suivants : « L'individualisme est-il compatible avec des élections ? Narcisse est-il compatible avec un vote à dimension collective ? » Nous avons trop tendance à analyser le rapport à la politique hors de la société de consommation. L'« amazonisation » de la société, et cette société du sur-mesure, rendent obsolète le rite républicain qu'est le vote. Une partie de l'abstention doit être interprétée à travers le sentiment, pour une partie de la population, et notamment les jeunes, qu'il s'agit de quelque chose d'obsolète. Ce rite est mis à mal, car une société individualiste n'a plus assez de sens civique. L'abstention peut être interprétée à travers l'effondrement du sens civique.

L'exemple de la vaccination est très éclairant. Pour faire vacciner la population, le Président de la République n'a pas activé le levier civique, il a activé, et je pense qu'il avait raison, le levier de la société de consommation, de la société des loisirs : pas de divertissement, pas de sortie, pas de jouissance si vous n'êtes pas vaccinés. Le ressort civique, qui amène à dépasser son petit « moi », est totalement inutile à notre époque.

On répète souvent que la France est un peuple politique. Sans même parler de l'élection présidentielle, les enquêtes indiquent le contraire : environ un Français sur deux dit ne pas s'intéresser à la politique. L'abstention doit aussi être analysée à travers cet élément. J'appelle à beaucoup relativiser l'expression de la France comme peuple politique : ce n'est plus si certain que cela.

Quand un rite est en difficulté, comme cela a été mis en lumière par l'abstention, nous plaidons plutôt, à la fondation Jean-Jaurès, pour le vote obligatoire.

Le sociologue Jean-Claude Kaufmann a publié après le confinement un petit livre très intéressant, intitulé C'est fatigant, la liberté… Il part du principe que la jeune génération, et le peuple en général, n'a jamais eu autant de choix pour gérer sa vie familiale, sa vie personnelle, son lieu d'habitation. Mais plus vous multipliez ces choix, plus vous donnez de la responsabilité aux individus, et plus ils sont fatigués. Jean-Claude Kaufmann indique que le peuple est dans un « ramollissement existentiel », d'où le fait qu'au-delà la peur, il n'y a pas eu de levée de boucliers contre les mesures de confinement, d'énormes moments de colère, alors que tout le monde prédisait qu'il serait difficile de faire accepter aux Français des moments de confinement. Peut-être était-ce la parenthèse désirée depuis longtemps pour un peuple fatigué d'être soi.

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. Nous entendons des propositions qui portent sur l'extension du vote par procuration, l'élargissement de la période de vote, le vote obligatoire. Ces remèdes techniques seraient-ils suffisants ? M. Grunberg disait qu'aller au fond des remèdes remettrait en cause les institutions de la Ve République. Est-ce qu'il faudrait faire évoluer des modalités techniques insuffisantes, aller plus loin ? Pouvez-vous entrer dans le détail des propositions qui pourraient être faites ?

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. Vous avez évoqué une forme de crise historique de la procédure : à un scrutin répond une abstention particulière, qui n'est pas toujours la même, avec des solutions qui peuvent être différentes. L'élection de juin 2021 constitue-t-elle une anomalie dans la procédure de vote, ou est-ce une lame de fond ? Vous avez répondu en partie à cette question en montrant qu'il s'agissait plutôt d'une lame de fond.

Quelles solutions peut-on mettre en œuvre pour faciliter le vote ? Quelles sont les commodités de vote sur lesquelles nous pouvons agir selon les modes de scrutin et les élections ?

Ne considère-t-on pas que la reconnaissance du vote blanc ne serait utile que dans le cas où le vote obligatoire serait mis en place ? Ajouter le vote blanc à l'abstention, ce serait faire le constat d'une très grande désaffection de l'ensemble des électeurs. Quelles sont vos analyses et vos réflexions sur ces deux sujets ?

Il existe une contradiction assez française, mais peut-être également européenne, selon laquelle on demande énormément aux politiques, mais chacun a du mal à se projeter dans l'action collective. Il y a une dizaine d'années, dans les campagnes électorales, les gens nous interrogeaient sur la situation de la France, ou d'un département. Aujourd'hui, les questions qui nous sont posées durant les permanences parlementaires sont les suivantes : « Comment répondez-vous à la difficulté que j'ai aujourd'hui ? Pouvez-vous faire une loi pour moi, pour répondre à la difficulté que je rencontre ? »

Enfin, comment pouvons-nous faire évoluer les modalités de scrutin tout en garantissant à nos concitoyens que le scrutin sera juste, sincère, et qu'il ne peut être entaché d'une quelconque suspicion de fraude, car cette question se pose dans le cas du vote électronique ?

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Gérard Grunberg, directeur de la publication de Télos

. Je ne pense pas que l'on trouvera des moyens extraordinaires d'augmenter la participation. Nous pouvons faire en sorte de l'augmenter un peu. Mais beaucoup, je ne suis pas sûr, car de nombreux facteurs sont soit anthropologiques ou sociologiques, soit des facteurs d'évolution du système politique.

