Commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences

Réunion du jeudi 20 mai 2021 à 17h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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COMMISSION D'ENQUÊTE relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intÉRÊts privés et ses conséquences

Jeudi 20 mai 2021

La séance est ouverte à dix-sept heures.

(Présidence de Mme Mathilde Panot, présidente de la commission)

La commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences procède à l'audition, en table ronde, des organisations syndicales d'Électricité de France (EDF) : Mme Karine Granger, responsable de la délégation au Conseil supérieur de l'énergie de la Fédération nationale des mines et de l'énergie – CGT ; M. Pascal Jacquelin, secrétaire national de la CFE Énergies ; M. Sébastien Michel, secrétaire fédéral de la Fédération de l'énergie et de la chimie – CFDT ; M. Jacky Chorin, membre du conseil d'administration d'EDF, et Mme Nelly Bréheret, déléguée syndicale centrale d'EDF pour FO Énergie et Mines ; Mme Anne Debrégeas et M. Philippe André, porte-parole de la Fédération SUD-Énergie

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Nous concluons cette session d'auditions de notre commission d'enquête en recevant les organisations syndicales d'EDF.

Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt privé ou public de nature à influencer vos déclarations.

Auparavant, je vous rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment et de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames et Messieurs, à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

Mme Karine Granger, M. Pascal Jacquelin, M. Sébastien Michel, M. Jacky Chorin, Mme Nelly Bréheret, Mme Anne Debrégeas et M. Philippe André prêtent successivement serment.

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Karine Granger, responsable de la délégation au Conseil supérieur de l'énergie de la Fédération nationale des mines et de l'énergie – CGT

L'hydroélectricité doit concilier trois impératifs : la sûreté des ouvrages et des équipements, la régulation de la ressource en eau, en particulier dans le cas d'épisodes climatiques extrêmes, et l'équilibre du système électrique.

L'hydraulique est par ailleurs indispensable aux autres outils du système électrique, par exemple pour le maintien du refroidissement des installations nucléaires. Les stations de transfert d'énergie par pompage (STEP) sont également un excellent moyen d'intégrer les énergies renouvelables intermittentes. Les ouvrages hydrauliques correspondent donc à un outil très imbriqué et ce serait un contresens de les réduire et de les valoriser uniquement à partir de ce qu'ils produisent.

La valorisation de la production sur les marchés de l'électricité passe ensuite par un système de trading. Or le marché de l'énergie rémunère une production, dont le prix est variable, mais aussi une capacité à produire.

Un opérateur qui n'est pas lié juridiquement et contractuellement, avec des contrôles sur l'état de ses ouvrages et sur la gestion de la ressource, sera donc tenté d'engager la production à l'instant où le signal prix est le plus important, peu importe s'il gâche ou désoptimise une ressource extrêmement précieuse. Il existe quand même des impératifs comme les débits réservés pour garantir des continuités hydrauliques.

Dans ce cadre, les organisations syndicales constatent que la nécessité pour l'entreprise de présenter de bons ratios financiers et les tentations des performances marché sont incompatibles avec les contraintes d'un service d'intérêt général comme celui fourni par l'hydroélectricité.

La Confédération générale du travail (CGT) a suggéré d'autres pistes à explorer pour éviter ces problématiques comme une rémunération des ouvrages selon leur disponibilité. C'est un mode de rémunération qu'EDF connaît sur certains ouvrages à l'international. Quand le risque hydraulique est élevé par rapport à la ressource en eau, des revenus sont garantis aux installations, qu'elles produisent ou non. Ainsi, le signal de gestion de l'eau est prioritaire sur le signal du marché.

Ce principe perturberait les marchés, mais rien n'empêche de considérer l'hydraulique comme les énergies renouvelables intermittentes (ENRI) avec une priorité d'injection.

La mise en concurrence pose en outre des problèmes vis-à-vis du sens que les salariés donnent à leur travail. Ils exercent des missions de service public et des missions de protection de la ressource en eau. Leur vocation n'est pas de répondre aux signaux du marché. C'est pourtant ce qui nous attend demain.

Certains pays commencent en effet à privatiser l'eau et à créer des marchés de l'eau, à l'image de l'Australie et des États-Unis. Ces évolutions nous inquiètent grandement, car elles sont annonciatrices d'un système de libéralisation des usages de l'eau.

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Pascal Jacquelin, secrétaire national de la CFE Énergies

La CFE Énergies est consciente que les barrages hydroélectriques constituent la meilleure énergie renouvelable.

Ils permettent d'abord de produire de l'électricité de manière pilotable pour une grande part. Ils permettent ensuite de stocker sous forme d'énergie potentielle de grandes quantités d'électricité à plusieurs échelles de temps, sans les inconvénients liés aux batteries. Enfin, l'impact global sur l'écosystème, les ressources et les déchets est l'un des moins importants.

L'hydroélectricité mériterait donc d'être développée autant que possible en France et partout dans le monde.

La CFE Énergies est également consciente que la ressource en eau, une fois turbinée, a de multiples usages vis-à-vis d'autres moyens de production d'électricité, de l'irrigation, de l'eau potable, du tourisme, de la pêche, etc.

Pour ces différentes raisons, la mise en concurrence des barrages hydroélectriques n'est pas opportune. En effet, les choix ne doivent pas être déterminés par la rentabilité à court terme, mais par l'intérêt général de service public, en prenant en compte les différents usages de ce bien commun.

Ce principe peut être illustré par l'exemple de la vallée de la Durance. À certaines périodes de l'année, notamment l'été, les choix se portent d'abord sur l'irrigation, l'adduction d'eau potable et le tourisme, avant l'optimum de production d'électricité de chaque barrage. La situation est similaire en Corse.

De même, le soutien de débit des fleuves permet la disponibilité de la production électronucléaire en toute sûreté. En 2003, les retenues d'eau par la Suisse sur le Rhône, guidées par un optimum économique à court terme en Suisse, ont conduit à l'arrêt de centrales nucléaires françaises dans la vallée du Rhône.

