La commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires a procédé à l'audition de MM. Thierry Gadault et Hugues Demeude, journalistes, auteurs du livre « Nucléaire danger immédiat ».
Mesdames, messieurs, mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui MM. Thierry Gadault et Hugues Demeude, journalistes.
Monsieur Gadault, vous êtes journaliste indépendant spécialisé dans les enquêtes économiques et vous avez publié plusieurs ouvrages relatifs au nucléaire, à EDF et à Areva.
Monsieur Demeude, vous êtes également journaliste, spécialisé dans la sécurité civile et la sécurité nucléaire.
Nous vous avons demandé de témoigner devant cette commission d'enquête en raison de la publication récente de votre ouvrage commun qui s'intitule : Nucléaire danger immédiat. Vous allez être interrogés sur certaines informations qu'il contient.
Auparavant, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées de déposer sous serment, je vais vous demander de jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Thierry Gadault et Hugues Demeude prêtent serment)
En guise de propos introductif, je vais vous demander d'indiquer à la commission d'enquête les motivations qui vous ont poussé à rédiger ce livre ainsi que les circonstances dans lesquelles vous l'avez écrit. Je passerai ensuite la parole à la rapporteure qui vous posera un certain nombre de questions, puis les autres membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.
L'enquête pour laquelle vous avez souhaité nous auditionner trouve son origine dans une série de constats. Premièrement, le complexe nucléaire s'effondre, confronté à une crise sans précédent. Deuxièmement, Areva-Orano est en faillite, et EDF en quasi-faillite, grevé d'une dette astronomique estimée à 57 milliards d'euros fin 2017. Troisièmement, le parc nucléaire arrive à quarante ans, durée limite d'exploitation fixée par Framatome à sa construction.
Trois interrogations constituent la matrice de cette enquête : quelles sont les causes de cet effondrement du complexe nucléaire ? Pour quelle raison les deux entreprises phares se trouvent-elles dans cette situation financière catastrophique ? Quel est l'état réel des réacteurs nucléaires et quels risques prend-on en prolongeant de dix à vingt ans leur durée de vie ?
Voyons tout d'abord les causes de l'effondrement. Notre parc nucléaire est surdimensionné, et compte entre quinze et vingt réacteurs en trop par rapport aux besoins réels du pays : vingt-deux réacteurs étaient à l'arrêt en novembre dernier, sans que cela ne suscite un émoi particulier. Pour compenser ce surdimensionnement, on a surdéveloppé le chauffage électrique : environ 36 % des logements en sont équipés, ce qui provoque un pic de consommation en hiver nous rendant dépendant du nucléaire.
À cela s'ajoutent des prévisions de croissance de la consommation électrique non réalistes. Au milieu des années soixante-dix, on tablait sur 1 000 térawattheures pour les années 2000 ; or nous en consommons actuellement moins de 500.
Quant à la planche de salut de l'export, seuls neuf réacteurs ont été vendus depuis 1970 ; autrement dit, le marché n'a jamais vraiment existé.
Au final, le financement du nucléaire a asséché le financement dans la recherche pour développer des alternatives, alors que la France était en avance dans les énergies renouvelables au début des années soixante-dix – songeons au four solaire de Font-Romeu ou à l'usine marémotrice de la Rance.
En ce qui concerne les faillites d'Areva et d'EDF, nous avons détaillé dans le livre comment Anne Lauvergeon a géré Areva hors de tout contrôle, soutenue par tous les gouvernements entre 2001 et 2011, sans parler des affaires comme UraMin. Quant à EDF, la dette financière de l'entreprise s'élevait à 22 milliards en 1998, à la fin de la construction du parc nucléaire, et à 57 milliards à la fin 2017, après un pic à 65 milliards fin 2016. Où est passé cet argent, à quoi a-t-il servi ?
Venons-en aux interrogations autour de l'état réel du parc. Toutes nos informations sortent de rapports rédigés par les services d'EDF. La question posée à nos contacts était a priori simple : « Que sait-on des réacteurs ? » Nous pensions principalement à l'affluence, le rayonnement ionisant qui modifie la structure de l'acier. Nous avons eu des informations sur l'affluence, mais aussi sur l'évolution des situations qui limitent la durée de vie du circuit primaire, sur les pièces irrégulières utilisées et les risques qu'elles font courir, les fissures connues, leur gravité, mais aussi des défauts apparus en cours d'exploitation.
L'épaisseur totale des cuves est de 200 millimètres, et vingt-huit d'entre elles ont fait l'objet d'un réexamen sur une épaisseur totale de 81 millimètres. EDF a trouvé des défauts non répertoriés sur ces cuves. Ce sont de petits défauts, mais ils n'avaient jamais été répertoriés auparavant.
Mais la plus grande surprise de notre enquête a été de découvrir que, dès la construction du parc, EDF avait accepté en toute connaissance de cause des pièces essentielles, équipant les circuits primaires d'eau, qui étaient irrégulières et fragiles.
Enfin, il faudrait revenir sur les mythes du nucléaire, présenté comme une énergie propre, assurant l'indépendance énergétique du pays à bas coût, et sûre, ce qui n'est évidemment pas aussi évident.
Je voudrais d'abord vous poser quelques questions sur la manière dont vous avez élaboré votre livre.
Avez-vous demandé à être reçus par les exploitants, les autorités, vous a-t-on opposé des refus d'entrevues ? Avez-vous pu poser les questions que vous souhaitiez et recevoir des réponses ?
Évidemment, comme nous sommes journalistes, nous avons demandé à rencontrer tous les acteurs. Nous avons surtout essuyé des refus chez Areva et au sein du gouvernement précédent. Chez EDF, ce fut compliqué, il a fallu négocier assez durement. Ayant quelques sources à la direction générale, nous nous savions considérés comme des gens peu fréquentables, mon précédent ouvrage m'avait valu une mise au ban et une interdiction d'entrer chez EDF. Nous avons malgré tout réussi à rencontrer M. Minière lors de deux rendez-vous, dont un a été écourté assez rapidement. Nous avons aussi vu M. Pierre-Franck Chevet. L'idée était de les faire réagir à nos informations, et comme cela a été assez compliqué, nous avons continué à enquêter. Le travail de journaliste consiste surtout à trouver des sources et des documents ; c'est ce que nous avons fait.