Il n'y a pas de doute sur le fait qu'il existe un problème de relation du citoyen au système. Un sondage sur le sentiment de communauté a montré que près de la moitié des Français ne considèrent pas qu'ils n'appartiennent à une communauté quelconque, y compris nationale, et 20 % seulement considèrent appartenir à une communauté nationale. J'étais stupéfait par ces résultats. Les gens ont moins de sens civique parce qu'ils appartiennent moins à la cité.

Dans la dernière vague d'abstention, il existe une différence spectaculaire entre les gens qui disent que le vote est un devoir et ceux qui disent que l'on peut voter quand on veut, entre les jeunes et les plus âgés. 88 % des gens de plus de 60 ans disent que le vote est un devoir, mais ils ne sont que 58 % parmi les moins de 35 ans. Il faudrait regarder si ce phénomène existe depuis longtemps.

Je crois qu'il ne faut pas trop dramatiser cette affaire. Le fait de dire « Je vais voter quand je trouve que c'est vraiment utile » ne représente pas une menace extraordinaire pour le système. Les Français ont compris que c'est l'élection présidentielle qui domine tout : ils vont voter à l'élection présidentielle. Quand ils ne voient pas à quoi sert une élection, ils ne vont pas voter.

Avant existait cette idée du devoir, qui est moins forte aujourd'hui. Cette idée de devoir électoral est très variable selon la proximité partisane des individus, ce qui va avec l'idée de l'explosion du système ancien. Les gens qui sont proches du PS et de LR sont ceux qui pensent – presque à 100 % – que voter est un devoir. Ceux qui sont proches d'un parti antisystème, comme La France insoumise ou le Rassemblement national, sont beaucoup moins nombreux à dire qu'il faut voter. Ces éléments politiques et socio-anthropologiques doivent être pris en compte.

Que peut-on faire quand même ? J'exprime là des opinions personnelles. Je suis fondamentalement contre le vote obligatoire. C'est la nouvelle génération qui ne veut pas voter. Si on lui dit qu'elle doit le faire et qu'elle aura une amende si elle ne le fait pas, j'attends de voir ce qui se passera dans le pays !

Je suis profondément hostile à l'idée de compter les votes blancs et nuls parmi les suffrages exprimés. Tout d'abord, ils sont comptés parmi les votants. Ensuite, le vote sert à désigner des dirigeants. Comment voulez-vous classer parmi les dirigeants qui sont élus, en deuxième ou troisième position, « M. Abstention » ? Cela n'a pas de sens. D'ailleurs, je ne crois pas que le fait de compter les votes blancs changerait beaucoup les choses.

Je suis favorable à tout ce qui peut faciliter le vote : vote par procuration, vote par correspondance, et autres possibilités. Récemment, un député LR proposait de donner deux votes aux personnes qui ont une maison de campagne, pour qu'ils puissent voter où qu'ils soient. Personnellement, je ne retiens pas cette proposition, mais il faut faire tout ce que l'on peut pour encourager le vote. Beaucoup de gens ne sont pas chez eux au moment du vote. Les gens bougent beaucoup plus que l'on ne croit, et il y a probablement quelque chose à faire là-dessus.

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Jérémie Peltier, directeur des études de la Fondation Jean-Jaurès

. Existe-t-il une spécificité française dans l'intérêt à la politique ? Nous avons utilisé le baromètre de la confiance politique de l'année dernière pour travailler sur l'abstention. 49 % des Français disaient « Je ne m'intéresse pas à la politique », dont 16 % « pas du tout ». C'est le taux le plus haut enregistré depuis décembre 2009. Il est plus important que dans les autres pays : 40 % au Royaume-Uni, 30 % en Italie, 20 % en Allemagne. Dans ces enquêtes, nous voyons une spécificité française qui est le désintérêt à la chose publique et à la chose politique. Nous avons demandé aux Français quelle émotion ils ressentaient quand on leur parlait de politique : 43 % d'entre eux ont répondu en premier lieu l'indifférence.

Cela doit nous alerter sur le sentiment d'« overdose » politique, le décalage politique, notamment médiatique, et le souhait de consommation des « clients » électeurs. À l'issue du premier puis du second tour des élections régionales, beaucoup de médias s'autoflagellaient, regrettant de ne pas avoir assez parlé des élections ou du rôle des régions – mais il n'y avait que cela. Les médias ont vraiment fait le travail, et avec pédagogie. Dans une société surinformée, ce serait la faute des médias ou des responsables politiques, qui n'auraient pas fait assez de pédagogie sur le rôle d'une région ou d'un département ? Aujourd'hui, les gens n'ont aucun problème pour savoir quel est le meilleur restaurant à Lisbonne, à Madrid, ou au fin fond du Brésil, et on nous dirait qu'ils n'ont pas accès à l'information ? Je vous assure que l'information est très accessible ; ils peuvent l'avoir s'ils s'y intéressent.

