Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicamenT
Jeudi 7 octobre 2021
L'audition est ouverte à 16 h 05.
(Présidence de M. Guillaume Kasbarian, président de la commission)
La commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicament procède à l'audition des personnalités qualifiées en charge du pilotage du conseil stratégique des industries de santé (CSIS) 2021.
Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en recevant trois des cinq personnalités qualifiées qui ont été chargées du pilotage du conseil stratégique des industries de la santé (CSIS) en 2021 :
– Mme Agnès Audier, ingénieure des mines, conseil externe du Boston Consulting Group, présidente du laboratoire d'idées l'Impact Tank, présidente du conseil d'administration de SOS Seniors, membre du conseil d'administration du Crédit agricole ;
– Mme Muriel Dahan, docteure en pharmacie, inspectrice générale des affaires sociales ;
– Mme Lyse Santoro, agrégée, docteur en immunologie, directrice générale de la société THAC – The Healthy Aging Company.
Les deux autres personnalités qualifiées, MM. José-Alain Sahel et Jean-Charles Soria, sont actuellement à l'étranger et n'ont pu se joindre à nous.
Mesdames, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation.
Je vais vous passer la parole pour une présentation de vos conclusions, d'environ cinq minutes par intervenant, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses. Ensuite, nous allons essayer de donner à chaque député quelques minutes pour vous questionner.
Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
Je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Mmes Audier, Dahan et Santoro prêtent serment.
Je vous remercie de nous offrir l'occasion de présenter le travail que nous avons réalisé avec les cinq personnalités qualifiées et l'appui de quatre experts. Pendant quatre mois, nous avons rassemblé sur le sujet l'ensemble des productions issues des CSIS précédents et de différents rapports. Nous avons auditionné plus de 100 personnes pour construire un programme doté d'une vision globale. Nous avions chacun des parcours et compétences complémentaires. De très nombreux groupes, syndicats, laboratoires d'idées (think tanks) nous ont apporté leur contribution. Nous avons d'abord sélectionné les idées, puis les avons mûries afin d'en tirer des mesures les plus opérationnelles possibles. Nous souhaitions produire un programme ancré dans la réalité. Nous avons remis ce programme au Président de la République et aux trois ministres concernés et il a été à l'origine des annonces du 29 juin 2021 sur le plan « Innovation Santé 2030 ».
Le CSIS a innové cette année sur trois registres. En premier lieu, nous avons réuni des profils très différents, issus du privé et du public, et nous avons appris à dialoguer ensemble pour porter des propositions. En outre, nous avons intégré tous les acteurs de la santé : les industries pharmaceutiques, les industries du diagnostic et du digital, le secteur public, la recherche et la recherche clinique. Enfin, nous avons travaillé dans un temps limité, car nous ne disposions que de quatre mois pour remettre nos propositions.
Les acteurs ont chacun témoigné de leurs attentes vis-à-vis d'un objectif clairement défini : faire en sorte que la France devienne chef de file en innovation d'ici 2030 en Europe. L'ensemble du gouvernement a également montré une volonté très forte et nous a écouté tout au long de notre travail. L'implémentation du programme est désormais en cours.
La situation dans laquelle nous avons travaillé était marquée par la crise de la Covid-19 et par une déferlante d'innovations à venir. Ces évolutions impressionnantes sont issues du domaine médical, mais aussi des sciences de l'ingénieur, dans un contexte de numérisation de l'économie et des sciences. Nous avons cherché à prendre en compte cette dimension indispensable, que ce soit sur le plan des aspects économiques, administratifs, médicaux, organisationnels : cette dimension n'a pas été suffisamment considérée par le passé, ce qui explique en partie la situation actuelle.
Nous avons également pris en compte la compétition internationale : les chercheurs, les projets, les investissements et les investisseurs sont mobiles. Cette concurrence internationale structurante doit avoir un impact sur les décisions prises.
Nous avons constaté la fragmentation du paysage dans l'organisation de l'administration et dans les relations du public et du privé. Cette fragmentation entraîne des conséquences, notamment sur les délais et sur le manque d'adaptation des acteurs entre eux. Durant ces quatre mois, nous avons essayé d'adopter une démarche pour faire converger ces acteurs cloisonnés afin d'être aussi opérationnels que possible. Face à l'urgence, nous avions la responsabilité de proposer des mesures qu'il soit possible de mettre en œuvre rapidement.
La démarche de ce CSIS 2021 a donc été plus rapide et productive que les précédentes.
Je suppose que toutes vos propositions n'ont pas été retenues. Lesquelles, parmi ces dernières, regrettez-vous le plus de ne pas voir conservées ?