N'avez-vous pas peur d'être qualifiés de complotistes ou de conspirationnistes ? En vous lisant, on peut avoir le sentiment qu'il existe une conspiration, en tout cas une alliance objective des acteurs du nucléaire, pour minimiser les dangers auxquels nous sommes confrontés.
Nous sommes journalistes ; nous enquêtons, nous posons des questions. Il est donc difficile d'imaginer être considérés comme complotistes.
Nous ne dénonçons pas un complot, simplement la situation d'une industrie qui essaie de minorer ou de cacher ses problèmes. Mais c'est assez classique dans la vie des entreprises : quand Lactalis vient s'exprimer devant l'Assemblée nationale, elle n'a pas envie de raconter la vérité. Aujourd'hui, quand Véolia et le SIAAP essaient de détourner l'attention des problèmes de passation de marchés au sein de ce syndicat de l'environnement — le plus grand d'Europe — c'est la même chose, ils essaient de cacher une réalité. Nous ne sommes pas complotistes, nous ne sommes pas conspirationnistes, mais nous considérons effectivement qu'il y a une communion d'intérêts de la part des acteurs et de l'État. À tous ses niveaux, administratif ou politique, l'État est un État nucléaire, il soutient cette industrie et la considère comme bonne pour la France. Notre rôle, c'est d'aller voir derrière et d'essayer de trouver les informations.
« Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie », disait Albert Londres. Nous voyons bien qu'il y a une crise très forte, nous avons essayé de l'analyser et de la radiographier.
Dans votre ouvrage, vous faites porter vos critiques essentiellement sur les exploitants. Considérez-vous que les autorités, notamment ASN et IRSN, ne remplissent pas correctement leur fonction, ou n'auraient pas les moyens de le faire, ce qui serait un autre problème ?
Les autorités ont des intérêts communs ; et surtout elles viennent des mêmes écoles que les dirigeants d'EDF ou d'Areva. il y a donc naturellement un penchant intellectuel et des réflexes communs.
La question de l'indépendance réelle de l'ASN et de l'IRSN se pose, quoique le rôle de l'IRSN soit un peu particulier. S'agissant de l'ASN, on peut se poser des questions, on sait que des pressions extrêmement fortes s'exercent sur elle et sur son président. Au vu de certaines de ses décisions, comme celle qu'elle a prise au sujet de la cuve de l'EPR, ou celle qu'elle vient de rendre sur le générateur de vapeur de Fessenheim 2, on peut effectivement s'interroger sur son degré d'indépendance par rapport aux autorités publiques et aux exploitants.
Nous avons également cherché à comprendre la latitude d'appréciation subjective laissée à l'ASN dans les groupes d'experts. N'y a-t-il pas un accaparement de l'acceptabilité du risque par les experts ? La question se pose sur certains points. Cela ne remet pas en cause l'ASN ni son indépendance ; nous essayons de comprendre comment les processus de décision s'élaborent.
Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par « accaparement de l'acceptabilité du risque » ?
C'est la question de la subjectivité dans les groupements d'experts.
Il est clair, aujourd'hui, que le débat technique est confiné au sein du système : il y a très peu d'experts indépendants. Par exemple, dans la décision sur la cuve de l'EPR de Flamanville, l'autorisation de mise en service de l'ASN a transformé le niveau de sûreté : on ne parle plus « d'exclure » le risque de rupture, mais de le « prévenir ». Or cet équipement nucléaire sous pression est essentiel, puisque c'est dans cette cuve que se fait la réaction nucléaire : la rupture doit être exclue par principe. Si elle rompt, c'est un accident nucléaire comme à Fukushima. Dire que l'on autorise cette cuve et que l'on prévient le risque de rupture, cela signifie que tout sera fait pour l'éviter, mais qu'elle peut survenir. C'est exactement comme la politique publique de prévention des accidents de la route : on sait que des accidents routiers peuvent intervenir, mais on va essayer de les éviter…
Ce faisant, l'ASN a changé la nature du risque. Avait-elle les moyens et le pouvoir de changer, avec son groupe d'experts, la nature du risque et son contrôle ? Cette question n'aurait-elle pas dû être posée publiquement et clairement à la population, à la représentation nationale et au Gouvernement ?
Nous parlons bien d'accaparement de ce débat technique parce que nous voyons bien que les conséquences peuvent être extrêmement graves et extrêmement importantes. Cette question mérite d'être posée aux autorités, à EDF et à l'ASN.
Pensez-vous que la situation économique d'Orano et d'EDF ait des incidences sur les décisions de l'ASN ? Cette situation économique peut-elle amener à mettre en cause la sécurité et la sûreté de nos installations ?
Nous voyons souvent la mention « dans des conditions économiquement acceptables » dans les documents de l'ASN. Cela peut laisser penser que des actions en matière de sûreté ou de sécurité seront menées ou non selon le coût auxquelles elles s'élèvent. La question que nous posons dans le livre – et nous saluons le fait que vous la posiez vous-même – est celle de l'opportunité de mener ces actions pour résoudre un problème de sûreté ou de sécurité, quel qu'en soit le coût. J'ai notamment en tête la question de la défense passive des piscines, sur laquelle nous devrons revenir. Le coût en est estimé entre 650 millions d'euros et 1,5 milliard. Est-ce programmé ou budgété ? À ce jour, je ne crois pas.
Avez-vous pu, pendant votre enquête, étudier la question des différents niveaux de sous-traitance dans les centrales ? Selon vous, est-elle gérée de manière à réduire le risque, autant du point de vue de la sûreté que de la sécurité, nous voyons bien que les deux sont liés ?
Nous avons discuté avec des salariés de la sous-traitance ; même si nous n'en parlons pas beaucoup dans le livre, ce sont des questions sur lesquelles nous travaillons. Il y a quatre ans, lors de la précédente mission d'enquête sur le nucléaire, EDF a pris des engagements pour réduire et simplifier les niveaux de sous-traitance et établir un cahier des charges social. Cela n'a pas été fait, ou ce n'est pas respecté. Aujourd'hui, EDF continue à choisir ses sous-traitants selon le critère du mieux-disant financier, donc du moins-disant social. Les pressions exercées sur les salariés de la sous-traitance demeurent extrêmement fortes, et les conditions de travail en centrale sont dégradées. Les relations de travail entre le personnel de la sous-traitance et le personnel d'EDF se passent généralement très mal. L'encadrement d'EDF ne simplifie pas la vie de la sous-traitance.
