La séance est ouverte à 14 heures 35.
Présidence de M. Éric Ciotti, président
Mes chers collègues, je vous remercie de votre présence aux auditions d'aujourd'hui, qui se déroulent à huis clos. Nous commençons par l'audition de M. Amin Boutaghane, chef de l'unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), accompagné du colonel Yvan Carbonnelle, son adjoint.
Monsieur Boutaghane, je vous remercie de votre présence, à laquelle nous sommes sensibles.
Avant de vous laisser la parole, et conformément à l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires qui régit l'organisation des commissions d'enquête, je vais vous inviter, messieurs, à prêter serment en jurant de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
M. Amin Boutaghane et M. Yvan Carbonnelle prêtent successivement serment.
Je vous remercie de nous accueillir. Nous vous avons envoyé hier les réponses au questionnaire que vous nous aviez adressé.
L'UCLAT a trente-cinq ans d'existence ; elle a été créée le 8 octobre 1984 autour de quatre hauts fonctionnaires et d'une secrétaire. Aujourd'hui, cette unité est forte de 105 personnes, ce qui montre comment elle a évolué année après année. L'UCLAT avait été créée en raison des problèmes de terrorisme, qui existaient déjà au début des années 1980, et qui rendaient parfois insoluble la cohabitation entre les services. Pierre Joxe, alors ministre de l'Intérieur, avait hésité à créer un service antiterroriste dédié ; jugeant qu'il se heurterait aux divisions existantes à l'époque, il a préféré créer une unité de coordination, qui existe toujours. La première étape de cette coordination a consisté à réunir les services concernés autour d'une table chaque mardi matin. Ce principe n'a jamais varié : trente-cinq ans plus tard, les services qui se consacrent à la lutte antiterroriste – renseignement, police, gendarmerie, militaires ou justice – continuent à se réunir à l'UCLAT tous les mardis matin. Ils étaient dix en 1984 ; ils sont désormais vingt-sept autour de la table.
L'UCLAT compte aujourd'hui sept départements. Le département d'analyse et de suivi de la menace a été créé le premier, à partir du creuset initial ; il a ensuite été progressivement rejoint par plusieurs autres départements : le département sûreté et protection, qui mesure la menace pesant sur les personnalités ou les événements exposés au risque terroriste ; le département des affaires internationales, qui est en charge des collaborations internationales ; depuis 2013 et la période extrêmement troublée qui a suivi, nous avons créé une unité de sensibilisation et de formation. Dès 2014, la mise en place du numéro vert, au mois d'avril, a été suivie par la création du département de lutte contre la radicalisation, qui a particulièrement prospéré depuis lors et s'articule désormais autour de trois pôles : le numéro vert du centre national d'assistance et de prévention de la radicalisation violente (CNAPR), le pôle de suivi et de gestion du fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), et en dernier lieu, la mission commune de suivi territorial et de lien avec les préfectures. Cette mission était surtout exercée par l'état-major opérationnel pour la prévention du terrorisme (EMOPT), que nous avons intégré en 2018 et dont Yvan Carbonnelle a été le dernier responsable. Il existe donc aujourd'hui, au sein du département de lutte contre la radicalisation, un pôle de relations avec les préfectures.
De ce département est issu, à partir d'un pôle chargé des mesures de police administrative, le département de police administrative. À la suite de l'instauration de l'état d'urgence, la police administrative a fonctionné à plein pour créer une entrave au départ sur zone, voire au retour au pays, notamment après le 13 novembre 2015. Ce département de police administrative a lui aussi prospéré : il a intégré en juin 2018, à la demande de l'Élysée, une unité permanente de suivi des sortants de prison dans le but d'anticiper les sorties de prison et de désigner les services chargés du suivi des personnes concernées.
Je n'entrerai pas dans le détail de tous les autres départements ; globalement, l'apparition de nouvelles missions et la création de nouveaux départements se sont traduites par une augmentation de nos effectifs. L'UCLAT exerce ses prérogatives sans préjudice de celles de la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT). La CNRLT se situe aux niveaux politique et stratégique, l'UCLAT à un niveau logistique et technique au service de l'opérationnel : nos deux entités sont donc complémentaires.
Pour répondre à une demande du chef de l'État, l'UCLAT sera rattachée, à partir du 2 janvier 2020, au directeur général de la sécurité intérieure, abandonnant son assujettissement précédent à la direction générale de la police nationale (DGPN).
Notre commission d'enquête, en se penchant sur les événements tragiques qui se sont produits à la préfecture de police de Paris, a vocation à s'intéresser aux problèmes, et éventuellement aux défauts de coordination entre les différents services, et notamment entre les services du renseignement territorial (RT) et de la sécurité intérieure du département du Val-d'Oise, qui ont eu à suivre la mosquée fréquentée par Mickaël Harpon, dont l'un des imams était lui-même suivi par les RT. Nous interrogerons tout à l'heure le responsable des RT du Val-d'Oise.
Le suivi, tant de la mosquée que de l'un de ses imams inscrit au fichier des personnes recherchées (FPR), soulève plusieurs questions. De même, le lien de Mickaël Harpon avec cet imam, ainsi que la relation entre les services de renseignement du Val-d'Oise et la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP), dans laquelle travaillait Mickaël Harpon, soulèvent des interrogations.
Disposez-vous d'éléments ayant directement trait à l'attaque et préalablement, à la coordination ou à la non-coordination entre les services concernés ? Plus globalement, nous aurons à émettre des propositions touchant à la nature et à la qualité de la coordination entre la DRPP et les autres acteurs du renseignement désormais rattachés, pour ce qui relève de la lutte antiterroriste, à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Comment appréciez-vous cette coordination ? Vous avez rappelé l'histoire de la création de l'UCLAT ; la nécessité de créer un organisme de coordination est généralement le révélateur d'un défaut de coordination. La création de l'EMOPT, après les attentats du 13 novembre 2015, a montré une fois de plus que celle-ci n'était manifestement pas parfaite. Qu'en a-t-il été dans le cas, très spécifique, de cet événement et, plus largement, que peut-on dire de la qualité de la coordination actuelle ?
Précisons que l'EMOPT a été créé le 1er juillet 2015, immédiatement après l'affaire de Saint-Quentin-Fallavier, au cours de laquelle Yassin Salhi avait décapité son patron et accroché sa tête au grillage de l'entreprise, avant de tenter d'aller plus loin. J'étais à l'époque chef zonal du renseignement territorial à Rennes en attente d'une nomination à Lyon ; je me suis donc particulièrement intéressé à cette affaire. Le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, nous avait immédiatement convoqués et avait parlé d'un « trou dans la raquette ». En matière de coordination, l'idée consistait à accélérer la création du FSPRT. Celui-ci a été créé, par décret non publié, le 5 mars 2015, après l'attentat contre Charlie Hebdo et pour faire suite aux nombreux signalements qui avaient alimenté le numéro vert depuis sa création fin avril 2014. La décision avait été prise de créer un fichier, au format Excel, mais la mise en place avait été assez laborieuse. Le but de Bernard Cazeneuve était d'accélérer les choses ; la création de l'EMOPT a été décidée très rapidement pour ce faire et pour densifier le suivi territorial.