Madame Audier, vous évoquiez un manque de coopération entre les acteurs. Comment renforcer cette coopération sur le moyen et le long terme ?
Nous avons travaillé dans un contexte très différent des autres CSIS. La crise du Covid-19 a représenté un défi pour la résistance de notre système de santé et notre capacité en matière de recherche. Je ne porte pas de jugement sur notre productivité. Le gouvernement nous a demandé d'être ambitieux et de proposer des mesures différentes et originales. Les industriels avaient salué les mesures du CSIS précédent qui avait travaillé sur les délais et l'organisation administrative. Nous nous sommes appuyés sur ces mesures.
Nous avons travaillé sur un champ extrêmement large pour saisir les sujets dans leur ensemble. En effet, il est inutile de lever les obstacles sur un sujet si de nouveaux freins apparaissent à l'étape suivante. Par exemple, travailler au développement des bioproductions rend nécessaire la prise en compte du sujet de la formation. La quasi-totalité de nos propositions a été acceptée par le gouvernement. Cependant, nous avons peu abordé les questions fiscales, notamment d'incitation, car les instructions du gouvernement nous demandaient de chercher des mesures spécifiques aux industries de santé et non à l'industrie en général. Ces idées de mesures fiscales, qui venaient plutôt des industriels mais pas uniquement, n'ont pas été réintroduites dans les propositions, ou alors avec la mention du gouvernement selon laquelle il traiterait séparément ces mesures.
Je confirme que la majorité de nos propositions ont été retenues. Nous avons échangé très régulièrement avec les cabinets, les représentants des administrations et des industries, et nous avons progressivement affiné nos propositions pour ne conserver que celles qui offraient le plus de cohérence avec cet ensemble très dynamique. La crise sanitaire a fait émerger la question des pénuries en produits de santé et en particulier en médicaments. Un plan a été mis en place par le ministère des solidarités et de la santé et le ministère de l'économie, des finances et de la relance pour y répondre. Par conséquent, nos propositions sur le sujet ont été prises en compte, mais en dehors du cadre du CSIS.
La valorisation des résultats de la recherche est également un sujet très important pour l'innovation en santé. Ce sujet a été abordé au cours de notre travail, mais n'a pas été repris. Cependant, nous avons eu la garantie que ce sujet serait retravaillé ultérieurement, dans le cadre de la future agence de l'innovation en santé (AIS) qui devrait prendre part aux réflexions pour améliorer la valorisation de la recherche. C'est un maillon essentiel pour innover et permettre aux découvertes issues de la recherche fondamentale d'arriver sur le marché au bénéfice des patients.
L'amélioration de l'accès au marché figurait parmi les cinq priorités du CSIS. Quelles orientations avez-vous proposées sur ce sujet ? Je suis notamment intéressé par vos réponses relatives aux autorisations temporaires d'utilisation (ATU) qui figuraient dans la loi n °2017-1836 du 30 décembre 2017 de financement de la sécurité sociale pour 2018. Comment accélérer les délais de demande d'autorisation de mise sur le marché (AMM) ? Je pense également aux dépôts de brevets. Ce sont trois axes essentiels pour l'arrivée sur le marché des médicaments. Pendant la crise, la situation a été assez inhabituelle, car des interrogations se sont fait entendre quant à la rapidité avec laquelle les brevets des vaccins avaient été octroyés.
Nous avons travaillé sur les brevets lors de nos discussions, notamment avec l'Institut national de la propriété industrielle (INPI), sous l'angle stratégique. En santé, cette stratégie doit intégrer la place des portefeuilles de brevets publics et privés. Cette mesure n'a pas été décrite dans le plan « Innovation santé 2030 », mais elle devrait être intégrée dans le périmètre de l'action de l'AIS. Il faut analyser ce portefeuille de brevets de la France, avec des cartographies que l'INPI pourrait proposer, pour identifier les forces et les faiblesses de la France en termes de technologies pour investir dans les domaines où nous avons déjà une longueur d'avance.
La longueur de la période de protection des brevets est un sujet fondamental pour les entreprises pharmaceutiques et pour les industries biotechnologiques les plus petites qui ont besoin d'un développement très rapide. Nous avons recommandé que ces sujets doivent être travaillés dans le cadre de l'AIS.