Effectivement, la façon dont est gérée la sous-traitance et dont sont traités ses salariés met en danger la sûreté nucléaire. Si un accident devait intervenir, il est possible qu'une des causes se situe au niveau de la sous-traitance, non parce que ses salariés sont mauvais, mais parce que les conditions dans lesquelles ils sont obligés d'intervenir et de faire leurs travaux dans les centrales nucléaires sont indignes.
S'y ajoute la question de la surveillance des entreprises prestataires. Vous l'avez vous-mêmes évoqué, l'ASN a relevé le 12 mars dernier dans une de ses publications « une détection tardive d'écarts affectant la préparation et la réalisation de travaux de soudures », et conclut : « Cet événement révèle une insuffisance de la surveillance qu'a exercée EDF sur l'entreprise prestataire [depuis 2010] ». C'était à Cattenom et à Nogent-sur-Seine. Il s'agit de deux cas particuliers ; nous ne généralisons pas, mais cela répond en partie à votre question. Il faut être très vigilant sur ces situations.
Vous expliquez dans votre ouvrage qu'EDF s'est mis à inspecter ses cuves après la découverte de fissures sur des cuves belges de fabrication similaire. L'ASN nous a affirmé l'inverse ici : c'est un appareil français prêté aux Belges qui aurait permis de découvrir les anomalies chez Electrabel. Que répondez-vous à cela ?
Il semble que l'on essaie de détourner le débat. Une machine d'inspection chez EDF examine les cuves et fournit des données qui ne sont exploitées que sur les 25 premiers millimètres, car c'est là que se situent les défauts de sous-revêtement survenus lors de la fabrication des cuves.
C'est une très bonne chose que cette machine ait été prêtée à Electrabel pour vérifier les cuves belges, mais là n'est pas le débat. À la relecture des données de cette machine, sur 80 millimètres d'épaisseur, EDF a-t-elle constaté l'existence de défauts qui n'avaient pas été remarqués jusqu'à présent ? Nous avons les documents, plusieurs rapports internes d'EDF, qui affirment effectivement que sur ces six cuves, ils ont constaté des défauts qu'ils ne connaissaient pas. Certains défauts étaient connus, notamment sur des zones proches de soudures, puisqu'ils avaient été remarqués lors de la fabrication. Mais d'autres ne l'étaient pas. Dans d'autres rapports, EDF compare ces défauts à ceux qui ont été détectés sur les centrales belges, dus à l'hydrogène, en précisant que les siens sont moins nombreux et plus petits.
Albert Londres disait effectivement qu'il fallait porter la plume dans la plaie et que le métier n'était pas de faire plaisir, mais qu'il n'était pas non plus de faire du tort. Cela suppose un équilibre.
Avant de débuter votre enquête sur le nucléaire, aviez-vous une opinion préalable sur cette industrie ? Ou avez-vous abordé cette enquête de manière totalement neutre ?
Je travaille sur l'industrie nucléaire depuis sept ans ; je commence à avoir une opinion. Mais si un journaliste professionnel peut être influencé par son opinion personnelle pour faire une enquête sur quelque sujet que ce soit, ce n'est plus un journaliste. Un journaliste doit être capable de faire la part entre son opinion personnelle et l'enquête qu'il mène, les faits qu'il trouve. Parfois, les faits que nous trouvons ne nous font pas plaisir parce qu'ils ne vont pas dans le sens de nos opinions, mais nous devons en tenir compte.
Je sais qu'il peut parfois être compliqué de comprendre cette différenciation, mais c'est la base du travail. Nous avons tous des opinions personnelles, il faut savoir les mettre de côté et étudier de la façon la plus objective possible les dossiers, les éléments qui nous sont apportés, les échanges que nous pouvons avoir avec nos interlocuteurs. Ce dossier n'est ni pro ni antinucléaire ; c'est juste une enquête sur l'état du complexe nucléaire aujourd'hui.
J'ajoute que dans le livre, nous faisons la part des choses. Lorsque nous revenons sur l'histoire du nucléaire, nous soulignons le fait que cette aventure engagée au début des années soixante-dix a été couronnée de succès. Techniquement, ce programme a été mené de main de maître…
Pardonnez-moi, mais vous ne répondez pas à ma question. J'entends bien qu'il y a une différence entre votre opinion et ce que vous dites dans le livre, et que vous faites part d'éléments positifs. Mais je voudrais connaître votre opinion de départ sur le nucléaire, même si elle n'a pas influencé le livre.
Cela n'a pas de sens de donner notre opinion ; nous ne sommes pas ici en tant que citoyens, mais en tant que journalistes. Que nous soyons pros ou antinucléaires n'a pas d'intérêt ; la question est de savoir si nous avons fait un travail sérieux, honnête, objectif. Nous pensons que c'est le cas, nous avons été capables de mettre nos opinions personnelles de côté et d'enquêter de la façon la plus objective possible.
Vous ne voulez pas répondre à la question, ce n'est pas grave, nous allons passer à suivante.
Vous avez parlé de faillite d'EDF. Hier, j'auditionnais la Cour des comptes, qui publie un rapport sur la dette d'EDF. Elle a tenu un discours différent ; pour elle, la dette d'EDF est bien gérée. Effectivement, elle est importante, mais elle ne pose pas de problème systémique par rapport à l'entreprise.
Vous avez parlé de la manière dont l'ASN pouvait contrôler le secteur énergétique, disant qu'il y avait peut-être une forme d'entre soi. Comment analysez-vous cette divergence entre vos propos sur la situation financière et ce qu'en dit la Cour des comptes ?
La Cour des comptes a une vision parfois très administrative des comptes d'une entreprise. Je suis journaliste économique, je fais de l'enquête économique depuis vingt-huit ans, et je sais que la vision administrative des comptes d'une entreprise ne correspond pas toujours à sa situation réelle.
La dette d'EDF a augmenté d'au moins 35 milliards, et si l'on prend en compte les titres émis à cent ans, qui sont des quasi-fonds propres, elle a plutôt augmenté de 50 milliards d'euros entre 1998 et aujourd'hui. Où est passé cet argent, à quoi a-t-il servi ? Je connais la réponse : il n'a servi à rien, il n'a pas créé un centime d'euro de valeur. Il a été perdu à l'étranger.