S'agissant de l'affaire concernant Mickaël Harpon, une enquête judiciaire est en cours. Nous n'avons pas vocation, en tant qu'unité de coordination, à suivre des affaires judiciaires ; mais bien évidemment, nous récupérons les informations que les instances compétentes veulent bien publier. Nous avons eu plusieurs retours au sujet de cette affaire, particulièrement douloureuse pour la police : depuis 2013, année après année, mois après mois, chaque service s'efforce de s'organiser afin d'apporter la meilleure réponse à cette menace qui est plus que durable.
L'affaire Harpon est visiblement liée à une maladie dont souffrait l'intéressé, qui s'était en outre converti à l'islam. Cependant, d'après tous les renseignements qui nous sont remontés via les services, il ne s'était pas converti dans le sens d'une radicalisation violente ou à caractère terroriste au sens où on l'entend communément. Les premiers éléments relatifs à la mosquée de Gonesse laissent à penser que si certaines formes de discours tenus par son maître à penser prêtent à interrogation, rien ne permet d'envisager qu'il existait chez Mickaël Harpon une vocation de radicalisation violente. Dans les deux jours qui ont suivi l'attaque, j'ai discuté, ainsi que mes collègues, avec la directrice de la DRPP et son adjoint, qui étaient sous le choc ; ils m'ont clairement indiqué, ce qui a été confirmé par la suite, qu'à aucun moment un signalement n'était remonté à leur niveau. On a entendu parler de signalements qui auraient été effectués, ou d'inquiétudes qui auraient été exprimées par des proches collègues de l'intéressé, après l'attentat contre Charlie Hebdo ; Mickaël Harpon aurait dit : « ils ont ce qu'ils méritent » ou « ils l'ont bien cherché », la phrase exacte n'étant pas avérée. En tout état de cause, cet élément n'a jamais franchi le niveau supérieur de la hiérarchie et n'est jamais parvenu au niveau de la direction.
Par ailleurs, il n'y a pas eu, à notre connaissance, de reconnaissance de l'attaque du 3 octobre 2019 par l'État islamique. Reste qu'elle a été considérée, à l'échelle nationale, comme une attaque terroriste : nous nous en tenons à cela et nous travaillons en ce sens. Après cette attaque, comme nous le faisons à chaque fois, nous avons procédé à un retour d'expérience et nous nous efforçons de trouver des solutions : en l'occurrence, la solution a consisté à resserrer encore un peu plus l'existant, à savoir la détection d'une éventuelle radicalisation chez des personnels de sécurité et particulièrement ceux dépendant du ministère de l'Intérieur. Nous avons été chargés d'isoler cette radicalisation et de créer un espace sécurisé, ce qui implique un certain nombre de mesures techniques. Cet espace sécurisé au sein du FSPRT concernant les personnels de sécurité présentant des signes de radicalisation est en cours de création et devrait être opérationnel d'ici à la fin du mois de décembre 2019 ou au début du mois de janvier 2020.
J'ai entendu vos propos s'agissant de la mosquée de Gonesse, qui sont conformes à ceux recueillis à l'occasion de l'audition de Mme Bilancini de la DRPP, notamment concernant la procédure. Celle-ci est d'ailleurs retracée dans la note que cette dernière a rédigée à l'attention du ministre de l'Intérieur.
S'agissant de cette mosquée, vous faites état d'un suivi de l'imam Hilali, qui était le mentor de Mickaël Harpon. Ce lien est-il établi ? Les services de renseignement l'avaient-ils établi avant l'attaque du 3 octobre ? Le nom de Mickaël Harpon était-il apparu dans les radars de l'un des services de renseignement territoriaux ou de la DGSI qui suivaient la mosquée de Gonesse et en particulier cet imam ?
À notre connaissance, le nom de Mickaël Harpon n'était jamais remonté jusqu'à nous, et pour cause : nous n'avons connaissance que des propos de l'imam. Cet imam adressait des prêches à un certain nombre de fidèles. Nous avons su que Mickaël Harpon avait l'habitude de fréquenter cette mosquée vêtue d'une tenue traditionnelle, ce qui surprenait son épouse, d'origine marocaine ; lui-même était un converti. Toujours est-il que, d'après nos informations, à aucun moment il n'a tenu de propos répréhensibles, mis à part les propos rapportés, mais jamais signalés, au sujet de l'attentat contre Charlie Hebdo. Le nom de Mickaël Harpon ne nous est jamais remonté.
Vous avez évoqué la création d'un espace sécurisé au sein du FSPRT, permettant d'isoler les personnes figurant dans ce fichier et relevant de professions sensibles. Comment concevez-vous cet espace sécurisé ? Quelle est sa nature ? S'agit-il d'un sous-fichier comportant plusieurs catégories ?
Il ne s'agit pas d'un sous-fichier, mais d'un espace bénéficiant, au sein même du FSPRT, d'une protection renforcée ; les accès à cet espace seront limités. Parmi les quelques fonctionnaires de police ou gendarmes qui ont été signalés, certains avaient été inscrits au FSPRT, mais d'autres pas, pour des raisons de sécurité. En tout état de cause, ils le seront désormais au sein de cet espace sécurisé.
Le FSPRT a fait l'objet d'un toilettage l'année dernière : le nombre de fiches a été divisé par deux, certaines ont été désactivées. À combien évaluez-vous le nombre de personnes susceptibles de figurer aujourd'hui dans cet espace sécurisé ?
À ce jour, vingt-sept personnes devraient être inscrites dans cet espace sécurisé, ce qui représente un étiage bas. Par ailleurs, depuis le 3 octobre 2019, les signalements ont été nombreux ; une centaine de cas est actuellement à l'étude. Un premier groupe d'évaluation centrale y travaille, sous l'égide de l'inspection générale de la police nationale (IGPN) au niveau central. Ce premier groupe d'évaluation a commencé à tenir compte des situations des différentes personnes signalées ; dans leur grande majorité, elles ne relevaient pas de phénomènes de radicalisation avérée. Un deuxième groupe d'évaluation centrale à l'IGPN se réunira le 13 décembre 2019 ; nous examinerons à cette occasion les situations qui auront vocation à être inscrites au FSPRT. En tout état de cause, sur la centaine de personnes concernées, toutes n'y seront pas inscrites.
Nous parlons uniquement de personnels de sécurité du ministère de l'Intérieur. Les autres personnels de sécurité sont comptabilisés par ailleurs, en dehors de l'espace sécurisé que j'ai évoqué. Précisons qu'aucun policier de la préfecture de police de Paris ne figurait dans ce fichier avant l'attaque du 3 octobre 2019.
