Commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire

Réunion du jeudi 6 février 2020 à 8h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 8 heures 30.

Présidence de M. Ugo Bernalicis, président.

La commission d'enquête entend M. Jean-Michel Hayat, premier président de la Cour d'appel de Paris.

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Nous recevons à présent M. Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Michel Hayat prête serment.)

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Je me présente rapidement. J'ai eu une carrière exclusivement de magistrat du siège. Je n'ai jamais exercé des fonctions au parquet, par choix personnel et par conviction que mon indépendance passait par l'exercice exclusif des fonctions au siège. Considéré comme un magistrat pénaliste, j'ai, à l'occasion de l'évolution de ma carrière, exercé des fonctions au civil à plusieurs reprises. Après avoir été juge d'instruction et président de chambre correctionnelle, puis président de cour d'assises, j'ai bifurqué à l'âge de cinquante ans, à ma demande, vers des fonctions de chef de juridiction.

Ce choix personnel m'a amené, en 2005, à me porter candidat à la fonction de président du tribunal de grande instance de Nice. Je percevais parfaitement les grandes difficultés que traversait cette juridiction, après la mise à la retraite d'office de l'ancien doyen des juges d'instruction pour des faits d'atteinte lourde à la déontologie des magistrats, puisqu'il avait été sanctionné par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). L'enjeu fut considérable. Il m'a fallu remettre cette juridiction sur les rails, pour corriger une image particulièrement flétrie au terme d'années noires. La tâche fut très difficile, mais j'ai eu la satisfaction de voir cette juridiction retrouver son crédit au bout de cinq ans.

Cinq ans plus tard, j'ai été nommé président du tribunal de grande instance de Nanterre, qui était divisé, là encore, par une affaire très médiatisée. En 2014, j'ai été nommé président du tribunal de grande instance de Paris. C'est donc tout récemment que j'ai accédé aux fonctions de premier président de la cour d'appel de Paris. J'ai par ailleurs effectué deux années en cabinet ministériel, puisque j'ai été nommé membre du cabinet du ministre de l'éducation nationale, plus précisément à l'enseignement scolaire. J'ai été chargé du traitement des problèmes de société qui traversaient l'institution. Le premier sujet important dont j'ai eu à connaître était la lutte contre la pédophilie, sujet que ne savait pas traiter l'éducation nationale, puisque – si je puis me permettre l'expression – on se « refilait le mistigri », lorsque l'on repérait un enseignant qui pouvait avoir des difficultés de cet ordre. J'ai ensuite été chargé de tous les sujets de société : la violence en milieu scolaire ; l'organisation des sorties scolaires, pour éviter des drames, en termes de sécurité des enfants – nous étions juste après l'affaire du Drac, où des enfants avaient été emportés par un lâcher d'eau d'EDF – ; la transmission des bulletins scolaires aux deux parents, lorsque les parents étaient séparés – c'était il y a vingt ans un sujet très important, même si cela semble aujourd'hui naturel – ; l'enseignement privé ; le foulard islamique ; la lutte contre les sectes ; l'obligation scolaire. Tout cela m'a passionné. Ce ne fut pas pour autant un accélérateur de carrière pour ce qui me concerne, puisque j'étais vice-président du tribunal correctionnel de Versailles lorsque je suis parti en cabinet ministériel, et suis devenu vice-président au tribunal de grande instance de Nanterre lorsque j'en suis sorti.

Après quarante ans de carrière, j'ai le sentiment que la marche vers l'indépendance de la justice a été un long combat qui n'est toujours pas gagné. Pourquoi ? Parce que la réforme absolument indispensable, à savoir une évolution fondamentale du statut du parquet n'est toujours pas faite. On ne peut plus la retarder : les difficultés pour atteindre un consensus sur la réforme constitutionnelle doivent épargner cette question. Je pense que la réforme telle qu'elle est envisagée, c'est-à-dire l'avis conforme du CSM et l'alignement de la procédure disciplinaire, est une réforme a minima. J'ai acquis la conviction que, pour protéger la nomination des magistrats du parquet de toute suspicion, il faut l'aligner complètement sur celles des magistrats du siège, avec un pouvoir de proposition du CSM pour les postes de procureurs de la République et de procureurs généraux. Très clairement, nous y gagnerons.