La question de l'accès au marché représente l'élément central de nos propositions. Nous avons pris l'intérêt du patient comme point de départ pour saisir les sujets de recherche fondamentale, des brevets, de la valorisation, de la recherche clinique, et du suivi avant l'AMM, l'ATU, et la recommandation temporaire d'utilisation (RTU). La réforme de l'accès précoce portée par le CSIS précédent a été finalisée pendant le CSIS 2021. Nous avons pris les mesures nécessaires pour améliorer l'accès au moment de l'AMM, mais surtout après. Nous avons pris en compte l'ensemble des produits de santé, car ils sont intimement imbriqués.
Les mesures que nous avons proposées et qui ont été adoptées sont réellement de nature à changer la donne. Elles permettent la continuité de l'accès précoce avec des mesures sur la modalité de suivi, la participation des patients avec les PROMs ( patient-reported outcome measures ou « résultats perçus par le patient ») et les PREMs ( patient-reported experience measures ou « expériences de soins perçues par le patient ») suivant les nouveaux critères de méthodologie définis par la Haute autorité de santé (HAS). Cet accès est désormais ouvert pour les médicaments hospitaliers par la « liste en sus ». Depuis plusieurs années, les améliorations du service médical rendu IV (ASMR IV) étaient distingués selon des critères, ce qui a retardé l'accès à l'innovation. Désormais, tous les produits définis comme d'un niveau d'ASMR ou d'amélioration du service attendu (ASA) 1 à 4 qui arrivent sur le marché seront disponibles à l'hôpital. C'est une avancée fondamentale.
Le Président de la République a annoncé une expérimentation que nous avons également portée pour permettre aux patients d'avoir accès aux produits dès lors que le progrès thérapeutique qu'ils apportent a été reconnu. Jusqu'à présent, le patient devait en effet attendre, parfois un an, que le prix soit négocié pour avoir accès au produit sauf si celui-ci faisait l'objet d'une autorisation d'accès précoce. Cette expérimentation qui durera deux ans permettra de vérifier si cette proposition est bien dans l'intérêt du patient. Elle augmentera également la force d'attractivité pour les industriels qui réaliseront les essais cliniques et dérouleront l'ensemble du système après la mise sur le marché.
Pour un accès plus rapide, il est utile de mettre en place un panel d'études ultérieures à l'autorisation et à la mise sur le marché pour mieux connaître l'impact de ces produits en vie réelle. Le ministre des solidarités et de la santé a saisi la HAS pour mettre en place des méthodologies d'essais adaptatifs, en ambulatoire, et in silico, ainsi que des études en vie réelle pour créer cette « nouvelle science » pour bien comprendre comment utiliser un produit au mieux et permettre aux patients de bénéficier des meilleures innovations et aux industriels d'avoir une visibilité sur le marché.
Concernant le manque de coopération, je faisais référence à la fragmentation du système sur le plan administratif. Cette fragmentation s'explique par l'histoire et par les lourdes responsabilités de toutes les agences. Nous avons recommandé des approches par processus selon le point de vue des utilisateurs, par exemple des médecins qui voudraient accéder à des bases de données du système national des données de santé (SNDS) ou inclure des patients. Il faut également s'assurer que nous disposons du bon nombre de personnes aux bons endroits, et des systèmes d'information adéquats. À l'exception de la Caisse nationale de l'assurance-maladie (CNAM), le système de santé est un univers qui a vécu avec des budgets informatiques limités. Beaucoup de sujets étaient traités manuellement du fait de leur spécificité. Le manque d'outillage du ministère des solidarités de la santé dans ce domaine représente un problème pour travailler plus rapidement face à des dossiers qui deviennent plus complexes. La mise en place d'outils communs et modernes est une dynamique indispensable.
Il est essentiel de prendre un ensemble de mesures fondamentales pour réformer les modalités d'achats hospitaliers. Après l'AMM, il faut que les hôpitaux achètent les produits et notamment les produits innovants. Le plan « Innovation Santé 2030 » propose des mesures qui favorisent les offres multi-attributaires et la pratique de l'allotissement pour les petites et moyennes entreprises (PME). Cet aspect est très important, en particulier pour les entreprises qui travaillent sur les dispositifs médicaux.
Le rapport du CSIS 2021 mentionne que les pays actuellement à la pointe de l'innovation sont également ceux dont les budgets publics de recherche en santé ont augmenté. Il est souligné que les budgets de recherche en santé ont baissé en France alors qu'ils ont augmenté dans le même temps dans d'autres pays. Quels sont les différences entre modèles de financement ? Quand vous évoquez le budget public au Royaume-Uni, s'agit-il de recherche fondamentale, d'enseignement supérieur, de recherche universitaire, de financement des entreprises privées ?