Aujourd'hui, EDF a-t-elle les capacités de réinvestir dans son appareil de production ? C'est la question centrale. Compte tenu de l'état de sa dette, la réponse est non. Même si l'EPR nouvelle génération est à 6 milliards d'investissements, EDF n'a pas les moyens de reconstruire un parc d'une trentaine d'EPR afin de compenser la fermeture progressive des réacteurs actuellement exploités.
Donc, EDF est-elle une entreprise dans une situation financière saine ? Si l'on se réfère à ces deux éléments, la réponse est évidente : non.
Le coeur de la comptabilité d'une entreprise, c'est le tableau de flux de trésorerie, ce qui sort et ce qui entre. Depuis 2006 ou 2007, EDF est obligé, tous les ans, de s'endetter pour couvrir toutes ses dépenses. Vous pouvez penser que c'est une entreprise bien gérée ; moi je soutiens le contraire, et c'est ce qui explique en très grande partie les difficultés actuelles du complexe nucléaire.
Je voudrais revenir un instant sur les liens entre l'exploitant EDF et l'ASN, et savoir comment vous analysez ces liens. Pensez-vous qu'il y ait, ou qu'il puisse y avoir dans certaines circonstances, des formes de collusion ou d'influence d'EDF sur l'autorité de sûreté, notamment au regard des contraintes que vous avez évoquées, telle que la contrainte financière ?
On peut évoquer cette question, qui supposerait une forme de complicité. L'ASN a dix ans d'indépendance, elle a gagné cette indépendance avec le temps, et nous voyons à quel point cette institution la défend et cherche vraiment à la consolider. Cela répond en partie à votre question, on ne saurait pas parler de complicité au vrai sens du terme.
J'aimerais toutefois pointer du doigt un élément qui nous est apparu assez surprenant au cours de cette enquête. L'ASN a autorisé EDF à réactiver le réacteur numéro 2 de Fessenheim. Il faut remonter en juillet 2016, lorsque l'ASN a retiré le certificat d'épreuve du générateur de vapeur du même réacteur, considérant que ce générateur n'était pas conforme et que cela constituait un manquement à un décret de 1926 sur les appareils à vapeur. Cette décision, extrêmement structurée, s'appuie notamment sur les articles 4 et 32 de ce décret de 1926. Elle a été rendue le 18 juillet 2016. Or que s'est-il passé le 19 juillet 2016 ? Très peu de gens l'ont remarqué, mais le décret de 1926 a été abrogé… Pourquoi ?
Il est clair que les relations entre EDF et l'ASN sont conflictuelles. Mais l'environnement dans lequel évolue l'ASN, les contraintes qui pèsent sur elle, la convergence intellectuelle entre les ingénieurs font que des liens peuvent être faits entre certaines décisions de l'ASN et l'action des autorités et des pouvoirs publics, ou des déclarations des dirigeants d'EDF. On sent bien qu'une forme de pression s'exerce sur l'ASN, et on peut parfois avoir l'impression que l'ASN y cède.
Je suis très intéressé par vos propos, permettez-moi de les mettre en rapport avec la question que vous a posée Julien Aubert. Peut-être est-il vrai que la construction sociale ou sociologique des uns ou des autres, le fait de passer par les mêmes écoles, peut entraîner une forme d'entre soi. Il est intéressant d'aborder ces questions sous l'angle de la sociologie. Mais en ce cas, il faut être transparents et jouer cartes sur tables. L'exigence dont on fait preuve à l'égard d'EDF et de l'ASN, le fait que les acteurs se connaissaient avant de travailler pour des organismes différents, bref, cette logique que vous dites honnête et objective vaut tout autant pour vous, et justifie que nous vous demandions ce que vous pensez. S'il vous plaît, pourriez-vous l'un et l'autre répondre à la question de M. Aubert : quel est votre avis personnel concernant le nucléaire ?
On peut jouer longtemps ce petit jeu… Ce que nous disons des ingénieurs d'EDF et de l'ASN, c'est qu'ils ont grandi dans les mêmes écoles ; ils ont forcément le même référencement culturel, d'un point de vue technique.
En ce qui nous concerne, nous sommes journalistes. Lorsque nous faisons une enquête, nous ne la faisons pas parce que nous avons une opinion personnelle, mais parce que nous pensons que le sujet mérite une enquête. Quand j'écris un livre sur le marché de l'eau, ce n'est pas parce que je suis pour ou contre la gestion privée de l'eau.
Pour en revenir au nucléaire, jusqu'en 2013, j'étais, comme la majorité des Français, favorable au nucléaire. Vous avez votre réponse…
Sur la route, si vous franchissez un stop, le gendarme vous arrête et vous sanctionne d'un retrait de quatre points du permis de conduire. L'ASN est réputée être le gendarme du nucléaire, c'est ainsi qu'on nous la présente systématiquement. Quand elle découvre une faille dans une centrale nucléaire, elle sanctionne et arrête la centrale nucléaire – nous l'avons vu récemment au Tricastin, vous connaissez particulièrement bien cette situation puisqu'elle a fait l'objet d'un article dernièrement.
Vous nous parlez de l'intégrité intellectuelle des journalistes, ma question est très simple : le gendarme du nucléaire est-il intellectuellement intègre, impartial, capable de juger, comme l'État le lui demande, du bon fonctionnement de nos centrales nucléaires ? Oui ou non ?
Et je me permets de compléter la question : si c'est non, quelles suggestions pourraient faire notre commission d'enquête pour améliorer l'indépendance et les moyens de l'ASN ?
À la lecture de la décision de l'ASN sur la cuve de l'EPR, à la lecture de sa décision concernant le générateur de vapeur de Fessenheim, à la lecture du récit des événements qui ont abouti à ce qu'on a appelé le scandale de la forge du Creusot, on ne peut pas considérer que l'ASN soit une autorité indépendante. Ces questions sont très graves. Encore une fois, l'ASN, dans sa décision de septembre, n'exclut plus le risque de rupture du fond de la cuve de l'EPR : c'est une remise en question complète de la sûreté nucléaire française.