Le préfet de police et son directeur de cabinet nous ont indiqué que trente-six personnes ont été signalées depuis le 3 octobre 2019 : figurent-elles dans la centaine de cas actuellement à l'étude ?
Je suis étonné par certains de vos propos. Aujourd'hui, nous nous posons la question de savoir si Mickaël Harpon était atteint de démence ou s'il était radicalisé. Je me réfère à la note de Mme Bilancini : il n'a pas eu une crise de démence. Mickaël Harpon, je le rappelle, avait déclaré en 2015 : « c'est bien fait » au sujet de l'attentat contre Charlie Hebdo. ; il a donc fait l'apologie d'un acte terroriste. Par ailleurs, des éléments montrent que parfois, il serrait la main aux femmes, mais parfois non.
Je m'intéresse aux problématiques de radicalisation. Je peux vous affirmer qu'à la suite de l'attaque du 3 octobre 2019, un retraité de la préfecture de police de Paris a reçu trois appels de personnes y travaillant encore lui disant : « c'était prévisible, on aurait pu s'en douter ». Si je dispose de cette information, je suppose que vos services et le parquet national antiterroriste (PNAT) l'ont également.
Outre l'imam de Gonesse, êtes-vous au courant des contacts de Mickaël Harpon avec deux imams radicalisés, d'origine guadeloupéenne ?
J'insiste sur un point : le PNAT est en charge de ce dossier, ce qui confirme son caractère terroriste.
S'agissant des propos supposément tenus par Mickaël Harpon à la suite de l'attentat contre Charlie Hebdo, la mémoire a visiblement failli chez de nombreuses personnes… Je veux bien qu'on dise que c'était prévisible, c'est toujours plus facile à dire après. Ce qui est certain en revanche, c'est que s'il a tenu les propos qu'on lui prête à l'endroit des victimes de Charlie Hebdo, personne ne se souvient de la phrase exacte, pour la simple raison que personne ne l'a signalée à ce moment précis. Si une telle phrase a véritablement été prononcée, c'est donc que quelqu'un dans la hiérarchie a considéré qu'il n'était pas opportun de faire remonter cette information : or une telle information aurait dû remonter à l'échelon directorial de la DRPP, compte tenu notamment de l'état d'esprit de la nation à cette époque. C'est en tout cas quelque chose que j'aurais du mal à supporter dans un service que je dirige.
Vous avez dit que l'attaque du 3 octobre 2019 était douloureuse pour la police ; je dirais qu'elle encore plus douloureuse pour les renseignements. Vous nous avez expliqué, et d'autres avant vous, que l'imam de la mosquée de Gonesse faisait l'objet d'un suivi. Il prêchait non pas le vendredi, mais les jours de la semaine, lorsque les fidèles sont beaucoup moins nombreux. Parmi ces quelques fidèles figurait un fonctionnaire de la préfecture de police de Paris, en charge – à un petit niveau, certes – de la radicalisation. À quoi a servi le suivi de cet imam qui profère des paroles de haine ?
Par ailleurs, vous avez dit que le signalement concernant Mickaël Harpon n'était pas remonté jusqu'à vous. Pourtant, la mission d'un service de renseignement consiste à attraper des informations. Vous avez parlé d'un « radicalisé avéré » : qu'est-ce que cela signifie pour vous ? Vous avez également parlé de démence ; il en a également été question dans la triste affaire concernant Sarah Halimi : quelqu'un qui poignarde une vieille dame de quatre-vingts ans avant de la jeter par la fenêtre est forcément porteur d'une part de démence. Pour moi, le djihadisme en lui-même a un côté de démence. Mais cela ne remet pas pour autant en cause la responsabilité pénale, à plus forte raison quand l'intéressé s'occupe du renseignement à la préfecture de police. Pensez-vous avoir une part de responsabilité ?
Dans un rapport sur la délégation parlementaire au renseignement (DPR), j'ai lu ceci : « Face à la vague d'attentats depuis 2012, l'organisation du dispositif antiterroriste a été progressivement revue. Au sein de la CNRLT a été créé en 2017 un centre national de contre-terrorisme placé sous l'autorité du Président de la République. Petit à petit, l'UCLAT, instance de coordination créée en 1984 et rattachée à la DGPN, a perdu son importance. Le Gouvernement réfléchirait d'ailleurs à intégrer l'UCLAT à la DGSI pour faire le bilan des multiples réformes conduites. » En tant que parlementaires, extérieurs à ce milieu, nous ne pouvons qu'être interpellés par ces propos d'initiés. J'aimerais vous entendre à ce sujet.
J'ai lu attentivement ce rapport, à propos duquel je ne ferai pas de commentaires : il ne correspond pas à la réalité que nous connaissons au quotidien. La DPR a la liberté d'écrire ce qu'elle veut, d'autant qu'elle publie son rapport neuf mois plus tard, alors que les chiffres et le contexte ne sont plus du tout les mêmes. Ainsi, notre intégration à la DGSI est un simple transfert d'autorité : nous passons de l'autorité du DGPN à celle de la DGSI. L'UCLAT reste composée des mêmes départements et chargée des mêmes missions ; elle effectuera exactement le même travail que précédemment. Si l'UCLAT était si affaiblie, la DGSI ne s'en encombrerait pas…
Par ailleurs, vous nous reprochez de n'avoir rien vu. Je vous rappelle que nous sommes une unité de coordination et non un service de renseignement. Nous coordonnons les informations qui remontent, de façon à ce que tout le monde puisse échanger les informations dans les meilleurs délais. Nous ne pouvons coordonner des informations qui ne remontent pas. C'est pourquoi je ne dis pas que les informations ne sont jamais remontées, mais je dis que l'information relative à Mickaël Harpon n'a pas été transmise. Le Renseignement Territorial du Val-d'Oise avait en charge la surveillance de la mosquée de Gonesse : s'ils ont repéré cet imam, c'est qu'ils ont constaté qu'il avait l'habitude de prêcher d'autres jours que le vendredi et en particulier à l'occasion de dars (cours, conférences). Cela ne signifie pas que Mickaël Harpon était nécessairement présent à tous les dars, ni que tous les fidèles sont systématiquement identifiés. Sans entrer dans le détail des techniques de renseignement, il est possible, pour un simple dars, de savoir ce qu'il s'y dit – en général, les services y veillent – et combien de personnes y participent, mais il est difficile de connaître l'identité de tous les participants. En tout état de cause, le Renseignement Territorial du Val-d'Oise fait plutôt bien son travail et la DRPP fait remarquablement le sien. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas à juger de la qualité du travail ; lorsqu'un problème survient, tous les retours d'expérience et les travaux menés, notamment à l'occasion de la réunion hebdomadaire UCLAT du mardi, rappellent ce problème.
S'agissant de Mickaël Harpon, je persiste et je signe : son nom ne nous avait pas été signalé avant l'attaque du 3 octobre 2019. Je ne suis donc pas en mesure de vous en dire davantage sur lui avant cette date.