L'« overdose » peut aussi concerner le nombre d'élections. Une partie de la population, de l'électorat, a pris le pli de voter une fois tous les cinq ans pour le président du syndic de copropriété, le reste étant assez obsolète et dérisoire. L'illisibilité, liée à l'arrivée de M. Macron et au basculement de ce qu'est devenu l'espace politique, contribue au fait que certains électeurs se disent : « Il y a beaucoup de listes, on ne va pas y aller. »

Dans le cadre des élections régionales, il y avait une dépolitisation et une neutralisation du scrutin. Beaucoup d'électeurs se disaient que la base de la région ne changerait pas, que le président soit de gauche ou de droite. Les rôles et les compétences de la région ne vont pas changer. Les lycées vont continuer à être financés, le développement économique va continuer à être abordé. Il y aura des éléments anecdotiques, mais les gens considèrent que le « cœur nucléaire » de ce qu'est une région est devenu quasiment un service public comme un autre. À quoi sert-il d'aller voter dans une élection qui aura peu d'impact sur les principales compétences d'une région ?

S'agissant des solutions, je trouve très surprenant de penser au vote par correspondance. Une partie du problème est liée à cette société du sur-mesure, à l'impact du numérique sur les jeunes générations, et nous allons mettre dans le débat public la proposition la plus archaïque possible, celle qui a la procédure la plus lourde, avec un courrier et des enveloppes au moment où l'on s'interroge sur l'avenir de La Poste comme service public essentiel. Cette proposition me semble en décalage avec l'époque que nous avons décrite tous les trois.

Un élément me semble devoir être protégé lorsque nous pensons aux solutions à mettre en œuvre : le secret de l'isoloir, la liberté de conscience au moment de voter. Cela rend inadaptés le vote par correspondance et le vote numérique. Pour conserver la pertinence de ce rite, il faut conserver le moment de l'isoloir.

Nous sommes favorables au vote obligatoire, avec la contrepartie de comptabiliser les votes blancs comme des suffrages exprimés.

Le vote par anticipation est une solution intéressante. Il pose des problèmes d'organisation pour les collectivités territoriales concernées, mais c'est l'un des éléments qui répond le mieux à la société du sur-mesure qui perdurera un certain nombre d'années.

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Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol)

. La fluidité avec laquelle les jeunes générations ont socialisé, et les anciennes resocialisé, explique une partie de l'incompréhension à l'égard de ces procédures lentes et lourdes. Dans les sciences sociales en général, dans les sciences politiques en particulier, beaucoup de travaux montrent l'épuisement de la transmission intergénérationnelle des valeurs et de l'attachement aux procédures. Les générations futures vont moins voter car les anciennes générations transmettent moins, pour diverses raisons. La capacité, le goût, l'intérêt à transmettre sont moins développés. Il s'opère une perte à chaque génération. L'on peut réfléchir à des moyens de contrecarrer ce mouvement, mais cette tendance systémique est préoccupante.

Depuis juin 2014, le législateur a autorisé la comptabilisation des votes blancs. Il fallait faire ce pas. C'est justice de l'avoir fait. Il est très important de donner aux citoyens qui le souhaitent la possibilité d'exprimer leur reconnaissance de la procédure, et cependant de ne pas choisir parmi les candidats qui se présentent. Cela n'a rien à voir avec le bulletin nul, qui peut être parfois le contraire du civisme.

Je ne comprends pas la revendication supplémentaire sur le vote blanc. L'effet serait pernicieux, car cela reviendrait à déclarer les élus moins élus que les mêmes élus en situation de non-reconnaissance du vote blanc dans l'expression des suffrages. Du point de vue de l'Académie française, considérer comme exprimé un bulletin blanc, c'est faire tourner les tables ! Je ne sais pas comment on peut trouver l'expression d'une préférence dans le vote blanc. En général, chacun a sa propre interprétation : l'offre ne me plaisait pas, il n'y avait pas d'enjeu, etc. On invente des explications, qui sont toutes plus ou moins vraies.

Par ailleurs, ce ne serait pas une bonne idée d'amener les électeurs, par des voies incitatives, à aller vers des démarches qui ne seraient pas constructives. Il appartient aux citoyens de chercher des solutions aux problèmes qui se posent. S'il y a une insatisfaction à l'égard de l'offre, on peut l'exprimer à travers le vote blanc, mais on ne peut pas placer celui-ci en majesté à côté d'un suffrage exprimé sans avoir le sentiment de dire aux électeurs qu'ils peuvent protester sans jamais avoir à proposer.

L'implicite du vote obligatoire est problématique, car cela revient pour les élus, le législateur, les gouvernants, à expliquer que le problème vient des électeurs : « C'est parce que vous n'allez pas voter qu'il y a de l'abstention. » C'est une façon de poser le problème, mais les électeurs pourraient répondre : « C'est parce que vous n'êtes pas intéressants. » Le vote obligatoire fait porter entièrement la responsabilité sur les électeurs. C'est une prise de risque. En outre, s'il n'y a pas de sanction, cela ne marchera pas. Or une pénalité est soit invraisemblable, si elle est trop élevée, soit socialement très inégale : si elle est de 50 euros, elle ne posera pas problème à ceux qui ont les moyens.