Ces deux décisions ont remis en cause notre jugement sur l'ASN. En effet, jusqu'à ce moment précis, nous pensions, malgré les pressions qui s'exerçaient sur elle, que l'ASN était une autorité indépendante ; nous connaissons le parcours de Pierre-Franck Chevet qui a montré, y compris quand il était jeune ingénieur, qu'il savait prendre des risques quand il s'agissait de défendre la sûreté – je pense à ce qui s'est passé avec le réacteur Superphénix… Nous pensions par conséquent que l'ASN construisait, dans la difficulté mais en en prenant le temps, une réelle indépendance. Cette lecture, je le répète, a été remise en cause par ses récentes décisions. Il est donc compliqué de vous répondre par oui ou par non, blanc ou noir. Ce serait suivre une logique un peu trop binaire alors qu'il y a de nombreuses zones grises dans la vie – et l'ASN se trouve aujourd'hui, précisément, dans une zone grise. Pour en sortir, il lui faudrait avoir une communication officielle tout à la fois plus allante et plus claire.
J'ai ainsi écouté l'audition de Pierre-Franck Chevet et je n'ai pas compris ce qui se passait avec ce problème des soudures du circuit d'eau secondaire de l'EPR : il n'a fourni aucune explication sur la nature de ces soudures, la partie du circuit d'eau concernée, l'importance et les conséquences des anomalies relevées ; il vous a simplement dit qu'il n'était pas d'accord avec EDF. Circulez, il n'y a rien à voir… Est-ce cela qu'on attend d'une Autorité de sûreté nucléaire indépendante ? Son rôle n'est-il pas plutôt, d'abord, d'annoncer un problème et d'ensuite en expliquer la nature et la gravité ? Peut-être ce problème de soudures n'est-il pas grave, peut-être l'est-il… Je retire en tout cas des informations que j'ai pu recueillir qu'il est très grave parce qu'il va entraîner des retards certains dans la mise en exploitation du réacteur.
Entre autres préconisations que nous vous suggérons, il nous est apparu évident que le renforcement de l'expertise indépendante, comme celle menée par Yves Marignac, qui intervient auprès de l'ASN, serait très utile. Il est bien seul : les experts véritablement indépendants se comptent sur les doigts d'une main, ce qui est bien insuffisant comparé à ce qui se passe aux États-Unis ou dans d'autres pays où l'expertise universitaire a été financée, développée pour permettre d'autres regards, d'autres analyses, des échanges, des débats, etc.
Yves Marignac, qui travaille au sein de deux groupes d'experts, soulignait une différence de perception dans ces divers publics. Il relevait que le groupe d'experts sur les installations nucléaires était, disons, moins « ouvert » que d'autres groupes sur les risques possibles. Certains groupes ont expertisé Fukushima et chacun a bien en tête le témoignage de Naoto Kan, lors de sa visite à Paris, sur l'apocalypse qui s'abat sur la moitié d'un pays : on peut comprendre que certains membres de ces experts soient peut-être plus inquiets. D'autres, à l'inverse, doutent moins, ont une lecture plus confiante de la réalité et mesurent peut-être moins le risque. Or il est important d'avoir présent à l'esprit l'accident qui a failli se produire sur la cuve de la centrale de Davis-Besse, en 2002 : sur treize pouces d'épaisseur du couvercle, douze étaient entamés par la corrosion ; on est passé à deux doigts d'un accident majeur. S'il s'était produit, les membres du groupe d'experts des installations nucléaires auraient peut-être, eux aussi, une autre vision sur le caractère « non ruptible » des cuves ou sur l'impossibilité qu'il se passe quoi que ce soit.
À la lumière de vos investigations et de vos analyses, quel est votre point de vue sur la menace aérienne – chute d'avion, attaque de drone ? Constitue-t-elle un risque ?
Dans votre ouvrage, vous mentionnez d'autres menaces majeures, qu'il s'agisse des risques sismiques ou des risques d'inondation. Vous citez Corinne Lepage qui déclarait sur TV5, en 2016, que nous avions « des centrales très mal placées parce que les sites n'ont pas du tout été choisis en fonction des risques potentiels mais en fonction de la facilité à acquérir les terrains, ce qui est d'une bêtise absolue ».
Sur l'état des barrages, vous citez un rapport de 2007 de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) qui a mis en évidence que 200 des 450 ouvrages d'EDF étaient dans un état préoccupant. EDF s'était dès lors engagé à consacrer 500 millions d'euros pour remettre à niveau et moderniser ses barrages. Ce montant vous paraît-il suffisant et, sinon, selon vous quel devrait-il être ?
Quelle est la nature réelle des pressions et des contraintes qui s'exercent sur l'ASN ? Vous les avez évoquées à demi-mot. Pouvez-vous expliciter ?
Vous avez par ailleurs affirmé que les sous-traitants étaient très mal traités. Pouvez-vous nous en dire un peu plus et sur les indicateurs sur lesquels vous vous appuyez ?
Nous n'avons pas enquêté spécifiquement sur le risque aérien ; comme vous avez pu le constater, nous avons avant tout orienté notre livre sur les questions de sûreté. Nous avons néanmoins, évidemment, suivi avec attention tous les travaux sur le sujet – en particulier ceux de Greenpeace. Nous pouvons en tout cas nous rappeler un épisode dramatique : le pilote de la Germanwings qui a décidé de précipiter son avion contre les montagnes des Alpes de Haute-Provence… S'il avait eu une autre idée en tête, celle de s'écraser sur le centre de Cadarache ou un autre site, personne n'aurait pas pu l'en empêcher. Rien que d'y penser est affreux : on s'aperçoit que dans les questions de sécurité civile la réalité dépasse souvent la fiction. Il est donc important, comme vous en avez bien conscience, d'anticiper tous les scénarios possibles.
Nous n'avons pas fait d'étude particulière non plus sur l'état des barrages ni vérifié si les 500 millions d'euros consacrés par EDF à leur rénovation avaient été complètement dépensés. Je rappellerai toutefois le cas particulier du barrage de Vouglans, l'un des plus grands de France avec une retenue d'eau de 600 millions de mètres cubes. Ce barrage est malade ; tous les travaux dont il fait l'objet retardent le risque de rupture, certes, mais on ne peut plus exclure qu'il survienne. Compte tenu du nombre de centrales nucléaires et de réacteurs nucléaires installés en aval, il fallait bien souligner ce risque dont la presse locale reparle tous les dix ou quinze ans, ce à quoi EDF répond que tout va bien. Quand on examine les rapports d'EDF et les rapports d'autres organismes publics, on constate que la situation est beaucoup plus complexe et qu'une rupture de ce barrage que personne, aujourd'hui, ne peut exclure, je le répète, puisqu'il est toujours sous surveillance renforcée de la part d'EDF – qui ne communique pas forcément toutes ses données aux autorités publiques, je tiens à le souligner –, pourrait avoir des conséquences catastrophiques dans la vallée du Rhône.