En outre, les barrages hydroélectriques permettent en dernier recours de sécuriser électriquement les centrales nucléaires par renvoi de tension en cas d'incident réseau généralisé.

Les ouvrages hydroélectriques sont donc impliqués dans de multiples domaines et ne doivent pas être considérés comme des moyens de production isolés de tout le reste.

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Sébastien Michel, secrétaire fédéral de la Fédération de l'énergie et de la chimie – CFDT

D'abord, le statut public ou privé d'un opérateur pose question, mais pas autant que les obligations imposées par l'État à ces opérateurs. Par exemple, la Société Hydroélectrique du Midi (SHEM) a été successivement privée et publique, mais ces changements n'ont finalement pas eu d'impact significatif sur la disponibilité des ouvrages, puisque leur suivi a été correctement assuré.

Une problématique rencontrée ensuite dans la gestion de l'eau est l'absence d'une logique de vallée. Sur une même vallée, deux opérateurs peuvent cohabiter avec des concessions passant de l'un à l'autre. Il faudrait réfléchir à cette question pour améliorer le fonctionnement actuel avant de penser à libéraliser ce marché.

Un autre enjeu porte sur le traitement équitable, déjà mis en avant autour du sujet de la mise en quasi-régie des concessions hydrauliques d'EDF. Nous nous retrouverions alors en France avec trois opérateurs et trois régimes différents. La mise en œuvre d'un régime concurrentiel paraît inconcevable et contre nature dans ce contexte.

Enfin, l'énergie hydroélectrique nécessite une ressource qui n'est pas seulement une ressource électrique, mais qui est multi-usage : l'eau. La Compagnie nationale du Rhône (CNR) gère très bien le Rhône à cet égard. La volonté de chercher à libéraliser ce marché risque de mettre à mal ce type de gestion multi-usage face à des divergences d'intérêts. Il est urgent d'ouvrir le débat et de ne pas céder aux dogmes de la concurrence quand il est question de l'eau, qui est un bien commun de l'humanité et un bien vital.

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Jacky Chorin, membre du conseil d'administration d'EDF – Force Ouvrière Énergie et Mines

Nous partageons toutes les interventions précédentes sur le rôle de l'hydraulique dans la production d'électricité et sur l'aspect multi-usage de l'eau.

En complément, la concurrence dans le domaine de l'hydroélectricité est liée à deux dates. La première est la loi n° 2004-803 du 9 août 2004 relative au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières, qui a engendré la transformation d'EDF en société anonyme, suivie de son introduction en bourse. La deuxième est la loi n° 2006-1772 du 30 décembre 2006 sur l'eau et les milieux aquatiques, qui a supprimé le droit de préférence au profit du concessionnaire sortant. La combinaison de ces deux éléments a ouvert les concessions hydroélectriques à la concurrence.

Cette évolution a néanmoins entraîné un bel exemple de réaction sociale. En effet, les gouvernements successifs depuis quinze ans n'ont finalement pas réussi à mettre en œuvre l'ouverture des concessions hydroélectriques à la concurrence parce que les salariés, les organisations syndicales, les élus locaux, les élus nationaux et les populations se sont mobilisés.

Nous nous en réjouissons, mais il faut maintenant trouver une solution pour consolider définitivement ce monopole, qui est absolument indispensable pour toutes les raisons de service public qui ont bien été exposées dans les interventions précédentes.

Dans le projet Hercule, les pouvoirs publics souhaitent une quasi-régie indirecte avec deux conséquences. La première conduirait à renationaliser EDF, ce que nous souhaitons, mais également à privatiser Enedis, ce que nous combattons. FO veut que les différentes parties du groupe EDF soient renationalisées à 100 %.

La seconde conséquence problématique serait la filialisation de l'hydraulique. Pour mettre en œuvre les dérogations à la directive européenne sur les concessions, le gouvernement indique qu'il faudrait une indépendance presque totale de la structure hydraulique. La Commission européenne exigerait même une concurrence entre l'activité hydraulique et les autres activités de production d'EDF. Ce serait donc une désoptimisation du système hydraulique.

FO a émis des propositions. Pour nous, le retour d'EDF à un statut d'établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) en intégrant toutes les fonctions et activités actuelles d'EDF serait une solution. L'EPIC est une voie moderne qui a fait ses preuves et qui permettrait de déroger à la directive sur les concessions tout en maintenant une entreprise EDF intégrée.

Pour conclure, ce n'est pas en démantelant encore davantage EDF que nous progresserons vers le service public et l'intérêt général. L'hydraulique est un élément fondamental du mix électrique français et la première des énergies renouvelables. FO souhaite donc que l'hydraulique reste pleinement intégrée à EDF.

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Philippe André, porte-parole de la Fédération SUD-Énergie

Les barrages hydrauliques sont des ouvrages hautement stratégiques et sensibles. La mise en concurrence des concessions de ces ouvrages pose des risques majeurs, que nous dénonçons depuis longtemps.

Premièrement, les barrages stockent 75 % des eaux de surface, dont les usages sont multiples. Cette ressource déjà en tension est appelée à se raréfier avec le changement climatique, alors que les usages vont croître. L'étude Explore 2070 du ministère de l'Écologie indique que les débits d'étiage sur nos rivières équipées pourraient baisser de 40 % à 70 % d'ici 2050. Confier cette ressource si sensible à des intérêts privés conduirait à mettre notre souveraineté et notre avenir entre leurs mains, en leur donnant un pouvoir de négociation énorme.

Deuxièmement, les barrages comptent parmi les ouvrages les plus dangereux. EDF n'a heureusement connu aucune rupture de barrage, mais ces ruptures sont en nette augmentation dans le monde en raison de la course à la rentabilité. EDF est une référence mondiale en termes de sûreté. Disperser ces données, ces compétences et mettre les équipes sous pression financière dégraderait les conditions de sûreté.