L'effet du vote obligatoire en termes de participation, si vous êtes capable de discipline et de contrainte, est positif. Vous aurez une participation forte. Mais un risque énorme est pris quant à la nature de la participation, puisque l'on peut forcer les électeurs qui s'abstenaient à choisir un vote protestataire. Dans ce cadre, la Belgique n'a pas manqué de voter très massivement pour des partis fascisants. Il est parfois préférable, pour une démocratie, qu'il y ait un peu d'apathie politique plutôt qu'une participation maximale des électeurs les plus radicalisés.

Je voulais également souligner un paradoxe, dont le législateur est, d'une certaine manière, partiellement responsable, et qui pose une difficulté de taille. Si l'on rompt le lien fiscal, il n'y a plus de lien civique. Or, 57 % des ménages ne sont pas redevables de l'impôt sur le revenu, tandis que 80 % des ménages sont exemptés du paiement de la taxe d'habitation. Si les deux tiers des ménages ne paient plus d'impôts directs, pourquoi demanderaient-ils des comptes aux élus ? Quel est le sens de mon vote si l'enjeu principal est réglé ? Je n'ai pas de raison de protester. Je suis détaché, par l'aspect fiscal, de l'obligation politique. Ces décisions sont animées de bonnes intentions mais produisent des effets problématiques.

Je partage ce qui a été dit sur le vote à distance. Ce serait la fin de la confiance dans la procédure électorale. Cette procédure, dans son archaïsme magnifique, repose sur le fait que les outils sont la propriété collective, et non une machine que nous louons ou achetons à des entreprises privées. Elle nourrit une confiance qui disparaîtrait si les procédures devenaient invisibles.

En Italie, il existe un conflit autour du Mouvement cinq étoiles, car tout se passe sur la plateforme Rousseau, dont personne ne connaît les algorithmes sauf Davide Casaleggio, le fils du fondateur, qui en a la propriété commerciale. Il n'est pas possible de savoir si telle ou telle expression est fidèlement retranscrite ou si elle est modifiée. En France, il peut certes y avoir des doutes sur la transparence et l'honnêteté du suffrage, mais l'on ne peut pas dire que ce soit un phénomène massif.

J'en viens au vote par anticipation. Je me souviens de la phrase de Jean-Marie Le Pen, à la veille du premier tour de l'élection présidentielle de 1988, sur le « détail de l'histoire ». Je ne sais pas ce que ferait un électeur qui a décidé de s'abstenir ou qui décide de voter pour un candidat s'il apprend trop tard une déclaration, un événement, un fait de campagne qui est de nature à modifier son scrutin.

Enfin, il faudrait redire ce qu'est une élection. Cela n'a rien à voir avec l'expression d'une opinion : c'est une décision. Nous sommes invités à décider, pas à faire connaître notre opinion. C'est bien parce qu'il s'agit d'une décision qu'une élection ne peut être que collective pour avoir force de droit. Ce qui irait vers la reconnaissance de l'opinion est un contresens par rapport à l'acte souverain que nous sommes invités à accomplir. Une femme, un homme : une voix. C'est la souveraineté pure et parfaite de la démocratie électorale. Nous n'allons pondérer les votes pour recomposer le résultat en fonction de tel ou tel critère. Cela s'est peut-être perdu ; c'est un effet d'obsolescence. Il reste que nous n'avons pas beaucoup d'alternatives à l'élection.

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Jérémie Peltier, directeur des études de la Fondation Jean-Jaurès

. L'instauration du vote obligatoire changerait considérablement le rapport entre les responsables politiques et les électeurs au moment d'une campagne. Certains logiciels de segmentation électorale permettent à un candidat de savoir à la porte près où il doit aller faire campagne : il y a des quartiers dans lesquels il faut faire campagne et d'autres dans lesquels ce n'est pas utile. Le vote obligatoire oblige les candidats à aller faire campagne partout. Il fait peser la responsabilité sur les électeurs, certes, mais il change le rapport que les responsables politiques ont avec eux. Peut-être des électeurs qui ne votent pas verraient-ils pour la première fois un responsable politique faire campagne dans leur quartier, jusqu'ici délaissé. La segmentation électorale participe de ce que Jérôme Fourquet appelle « l'archipelisation de la société ». Le vote obligatoire permettrait de rapprocher certaines franges de la population.

En effet, un fait de campagne survenu le samedi ou le dimanche peut avoir un impact pour l'électeur qui a déjà voté le mardi. Mais la mobilité électorale est déjà présente : au cours des six mois qui ont précédé la dernière élection présidentielle, un électeur sur deux a changé d'intention de vote ou a changé son intention de voter ou non. La question de la mobilité électorale serait aggravée par le vote par anticipation, mais dans un pays qui vote de plus en plus d'un point de vue épidermique, biographique et non plus idéologique, elle existe déjà.

Nous n'avons pas parlé des non-inscrits et des mal-inscrits. Ces derniers représentent entre 6,5 et 7 millions de Français. Je ne comprends pas comment il est possible de ne pas avoir rendu automatique un changement d'inscription dans un bureau de vote, à partir du moment où vous faites votre déclaration de changement de domicile auprès de l'administration fiscale. Si vous faites cela, vous récupérez 6,5 ou 7 millions de votants potentiels. Techniquement, cela ne me semble pas très compliqué.