Pouvez-vous esquisser certaines de vos propositions sur la fiscalité ? Le crédit d'impôt sur les dépenses au titre de la recherche (CIR) a un poids fondamental dans la recherche pharmaceutique, mais quels autres dispositifs ont été mentionnés à l'occasion de vos travaux ?
Les crédits de recherche sont les crédits des laboratoires, ce qui correspond, en France, aux crédits des organismes de recherche, des établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) et de l'Agence nationale de la recherche (ANR). La recherche en sciences de la vie est en baisse en France depuis dix ans, alors qu'elle augmente dans d'autres pays. Nous n'avons pas examiné en profondeur les systèmes d'organisation de la recherche, mais nous avons souligné quelques thèmes comme la question de l'attractivité pour les chercheurs. Les entretiens que nous avons menés démontrent que les chercheurs ne partent pas forcément à l'étranger en raison des salaires, mais surtout pour disposer de budgets plus importants et des techniciens, collaborateurs et équipements nécessaires pour travailler. Nous avons proposé de nous inspirer des modèles européens à titre expérimental pour attirer de nouveau nos chercheurs avec des budgets qui leur permettent de travailler sur leurs projets.
Les budgets concernant la recherche clinique font aussi partie des domaines où nous manquons d'initiative. Le privé doit également investir dans la recherche clinique. Il faut aussi prendre en compte ce que dépense l'assurance maladie dans les médicaments utilisés en pratique courante. Nous avons proposé d'établir une cartographie des financements de la recherche pour mieux comprendre ce que l'État investit dans la recherche et nous comparer aux autres pays.
Sur les aspects de fiscalité, nous pouvons vous proposer deux mesures discutées avec les administrations et le gouvernement qui fonctionnent bien et sont reconnues à l'international. Nous avons proposé un « crédit d'impôt production » sur le modèle du CIR pour les entreprises innovantes en croissance dans le domaine des dispositifs médicaux et des biotechnologies où les coûts de production sont très importants. Ce dispositif pourrait inciter des entreprises françaises et internationales à venir produire en France.
Notre deuxième proposition consistait à étendre la durée et le périmètre fiscal du statut de la jeune entreprise innovante (JEI) pour les entreprises qui conduisent des études cliniques et réalisent des activités de production en France, dont la conduite est longue et coûteuse. Pour les aider à réaliser ces activités sur le sol français, cet outil doit rester plus longtemps à leur disposition.
Madame Dahan, vous avez évoqué le fait que les médicaments et les dispositifs médicaux seraient traités de la même façon dans l'accès au marché. Des représentants de syndicats de dispositifs médicaux ont insisté auprès de nous sur la spécificité de leurs produits, qui sont très différents des médicaments.
Lors d'une précédente audition, il nous a été rapporté que le pourcentage de génériques en France en volume s'élève à seulement 40 % contre 80 % dans d'autres pays européens comme l'Allemagne. J'identifie un lien entre le manque d'économies réalisées sur les génériques en France et le faible pourcentage attribué à la recherche par rapport aux autres pays européens. Faites-vous également ce lien ? Comment élargir le répertoire des génériques, sachant que la décision d'élargir le répertoire aux hybrides a été votée dans la loi n °2018-1203 du 22 décembre 2018 de financement de la sécurité sociale pour 2019, mais n'a pas été suivie d'effets ?
Nous n'avons pas la volonté de faire suivre le même processus aux dispositifs médicaux et aux médicaments. Au contraire, à l'avenir, le médicament ne sera pas le traitement unique d'une pathologie, mais il s'insérera dans un ensemble, comprenant par exemple des biomarqueurs, des dispositifs connectés et de l'intelligence artificielle. Nous devons appréhender cette logique de processus et décloisonner les différents secteurs. Le dispositif médical ne pourra pas suivre tous les processus applicables aux médicaments. Le règlement européen (UE) 2017/745 du 5 avril 2017 relatif aux dispositifs médicaux a élevé le niveau d'exigences, ce qui a suscité des difficultés pour le secteur. Nous avons proposé des recommandations pour que les entreprises soient accompagnées dans ce processus.
Le CSIS n'a pas abordé le sujet des génériques, que je connais cependant pour avoir piloté le plan national d'action de promotion des médicaments génériques. Dès 2015, l'un des axes de ce plan consistait à relocaliser la production de médicaments en France pour éviter que les génériques perdent en crédibilité en cas d'accident en Chine ou en Inde. Les comparaisons avec les autres pays européens ne peuvent se faire sur les mêmes plans : la France est un pays particulier sur le plan des pratiques des médecins, de l'attitude des patients, et dispose d'un système de santé universel. Les autres pays ont connu un risque de perte de diversité de l'offre de produits. En France, la politique de santé a toujours tenté d'être équilibrée et de conserver la diversité de l'offre de produits, qui permet de lutter contre les pénuries.