Troisièmement, les barrages sont essentiels à l'équilibre du système électrique, car ils constituent un moyen presque exclusif de stockage d'électricité à grande échelle et ils sont mobilisables très rapidement. C'est un outil précieux pour éviter les black-out et pour intégrer le solaire et l'éolien. Pour une gestion optimale, le parc de production doit être piloté de manière intégrée. Éclater ce parc entre de multiples acteurs coordonnés par un marché induit des coûts de transaction importants, dés-optimise le système et rend moins fiable son exploitation.

Quatrièmement, les barrages nécessitent des investissements de long terme, dont le coût de financement est un paramètre essentiel. Or l'exigence de rémunération du privé et l'introduction de risques font flamber ces coûts de financement et donc les prix. Il est totalement illusoire de penser que des contrats de concession pourraient protéger contre ces risques. De multiples exemples démontrent le contraire, notamment sur la gestion des réseaux d'eau potable.

Il est en effet impossible de tout prévoir dans des contrats qui courent sur trente ou quarante ans, surtout sur un secteur aussi complexe et aussi évolutif du fait du changement climatique. Il en découlerait des avenants coûteux pour la collectivité et des sous-investissements préjudiciables à la sûreté et à la préservation de l'environnement. Ces dérives sont déjà constatées depuis la libéralisation du système électrique.

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Anne Debrégeas, porte-parole de la Fédération SUD-Énergie

Face à ces risques, aucun argument sérieux justifiant d'un quelconque avantage pour le citoyen n'a jamais été apporté en faveur d'une mise en concurrence. Aux côtés des élus, de journalistes et d'organisations syndicales, nous avons mené un travail de mise en lumière de ces enjeux et risques. Il semble porter ses fruits, puisque le gouvernement affirme aujourd'hui que nos barrages doivent être protégés d'une mise en concurrence.

Dans le cadre du projet Hercule, les barrages seraient protégés par une quasi-régie. Si le droit européen impose effectivement un marché de l'électricité, il prévoit des exceptions à cette obligation de concurrence. Notre lecture des textes et nos échanges avec la commission européenne nous font penser que la quasi-régie ou la régie, c'est-à-dire une entité publique à 100 % qui pourrait être un EPIC, dédiée à 80 % à cette activité permettrait d'éviter une mise en concurrence.

Si c'est confirmé, cette solution représenterait une avancée, mais poserait deux problèmes. D'une part, elle ne résoudrait pas le cas des concessions déjà gérées par des acteurs privés, qui représentent environ un tiers de la production hydroélectrique. D'autre part, elle conduirait à isoler l'hydraulique du reste du parc pilotable.

Enfin, le plan Hercule pose bien d'autres problèmes et marque une étape supplémentaire dans un processus de mise en concurrence et de privatisation du secteur électrique. Il est donc inacceptable. Or la direction d'EDF se fait l'écho d'un chantage intolérable : si nous refusons Hercule, les concessions hydroélectriques retomberont sous le coup d'une obligation de mise en concurrence. Elle affirme ne pas avoir de plan B pour les barrages en cas d'échec d'Hercule. Il est donc essentiel que les élus prévoient ce plan B et nous sommes disposés à vous apporter notre aide.

Pour nous, l'exploitation de tous les barrages doit redevenir publique. Au-delà de l'hydroélectricité, les députés doivent s'emparer de la question de la gouvernance et de la propriété du système énergétique. C'est un secteur stratégique, essentiel pour la vie de chacun et pour la transition écologique.

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Pouvez-vous développer des exemples d'impacts sur la gestion de la ressource en eau déjà constatés aujourd'hui ?

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Philippe André, porte-parole de la Fédération SUD-Énergie

La coexistence des trois acteurs majeurs de l'hydroélectricité française, que sont EDF, la CNR et la SHEM, pose déjà de nombreux problèmes.

Si le réseau s'effondre, les barrages doivent réalimenter les centrales nucléaires. Sur le Rhône, les barrages de la CNR sont donc censés reconstituer le réseau en alimentant les centrales d'EDF. Il existe dans ce cadre des scénarios de renvoi de tension très complexes, qui doivent être testés régulièrement. Selon nos sources, ces scénarios ne sont plus testés depuis que les barrages sont à la CNR. Il se pourrait donc que le quart sud-est de la France ne redémarre pas en cas de black-out.

Pour prendre un autre exemple de conflit, la CNR n'a qu'un barrage capable de modifier le débit du Rhône. C'est le barrage de Génissiat, situé juste en amont de la centrale nucléaire du Bugey. Lors de la définition des missions de la CNR en 2001, le cahier des charges a omis de préciser que Génissiat devait assurer le débit de refroidissement de la centrale du Bugey. Par conséquent, la CNR baisse les débits le week-end parce que l'électricité est moins chère.

Le turbinage coûte à la CNR entre 15 000 et 20 000 euros par week-end. En parallèle, EDF peut gagner 4 millions d'euros si ses deux tranches du Bugey refroidies par le Rhône tournent. Chaque week-end, les Françaises et les Français paient des transactions, car Génissiat n'a pas envie de turbiner, tandis qu'EDF en a besoin.

Un autre exemple concerne l'Isère, équipée de barrages d'EDF, qui se jette dans le Rhône, équipé de barrages de la CNR. Régulièrement, il faut ouvrir des vannes de fond pour enlever les sédiments et la boue qui bouchent les retenues et rendent les barrages inutiles. Depuis vingt ans, des conflits surviennent à chaque fois qu'EDF doit entretenir la rivière Isère et nettoyer les barrages, parce que la CNR prétend que les conditions ne sont pas réunies. Des dizaines de millions d'euros sont en jeu dans des procès interminables.

Pour finir sur la CNR, le politique a donné de force 20 % du parc et un tiers du productible à la CNR en 2001, alors que la concession EDF durait jusqu'en 2023. EDF a en outre continué à payer les salariés pendant quatre ans et n'a reçu aucune compensation pour les vingt-deux ans de manque à gagner. Ce n'est pas compatible avec une concurrence libre et non faussée.