Parce que visiblement, Mickaël Harpon n'avait pas été identifié. Vous dites que c'était un homme de renseignement : il était adjoint administratif chargé de l'informatique. J'ai rencontré des personnes ayant travaillé avec lui, qui m'ont expliqué que personne autour de lui n'avait pu anticiper ce qui s'est passé. Elles m'ont également indiqué qu'il souffrait avant tout d'un manque de reconnaissance. Ainsi – peut-être cela vous a-t-il été rapporté –, il était surnommé Bernardo par certains de ses collègues, car il était sourd et muet. Il en souffrait, comme il souffrait de voir promus des agents ayant moins d'ancienneté que lui dans des fonctions similaires. Tous ces éléments ont ensuite pu alimenter une réaction utilisant le vecteur de la radicalisation et du terrorisme ; n'étant ni psychologue, ni psychiatre, je ne peux toutefois le certifier. Nous constatons en effet que de nombreuses personnes passant à l'acte sont atteintes de démence ; et les gens de Daech qui égorgent sur zone ne sont pas forcément clairs dans leur tête. Il semblerait que Mickaël Harpon ait entendu des voix la nuit précédant l'attaque, ce qui est généralement le signe d'une affection schizophrénique. Quoi qu'il en soit, je ne souhaite pas entrer dans ce débat, l'attaque ayant été qualifiée de terroriste par la justice. Certains s'interrogent sur ce qui a pu animer Mickaël Harpon et continuent leurs recherches en ce sens ; une enquête est en cours. Le PNAT, ayant à sa disposition tous les experts nécessaires, sera plus à même que nous de déterminer les causes de cet acte.
Nous disposons d'une grille d'analyse comportant de nombreux critères, que nous utilisons beaucoup dans le cadre d'actions de sensibilisation. Il y a des signes faibles, tels qu'un changement de comportement du jour au lendemain ou une conversion. Nous recevons de nombreux appels concernant des conversions, notamment de la part de parents inquiets suite à la conversion de leur enfant ou d'un proche ; mais on ne peut pas considérer que le seul fait de se convertir soit une radicalisation avérée. En revanche, après une conversion, se laisser pousser la barbe, s'habiller à la manière des salafistes ou tenir des propos extrêmement apologétiques, et ce, du jour au lendemain, sont pour nous des signes de radicalisation avérée, qui amènent les services de renseignement à s'intéresser de beaucoup plus près aux personnes concernées.
Au ministère de l'Intérieur, trois critères fondent la radicalisation à caractère violent : premièrement, un processus plus ou moins rapide – on ne se radicalise pas en une minute ; deuxièmement, l'adhésion à une idéologie radicale ; troisièmement, l'utilisation de la violence comme mode d'action, que celle-ci soit effective ou potentielle, qu'elle se traduise par un passage à l'acte, un projet, du soutien ou de l'apologie. Pour le ministère de l'Intérieur, la notion de violence est primordiale dans la mesure où c'est un critère d'ordre public. Au-delà de l'adhésion idéologique et du processus de changement de la personne, nous cherchons à savoir si elle constitue objectivement une menace. Plusieurs critères doivent alors être recherchés, constituant des faisceaux d'indices qui n'ont pas tous la même valeur et que nous objectivons en fonction de chaque contexte particulier : un adolescent peut s'inscrire dans un registre de provocation et n'aura pas la même attitude qu'un adulte ; une personne présente dans une zone géographique particulière pourra être influencée par un substrat culturel. Quoi qu'il en soit, chaque situation est particulière et, rapportée au cas d'espèce, nous appliquons des indicateurs en examinant le processus, l'adhésion à une idéologie radicale et la présence d'une violence effective ou potentielle.
Plus nous progressons dans les auditions, plus je comprends ce qui s'est passé, et plus je suis inquiet. Tout le monde nous dit que le cas de Mickaël Harpon n'a pas été transmis à la hiérarchie : or c'est précisément le problème ! Comment a-t-il pu ne pas remonter ? Voilà un agent qui travaille dans un service de renseignement, confronté à un problème de comportement en raison de son handicap et qui est mal à l'aise. Je ne suis pas un spécialiste de la lutte antiterroriste, mais quand, dans un service de renseignement, il y a un tel maillon faible et potentiellement en difficulté, il devient de fait une cible privilégiée pour l'adversaire : on peut penser raisonnablement qu'il cherchera à l'approcher, à le retourner.
Nous avons donc, au cœur du service de renseignement, une personne en difficulté, qui souffre et dont ses collègues se moquent. En outre, il est antillais ; or les Antillais, que je connais bien, ont en raison notamment du poids de l'histoire, de l'esclavage, une sensibilité à fleur de peau, une susceptibilité particulière. Les services de renseignements doivent avoir connaissance de tout cela. Cet agent, dans la situation que nous venons de décrire, se convertit : comment est-il possible que personne ne s'avise d'aller voir quel imam il fréquente ? Il est pour moi incompréhensible qu'un agent des services de renseignement, en difficulté, se convertisse sans que personne ne vérifie qu'il n'est pas en train d'être retourné ! Si tel avait été le cas, on aurait constaté qu'il fréquentait un imam que les services du renseignement territorial décrivent comme dangereux, manipulateur et capable de retourner les esprits : nous avons eu accès aux rapports effectués par le Renseignement Territorial demandant l'obligation de quitter le territoire français (OQTF) de cet imam. J'ai eu affaire avec cet individu, je sais de quoi il est capable. Et pourtant, cela ne « tilte » pas. Pourquoi ? Si aucune réponse n'est apportée à cette question, cela peut se reproduire à tout moment.
Ce qui m'intéresse, c'est de comprendre ce qui s'est passé, mais également d'éviter que cela ne recommence. Or là, cela n'a pas « tilté », et à deux reprises : d'abord, la DRPP ne comprend pas que l'un de ses agents est en situation de souffrance et ne réagit pas lorsqu'il se convertit ; ensuite, aucun lien n'est établi entre cet agent et un imam parallèlement identifié comme potentiellement dangereux par le SRT, mais qu'un service du ministère de l'Intérieur décide de ne pas expulser… Voilà un type signalé, condamné pour blanchiment de fraude fiscale, marocain, et sous le coup d'un arrêté d'expulsion : le moins que l'on puisse faire était de le surveiller ! Je me suis renseigné : les prêches qu'il effectuait le matin et le soir, en dehors du vendredi, rassemblaient entre quinze et vingt fidèles. Un service de renseignement ne serait pas capable d'en connaître l'identité ? Cela aurait permis de constater la présence d'un agent d'un service de renseignement. Pourquoi les services de renseignements ne l'ont-ils pas fait ? Pourquoi, lorsqu'un agent d'un service de renseignement se convertit, personne ne s'intéresse à ses fréquentations, comme nous l'ont confirmé le préfet de police et sa directrice du renseignement ? Pourquoi n'existe-t-il pas en la matière une procédure immédiate ? Cela me paraîtrait le b-a ba d'un processus de recherche ? Mais visiblement, ce n'est pas le cas…
La faille est double : premièrement, cet imam n'a pas été suffisamment suivi, alors que nous connaissions sa capacité à retourner les cerveaux ; deuxièmement, un agent d'un service de renseignement se convertit et personne ne songe à vérifier ses fréquentations. Nous devons mettre en place des processus permettant de nous assurer qu'un tel drame ne surviendra plus jamais. Pourquoi dans ces deux cas de figure, aucune action cohérente et coordonnée des services de renseignement n'a été menée afin de surveiller un agent qui se convertit et un imam que l'on dit dangereux, mais que l'on n'a pas voulu expulser ?