Nous avons essayé d'étendre le répertoire des génériques aux médicaments hybrides. Dans les autres pays européens, les médecins doivent se conformer au panel de produits à prescrire dont ils disposent. En France, même s'il est demandé aux médecins de prescrire au sein du répertoire, ils ne l'ont pas toujours en tête au moment de la prescription. Hors du répertoire, il n'est pas possible d'améliorer la consommation de génériques, car il n'y a pas de substitution ni de « générication » possible.
À titre personnel, je n'établis pas de lien entre la faible consommation de génériques et le budget de la recherche.
De votre point de vue, pourquoi la filière des biothérapies ne s'est-elle pas réellement développée en France ?
Concernant la production, le tissu industriel pharmaceutique s'effrite en France depuis vingt ans. Des rapports ont montré, tous les deux ans environ, une baisse de l'emploi industriel et des fermetures de sites, dans un grand nombre de secteurs. Les conséquences pour les territoires étaient connues, mais nous semblons tout juste prendre la mesure des conséquences macroéconomiques de cet effritement industriel. Le sujet de la bioproduction s'inscrit dans ce cadre : ce contexte d'effritement général du tissu pharmaceutique n'était pas propice au développement de ces productions nouvelles, sophistiquées, qui requièrent des compétences rares et qui comportent davantage de risques qu'en chimie classique. Il n'est donc pas surprenant que ces projets se soient développés à l'étranger. Dans ce contexte d'effritement, des solutions dynamiques nouvelles avaient moins de chance de prospérer.
Les entreprises pharmaceutiques produisent généralement des produits pharmaceutiques matures. L'une des réponses à cette moindre production de biotechnologies concerne le volume. Les produits en biotechnologies sont fabriqués en moindres volumes et le plan d'entreprise de ces sociétés est moins rentable que lorsqu'il s'agit de produits matures. Elles décident donc de moins investir sur ces projets. Certaines entreprises avec lesquelles j'ai pu échanger estiment que c'est même un autre métier.
Une nouvelle organisation de développement et de fabrication sous contrat ou « Contract Development Manufacturing Organization » (CDMO) pourrait s'installer en France pour réaliser ces productions de biothérapies. Ces CDMO existent en Europe mais pas encore en France. Nous espérons que les mesures du plan « Innovation Santé 2030 » inciteront à leur création et à leur émergence en France. Ces entreprises n'ont pas encore su se développer. Le plan a bien pris la mesure du problème de croissance des entreprises innovantes.
Il s'agit, pour les grandes entreprises, d'une question de rentabilité. Elles opèrent un choix stratégique. Quant aux petites entreprises, elles souffrent d'un besoin de capitalisation important. Des investissements plus importants en France doivent accompagner les entreprises innovantes en général et les CDMO en particulier. La France a rattrapé son retard pour la création d'entreprises innovantes par rapport aux pays européens, mais elle conserve un retard dans la croissance, en production, en diagnostics médicaux ou en thérapeutique. L'un des volets du plan « Innovation Santé 2030 » est consacré à l'augmentation de la capacité de financement capitalistique des sociétés en croissance.
Vous faites référence à des mesures du plan « Innovation Santé 2030 ». Je me permets d'insister : de votre point de vue, s'agit-il uniquement d'un problème d'investissement ?
Les facteurs sont multiples et relèvent notamment de l'investissement et des compétences. L'un des volets des plans lancés par le ministère chargé de l'économie, des finances et de relance consiste à créer des capacités pour développer de l'ingénierie de bioproduction. Nos entretiens ont soulevé des sujets d'ordre administratif : la réglementation en santé n'est parfois pas cohérente avec la réglementation de l'environnement. Or, une partie de la réglementation de la bioproduction relève davantage du champ du ministère de la transition écologique que de celui du champ du ministère des solidarités et de la santé. Cette situation s'explique, mais elle crée des lourdeurs administratives. D'autres pays sont moins complexes sur ce point.
Il ne s'agit donc pas seulement d'un sujet de coûts, mais d'un ensemble de facteurs que les industriels prennent en compte et qui expliquent que la France attire peu d'investissements. Les plans du gouvernement et nos propositions insistent sur le besoin de travailler en parallèle sur l'ensemble des paramètres, en prenant en compte les financements, les capacités d'accompagnement des entreprises pour trouver des sites et se développer, ou encore la formation, y compris très technique, qui supposerait de mobiliser des écoles d'ingénieurs. Nous avons cherché à lancer une dynamique de travail sur les procédures administratives qui ont été décrites comme complexes, car issues de champs du droit difficilement conciliables, afin de trouver de la cohérence et faciliter la vie des entreprises.