Des problèmes se posent aussi avec la SHEM, notamment dans les Pyrénées. La concession du barrage d'Orédon est passée d'EDF à la SHEM en 2010. Le cahier des charges prévoit des soutiens d'étiage pour la Neste. En découvrant les contraintes et les coûts induits par cette obligation, la SHEM a poursuivi la société EDF en demandant qu'elle participe à ce soutien d'étiage avec le barrage voisin de Cap de Long. La SHEM a perdu en première instance et fait appel. Au mieux, des tractions auront lieu dans l'urgence et les citoyens paieront la facture. Au pire, des procès interminables et coûteux se succéderont.

C'est pourquoi SUD, contrairement aux autres syndicats, n'est pas favorable à la coexistence de ces trois opérateurs. Il existe trois sociétés anonymes de trop, alors qu'il faudrait un seul service public.

Pour citer un dernier exemple, les débits réservés ont été multipliés par quatre en France et en Suisse au début des années 2000 face à l'éveil des consciences écologiques. En France, l'opérateur public l'a fait gratuitement. En Suisse, les entreprises qui pilotent les barrages, détenues par le privé pour une part importante, se sont appuyées sur les cahiers des charges et ont réclamé un paiement pour le manque à turbiner.

Avec trois opérateurs, nous constatons donc déjà des tractations très chères, des procès sans fin très coûteux et des compensations par l'État, donc par les citoyens, pour ce qui n'est pas prévu dans les cahiers de charge. Ce sera encore pire quand il y aura dix opérateurs sur l'ensemble des barrages français.

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Nous avons auditionné précédemment Monsieur Yves Giraud, directeur d'EDF Hydro. Selon lui, il n'existe aucune autre solution que l'ouverture des barrages à la concurrence si le projet Hercule ou Grand EDF n'aboutit pas. Il a ajouté que la voie de l'EPIC, mentionnée par FO, était absolument impossible. Quel est votre sentiment par rapport à cette position ?

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Karine Granger, responsable de la délégation au Conseil supérieur de l'énergie de la Fédération nationale des mines et de l'énergie – CGT

Je comprends que, du point de vue d'EDF, il n'existe pas d'autre alternative pour une société anonyme. La solution passe donc probablement par l'EPIC et elle est réalisable.

En l'état actuel, il n'est effectivement plus possible de créer un EPIC au regard des positions de la Commission européenne et de la Cour de justice de l'Union européenne. Selon la logique retenue par Bercy, un EPIC dispose d'une garantie illimitée de l'État qui lui donne un avantage vis-à-vis des banques et de ses fournisseurs. Or un EPIC exerce une activité commerciale qui relève du marché de la concurrence européenne. Par conséquent, il ne peut pas bénéficier d'une garantie illimitée de l'État sans violer les règles actuelles de la concurrence européenne.

Deux pistes méritent néanmoins d'être approfondies pour lever cet obstacle de la garantie illimitée.

D'une part, l'État pourrait faire voter une loi fixant le cadre de ses garanties pour la partie qui dépasse les services publics, ces derniers pouvant bénéficier de la garantie illimitée. Cela nécessiterait une ingénierie fine pour définir les montants et principes à appliquer et les modalités de leurs limitations, mais Bercy dispose des moyens et des compétences nécessaires.

D'autre part, l'État pourrait exiger de l'EPIC une contrepartie rémunérée à sa garantie pour tout ce qui ne relève pas du service public. Il reste à qualifier le niveau de cette contrepartie. Là encore, il appartient à Bercy de mener ce travail.

Ces possibilités sont ouvertes par le Conseil d'État, mais n'ont pas été investiguées. Nous considérons donc que l'EPIC est une solution possible.

Par ailleurs, deux problématiques pèsent depuis qu'EDF est une société anonyme. Premièrement, l'expansion vers l'international n'a pas été une franche réussite. Le delta entre les acquisitions et les ventes représente une perte de 15 milliards d'euros entre 2004 et aujourd'hui. Deuxièmement, l'État actionnaire a fait valoir ses dividendes, qui nous manquent cruellement pour les investissements nécessaires au renouvellement du parc.

Ces constats sont maintenant utilisés pour justifier la réforme Hercule, qui va à contresens des exigences de la transition énergétique. La première directive européenne sur la mise en concurrence date en effet de 1986, lorsque la transition énergétique n'était pas un enjeu prégnant. Ces directives et les suivantes ont donc été pensées sans prendre en compte les défis écologiques que nous connaissons. Le secteur de l'énergie n'est plus un secteur complètement marchand face à ces impératifs de transition énergétique, qui doivent s'imposer devant les impératifs commerciaux. Il faut insister sur ce point auprès de l'Union européenne.

Enfin, l'argument de la sécurité n'a pas été utilisé par la France, mais d'autres pays s'en sont saisis. Je n'en ai pas la preuve, mais je pense que les Pays-Bas ont mis en avant la sécurité des ouvrages hydroélectriques pour éviter de tomber dans ce système de mise en concurrence des concessions. C'est aussi une piste à explorer.

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Sébastien Michel, secrétaire fédéral de la Fédération de l'énergie et de la chimie – CFDT

Par principe, les parties dans une négociation ne peuvent pas afficher d'emblée l'existence d'un plan B en cas d'échec des discussions. Sinon, les sujets qui fâchent dans le plan A seront balayés en attendant de connaître le plan B. Je comprends donc que cette position soit mise en avant, alors que la France s'est engagée auprès de l'Europe à respecter le principe de mise en concurrence.

Cependant, ces engagements ont effectivement été pris à une autre époque avec d'autres enjeux. Aujourd'hui, la transition écologique et la neutralité carbone sont devenues des enjeux prioritaires. L'hydroélectricité a évidemment toute sa place dans ce schéma énergétique et il est donc de revoir les règles établies au niveau de l'Europe et au niveau de la France par déclinaison.