Sur quoi vous appuyez-vous pour affirmer qu'EDF ne communique pas forcément toutes ses données ?
Nous avons recueilli le témoignage de responsables publics qui nous disent n'avoir aucune information de la part d'EDF sur la gestion de ce barrage ni sur l'étude des risques. On sait qu'un satellite le surveille, mais les données qu'il fournit restent au sein d'EDF.
Nous sommes obligés de protéger nos sources, vous comprenez bien que le responsable public en question…
Cela fait partie du métier de journaliste : quand on a une source anonyme, on n'a pas le droit de donner son identité. Nous pourrons proposer à la personne en question de se mettre en contact avec vous mais, j'insiste, nous ne pouvons pas vous dévoiler son identité : nous sommes journalistes.
Une commission d'enquête doit tout de même asseoir ses réflexions à partir d'éléments concrets et tangibles. Nous avons par conséquent besoin d'apprécier un tant soit peu la portée du propos, son épaisseur… La personne en question exerce-t-elle des responsabilités au sein d'une préfecture ? Est-elle censée être destinataire de ces informations primordiales pour fonder une décision en matière de sécurité ?
Tout ce que nous pouvons dire est qu'il s'agit d'une personne qui exerce des responsabilités et que nous ne pouvons la mettre en danger. Nous lui transmettrons votre proposition. Comme d'autres de nos sources, peut-être souhaitera-t-elle rester anonyme car elle craint pour sa carrière.
Le barrage de Vouglans, nous le montrons bien, est vraiment surveillé comme le lait sur le feu : c'est le plus surveillé de France. Des ingénieurs de très gros calibre, au sein de l'appareil d'État, en assurent le suivi depuis de nombreuses années, que ce soit le Centre national du machinisme agricole du génie rural, des eaux et des forêts (CEMAGREF) ou le bureau central d'études et d'expertise des barrages, et avec la plus grande attention. C'est ce qui a permis de le renforcer depuis cinquante ans qu'il a été mis en eau. En quelques mots, le pied du barrage pousse vers l'aval et, d'autre part, il y a un souci de drainage. Or ces barrages en voûte de très grandes dimensions comme celui-ci nécessitent un drainage en sous-sol très performant. Or les caractéristiques physico-chimiques du sous-sol affectent ce drainage, au point qu'il a fallu poser des piézomètres.
Nous n'ignorons donc pas que des études sont menées et des travaux réalisés mais, encore une fois, en matière de sécurité civile – vous avez eu l'amabilité de préciser que j'en étais spécialiste – on indexe toujours la réponse opérationnelle à la dangerosité du risque. C'est le principe même de la sécurité civile. Or, en tant que journalistes enquêteurs, nous avons essayé de comprendre quelle était la nature de ce risque et quel danger il pouvait nous faire courir.
L'ASN ne précise jamais le type de contraintes qui s'exercent sur elle mais, il y a un an, avant qu'elle ne prenne sa décision sur la cuve de l'EPR, Pierre-Franck Chevet a été interrogé sur France Inter. À Léa Salamé qui lui demandait s'il subissait des pressions, lui-même a répondu : « Oui, énormément ». Posez-lui dès lors la question pour connaître quelles sont ces contraintes, qui les exercent, et comment il fait pour y résister…
Si je comprends bien, c'est à la suite de cet entretien que vous avez estimé que l'ASN subissait des pressions ?
Cela a été l'un des éléments qui nous ont conduits à le penser mais pas seulement : nous avons essayé de comprendre comment l'ASN avait pris des décisions sur plusieurs dossiers, quel avait été son rôle dans certains scandales comme celui de la forge du Creusot, quelles avaient été ses relations institutionnelles, ou personnelles, avec l'ensemble du complexe nucléaire. Certaines déclarations publiques ou des propos « off » révèlent que l'État fait régulièrement passer des messages à l'ASN, que des directeurs d'EDF remettent parfois en cause la légitimité de certaines décisions de l'agence : quand le complexe nucléaire répète en permanence que le renforcement la digue du Tricastin coûterait plus de 200 millions d'euros à EDF, ne croyez-vous pas qu'il envoie un message, qu'il fait pression sur l'ASN ?
Je reviens sur l'abrogation du décret de 1926 sur les appareils à vapeur le lendemain de l'avis de l'ASN suspendant le certificat d'épreuve d'un générateur de vapeur de la centrale nucléaire de Fessenheim au motif que le processus de forgeage de sa virole basse n'était pas conforme : en tant que représentants de la nation, vous êtes les mieux à même de comprendre ce qui a pu se passer au sein de l'appareil d'État, qui a été à l'initiative de l'abrogation de ce décret et pourquoi. Nous pouvons en tout cas soupçonner que l'ASN aura perçu comme une forme de pression l'abrogation du décret sur lequel elle s'était appuyée pour établir son avis.
Une autre décision de l'État constitue clairement une pression sur l'ASN : la publication en décembre 2015 de l'arrêté qui autorise la mise en service d'équipements sous pression nucléaire non conformes à la réglementation. L'ASN a immédiatement compris le message : il fallait autoriser la cuve de l'EPR par tous les moyens… Et l'ASN s'est soumise.