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. La Suède prévoit, dans le cadre du vote par anticipation, la possibilité de changer de vote le dernier jour du scrutin. Je ne sais pas selon quelles modalités techniques mais il est bon de savoir que cela existe.

S'agissant de la question que vous soulevez, je pense qu'il s'agit d'éviter de faire un lien entre une liste de contribuables et la liste des citoyens. Il existe un débat récurrent sur l'obligation de s'inscrire en mairie quand on emménage dans une commune.

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. Ces analyses nous intéressent et nous inquiètent. La chose est difficile, et les remèdes le sont tout autant. M. Grunberg a indiqué qu'il y avait une perte de repères politiques chez les électeurs en raison du « bouleversement Macron ». Ne pensez-vous pas que ce bouleversement était attendu par les électeurs plus que subi, et que le faible taux d'abstention au premier tour de la présidentielle, qui s'élevait à 22 %, était plutôt le témoin de ce qu'on a appelé le « dégagisme » ? Les électeurs n'attendent-ils pas, et c'est ce qui expliquerait la montée du populisme ou des partis politiques populistes, des modifications très profondes de ce qui est mis en place par les partis politiques classiques ?

Ce sont les gens en grande précarité qui ne vont pas voter. Ne pensez-vous pas que pour aller voter, il faut en avoir envie, mais il faut aussi avoir des besoins ? Ne pensez-vous pas que dans notre société, même s'il reste beaucoup à faire, le gros des besoins est atteint et que ce sont les extrêmes qui peuvent attirer une majorité d'électeurs ?

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. Il est certain que c'est une lame de fond. Nous serons obligés de regarder le mode de scrutin. La société évolue, et je crois qu'il faudra le faire évoluer.

Je me pose depuis très longtemps la question que M. Peltier a soulevée sur les listes électorales. J'ai fait carrière dans le logement social, et depuis des années l'on dit que dans les quartiers sensibles, on ne veut pas voter. Dans ces quartiers, il y a un turnover moyen de 10 à 12 %. Nous ferions bien de mener une enquête pour savoir comment sont mises à jour les listes électorales : il existe une vraie perte. Dans ma circonscription, ce sont ces quartiers qui votent le moins ; mais je voudrais bien pouvoir contrôler les listes électorales.

Il faut également que nous travaillions les institutions – le « millefeuille ». Dans ma circonscription, huit jours après les régionales et les départementales, on a voté pour une partielle dans un bourg. Le taux de participation était de 33 % dans les deux premiers cas, et de 65 % dans le troisième. J'ai rencontré les électeurs de ce bourg pour leur demander ce qui se passait. L'un d'eux m'a dit que si l'on donnait la responsabilité de la gestion du conseil départemental au préfet, les services seraient les mêmes. Il faudrait que nos électeurs connaissent les services qui sont les mêmes que le dirigeant soit de gauche ou de droite. Nicolas Sarkozy avait proposé la mise en place du conseiller territorial. Je n'ai pas la solution, mais il y a une piste à explorer sur le sujet.

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. Vous avez tout à l'heure évoqué la question du rôle des médias dans la campagne électorale. Je souhaiterais évoquer le cas des Pays-Bas. Ce pays a un taux d'abstention beaucoup plus bas que le nôtre, et les institutions y sont respectées. Les gens qui y vivent me disent qu'ils n'ont pas de chaîne d'informations en continu. À mon sens, la radio et la presse écrite sont réservées à une population qui vote déjà, qui est relativement informée et attentive. Dans les territoires ruraux, les gens regardent beaucoup les chaînes d'informations en continu. Ne peut-on pas considérer que les médias ne jouent pas tous un rôle d'information, et que certains provoquent plutôt l'« overdose », et démotivent les électeurs ?

J'ai rencontré une classe d'étudiants préparant un diplôme d'ingénieur. Je leur ai demandé s'ils savaient à quoi sert un député, et une seule étudiante a pu répondre. Je leur ai demandé si pour eux, le fait de se rendre dans un bureau de vote le dimanche est un problème. Tous m'ont répondu que non, et qu'ils ne sont pas attachés au vote électronique. « Ce que nous voulons », ont-ils dit, « c'est voir plus de gens comme vous qui nous expliquent ce qu'est un député, un maire, un élu régional, un élu départemental. Si plus de gens venaient nous expliquer à quoi cela sert et comment cela fonctionne, cela ne nous dérangerait pas de nous rendre dans un bureau de vote le dimanche. » J'ajoute qu'ils étaient très attachés à la confidentialité du vote, ce qui m'a étonnée. Nous parlons des moins de 35 ans, mais n'y a-t-il pas une génération âgée de 18 ans qui serait différente et qui ne serait pas si connectée que cela ?

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. Par-delà les divergences, vous êtes tous trois assez proches pour nous dire deux choses : d'une part, la gravité de la situation implique que l'on s'en occupe, que l'on recherche des solutions ; d'autre part, il convient de faire preuve d'une grande prudence dans les solutions. Il y a urgence à trouver des pistes, mais il y a aussi urgence à ne pas faire de bêtise. Certaines mesures, si elles étaient prises trop rapidement, pourraient avoir des effets pervers.