Concernant l'expulsion, compte tenu du travail mené par les SRT, nous pensons que cette procédure aurait dû aboutir. Comme vous le savez, il s'agit d'un processus assez long, qui finit à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ) du ministère de l'Intérieur.
Cet imam faisait bien l'objet d'un suivi. Je ne connais pas les détails de l'enquête sur le fond ; visiblement, Mickaël Harpon n'assistait pas à tous ses dars. Et dans le cadre de son travail, celui-ci n'a pas fait l'objet de signalement, en dehors de son mal-être, malheureusement partagé par de nombreux fonctionnaires. Les agents aux prises avec des problèmes personnels ou victimes de burn-out sont en général reçus par des psychologues ; peut-être le mal-être de Mickaël Harpon a-t-il été trop mis sur le compte de son handicap. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas là pour expliquer la corrélation entre cet agent administratif de la DRPP et sa participation à certains dars à la mosquée de Gonesse, auprès d'un imam qui fait l'objet d'un suivi, dont l'expulsion a été demandée mais n'a pas été réalisée. Qui plus est, l'enquête a montré que l'implication de cet imam n'était pas confirmée ; en effet, les premiers éléments l'ont plutôt blanchi – à notre grande déception, d'ailleurs, mais nous sommes tenus par les règles du système démocratique. Nous passons un certain temps à relire les demandes de surveillance, les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance, les demandes d'expulsion et même parfois les demandes de déchéance de nationalité. Nous passons beaucoup de temps également à travailler sur ces documents avec les services de renseignement concernés, de façon à obtenir satisfaction auprès de la DLPAJ. Et fort heureusement, bon nombre de mesures finissent par être exécutées.
Lorsqu'un agent d'un service de renseignement se convertit, il est nécessaire de vérifier l'identité de l'imam qu'il fréquente. Par ailleurs, lorsqu'un imam radicalisé n'est pas expulsé, l'identité des fidèles fréquentant ses dars est-elle vérifiée ?
Bien évidemment, les services de renseignement s'efforcent de connaître l'identité des fidèles fréquentant un imam faisant l'objet d'un suivi. Toutefois, il est extrêmement rare de connaître 100 % de ces identités.
Dans un précédent poste, j'ai réussi à identifier des participants à des dars, dans une commune suburbaine de Grenoble, parce qu'ils appartenaient tous à la même équipe de football. Ils ont ensuite fait l'objet d'un étroit suivi ; certains sont partis sur zone, au Yémen ou ailleurs. Nous avons essayé de les séparer les uns des autres et de les soustraire à l'influence de certaines personnes. Mais dans le cas qui nous occupe, vous nous demandez si nous cherchons à savoir qui fréquente un agent administratif lorsqu'il se convertit. Encore faut-il savoir qu'il se convertit ! Si un agent, antillais ou normand, me demande des aménagements de travail parce qu'il souhaite faire le ramadan, je serai au courant de sa conversion ; mais s'il ne fait jamais allusion à sa foi, je n'ai aucun moyen de le savoir.
S'agissant de Mickaël Harpon, il ne revêtait la tenue traditionnelle que lorsqu'il se rendait à la mosquée et seule sa femme le voyait partir ainsi.
Un contrôle est-il effectué lorsque l'on apprend qu'un agent d'un service de renseignement s'est converti ?
Je ne vais pas vous répondre oui alors que la réponse est, pour l'instant, non… Toutefois, ce contrôle est une problématique très concrète, notamment concernant les habilitations. Depuis le 3 octobre 2019, nous avons reçu une centaine de signalements ; de nombreux agents ont réagi en signalant des collègues musulmans. De trop nombreux signalements risquent néanmoins de provoquer un encombrement dans l'activité de surveillance. Cela étant, nous avons enregistré ces signalements et nous avons organisé un premier groupe d'évaluations centrales, avant celui prévu le 13 décembre. Le premier groupe a traité 142 dossiers, dont certains ont été très rapidement éliminés. Le 13 décembre, nous devrons nous retaper une nouvelle centaine de dossiers : nous les étudierons avec beaucoup de rigueur.
Mes observations et mes questions rejoignent celles formulées précédemment par François Pupponi. Nous avons bien entendu que vous n'êtes pas un service de renseignement, mais une unité de coordination, ce qui vous permet un certain recul vis-à-vis de différentes situations.
À la question de savoir si la conversion d'un agent d'un service de renseignement, qui plus est habilité secret défense, déclenchait un signal faible en quelque sorte, la réponse est donc négative. Dans les semaines ou les mois à venir, voire dans un délai plus court, pouvez-vous formuler des propositions en vue d'améliorer les procédures actuelles, qui manifestement ont failli à certains égards ? Existe-t-il une volonté claire d'instaurer des procédures spécifiques, plus resserrées et dont le déclenchement serait plus rapide, à partir d'un certain nombre d'indicateurs et de critères, s'agissant notamment des personnels habilités secret défense ? Lors du renouvellement de ces habilitations, un criblage plus serré et plus fin serait-il envisageable ? Considérez-vous que votre mission devrait vous amener à participer, dans un court délai, à l'élaboration de nouvelles règles et de nouvelles procédures ?
Un groupe de travail, auquel nous participons, a été constitué autour de l'IGPN ; la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) mettra en œuvre une procédure semblable. Ce groupe réfléchit actuellement à un certain nombre de mesures qui pourraient permettre d'anticiper des comportements et qui rigidifieront assez rapidement le système des habilitations. Il existe actuellement deux systèmes d'habilitation, l'un concernant les personnels hors DGSI et l'autre interne à la DGSI, beaucoup plus rigoureux.
Le cabinet du ministre de l'Intérieur a souhaité très rapidement conduire une étude de faisabilité, visant à durcir, dans les meilleurs délais, le niveau de sécurité actuel, ainsi que le niveau de surveillance des personnes susceptibles de fréquenter des milieux considérés comme radicalisés. Les signalements que nous avons déjà reçus visaient d'ores et déjà des personnes en lien avec des milieux radicalisés. Le nom de Mickaël Harpon n'était pas remonté, mais d'autres noms avaient été transmis et font l'objet d'un suivi ; dans la plupart des cas, les agents concernés ont été déplacés, notamment lorsque leurs activités étaient en lien avec le renseignement. Concrètement, la question porte sur le nombre de cas semblables à celui de Mickaël Harpon : c'est également sur ce cas précis que le groupe de travail est en train de se pencher.