La CFDT est également favorable à la solution de l'EPIC, qui doit être explorée même s'il existe des freins législatifs aujourd'hui. Les EPIC ont démontré leur utilité en termes de service public et de service à la population, avant qu'une volonté politique mette fin à ce statut d'entreprise. Or nous constatons qu'EDF et Gaz de France sont très malmenés depuis. Les résultats financiers se sont dégradés, tandis que les outils de production d'énergie ne se sont pas améliorés pour autant. Au final, cette évolution n'a apporté aucun bénéfice évident aux consommateurs.

Compte tenu de ces expériences, nous sommes maintenant sur la défensive face à ce genre de projets.

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Pascal Jacquelin, secrétaire national de la CFE Énergies

La direction d'EDF est au moins cohérente en affirmant qu'il n'existe pas de plan B, puisque c'est sa position depuis le départ. Elle est rejointe depuis quelques mois par le gouvernement sur cette position.

Néanmoins, cette idée d'une solution unique en termes techniques, juridiques et réglementaires n'est pas crédible au regard de la complexité du périmètre ouvert par le projet Hercule, dont les concessions hydrauliques ne constituent qu'une partie. Il existe forcément des raisons, qui ne sont pas exprimées, pour ne proposer et ne mettre en débat qu'une seule solution.

Ensuite, la CFE Énergies considère que l'activité hydraulique doit nécessairement être publique. Nous n'avons cependant pas de préférence entre la voie de l'EPIC ou d'une société anonyme détenue à 100 % par l'État. Il faut surtout que l'État actionnaire cesse de demander des dividendes trop importants, qui grèvent les investissements futurs.

Par ailleurs, nous ne sommes pas opposés au maintien de la cohabitation entre les trois opérateurs EDF Hydro, CNR et SHEM. Nous représentons beaucoup de personnels qui tiennent à l'image de marque ou à l'appartenance au groupe auquel ils sont rattachés aujourd'hui.

Enfin, nous insistons sur la dés-optimisation qu'engendrera inévitablement l'ouverture à la concurrence des barrages hydrauliques. Cette dés-optimisation induira un coût, qui sera forcément payé par les clients ou par les salariés. Nous ne pouvons accepter ni l'un ni l'autre.

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Jacky Chorin, membre du conseil d'administration d'EDF – Force Ouvrière Énergie et Mines

D'abord, nous sommes attachés à la liberté de choix des états pour organiser leurs services publics. Les textes européens ne devraient pas intervenir en la matière, d'autant plus que le traité de Rome édicte clairement un principe de neutralité quant à la propriété publique ou privée des services publics.

Ensuite, la question de l'EPIC est confrontée à une jurisprudence, que Force ouvrière (FO) juge abusive, de la Cour de justice de l'Union européenne. Elle disqualifie cette forme d'organisation des services publics au motif de l'existence d'une garantie illimitée de l'État. Je rappelle au passage que les Français ont voté en 2005 contre le traité constitutionnel européen qui voulait constitutionnaliser la concurrence libre et non faussée. En tout cas, Madame Granger a très bien expliqué que des modalités permettant de contourner cet obstacle méritent d'être analysées par Bercy.

En outre, EDF est mieux notée qu'une entreprise privée du fait qu'elle est détenue majoritairement par l'État. Si nous suivons le raisonnement européen, EDF devrait donc être privatisée, alors que le traité de Rome interdit d'imposer une privatisation à une entreprise. Ce raisonnement est donc une absurdité et il est plus politique que juridique.

Je souligne que la solution de l'EPIC promue par FO est celle d'un EPIC EDF intégrant l'hydraulique, qui conserverait le monopole au regard de la directive sur les concessions. Le fait de sortir l'hydraulique d'EDF entraînerait une dés-optimisation du système électrique dont nous avons tous souligné les impacts catastrophiques.

Enfin, j'ai la même information que Madame Granger sur les Pays-Bas. Sur la question de la protection contre les inondations, le gouvernement néerlandais a mis en avant des considérations de défense et de protection des populations. Dans une décision, dont je n'ai pas retrouvé la trace, la Commission européenne avait accepté le non-renouvellement de concessions dans cette hypothèse. Il convient d'examiner la possible transposition de cette hypothèse au cas de l'hydroélectricité.

Il existe donc bien des plans B, qui n'ont malheureusement jamais été débattus jusqu'à présent. FO se réjouit que vous nous donniez aujourd'hui la possibilité de débattre des solutions alternatives autour de ce sujet d'une importance majeure pour les citoyens et les salariés.

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Anne Debrégeas, porte-parole de la Fédération SUD-Énergie

Nous ne pouvons pas accepter le chantage mené depuis le début sur l'ouverture des marchés de l'électricité en général. Nous avançons de nombreux arguments forts sur les aspects économiques, la sûreté, la gestion d'une ressource rare ou la souveraineté. Le seul argument avancé en réponse est que la mise en concurrence est imposée par l'Europe. Si c'est réellement le cas, il faut désobéir aux traités européens, car c'est vraiment une question de démocratie fondamentale. Nous avons en outre rappelé que le traité constitutionnel européen n'a jamais été voté.

Ensuite, il serait apparemment possible de faire une quasi-régie dans le cadre d'Hercule, mais pas en dehors de ce cadre. Quel texte serait applicable dans le cadre d'Hercule et ne serait plus valable si ce plan n'aboutit pas ?

Il est clair que les textes européens prévoient une obligation de mise en place d'un marché de l'énergie. Sur le plan juridique, il ne sera pas possible de sortir tout le système électrique de la concurrence. Il faudra donc désobéir.

En revanche, les textes prévoient des dérogations et des exemptions, à condition de démontrer le caractère de service d'intérêt économique général d'une activité. Il est alors possible de lui apporter des aides d'État et d'en confier la gestion à une entité totalement publique. Dans ce cas, il est autorisé de ne pas appliquer la mise en concurrence. C'est notre lecture des textes et nous avons posé la question à la Commission européenne, qui a l'air de confirmer cette possibilité de quasi-régie ou régie.