La croissance des CDMO producteurs de biothérapies est souvent générée par la croissance des entreprises innovantes qui contractent des accords avec ces CDMO pour la production de biothérapies. Pour favoriser la croissance de ces sociétés, il faut des financements et une facilité d'accès au marché. J'insiste sur l'aspect financier, à mon sens prépondérant.
Quels sont les pays européens où cette situation administrative est moins complexe et dont nous pourrions nous inspirer ?
Les situations sont moins complexes dans un grand nombre de pays, pour des raisons différentes. En Belgique, l'accompagnement des entreprises est puissant et efficace. L'Allemagne dispose de mécanismes d'accès au marché plus aisés et d'un système de financement de la couverture maladie différent et plus généreux, grâce à ses excédents budgétaires. En matière de bioproduction, les règles y sont également plus pragmatiques sur le champ administratif. Les entreprises sont traitées avec davantage de souplesse, de rapidité, et de prise en compte de leur situation individuelle qu'en France. Le Royaume-Uni s'appuie sur sa tradition de développement des entreprises du secteur de la santé, qui est, avec la finance, l'une des rares industries où elle investit historiquement de manière importante. Un fort développement s'observe également aux États-Unis.
Dans nos entretiens, tous les chefs d'entreprises en croissance ont évoqué le sentiment d'un situation plus difficile en France. La complexité des réglementations s'explique et n'est pas sans fondement : chaque texte a son histoire administrative, politique et médiatique. Cela aboutit néanmoins à des textes difficiles à appliquer pour les entreprises et une organisation des procédures qui manque de fluidité.
Aux États-Unis, les sociétés de biotechnologies ont accès à des capitaux importants, se développent et disposent des moyens financiers pour mettre en place leurs propres sites de bioproduction.
Concernant la Belgique, l'État et des régions belges sollicitent des sociétés françaises pour leur proposer des financements en capitaux en contrepartie de la mise en place d'usines de bioproduction sur le territoire belge.
Je connais moins la région de la Flandre, mais la Wallonie est très active sur ce sujet.
Identifiez-vous un lien entre l'absence de CDMO en France sur les biotechnologies et la frilosité du gouvernement concernant les biosimilaires ? Ces derniers tendent à créer des CDMO ou au moins des Contract Manufacturing Organizations (CMO), c'est-à-dire des organisations de fabrication sous contrat, qui mettent ensuite à disposition des produits innovants. N'est-ce pas ce qui s'est passé au Royaume-Uni ou en Espagne ? Enfin, des investissements publics ont-ils été réalisés pour les équipements qui forment des lots cliniques ou s'agit-il uniquement d'équipements privés ?
Concernant les biosimilaires, il me semble que la préoccupation est d'abord d'ordre sanitaire. Notre pays se distingue par sa grande prudence vis-à-vis de nouvelles pratiques et des rapports bénéfice-risque des technologies et surtout des médicaments. Les biosimilaires diffèrent des génériques, car la reproductibilité des lots n'est pas identique à celle des lots de génériques. Un ensemble de précautions en découle. Nous sommes aujourd'hui arrivés à une maturité qui permet de dire qu'il est possible d'interchanger – car le terme n'est pas « substituer » – après la première prescription. On constate que cela ne pose pas de problème dans les hôpitaux et que nous pourrions donc nous diriger vers un changement dès la première prescription. Cette évolution relève donc plutôt de la maturation d'un principe de prudence. D'un point de vue industriel, je n'y vois pas de lien avec l'absence de CDMO en France ou d'un manque d'initiative sur ce sujet.
Le CSIS suit une politique de prospection pour identifier les secteurs où la France doit se positionner à l'avenir. À l'heure où se croisent les biotechnologies, le numérique et le plan quantique, quelles sont les orientations que la France doit prendre ? Au titre des enjeux de souveraineté et de contrôle de la totalité de la chaîne d'approvisionnement, comment la France doit-elle se positionner ?
Nous n'avons pas travaillé sur les aspects que vous soulevez, mais nous avons constaté que l'État n'est pas équipé pour voir arriver les innovations. Nous avons eu une tradition de prospectivistes, par exemple dans les universités et les grandes écoles d'ingénieurs. Cette génération est partie en retraite et nous n'avons visiblement pas financé la génération suivante pour qu'elle travaille sur ce sujet. Il est frappant de voir le foisonnement d'innovations complexes à venir dans de nombreux domaines, notamment en raison du dynamisme créé par le numérique, et le fait que la France ne dispose pas de tour de contrôle pour les voir arriver.