Par ailleurs, les améliorations que l'on peut suggérer seront modestes. Nous n'allons pas inverser le mouvement. Si l'on va vite, nous risquons de faire des gaffes ; en étant prudents, nous pourrons peut-être limiter les dégâts. Je suis convaincu qu'il faut approcher les questions de révision et d'aménagement des procédures, mais cela nous oblige à nous poser des questions. Les marxistes considéraient que la démocratie était formelle, que l'on n'avait pas de vrai choix. L'existence d'une gauche et d'une droite permettait à tout le monde de saisir les enjeux. On ne comprenait pas très bien ce qui était décidé, mais on comprenait dans quel sens les gens pour qui on avait voté allaient agir. Aujourd'hui où l'enjeu gauche-droite n'est plus compréhensible par tout le monde, les enjeux ne sont plus saisis. À ces enjeux s'est substituée soit l'indifférence, soit les injonctions. Les écologistes disent : « Faites la transition énergétique. » Tout le monde est d'accord, mais personne ne sait en quoi cela consiste.

Je suis convaincu que c'est un problème de fond. Il faut que l'on se demande pourquoi les élus et les partis politiques ne savent pas cadrer, définir, donner de vrais repères politiques sur les enjeux d'aujourd'hui. Cela doit être le sens de notre réflexion.

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Jérémie Peltier, directeur des études de la Fondation Jean-Jaurès

. S'agissant des élections régionales, on observe de fortes différences entre classes sociales et entre générations. Le taux d'abstention au premier tour s'élève à 82 % chez les moins de 35 ans, à 70 % chez les 35-49 ans, à 68 % chez les 50-64 ans. Il tombe à 53 % chez les 65 ans et plus.

Par ailleurs, le taux d'abstention aux régionales est très élevé dans certaines banlieues : 88 % à Vaulx-en-Velin, 83 % à Vénissieux, et 80 % à Stains. L'abstention a touché tout le monde, mais pas dans les mêmes proportions : elle s'élève à 70 % à Megève, à 66 % dans le 16e arrondissement de Paris, à 65 % à Deauville.

Nous noterons toujours de fortes différences générationnelles et de fortes différences entre catégories sociales. Le fait d'avoir des chiffres aussi importants dans des territoires aussi différents que Megève et Stains accrédite l'idée qu'il s'agit d'un mouvement de fond plus qu'un élément contextuel.

En ce qui concerne la jeunesse, je suis frappé par le décalage existant entre les moyens de communication et les canaux de diffusion dont on pense qu'ils vont toucher la jeune génération dans l'acte de voter, et la réalité. Certains responsables politiques vont sur TikTok, Instagram, ou se rendent dans l'émission de Cyril Hanouna. Quel impact cela a-t-il eu sur le vote, sur l'intérêt porté à la politique, sur l'image renvoyée par les responsables politiques ? Au mieux, cet impact est nul ; au pire, cela rabaisse le politique à un rang qui ne devrait pas être le sien. Ce qui a été dit tout à l'heure, sur le fait que les jeunes ne demandent pas un vote sur Twitter ou sur Facebook, est extrêmement révélateur.

Je suis d'accord : certains médias n'incitent pas à voter. Je suis partisan de la rareté en politique. Les gens qui écoutent France Inter et lisent la presse écrite constituent une catégorie particulière qui vote déjà ; mais les chaînes d'information en continu, qui sont regardées par une grande partie de la population, toutes classes sociales confondues, provoquent une « overdose », alors qu'il faudrait cultiver la rareté. Lors du premier tour des élections régionales du 20 juin 2021, la soirée électorale sur France 2 a attiré 2,2 millions de curieux (10 % de parts d'audience), contre 4 millions de téléspectateurs pour le film diffusé sur TF1 All Inclusive avec Franck Dubosc, soit 20 % du public. L'on aurait pu penser que la soirée électorale allait rester la « grande messe », mais ces chiffres attestent un désintérêt, dû à une « overdose ».

En football, il a été proposé de créer une Super Ligue, pour regrouper dans un seul championnat les meilleurs clubs d'Europe. L'un des arguments des promoteurs était le désintérêt de la jeune génération pour le football. Aujourd'hui, si vous regardez tous les championnats européens, vous avez la possibilité de voir des matchs de football tous les jours, tous les soirs. Cela a créé un dégoût, un rejet, chez une partie des amoureux du football. L'élément qui a été mis en avant pour lutter contre la Super Ligue est la rareté : ce que les gens aiment, c'est la rareté des grands moments, des grands matchs, mais ils ne souhaitent pas avoir des grands matchs chaque semaine. La rareté peut être l'un des éléments qui redonnent envie d'être curieux de quelque chose.

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Gérard Grunberg, directeur de la publication de Télos

. Dans quelle période sommes-nous ? Il y a deux façons de le voir. Bernard Manin, dans un livre important sur la démocratie représentative, disait que nous étions passés de la démocratie de partis à la démocratie du public. Ce qu'il disait s'est révélé assez juste, en particulier sur la personnalisation de la politique, mais ce à quoi il faudrait qu'il réfléchisse, c'est au fait que cette démocratie du public a évolué. Il faut l'étudier et le comprendre. Quand il a écrit ce livre, les partis existaient encore assez fortement. Nous ne savons pas si la crise des partis politiques correspond à l'apparition de nouveaux clivages politiques ou à la disparition d'anciens clivages, qui créeraient la situation très compliquée dans laquelle nous nous trouvons.