Il m'arrive régulièrement de siéger au sein d'une commission locale d'information (CLI) et d'avoir à mes côtés des représentants de l'exploitant, de l'ASN, de l'IRSN et ceux des services préfectoraux chargés de la sécurité et de la sûreté. Dans votre ouvrage, vous faites allusion à la centrale de Gravelines, que je connais assez bien. Vous parlez d'un béton jugé atypique à propos des enceintes ; elles sont pourtant testées tous les dix ans et donc leur vieillissement est examiné par des experts de l'ASN et approuvé – ou non. Vous relevez que des défauts ont été constatés dans une pénétration de fond de cuve du réacteur G1, et qu'une réparation d'urgence a été effectuée, considérée comme provisoire par des experts. On nous a communiqué qu'il y avait eu une réparation d'urgence, en effet, puis une intervention non négligeable en termes de coûts, de temps et d'impact, réalisée à l'aide de plusieurs robots – et non un – et validée comme définitive par l'ASN. Vous évoquez enfin des tubulures fissurées, contrôlées et validées par l'ASN au titre des écarts avant chaque divergence de réacteur. Doit-on comprendre que cette question des écarts et donc des épreuves qui sont recalculées, n'aurait pas lieu d'être ? Considérez-vous, lorsque vous parlez d'une différence de lecture entre « exclure » et « prévenir » la rupture d'équipements, qu'il était possible en la circonstance d'exclure ? N'est-ce pas une question de sémantique ? Ne vaut-il pas mieux prévenir ?
Avez-vous enquêté sur la gestion des déchets nucléaires, je pense au projet de centre industriel de stockage géologique (CIGÉO) ou sur d'autres options ?
Vous avez mis en cause la situation financière d'EDF. Pensez-vous que l'ouverture à la concurrence puisse faciliter la vie de la filière nucléaire ?
Vous avez par ailleurs déclaré qu'EDF avait accepté certaines pièces défectueuses en toute connaissance de cause et vous avez mis en évidence le fameux décret du 1er juillet 2015 relatif aux produits et équipements à risques abrogeant le décret de 1926. Ne pensez-vous pas qu'il faille engager la responsabilité pénale des autorités de la filière nucléaire, voire de responsables politiques ? Avant que vous ne répondiez, je rappelle que ce décret a été signé par Mmes Royal et Taubira et par MM. Valls et Le Drian…
Vous venez de déclarer que vous n'aviez pas étudié les questions de sécurité. J'en conclus que vous nous parlez essentiellement de sûreté. Quelle différence faites-vous entre les deux et pensez-vous qu'il y ait intérêt à rapprocher ces deux sujets ?
Vous avez ensuite souligné le supposé revirement de paradigme de l'ASN qui prend en compte un risque qui pourrait s'avérer, et donc organise la protection contre ce risque au lieu de se borner à considérer qu'il n'existe pas. N'est-ce pas une maladresse intellectuelle ? On peut en effet tout faire pour éviter un risque et ajouter un niveau de protection en considérant que ce risque pourrait se réaliser et que, dès lors, il faut s'en prémunir. Ne diriez-vous pas l'inverse si l'on ne procédait pas à cette phase supplémentaire de protection contre ce risque ?
Enfin, concernant l'abrogation du décret de 1926 à compter du 19 juillet 2016, pouvez-vous nous expliquer en détail, d'un point de vue juridique, ce qu'il en est ? Quel est le décret à l'origine de cette abrogation, décret bien antérieur ?
L'augmentation des déclarations des incidents de sûreté est-elle due, selon vous, à un seuil d'exigence plus élevé, à une transparence accrue ? Auquel que cas on pourrait se retrouver dans une situation schizophrénique : plus je suis transparent, plus je déclare d'incidents et donc plus on estime que je ne satisfais pas aux exigences de sûreté. Ou bien cette augmentation est-elle tout simplement imputable à la vétusté du parc nucléaire français ?
Le projet Cigéo renvoie aux limites de l'industrie nucléaire qui produit une énergie considérée comme « propre » ; or ce n'est évidemment pas le cas puisque la quantité de déchets radioactifs à traiter avoisine les 250 mètres cubes par réacteur et par an. Le projet Cigéo vise à enfouir les déchets dans les entrailles de la terre avec une idée d'irréversibilité – c'est bien la marque de ce projet. On sait qu'il y a controverse à propos de certains risques.
Pour ce qui est d'éventuelles solutions alternatives, je rappelle que la loi Bataille de 1991 les évoquait déjà et notamment le stockage en subsurface, utilisé aux États-Unis par exemple. Les Américains ont investi des milliards de dollars dans un projet à Yucca Mountain pour réaliser l'équivalent du centre de Bure avant de revenir en arrière et de choisir le stockage en subsurface, à savoir dans des alvéoles bétonnées mises dans des containers, ces derniers enfouis sous des tumulus de terre, dans l'idée que, peut-être, les générations futures trouveront une solution pour traiter plus efficacement ces déchets.
Pour avoir un peu travaillé sur la stratégie européenne, à une époque où l'on ne parlait pas encore de changement climatique, mais où l'on avait pris conscience de la nécessité de développer les industries et les énergies renouvelables, tous les experts, français et autres, étaient d'accord sur le fait que l'ouverture à la concurrence par la Commission européenne allait totalement déréguler et déréglementer le système en y introduisant de grandes incertitudes. Imposer une concurrence pure et parfaite aux électriciens sur une infrastructure de réseau qui supporte très mal la concurrence ne répond en rien à la situation – tous les électriciens ont aujourd'hui des difficultés financières pour différentes raisons et qui ne sont pas toujours liées à la concurrence puisque, par exemple, EDF en est encore largement protégé. Veut-on appliquer des politiques qui prennent en compte le risque climatique ? Il faut dès lors savoir quelles solutions adopter dans l'ensemble des secteurs économiques – on pense à la solution ferroviaire. Ou bien décide-t-on de tout soumettre à la concurrence quoi qu'il se passe dans le monde ? Ces deux logiques s'opposent et ne sont pas conciliables. Quant aux difficultés financières d'EDF, encore une fois, elles sont dues à la stratégie menée depuis vingt ans dans le but de devenir l'électricien du monde. Or c'est un échec sanglant puisque l'entreprise est dans une situation financière impossible ; on peut même dire qu'elle est KO debout.
Nous n'avons effectivement pas enquêté sur la sécurité, non que nous ne la prenions pas en compte, mais parce que nous savions qu'un documentaire sur le sujet allait être réalisé en collaboration avec Greenpeace et que Greenpeace même préparait quelque chose de son côté. Certes, les risques – et tout le monde pense au risque terroriste – ont forcément une répercussion sur la dimension des installations nucléaires. On peut se demander si l'ASN a les moyens, la sécurité ne faisant pas partie de ses prérogatives, de prendre les bonnes décisions quant au dimensionnement correct d'éventuelles nouvelles centrales nucléaires. Des améliorations sur le lien entre sûreté et sécurité doivent certainement être apportées, l'ASN devant disposer de plus de pouvoir en matière de sécurité.