L'Institut national du cancer (INCa) a tout de même développé un mécanisme de balayage d'horizon ou « horizon scanning » pour voir arriver les innovations dans le secteur du cancer. Ce mécanisme peut être généralisé, et nous le recommandons, à d'autres pathologies.
Il faut faire attention à ce que l'on ne regarde pas seulement du point de vue du ministère des solidarités et de la santé pour anticiper dans les procédures l'arrivée de médicaments, voire d'anticiper dans les simulations d'évolution de l'objectif national de dépenses de l'assurance maladie (ONDAM). Il faut une vision plus globale qui permette d'imaginer la manière dont ces innovations modifieront l'organisation de l'hôpital ou des systèmes de soins. Les besoins en établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), par exemple, ne seront plus les mêmes si l'on sait un jour guérir les malades atteints d'Alzheimer. Des scénarios pourraient envisager des moyens de financements de ces innovations et les économies qu'elles permettraient de réaliser, mais il n'existe pas d'entité véritablement en charge de ce sujet dans les nombreuses structures qui existent. France Stratégie pourrait réaliser une partie de ce travail, mais n'est pas spécifiquement intégrée à un ministère. L'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) proposent également des visions qu'il faut valoriser. Il est urgent de faire travailler ensemble les acteurs et de diffuser l'information sur cette prospective santé.
J'ai été une des pilotes de la mise en place de l' horizon scanning à l'INCA. De l'aveu même de ceux qui aujourd'hui le réalisent, il ne serait ni compliqué ni onéreux de l'élargir à d'autres médicaments d'abord mais également sur toutes les nouvelles technologies. Les biomarqueurs sont par exemple un sujet d'anticipation sur lequel nous avions lancé un appel à candidatures. La mise en place et la conduite de cette prospective font partie de nos recommandations. Cela pourrait être fait par l'AIS, mais il faut que cette prospective soit mise en place et pilotée. La HAS et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) reçoivent des entreprises dans le cadre de rencontres précoces ou « early dialogs » pour identifier les meilleurs comparateurs et permettre un développement plus adapté aux besoins français ou européens. Ces démarches manquent toutefois de coordination et de la vision d'anticipation et de préparation aux innovations de demain que vous appelez de vos vœux.
La publication et les brevets permettent d'identifier les nouvelles technologies et tendances à venir. L'INPI, France Stratégie ou France Brevet disposent des outils nécessaires. Il faut à partir de là mettre en place une structure responsable d'identifier objectivement les futures tendances. La Corée du Sud a décidé d'investir beaucoup d'argent sur trois thématiques : la France pourrait également investir dans la recherche publique, avec un fléchage d'appel à projets, et dans la recherche privée en aidant au financement des entreprises dans les secteurs identifiés. C'est une des propositions du plan « Innovation Santé 2030 » que vous retrouverez sous la forme de la constitution d'un fonds « HealthTech Souveraineté ».
Pourriez-vous poursuivre sur ces pistes d'amélioration de la recherche ?
Ne pensez-vous pas que la création du CSIS pourrait avoir cette mission d'impulsion ?
C'est le sens que nous avons donné à cette instance qui se réunit tous les deux à trois ans. Nos propositions cherchent à donner ces impulsions sur un champ aussi transversal et coordonné que possible.
Les centres hospitaliers universitaires (CHU) et les établissements de santé privé d'intérêt collectif (ESPIC) ont très peu été associés aux démarches d'innovation en santé, qui relevait d'un dialogue entre industriels et ministères. Or, les CHU constituent une interface entre les hôpitaux, le milieu hospitalo-universitaire, les chercheurs, le public et le privé. Ce sont les interactions entre ces différents acteurs qui constituent aujourd'hui la recherche tournée vers les innovations.
Nous avons recommandé une orientation vers les pôles ou « clusters ». Les États-Unis en comptent une dizaine. Nous devons accélérer cette démarche, en partant des dispositifs tels que la recherche hospitalo-universitaire en santé (RHU) et les instituts hospitalo-universitaire (IHU). Nous avons suggéré que ces lieux fassent émerger des équipes fortes et des talents également dans le reste de la France. Les CHU doivent être identifiés comme des lieux clés pour l'innovation en santé. La dimension d'innovation des CHU n'est pas complètement prise en charge par le ministère des solidarités et de la santé, qui se concentre sur l'aspect du soin, ni par le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, qui s'intéresse davantage à l'INSERM, au CNRS, au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et aux EPST. La jonction a cependant commencé à s'opérer pendant nos travaux. Il est important d'avoir les CHU comme partie prenante de la dynamique d'innovation en santé, y compris sur l'aspect transfert et valorisation : les CHU sont d'ailleurs très mobilisés et volontaires sur cette dimension.