Que vont devenir les partis politiques dans le fonctionnement démocratique ? Je commence à me poser sérieusement cette question. Jusqu'à une date récente, je n'arrivais tout simplement pas à penser à ce que pouvait être la représentation sans partis politiques. Il va falloir y réfléchir, car il se passe quelque chose, et pas seulement en France, entre la personnalisation d'un côté et les Gilets jaunes de l'autre. La situation à LR, de ce point de vue, me paraît très intéressante. D'un côté, le parti veut organiser une primaire ; de l'autre, vous avez un candidat qui est très proche mais qui ne veut pas participer à la primaire. Ces deux processus parallèles confirment ce que je dis sur l'évolution de la démocratie représentative. Nous sommes au cœur du problème : qu'est-ce que les partis peuvent ou ne peuvent pas faire dans l'organisation de la démocratie ?

Si vous n'avez plus que les sondages et que vous n'avez plus d'organisation et d'accords collectifs pour sélectionner les candidats, tout peut se passer dans notre démocratie. Ce qui était bien, dans la démocratie de partis, c'est qu'ils organisaient la vie politique – pas quand ils étaient totalitaires, évidemment. Aujourd'hui, les partis en tant qu'organisations sont peut-être condamnés – je n'en suis pas sûr et ne l'espère pas, mais l'on ne peut pas exclure cette hypothèse – mais d'un autre côté, l'on ne voit pas très bien comment cette démocratie va vivre. Au-delà de l'abstention, c'est la question qui se pose dans nos sociétés.

En ce qui concerne les modes de scrutin, nous avions, Jean-Louis Missika et moi, proposé de modifier la règle des 12,5 % des inscrits pour pouvoir se accéder au deuxième tour de l'élection législative, car elle est une des raisons de l'augmentation de l'abstention. Lorsque cette règle a été instaurée, l'abstention se situait entre 10 et 15 % : il suffisait d'avoir 17 % pour être qualifié. Aujourd'hui, si l'abstention aux législatives continue d'augmenter et atteint les 60 %, il faudra avoir plus de 30 % des votes exprimés pour aller au second tour. Le fait de considérer qu'aucun candidat n'est vraiment légitime et qu'il faille les « repêcher » est un problème. Je vous prie de faire très attention à cette affaire. Il faut revenir par exemple à 12,5 % des suffrages exprimés, car actuellement, 95 % des candidats sont éliminés. Ou alors il faut être honnête et dire que ce sont les deux premiers qui sont qualifiés. Mais il faut arrêter ce système qui ne correspond plus à ce que l'on voulait faire à l'époque : il s'agissait d'éliminer les candidats qui n'avaient rien à faire là, mais aujourd'hui, le système élimine trop de monde.

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Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol)

. Il me semble que nous devrions réfléchir davantage aux conséquences envisageables d'une action ou d'une modalité de décision sur une institution, lorsqu'il s'agit de trouver une solution pour lutter contre l'abstention. On ne peut pas exclure que le recours à des primaires n'ait pas le même effet dans la relation aux partis pour une sensibilité de droite ou une sensibilité de gauche. Pour une sensibilité de droite, le recours aux primaires signifie que l'on va chercher une catégorie d'électeurs qui n'est pas la généralité pour sélectionner un candidat qui sera présenté au peuple tout entier. Cela relève du suffrage censitaire et constitue un contresens par rapport à l'idée fondamentale d'une élection présidentielle au suffrage universel. Parfois, les conséquences de ce genre de mécanismes sont considérables.

Réfléchissons au contexte historique dans lequel nous nous trouvons. L'abstention n'est pas liée à une atonie politique. Le contexte combine abstention et protestation. À la Fondapol, nous avons un indicateur sur la protestation électorale. Si nous agrégeons l'abstention, le vote blanc et le vote pour les partis qui se considèrent antisystèmes, nous avons battu tous les records en 2017, avec 61 % des inscrits. Le record précédent datait du 21 avril 2002 : l'indicateur atteignait alors 53,6 %. La courbe monte sans interruption depuis 1974. Le système s'est déréglé depuis longtemps.

Je crois que la question de l'abstention est pour partie liée à celle de la protestation. Il est important de montrer qu'il existe des différences entre les forces en compétition, et qu'il est dès lors important de participer à l'élection.

Les médias ont une responsabilité concernant l'abstention. Sous la pression des réseaux sociaux, ils ont tendance à réduire la politique à l'insignifiant. Peu de choses sont valorisantes pour la fonction politique que vous occupez, quand on regarde la façon dont cela est retranscrit médiatiquement. . Vous devez associer les parties prenantes, les journalistes, les écoles de journalisme, les médias dans leur ensemble. Il faut impliquer les médias, et singulièrement ceux qui sont publics, et qui doivent être exemplaires à tous points de vue.