Plusieurs d'entre nous ont exprimé leur inquiétude. Je la partage, d'autant plus qu'en tant que cible potentielle du fondamentalisme islamiste, les procédures défaillantes m'intéressent au plus haut point…
Nous vous avons entendu tenir des propos que je qualifierais, avec tout le respect que je vous dois et parce que nous sommes à huis clos, de propos du café du commerce : tout ce que vous nous avez dit, nous pouvons le lire dans le journal et nous en parlons autour d'un café à la buvette avant de venir dans cette salle : il n'était pas bien, il était mal dans sa peau, etc. Mais vous ne répondez pas à un questionnement pourtant essentiel : nous avons là un cas, ce qui devrait suffire, de conversion d'un membre d'un service de sécurité, qui n'a fait l'objet d'aucun suivi du fait de cette conversion. J'ai presque le sentiment que vous n'avez pas ou peu intégré les leçons qui devraient être tirées de l'affaire Harpon. Ainsi, vous nous dites que vous allez être contraint de vous « retaper » cent dossiers ; le vocabulaire choisi semble quelque peu indolent.
Si, je l'ai d'ailleurs noté au moment où vous l'avez dit. Vous semblez partir du principe que les signalements effectués tombent dans un excès inverse. Cela est assez révélateur de l'état d'esprit d'un certain nombre de personnes que nous avons entendues. On s'étonne alors moins que des informations, pourtant essentielles, ne soient pas remontées ; peut-être les agents craignaient-ils d'être accusés d'en faire trop, d'être injustes en signalant des collègues uniquement parce qu'ils se sont convertis. Pour éviter cela, il faut une confiance forte dans les procédures mises en œuvre.
Considérez-vous que la conversion d'un membre d'un service de renseignement doit obligatoirement faire l'objet d'une procédure et d'une enquête, afin de savoir quelles sont les conditions d'exercice de sa foi – et accessoirement de vérifier que l'exercice de sa foi ne se fait pas auprès d'imams fichés S ? Pensez-vous qu'à chaque cas de conversion d'un agent d'un service de renseignement, il soit nécessaire de mener une enquête pour vérifier que celui-ci ne subit pas des influences qui l'amèneraient à tomber dans une forme de radicalisation ?
Par ailleurs, vous n'avez eu de cesse de nous dire, ce qui était du reste assez contradictoire, que l'imam fréquenté par Mickaël Harpon faisait l'objet d'un suivi. En quoi consiste exactement ce suivi ? En effet, dans le même temps vous nous indiquez que les quinze personnes assistant à ses prêches n'ont pas fait l'objet d'une vérification et que leur identité n'était pas nécessairement connue. Compte tenu du profil de l'imam, on peut s'étonner que quinze personnes assistant à l'office matin et soir, tous les jours sauf le vendredi, ne soient pas identifiées. En quoi consiste le suivi d'un imam si ce n'est à identifier les personnes assistant à son prêche deux fois par jour, cinq jours par semaine ?
Je m'efforcerai d'être très précis, afin d'éviter que vous me prêtiez des propos que je n'ai pas nécessairement tenus. Ainsi, je n'ai pas dit que nous allions « nous retaper » des dossiers ; nous allons les traiter, tout simplement. Nous y passons suffisamment d'heures pour n'avoir pas besoin que l'on nous fasse la leçon. Je prends très mal ce que vous m'avez dit.
S'agissant du suivi, bien évidemment, certains fidèles sont signalés. Nous avons reçu plus de 75 000 signalements depuis 2014. Parmi ces signalements figurent de très nombreux signalements de conversion, y compris de membres des forces de l'ordre. Une enquête est évidemment menée, je n'en détaillerai pas ici les modalités. Des membres des forces de l'ordre ont fait l'objet d'un suivi et ont été déplacés, je l'ai dit.
Quant aux conversions, qu'elles concernent ou non des membres des forces de l'ordre, elles correspondent parfois à des conversions à la religion du conjoint, qu'il s'agisse de l'islam ou d'une autre religion, et ne s'accompagnent pas d'autres signes de radicalité. En revanche, il est arrivé que le signalement d'une conversion nous ait amenés à découvrir l'évolution rapide d'une personne. Les services concernés se sont alors mis à travailler sur ces cas. Les signalements, qui sont ensuite traités par les services, font l'objet de trois niveaux de suivi : le suivi permanent, qui mobilise d'importants moyens, représente 3 % des signalements ; un suivi de niveau 2, impliquant un point précis tous les quinze jours, un suivi des déplacements, un fichage S et l'application de techniques spécifiques de renseignement ; enfin, pour les cas les moins graves, un suivi de niveau 3, qui repose sur un bilan opéré tous les trois à quatre mois pendant une dizaine de jours, afin de surveiller une éventuelle évolution de la situation. Ces niveaux de suivi ont dû être déterminés en raison du nombre de fiches actives, qui dépasse les 9 000, et du nombre d'objectifs concernés.
S'agissant des fidèles suivant les dars de l'imam de Gonesse, l'intérêt du suivi de ce dernier consistait bien évidemment à en identifier certains. J'ai dit que le cas de Mickaël Harpon n'était pas remonté jusqu'à nous, c'est tout. Je n'ai pas parlé de celui des autres.
Je souhaite apporter un complément au sujet du dispositif d'anticipation, en particulier concernant les forces de l'ordre. En 2018, le Gouvernement a lancé le plan national de prévention de la radicalisation (PNPR), qui abordait la question de la radicalisation au sein de la fonction publique, dans ses mesures 19 – concernant les agents publics exerçant des missions de souveraineté nationale – et 20 – concernant les autres agents publics. Deux guides sont parus, l'un publié par la direction générale de la fonction publique (DGFP) et l'autre par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), afin de traiter le cas particulier du signalement au sein de la fonction publique et de prévoir des mesures disciplinaires de droit commun ou des mesures dérogatoires figurant dans le code de la sécurité intérieure s'agissant spécifiquement des personnels de sécurité et de défense. Ce plan et ces guides ont fait l'objet d'un travail d'une année environ et sont parus récemment. Nous étions donc dans l'anticipation de ce type de problématique au sein de la fonction publique. Autrement dit, un dispositif de signalement renforcé a bel et bien été mis en place.