Les textes européens précisent que l'État doit exercer le contrôle sur son cocontractant de la même manière que sur ses propres services. Il faut donc qu'il n'y ait pas même une action privée pour sortir l'hydroélectricité du cadre de la concurrence. Ensuite, il peut s'agir d'un EPIC ou d'une autre forme, mais il doit s'agir en tout cas d'un statut public.

Il reste la question de la CNR et de la SHEM. Pour la CFE Énergies, il serait problématique que ces entités ne soient pas intégrées et qu'elles relèvent du droit privé. Nous pensons que les salariés sont attachés à travailler dans le service public et qu'ils ne seront pas opposés si un statut et des conditions correctes leur sont garantis. La question dépasse en outre le cadre des salariés, puisqu'il s'agit d'un service public au service de tous les usagers.

Enfin, nous ne pouvons pas rester dans le statu quo actuel. La situation n'est pas satisfaisante à cause de ces trois entités, mais également à cause d'une incertitude permanente sur l'avenir. Par conséquent, les investissements nécessaires dans la maintenance et le développement du parc ne sont pas entrepris, ce qui pose un vrai problème pour lutter contre l'urgence climatique. Il faut maintenant agir vite et investir.

En conclusion, des solutions existent et nous pensons que la direction d'EDF ment quand elle affirme qu'il n'y a pas d'alternative à Hercule ni de moyens d'échapper à la mise en concurrence.

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Philippe André, porte-parole de la Fédération SUD-Énergie

Il serait intéressant que cette commission d'enquête interroge Monsieur Michel Lino, vice-président du Comité international des grands barrages et président du Comité français des barrages et des réservoirs.

Monsieur Lino avait fait une présentation intitulée « Leçons tirées des récents incidents » lors d'un colloque à Marseille en janvier 2019. Il conclut que le transfert de responsabilité pour les grands projets des états vers les compagnies est problématique et doit être questionné. Il pointe également la tendance négative mondiale liée à la privatisation des grands barrages et insiste sur le rôle crucial de la puissance publique pour assurer la sécurité des ouvrages.

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Avez-vous constaté des différences dans l'approche et dans la gestion des concessions depuis la transformation d'EDF et de GDF Engie d'EPIC en sociétés anonymes par la loi du 9 août 2004 ?

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Karine Granger, responsable de la délégation au Conseil supérieur de l'énergie de la Fédération nationale des mines et de l'énergie – CGT

Nous sommes passés d'un pilotage technique des ouvrages à un pilotage par la finance, avec des répercussions sur toute la chaîne de valeur de l'exploitation.

Les directions ont actuellement la volonté de vider les vallées des exploitants pour faire de la numérisation à outrance sur les ouvrages et les salariés s'y opposent. Nous remarquons également une augmentation de la sous-traitance et des politiques d'achat basées sur la moins-disance. Nous nous inscrivons donc dans des logiques purement guidées par le gain, qui poseront problème à terme.

De plus, la logique de marché conduit à solliciter beaucoup plus les ouvrages qu'à l'époque du système complètement intégré dans un seul EPIC pour l'ensemble des activités hydroélectriques. Par conséquent, les coûts de maintenance augmentent avec la multiplication du nombre d'arrêts et de démarrages des équipements. D'ailleurs, la CGT rejoint FO sur la nécessité d'intégrer toutes les productions dans un EPIC, afin d'optimiser complètement le système.

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Pascal Jacquelin, secrétaire national de la CFE Énergies

Pour la CFE Énergies, le statut n'est pas le plus important. La problématique principale est qu'EDF se retrouve globalement sous-capitalisée et en manque de ressources. Face à cette situation, l'entreprise déploie des plans d'économies depuis des années. Pour nous, c'est une conséquence de ce manque de rémunération chronique d'EDF et de la sous-capitalisation de l'entreprise. Elles conduisent à mettre les directions sous contrainte et à faire des choix d'économies « de bouts de chandelles », comme des choix de non-investissements ou les sous-traitances vers des prestations de moindre qualité évoquées à l'instant par Madame Granger.

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Pourquoi l'entreprise EDF est-elle sous-capitalisée ?

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Pascal Jacquelin, secrétaire national de la CFE Énergies

À ma connaissance, la valorisation a été insuffisante lors de la création de la société anonyme et les capitaux n'ont pas été renforcés au fil du temps. Au contraire, ils ont été affaiblis par des rachats.

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Vous estimez donc que la sous-capitalisation découle de mauvais achats non rentables.

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Pascal Jacquelin, secrétaire national de la CFE Énergies

Oui. Il s'agit notamment d'achats à l'étranger, qui ont déjà été mentionnés. Le dernier rachat en date concerne la centrale nucléaire d'Hinkley Point C en Grande-Bretagne et il a été financé sur les fonds propres d'EDF, alors que nous n'en avions pas les capacités financières.

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Sébastien Michel, secrétaire fédéral de la Fédération de l'énergie et de la chimie – CFDT

Comme l'a indiqué la CGT, nous avons constaté avec la transformation en société anonyme un passage d'un pilotage industriel axé sur la réponse à l'usager à un pilotage financier.

Il est compliqué de porter un jugement de valeur sur cette évolution. La vraie difficulté dont souffre l'hydraulique d'EDF est celle dont souffre EDF aujourd'hui : le problème de sous-capitalisation. Dans ce cadre, le projet Hercule est une mauvaise réponse à un problème qui est mal posé. Il a été mal construit et nous aurions dû être consultés bien en amont sur son élaboration.

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Sébastien Michel, secrétaire fédéral de la Fédération de l'énergie et de la chimie – CFDT

Ce serait à l'État actionnaire de recapitaliser EDF aujourd'hui.

Il convient également de replacer EDF dans le paysage énergétique européen. La nucléarisation n'est pas la tendance actuelle. Au contraire, plusieurs états commencent à arrêter le nucléaire à l'image de l'Allemagne et de la Belgique. Pour sa part, la France se relance dans une nouvelle campagne de nucléarisation avec le réacteur pressurisé européen (EPR). Ce n'est pas aberrant vis-à-vis de l'objectif de neutralité carbone, mais c'est à contre-courant par rapport à la tendance européenne.