L'autre élément important est l'école. Il est devenu très difficile d'enseigner. Il est inévitable que l'école, jusqu'au supérieur, investisse massivement l'explication des procédures, des principes fondamentaux, et de leur raison d'être. Le premier réflexe de ceux qui sont en situation d'enseigner est de dire que l'élection est biaisée, avant de dire qu'elle est la modalité la plus égalitaire et la moins violente. La critique de la procédure précède désormais l'explication de la procédure et de ses valeurs. Il n'est pas possible de faire tout cela sur un désert de compréhension.

La globalisation implique une dilution de toute les souverainetés, y compris de la souveraineté populaire. Que peut mon vote lorsque l'on me parle du défi climatique ? Comment puis-je attraper une entité aussi vaste, à l'échelle des siècles et de la planète, avec mon suffrage ? Il faudrait un travail de formalisation de l'énoncé du problème pour que les électeurs puissent se l'approprier.

Je pense qu'il est impossible de restaurer une participation sans rétablir le lien fiscal. Je n'y reviens pas.

À force de vouloir bien faire, avec l'idée de céder à une pression, à l'air du temps, de vouloir complaire à ce qui semble être la volonté des citoyens, vous avez ramené la fonction d'élus à trop peu de chose. Il faut réfléchir à la restauration du pouvoir des élus. Je pense qu'il faut revenir sur la loi anti-cumul. Vous ne pouvez pas désarmer à ce point les élus, puis devoir expliquer à vos électeurs que cela, ce n'est plus vous, et qu'il faut aller voir ailleurs – ailleurs où l'on dira, et ce sera la vérité, que c'est un peu ailleurs mais un peu chez vous aussi : les électeurs auront le sentiment de se trouver dans un labyrinthe de responsabilités ! Je ne trouve pas que, depuis la loi contre le cumul, on ait amélioré quoi que ce soit, et notamment pas la participation.. Si l'on en croît certains, votre rémunération, par exemple, devrait être ramenée à zéro, parce que vous seriez là par vocation ! Cela nous ramène à ce que je disais précédemment concernant la responsabilité pénale : pour sanctionner les responsables politiques il ne serait même plus nécessaire d'aller voter, puisque le juge s'en chargera.

Nous avions fait des propositions sur le contrôle du patrimoine des élus, mais elles n'ont pas été suivies. Nous avions dit que nous étions favorables au contrôle des patrimoines, mais pas à la publicité. Que des magistrats contrôlent le patrimoine à l'entrée et à la sortie peut se concevoir, mais que veut dire cette publicité ? Vous pouvez tout à fait maintenir ce niveau d'exigence éthique et cesser cette publicité qui n'est rien d'autre que perverse. Elle dégrade la fonction, ne donne pas envie d'aller voter, et peut-être encore moins de se présenter.

Les élus n'osent pas dire ce que je vais dire, et c'est un mal de notre époque : les partis politiques n'ont pas assez de moyens pour faire campagne, professionnaliser le recrutement, aller chercher les électeurs, ou utiliser les réseaux sociaux. Comparons les sommes avec celles des campagnes américaines. Les dépenses d'un candidat élu se situent entre 1 et 2 milliards de dollars – quand ce n'est pas 4 milliards. Cela paraît excessif, mais nous sommes arrivés à une société dans laquelle l'idée de dépenser de l'argent en politique est immorale, en particulier si ce n'est pas de l'argent public. Il faut trouver plus de moyens, notamment au moment des campagnes, pour que les partis soient capables d'aller chercher des électeurs. C'est comme cela qu'est né le parti politique.

Les élections régionales ont montré le retour non pas du clivage gauche-droite, mais du clivage sortant-prétendant. Tous les sortants ont été réélus, quelle que soit leur couleur politique. Il est vrai que la politique régionale est très cadrée et que les différences sont invisibles. Pendant la campagne, on nous a surtout parlé des régions que le Rassemblement national allait remporter, ce qui est une façon de dire que les médias ont un rôle à jour pour couvrir de façon plus sérieuse ces enjeux. Si nous avons un système général qui accroît la décentralisation et une autonomie des collectivités locales dans des marges qui seraient fixées, et qui laissent la possibilité d'avoir comme programme tel ou tel champ d'action, si vous avez la possibilité d'agir de façon autonome plus fortement dans un secteur que dans un autre, alors vous rendrez aux élections locales une attractivité, un intérêt, que les électeurs identifieront. C'est l'occasion d'en faire le moment d'une réflexion et d'un choix sur une sensibilité politique, mais aussi sur une substance. Cela revient à remettre plus de pouvoir entre les mains des électeurs, en leur demandant qui ils veulent voir gouverner, comment, et dans quels champs de compétences.

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. Nous vous remercions tous les trois pour cette table ronde riche et stimulante.

La séance est levée à 16 heures 30.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Erwan Balanant, M. Bruno Bilde, M. Xavier Breton, M. François Cornut-Gentille, Mme Monique Iborra, Mme Marion Lenne, Mme Jacqueline Maquet, Mme Valérie Petit, Mme Muriel Roques-Etienne, M. Sylvain Templier, M. Stéphane Travert

Excusé. - M. Pierre Cordier