La sûreté et la sécurité font ainsi toutes deux partie des compétences de l'équivalent de l'ASN en Belgique. Ce ne serait donc pas une nouveauté que de proposer que l'ASN intègre la sécurité dans son périmètre.
Vous nous avez par ailleurs interrogés sur le lien entre exclure la rupture d'équipement ou la prévenir. À la base de la réglementation nucléaire française, il y a cette décision d'exclure la rupture d'un certain nombre d'équipements nucléaires sous pression comme la cuve et le générateur de vapeur. Autrement dit, l'industrie a mis en place des normes de qualité et des normes de production pour s'assurer que, quoi qu'il se passe pendant la durée de vie de ces équipements, aucun événement ne pourrait aboutir à une rupture de la cuve ou du générateur de vapeur. Décider d'exclure le risque de rupture, c'était prendre la plus grande précaution possible et on constate que, jusqu'à présent, cela a marché. On ne peut donc que se féliciter des décisions prises au début des années 1970.
Mais lorsque, pour un nouvel équipement comme l'EPR, l'ASN, pour autoriser la mise en service de la cuve, ne parle plus d'exclure le risque de rupture mais simplement de le prévenir, on dégrade manifestement la sûreté. Et la sûreté repose toujours sur le risque de rupture. Qui a pris la décision d'autoriser l'ASN de ne pas respecter la réglementation ? Je n'ai pas de réponse à cette question qui mériterait de faire l'objet d'un véritable débat.
Pouvez-vous répondre à la question que je vous ai posée concernant les sous-traitants ?
En outre, EDF souhaitait déposer plainte contre vous, qu'en est-il ?
Je vous avais pour ma part posé une question sur la responsabilité pénale des dirigeants d'EDF ou du président de l'ASN – vous venez en effet d'indiquer que l'ASN ne respectait pas la réglementation – voire des ministres qui ont abrogé certains décrets, permettant ainsi d'affaiblir la sécurité et la sûreté nucléaires…
Je souhaite savoir si la publication de votre livre a fait surgir de nouvelles révélations dont vous voudriez nous faire part.
Nous nous entretenons avec des salariés de la sous-traitance et ce sont eux qui nous alertent. Tout le monde sait, par ailleurs, qu'existe un site très bien fait, intitulé ma-zone-controlee.com. Quelques responsables syndicaux acceptent également, de temps en temps, d'expliquer la situation. Nous tirons donc nos conclusions de ces contacts avec des salariés de la sous-traitance, mais aussi avec des salariés d'EDF qui travaillent dans des centrales nucléaires et ainsi nous pouvons comparer les expériences des uns et des autres. Or souvent les témoignages convergent sur un certain nombre de points et notamment sur la dégradation des conditions de travail en centrale nucléaire.
Jacques Repussard, directeur général de l'IRSN, a également mentionné les difficultés liées à la sous-traitance. L'IRSN est en effet très vigilant sur cet aspect, comme vous l'êtes vous-mêmes.
En ce qui concerne les suites pénales, je suis bien en peine de vous répondre : je n'ai pas de compétences juridiques particulières – M. Demeude non plus, je pense. En fait votre question se posera le jour où un accident nucléaire de type Tchernobyl ou Fukushima se produira en France. On essaiera alors de savoir qui sont les responsables de cette situation.
Je ne peux pas répondre à votre question. Je pense qu'EDF est le premier responsable. Les politiques qui ont modifié les réglementations seront-ils recherchés comme responsables ? Je ne sais pas. Le seul cas un peu similaire serait celui du sang contaminé, et encore…
À ce jour, a priori, il n'en est rien. Vous pourrez poser la question à M. Minière : peut-être vous annoncera-t-il qu'une plainte a été déposée contre nous. On ne prend pas cet élément en compte quand on commence une enquête ; on sait que certaines entreprises ou certains hommes d'affaires ont l'habitude de porter plainte assez facilement. Si un journaliste s'inquiète de ce genre de choses, il ne lui reste plus qu'à cesser de travailler. Nous ne sommes, pour notre part, pas inquiets : notre livre est largement documenté et ne comporte aucun terme diffamatoire. Plainte ou non : cela n'a aucune importance.
J'ajoute que notre démarche est une démarche de sincérité, d'honnêteté intellectuelle et de rigueur.
Pouvez-vous répondre à ma question de savoir si l'augmentation des déclarations des incidents est due à un seuil d'exigence plus élevé ou bien à une plus grande transparence ?
L'augmentation du nombre de déclarations d'incidents est due à la vétusté des installations : les centrales arrivent en fin de vie, ce qui implique un niveau de maintenance beaucoup plus élevé et donc un nombre de détections d'écarts d'incidents beaucoup plus important. De plus, dès que survient un problème dans une centrale nucléaire, on le retrouve souvent dans d'autres centrales : ce sont les fameux incidents génériques. Dominique Minière pourra vous expliquer comment EDF gère sa maintenance. On voit bien que ces incidents génériques s'expliquent par des procédures de maintenance conçues pour l'ensemble du parc : on va chercher, pour chaque réacteur, un type de problème et si on ne le trouve pas, on considère qu'il ne se pose pas sur les autres réacteurs. On peut comprendre l'intérêt d'une telle démarche mais on peut aussi se demander si elle est toujours adéquate : les incidents génériques se sont multipliés l'année dernière.
Nous n'avons pas de révélation à vous faire aujourd'hui. Nous préparons une autre enquête. Les révélations viendront donc plus tard.
Nous savons qu'EDF planche sur des scénarios de prolongation des durées de vie des centrales de vingt ans, et peut-être même au-delà.
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Membres présents ou excusés
Réunion du jeudi 15 février 2018 à 9 heures
Présents. - Mme Bérangère Abba, M. Julien Aubert, M. Xavier Batut, M. Philippe Bolo, Mme Émilie Cariou, M. Anthony Cellier, M. Paul Christophe, M. Grégory Galbadon, Mme Célia de Lavergne, M. Patrice Perrot, Mme Barbara Pompili, Mme Isabelle Rauch, M. Hervé Saulignac, M. Raphaël Schellenberger, M. Jean-Marc Zulesi.
Excusés. - M. Adrien Morenas,