Le PNPR a été lancé le 23 février 2018. L'ensemble de ses mesures sont issues du premier plan d'action contre la radicalisation et le terrorisme (PART) de 2016, qui a été scindé en deux – le PNPR et le PART – en raison de la densité des affaires dont nous avons la charge. Par la suite est intervenu le plan d'action contre le terrorisme de juillet 2018. Toutefois, nous n'avons pas attendu la parution de ces guides pour multiplier les actions de sensibilisation, notamment auprès des services de police et de gendarmerie ; il s'agit en effet de notre public prioritaire, bien que nous nous adressions également aux chefs d'entreprise, aux élus, aux universités et, plus largement, aux personnels de l'Éducation nationale. Nous intervenons dans de nombreux domaines et nous essayons d'anticiper les radicalisations qui peuvent affecter ces secteurs sensibles. Nous avons ainsi beaucoup travaillé auprès de l'Éducation nationale.
Vous nous dites que les conversions des membres de services de renseignement font l'objet d'une enquête. Or la conversion de Mickaël Harpon, qui est intervenue à l'occasion de son mariage, était connue de tout le monde, y compris de la direction des ressources humaines. Pourtant, elle n'a pas fait l'objet d'une enquête et je crois savoir qu'il a été à nouveau habilité secret défense. Force est de constater une double carence : l'absence d'enquête lors de sa conversion, qui aurait dû être déclenchée du fait de son appartenance à un service de renseignement, et l'absence d'enquête au moment de son habilitation secret défense. Sa conversion n'est pas problématique en elle-même, mais elle crée un risque, celui d'être manipulé par des personnes radicalisées qui le pousseraient à commettre un attentat terroriste. Je constate donc, par deux fois, une carence majeure. Vous nous indiquez que des contrôles supplémentaires ne seront pas instaurés à l'avenir, car il en existe déjà ; mais à deux reprises au moins, la conversion de Mickaël Harpon n'a entraîné aucune enquête. Si une telle enquête avait été effectuée, elle se serait intéressée à l'endroit où Mickaël Harpon pratiquait sa foi et aurait su qu'il se rendait deux fois par jour aux prêches d'un imam fiché S.
À ma connaissance, Mickaël Harpon ne fréquentait pas cet imam deux fois par jour, mais quelques fois par semaine. Toutefois, vous avez raison, c'est d'ores et déjà plus souvent que la seule prière du vendredi. En revanche, je n'ai pas dit que nous ne ferions pas plus d'enquêtes ; je vous ai dit que non seulement nous le faisions déjà, mais que nous le ferions davantage. Nous sommes en train de monter en charge en termes de sensibilisation et de formation des différents publics concernés. Le cas de Mickaël Harpon est très malheureux ; une enquête est en cours, dont j'attends de connaître les conclusions au-delà des informations dont nous disposons d'ores et déjà.
En tout état de cause, il est bien évident que nous continuerons à travailler à ce sujet. S'agissant des conversions, les agents concernés font l'objet d'un examen attentif de la DGSI au moment de leur habilitation, à l'instar de ceux qui rejoignent une secte ou qui se radicalisent, dans quelque religion que ce soit. Certes, la conversion de Mickaël Harpon, à la suite de son mariage, était connue, mais il était d'un naturel très discret et sa radicalisation n'avait jamais été signalée. Le calendrier des prêches auxquels il a assisté est un sujet qui mérite d'être étudié, mais en aucun cas on ne peut en déduire que le dispositif n'est pas adapté. Vous avez interrogé les services de renseignement concernés ; ils sont plus à même que moi de vous indiquer le détail des mesures qui ont été prises.
Vous nous avez précisé que les procédures d'habilitation différaient selon que les personnels concernés appartenaient ou non à la DGSI. Or la DRPP exerce les compétences de la DGSI. Estimez-vous que tous les services concourant aux missions de renseignement et de lutte antiterroriste doivent avoir un niveau d'habilitation de leurs personnels relevé au niveau de celui de la DGSI ? Estimez-vous que ce niveau d'habilitation aurait déjà dû être appliqué à la DRPP ? Quelles sont les différences de niveau entre ces deux procédures ?
La DGSI se donne davantage de temps pour étudier l'environnement familial des individus. Ces derniers ayant vocation à devenir des fonctionnaires ou des contractuels du service, le travail est plus abouti. Pour ce qui est des personnels des autres services de renseignements, l'enquête n'est pas bâclée ; il s'agit d'une enquête de fond, qui dure entre cinq et sept mois. Une autre sous-direction de la DGSI est en charge de ces enquêtes. Mais l'habilitation interne à la DGSI, qui est assurée par l'inspection générale de la sécurité intérieure (IGSI), se situe clairement à un niveau supérieur.
La question de savoir si tous les effectifs devraient être visés par une enquête similaire, qui peut durer jusqu'à un an, est également liée à un autre phénomène : les services de renseignement ont beaucoup recruté depuis 2014, c'est-à-dire depuis la création officielle de la DGSI et du service central du renseignement territorial (SCRT). Le nombre de postulants a été parfois cinq à six fois supérieur au nombre de recrues, ce qui a entraîné de nombreuses enquêtes, tous les postulants faisant l'objet de recherches et de criblages. Peut-être les services de renseignements ont-ils été victimes de leur succès. Un postulant peut tout à fait être retoqué au bout de six mois si l'enquête le concernant est défavorable. Compte tenu des très nombreux recrutements que j'évoquais, il a fallu dans le même temps former les nouvelles recrues et les habiliter, ce qui a représenté une très lourde charge. De mon point de vue, et notamment du fait que nous avons été touchés en interne, il est nécessaire de revoir les procédures ; c'est le sens des discussions menées actuellement.
Je vais vous poser une question que j'adresse à chacun des interlocuteurs que nous recevons et qui est devenue presque rituelle : un véritable problème de lien s'est posé entre la partie parisienne des renseignements et la partie territoriale. Vous nous expliquez que ce lien fonctionne désormais parfaitement bien. On nous dit également qu'un fait saillant aurait pu donner l'alerte à un certain moment, mais qu'il ne s'est pas reproduit et n'a donc pu être repéré par les mesures instaurées par la suite. Je souhaite néanmoins avoir votre opinion concernant ce fait saillant et ce qu'il en est désormais, depuis qu'ont été revues les procédures de connexion entre la zone de Paris et les zones de banlieue : fonctionnent-elles de façon satisfaisante ?
Il existe entre le SCRT et la préfecture de police un protocole d'accord qui fonctionne plutôt bien – sachant que rien ne fonctionne jamais parfaitement. En outre, des groupes départementaux d'évaluation de la radicalisation réunissent l'ensemble des services autour du préfet, toutes les semaines ou tous les quinze jours suivant la taille du département. Yvan Carbonnelle et moi-même assistons régulièrement à ces groupes d'évaluation pour rappeler la doctrine en la matière, en l'occurrence celle du 14 décembre 2018. Cette doctrine a été élaborée tout au long de l'année 2018 et est en cours d'installation.