Pour cette raison, l'État français doit rester fort et puissant dans la maîtrise de l'énergie et donc dans le capital d'EDF. Il ne faut pas montrer la faiblesse de vouloir l'ouvrir au privé. Le projet Hercule prévoit certes une sorte de nationalisation, mais elle ne passerait pas par une vraie loi de nationalisation. Il s'agit seulement d'un rachat de parts flottantes et rien n'empêche de les revendre dans l'avenir.

Il revient donc à l'État français de répondre au besoin d'investissement et de recapitalisation d'EDF, puisqu'il a la prétention de récupérer des dividendes.

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Anne Debrégeas, porte-parole de la Fédération SUD-Énergie

Nous avons effectivement vécu un changement de logique et d'objectifs quand EDF a été transformée en société anonyme. Je travaille au centre de recherche, où les questions de valeur pour l'entreprise ou de retour sur investissement sont alors devenues primordiales. La notion de service public disparaissait, au profit d'objectifs de rentabilité à court terme autour du bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement – earnings before interest, taxes, depreciation, and amortization (EBITDA), du cashflow ou du ratio d'endettement par exemple.

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Dans quelles proportions les objectifs de rentabilité ont-ils augmenté avec les passages en société anonyme ?

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Anne Debrégeas, porte-parole de la Fédération SUD-Énergie

Je n'ai pas les chiffres en tête. Tant que nous étions en EPIC, nous pouvions en tout cas faire de la recherche publique sur le long terme sans justifier d'une rentabilité immédiate pour chaque projet. Récemment, un plan d'austérité baptisé « Mimosa » a été motivé par une nécessité de revenir à un cashflow positif sous trois ans.

Cette logique financière a également conduit à réduire les effectifs de 10 % entre 2015 et 2019. La baisse a été plus importante en recherche et développement, puisque nous ne sommes pas immédiatement rentables. Elle faisait suite à des difficultés financières liées à une chute des prix de marché. C'est donc bien une approche focalisée sur le court terme.

Le plan Mimosa a en outre été annoncé en juillet 2020, en même temps que l'annonce des plans de relance qui doivent s'orienter en grande partie vers la transition écologique. Pendant ce temps, EDF continue à baisser ses effectifs et ses investissements et nous sommes persuadés que c'est lié au contexte de concurrence, car cette tendance est observée chez tous les opérateurs.

Nous entrons dans une non-couverture d'un risque d'extrême. Nous avons constitué un dossier sur cet enjeu en interrogeant des spécialistes, comme Monsieur Astolfi, qui était directeur d'EDF Hydro de 2005 à 2014 et a donc accompagné la privatisation. Il a évoqué des défauts de maintenance majeurs et inquiétants pendant plus de dix ans, avec des budgets inférieurs à 60 millions d'euros par an, alors qu'ils sont remontés à 400 millions d'euros par an ensuite.

De même, l'équivalent de six tranches nucléaires pourrait être construit en STEP et permettrait ainsi d'intégrer plus d'énergies renouvelables, mais elles ne sont pas réalisées. Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d'EDF, explique que nous n'avons plus les moyens d'investir comme par le passé à cause d'une situation d'incertitude liée à cette mise en concurrence. Nous pouvons également observer une perte de confiance totale du personnel dans leur management et dans l'avenir de leur entreprise.

Enfin, un rapport en ligne de l'inspecteur de sûreté hydraulique d'EDF évoque « une culture d'excellence technique encore présente dans les ingénieries intégrées, qui doivent désormais tenir compte des modèles économiques des exploitants. » Nous pouvons l'interpréter comme une consigne visant à éviter la surqualité, alors qu'il s'agit d'un secteur très dangereux. Il faut absolument maintenir la culture de sûreté qui a toujours existé chez EDF.

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Jacky Chorin, membre du conseil d'administration d'EDF – Force Ouvrière Énergie et Mines

Le passage en société anonyme a été important en 2004, mais le passage en société anonyme cotée en bourse l'a été encore davantage. En conséquence, l'entreprise a donné des guidances et des engagements aux marchés financiers, par exemple sur la dette ou l'EBITDA, dont découlait sa cotation. Cette cotation a d'ailleurs fluctué entre 8 euros et 86 euros, avec le même appareil industriel.

Ces guidances et cette nouvelle manière de fonctionner ont eu des conséquences qui ont bien été exposées dans les interventions précédentes. Il existe donc effectivement des différences notables entre un établissement public avec un rôle de service public et une société anonyme cotée en bourse, qui a des impératifs financiers et des comptes à rendre à ses actionnaires.

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Depuis 2004, le cours d'EDF a-t-il augmenté ou diminué au final ?

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Jacky Chorin, membre du conseil d'administration d'EDF – Force Ouvrière Énergie et Mines

Il a été introduit à 33 euros, il a connu un pic à 86 euros et un point bas à 6 ou 7 euros et il doit être aux alentours de 11 euros actuellement.

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La valeur d'EDF a donc diminué des deux tiers depuis 2004.

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Jacky Chorin, membre du conseil d'administration d'EDF – Force Ouvrière Énergie et Mines

Cette évolution n'a cependant pas de sens, puisqu'EDF existe toujours et vend toujours l'électricité aux Français. Cependant, la valeur du cours est fondée sur des espérances et des prévisions.

De plus, les actions des pouvoirs publics ont des incidences comme l'annonce de la fermeture de centrales nucléaires ou du développement de certaines parties de l'entreprise.

Par ailleurs, des investissements dispendieux ont été réalisés comme nous l'avons déjà souligné, à l'instar du rachat d'Hinkley Point C, mais aussi de Constellation Energy ou British Energy.

Enfin, la valeur d'EDF souffre des effets de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH), qui est un système totalement asymétrique en faveur des concurrents d'EDF.