Il est prévu de renforcer la prise en compte de l'empreinte industrielle dans la fixation du prix des médicaments et des investissements sur notre territoire, grâce à un doublement des crédits CSIS pour le médicament et leur élargissement aux dispositifs médicaux. Pouvez-vous expliciter ce point ?
Ces mesures sont discutées depuis un certain temps. Elles ont été adoptées dans l'accord-cadre du 5 mars 2021 entre les entreprises du médicament (LEEM) et le Comité économique des produits de santé (CEPS). Des mesures similaires sont prévues dans l'accord-cadre sur les dispositifs médicaux en cours de négociation. À la suite des propositions du CSIS et des annonces du Président de la République sur le plan « Innovation Santé 2030 », le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 (PLFSS 2022) intègre une mesure visant à inscrire dans la loi l'intégration du critère de l'empreinte industrielle. L'attribution de crédits prendra en compte à la fois l'implantation en France d'usines de production et d'entreprises en mesure d'exporter les produits. Il est néanmoins dommage que la réalisation de recherche en France ne soit pas prise en compte.
Cette prise en compte dans le prix du choix de l'entreprise de s'implanter en France plutôt que dans un pays très éloigné en risquant de nous placer en situation en dépendance sanitaire est indispensable. Toutefois, le prix du médicament n'est pas extensible et l'ONDAM doit être respecté. L'attractivité industrielle ne doit pas forcément être payée par l'ONDAM. Nous souhaitions précisément que le financement des mesures d'attractivité soit équilibré. La fixation de l'ONDAM pour les produits de santé à 2,4 % et l'attribution de crédits pour permettre la mesure que vous évoquez sont louables. Pour la première fois, des financements relatifs à d'attractivité industrielle sont intégrés à l'ONDAM.
Il existe également des leviers pour faciliter et favoriser la production en France et en Europe. Mme Santoro a évoqué la question de la politique d'achat. Une partie importante des médicaments et des dispositifs médicaux est achetée par des établissements de santé à travers des appels d'offres. La refonte de l'ensemble des textes encadrant les achats hospitaliers du secteur public, mais également du secteur privé, pourrait être un levier puissant. Des pistes sont possibles puisqu'il a déjà trouvé un dispositif pour introduire le critère de fabrication française dans le code de la commande publique pour les achats de l'État. L'administration cherche à le transposer pour les achats hospitaliers. Les mesures permettant l'allotissement des marchés favorisent les productions françaises, car elles rendent les appels d'offres accessibles à de plus petits fabricants. Il faudra informer les entreprises pour qu'elles s'emparent de ces nouveaux leviers, parfois difficiles à repérer dans les textes administratifs.
Une des nouveautés est que l'ONDAM est désormais cohérent avec ces objectifs. Nous avions souligné le besoin d'une plus grande cohérence pour introduire des notions qualitatives dans les politiques d'achat hospitalier. Si on demande aux acheteurs publics d'acheter moins cher, français, « décarboné » et de faire de l'allotissement, leurs instructions sont tellement contradictoires qu'ils finissent par faire en fonction du critère sur lequel ils sont le plus facilement jugés, c'est-à-dire sur la réalisation d'économies.
Madame Dahan, vous avez expliqué avoir demandé l'établissement d'une cartographie des financements de la recherche. A-t-elle été réalisée ?
Cette mesure n'a pas été suivie d'une décision précise. À ma connaissance, aucune démarche de mise en place n'a été opérée, mais elle n'a pas non plus été refusée. Elle peut donc toujours être prise en compte, même en dehors du plan « Innovation Santé 2030 ».
Je vous remercie pour la clarté et la précision de vos propos. Je vous propose de compléter nos échanges en envoyant au secrétariat de la commission d'enquête les documents que vous jugerez utiles à notre rapport et en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours pour préparer cette audition.
La séance est levée à 17 h 25.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête chargée d'identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l'industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l'industrie et notamment celle du médicament
Réunion du jeudi 7 octobre 2021 à 16 heures
Présents. - M. Frédéric Barbier, M. Bertrand Bouyx, Mme Émilie Cariou, M. Guillaume Kasbarian, M. Gérard Leseul, M. Jacques Marilossian
Excusés. - Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Pierre Cordier, M. Éric Girardin