Pour avoir assisté à de nombreux groupes d'évaluation de la radicalisation, tant en région parisienne que dans d'autres départements, je peux vous indiquer que nous avons progressé et que les services échangent et communiquent désormais énormément. La répartition des objectifs entre la DGSI et le SCRT fonctionne très bien. Les niveaux de suivi évoluent parfois à l'occasion de ces groupes d'évaluation. L'inscription de certains individus au FSPRT est parfois proposée, y compris par nous-mêmes ; à l'inverse, il arrive de décider de clôturer des dossiers qui ne présentent plus de caractère sensible. En tout état de cause, ces groupes d'évaluation de la radicalisation fonctionnent de façon satisfaisante.
Nous sommes attentifs à vos propos, mais il en ressort toutefois que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Ne le prenez pas à titre personnel, mais il me semble qu'il reste des « trous dans la raquette », peut-être en raison d'un manque de moyens ou d'effectifs. Je vous rappelle que Charb lui-même avait dû appeler les services de renseignement pour signaler des menaces, qui n'avaient pas été considérées comme suffisamment graves par l'UCLAT ; cette dernière avait alors décidé de diminuer le niveau de la protection rapprochée de Charb. Hélas, nous connaissons la suite. Pour autant, j'ai conscience qu'il est toujours plus facile de parler a posteriori.
Un cas de figure très récent servira d'illustration à mes propos : un policier était à mes côtés pendant près d'un mois et demi. Cet homme est tellement pieux qu'il porte un cal sur le front, la tabaâ ; pourtant lorsqu'un de ses collègues lui en a demandé l'origine, il a déclaré qu'il s'agissait d'une marque de naissance. Il y a quelques jours, nous étions pris dans des embouteillages à l'occasion d'une manifestation ; en réponse à la remarque « Les insoumis n'aiment pas tellement la police. », il a répondu « Il y a aussi des policiers qui n'aiment pas la police ». Cet homme, qui était présent dans ma voiture pendant plusieurs semaines, porte une arme. Cela étant, il est professionnel ; dois-je être inquiet à son sujet ? La réponse est très complexe. La radicalisation ne concerne pas uniquement les membres des services de renseignement, mais aussi les forces de l'ordre.
Je vous ai écrit à plusieurs reprises pour vous faire part de mes inquiétudes, mais je n'ai jamais reçu de réponse. Peut-être êtes-vous débordés ? Disposez-vous de moyens suffisants ? De quoi avez-vous besoin ? Avez-vous l'impression que tout fonctionne bien ? Pour ma part, je suis quelque peu sceptique.
Je vous ai répondu dès la fin du mois d'avril, par le biais du cabinet du directeur général ; malheureusement, la lettre se trouve toujours en stand-by, ce que je trouve tout à fait regrettable. La prochaine fois, je vous répondrai moi-même, après en avoir demandé l'autorisation.
Quant à l'hyperkératose communément dénommée tabaâ, c'est effectivement une marque de piété. Elle attire évidemment l'attention dans un service de renseignement. Un de mes fonctionnaires, dans un de mes services précédents, dont je me méfiais au début, en était également porteur ; mais en fait, il était infiltré dans des milieux radicalisés et nous ramenait énormément d'informations. Je l'ai défendu en expliquant que cela lui facilitait la tâche et qu'il a fait montre d'une loyauté à toute épreuve. Mais cela montre bien que son cas a été examiné.
Je ne souhaite pas revenir sur le fonctionnement et l'organisation des services de renseignement, et encore moins sur les fonctionnaires, qui suscitent l'admiration quel que soit leur grade. En revanche, s'agissant des relations entre le Renseignements Territorial et la DRPP, vous avez parlé d'un « protocole » qui fonctionne « plutôt bien », deux expressions qui ne me conviennent guère. Un protocole est-il nécessaire pour travailler entre deux services de renseignement policier ? On pourrait le comprendre entre un service de renseignement intérieur et un service de renseignement extérieur, à la rigueur entre un service de police et un service de gendarmerie, mais pas entre deux services policiers de renseignement. À l'occasion de précédentes auditions, il avait également été question d'officiers de liaison. Par ailleurs, dans l'expression « plutôt bien », c'est le mot « plutôt » qui ne me convient pas. Si nous avions un service de renseignement qui chapeautait l'ensemble des services du renseignement territorial et de la sécurité intérieure pour la préfecture de police et la petite couronne, peut-être n'aurions-nous pas besoin d'un protocole ni de deux officiers de liaison à plein-temps. Et votre protocole fonctionnant plutôt bien laisserait place à un échange d'informations satisfaisant…
Ne vous méprenez pas sur la notion de protocole : il s'agit simplement d'un moyen de formaliser la façon d'échanger les objectifs, par exemple lorsque la préfecture de police récupère un objectif des renseignements territoriaux ou vice-versa. La préfecture de police suit tellement d'objectifs qu'elle a besoin d'avoir une saisine écrite concernant les objectifs transmis dans un sens ou dans un autre. De la même manière, il existe un lien constant avec la DGSI.
Mon rôle ne consiste pas à dire comment devrait évoluer la DRPP par rapport à la DGSI ou au SCRT. Après plus de quarante ans de métier dans ce domaine, je constate que les modifications ont été très nombreuses au cours des dernières années : la réforme de 2008 a été très mal vécue et il a fallu totalement réorganiser les services en 2014. Les « trous dans la raquette » que vous avez évoqués résultent des six ans écoulés entre ces deux dates. Au sein des effectifs, une nouvelle réforme serait très mal vécue, même si les fonctionnaires sont loyaux et suivront les réformes si nécessaire. Mais n'oublions pas que les réformes, nombreuses ces dernières années, peuvent déstabiliser les effectifs.
Vous avez dit que l'imam de Gonesse était suivi. Je suppose que lorsqu'un imam radicalisé fait l'objet d'un suivi, les services de renseignement font remonter à l'UCLAT des informations.
D'autres fidèles que Mickaël Harpon, qui assistaient à ces dars, ont-ils fait l'objet d'un signalement ? Un dossier recensant les fidèles fréquentant les dars vous a-t-il été transmis ?
Les personnes inscrites au FSPRT sont remontées à l'UCLAT ; l'imam en comptait plusieurs dans son entourage. Le renseignement territorial disposait d'informations sur cet imam ; sinon il n'aurait pas proposé une OQTF.
Le ministre avait répondu en séance à cette question. Messieurs Boutaghane et Carbonnelle, nous vous remercions.
La séance est levée à 15 heures 55.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Ugo Bernalicis, M. Florent Boudié, M. Éric Ciotti, M. Éric Diard, M. Jean-Michel Fauvergue, Mme Isabelle Florennes, Mme Marie Guévenoux, M. David Habib, M. Meyer Habib, Mme Constance Le Grip, Mme Marine Le Pen, M. Jean-Michel Mis, Mme George Pau-Langevin, M. Stéphane Peu, M. François Pupponi, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Guillaume Vuilletet
Excusés. - M. Bruno Questel, M. Guy Teissier, M. Stéphane Trompille