Cependant, le cours de bourse n'est pas l'élément essentiel. C'est le service public que nous rendons aux Français qui est essentiel. À ce titre, je crois que les Français continuent à considérer EDF comme un service public de qualité et les personnels en ont encore fait la preuve lors de la pandémie.

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Nelly Bréheret, déléguée syndicale centrale d'EDF – FO Énergie et Mines

Je peux apporter un exemple factuel sur l'impact du passage d'Engie en société anonyme. En 2004, il y avait plus de 5 000 salariés sur la partie commercialisation, pour gérer la facturation et le service client. Ils sont moins de 2 000 aujourd'hui et 2 500 emplois ont été délocalisés à l'étranger. Chaque année, Engie reçoit désormais le « trophée des cactus » de la part de l'association 60 millions de consommateurs pour la mauvaise qualité de son service client.

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Comment les organisations représentatives du personnel sont-elles intégrées au sein de leur société dans les réflexions sur la mise en concurrence du renouvellement des concessions ?

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Karine Granger, responsable de la délégation au Conseil supérieur de l'énergie de la Fédération nationale des mines et de l'énergie – CGT

Nous ne sommes pas vraiment intégrés parce que nous n'avons simplement pas les données d'entrée. Nous connaissons par exemple le chiffre d'affaires global d'EDF, mais nous ne savons pas ce que rapporte l'hydraulique par rapport au nucléaire par exemple.

Nous avions seulement eu des échanges au départ, vers 2006-2007, sur les discussions entre l'État et l'Union européenne. La direction présente maintenant sa solution sans envisager des échanges avec les organisations syndicales sur des voies alternatives comme le service d'intérêt économique général, considérées d'emblée comme des solutions impossibles en raison de contraintes trop nombreuses. Comme l'a dit Madame Debrégeas, nous devrons nous soustraire à ce carcan à un moment, au moins pour tenir nos objectifs de transition énergétique.

Au-delà du statut de l'entreprise, l'enjeu primordial concerne sa gouvernance. Aujourd'hui, la société anonyme est gouvernée par des administrateurs indépendants, qui n'ont aucun lien avec la notion de service public, et par l'État, qui est néanmoins plutôt un État actionnaire et non un État stratège tourné vers la satisfaction du consommateur.

J'alerte enfin sur le fait que les territoires sont complètement oubliés actuellement dans le dialogue autour de la question spécifique de l'hydraulique. Nous n'obtenons pas de réponse lorsque nous demandons si les territoires prendraient part à la gouvernance dans un modèle en quasi-régie. De notre point de vue, les territoires doivent être représentés et s'exprimer sur le fonctionnement des bassins.

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Êtes-vous par conséquent favorable à l'intégration des collectivités dans les concessions par la création de sociétés d'économie mixte hydrauliques ?

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Karine Granger, responsable de la délégation au Conseil supérieur de l'énergie de la Fédération nationale des mines et de l'énergie – CGT

Nous n'y sommes pas favorables. Il faudrait créer une société d'économie mixte par bassin et fragmenter encore le système.

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Comment intégrer alors les territoires à la décision ?

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Karine Granger, responsable de la délégation au Conseil supérieur de l'énergie de la Fédération nationale des mines et de l'énergie – CGT

Dans l'exemple de l'EPIC, il faut prévoir la représentation des territoires dans la gouvernance. Il conviendrait également de renouer le lien avec les citoyens usagers, qui sont complètement oubliés aujourd'hui dans la décision alors qu'ils paient pour tout.

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Pour finir, dans un article paru le 2 décembre 2020 dans L'Humanité, l'intersyndicale FNME-CGT, CFE Énergies, FO Énergie et mines, FCE-CFDT avançait que « tous les pays européens ont réussi à trouver les solutions leur permettant de verrouiller leurs marchés hydroélectriques nationaux ». Pouvez-vous expliciter ces solutions ?

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Karine Granger, responsable de la délégation au Conseil supérieur de l'énergie de la Fédération nationale des mines et de l'énergie – CGT

La Slovénie a par exemple sacralisé l'eau devant la production d'électricité. L'Autriche, où la production hydraulique représente plus de 60 % du mix énergétique, fonctionne sous un régime d'autorisation.

Au final, nous prêtons trop d'attention aux aspects juridiques par rapport aux vrais enjeux qui sont face à nous : la transition énergétique et le service public. Je pense d'ailleurs que la France ne sera pas seule si elle souhaite sortir du cadre imposé par l'Union européenne.

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Philippe André, porte-parole de la Fédération SUD-Énergie

Pour répondre sur l'attitude de la direction à notre égard, je vais simplement évoquer ma situation. Depuis que je défends les barrages dans EDF Hydro et dans mon unité d'ingénierie, j'ai subi trois conseils de discipline, une convocation par le procureur de la République, une censure de notre boîte mail au moment où SUD diffusait son rapport sur les barrages aux parlementaires et des menaces de licenciement sans motif, remises à mon domicile et non en mains propres.

Certains dirigeants ne sont plus là pour délivrer un service public et pour garantir l'intérêt général, mais pour leur propre parcours. Il serait temps que vous nous redonniez des outils pour pouvoir engager des poursuites pour haute trahison.

Concernant enfin la question des sociétés d'économie mixte, je vous invite à lire le rapport SUD-Énergie sur les barrages, construit avec cent experts et vingt anciens cadres dirigeants. Elles seront nécessairement établies par bassin et la présence de plusieurs opérateurs, même vertueux, va obligatoirement morceler, fragiliser et désoptimiser le système. En outre, il est impossible pour les pouvoirs publics politiques d'avoir un contrôle technique sur un sujet aussi compliqué que l'hydroélectricité.

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Jacky Chorin, membre du conseil d'administration d'EDF – Force Ouvrière Énergie et Mines

FO s'oppose également aux sociétés d'économie mixte pour les raisons expliquées à l'instant. Il faut néanmoins associer évidemment les territoires dans le cadre d'un conseil d'administration d'un EPIC rénové.

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Je vous remercie infiniment d'avoir pris le temps de répondre à notre invitation.

La réunion se termine à dix-huit heures trente.