Je veux ensuite souligner la très grande insuffisance du budget du ministère de la justice, en dépit des efforts considérables de l'État, notamment la construction du nouveau tribunal de Paris, qui est une réussite architecturale impressionnante. Cette construction a considérablement amélioré les conditions de travail des magistrats et des fonctionnaires, qui sont globalement fiers de leur tribunal. Ce premier pas n'est toutefois pas suffisant. Le vrai problème est l'insuffisance des moyens et des équipes autour des magistrats ; elle pèse considérablement sur notre travail. Nous avons trop peu de collaborateurs, d'assistants spécialisés, de juristes assistants. Les magistrats sont confrontés à un rythme effréné de traitement des contentieux. Par exemple, les juges des libertés qui traitent à la fois de la décision de maintien en liberté ou de placement en détention provisoire, de la rétention administrative des étrangers et des hospitalisations sans consentement, sont à Paris, au nombre de douze pour 22 000 décisions rendues par an ! Chaque année, il faut se battre pour obtenir des moyens, qu'on ne nous donne qu'au compte-gouttes. Tout devient extrêmement lourd. Les juges des enfants à Paris sont confrontés à 15 ou 20 déferrements de mineurs non accompagnés tous les jours. Alors qu'auparavant un seul juge des enfants était de permanence, maintenant ils sont parfois deux. Dans mes fonctions de premier président de cour d'appel, je constate que toutes les chambres sont écrasées de travail. Je l'affirme : l'indépendance passe aussi par des moyens qui permettent d'effectuer son travail. Les magistrats doivent disposer du temps nécessaire pour étudier les dossiers, ne pas être toujours dans le stress de deux ou trois audiences collégiales par semaine, dans lesquelles il faut étudier des dossiers très complexes.

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Vous avez dit avoir eu un parcours exclusivement au siège, point très important à vos yeux. Le débat sur les allers-retours entre siège et parquet se pose, notamment sous l'angle de l'indépendance de la justice, puisque le parquet est rattaché hiérarchiquement au ministère et à la garde des Sceaux. Est-il du ressort d'une éthique personnelle de cloisonner le parquet et le siège – c'est d'ailleurs votre choix, tout à fait légitime – ou faudrait-il faire évoluer les règles, y compris les règles de nomination et les règles de carrière pour mieux séparer siège et parquet ? Ou bien, comme un certain nombre de vos collègues, pensez-vous que ces allers-retours sont un enrichissement ?

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Mon point de vue a évolué. La jurisprudence du CSM a posé comme règle que l'on ne puisse plus revenir dans une même juridiction avec les mêmes fonctions. Dans les dix premières années de sa carrière, il est parfaitement normal qu'un magistrat recherche s'il est plus à l'aise dans les fonctions du siège ou du parquet. Il faut exercer au parquet pour comprendre son fonctionnement. À un certain stade de la carrière, au moment où l'on accède à l'avancement, donc grosso modo à l'issue des dix premières années, il vaudrait mieux que les choix s'opèrent de manière nette, entre siège ou parquet. Les parcours seraient moins brouillés, et le logiciel siège ou le logiciel parquet ne changerait pas en permanence, surtout dans une même juridiction ou dans des juridictions limitrophes, ce qui, à mes yeux, pose problème.

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Pourquoi cela pose-t-il problème ? Dans les différentes auditions que nous avons conduites jusqu'à présent, l'on nous dit que, finalement, les magistrats, en fonction du poste occupé, changent de comportement. Il existerait une sorte de fonctionnement hermétique à l'intérieur d'eux-mêmes. Quand ils sont en cabinet, ils sont en cabinet, quand ils sont dans une administration centrale, ils sont dans une administration centrale, quand ils sont au parquet, ils sont au parquet, quand ils sont au siège, ils sont au siège.

Toutefois, il me semble que les choses ne sont pas si simples : nous sommes toujours traversés par notre histoire, nos contradictions, etc. Malgré la meilleure volonté du monde et une force intérieure hors du commun, nous ne pouvons pas complètement y échapper. Votre sentiment semble plutôt aller dans ce sens.

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Oui, je pense que la remontée d'informations, les rapports transmis au parquet général, tout cela n'est pas indifférent. Avoir été juge d'instruction, puis ensuite magistrat au parquet, où l'on va rendre des rapports sur l'instruction, voilà qui me paraît un peu compliqué ! Je préférerais que les itinéraires soient nets et que ces passerelles n'existent pas. Tout le monde y gagnerait. Je répète cependant qu'il est absolument indispensable de pouvoir faire un choix éclairé au début de sa carrière. Ensuite, les fonctions du siège et les fonctions du parquet ne sont pas du tout les mêmes, parce que les fonctions du parquet sont hiérarchisées au quotidien.

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Monsieur le premier président, vous avez indiqué avoir été nommé président, à Nice, notamment parce qu'il fallait redresser une juridiction…

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

En réalité, j'avais la perception que seul un profil pénaliste permettrait de répondre aux difficultés que traversait la juridiction. Jusqu'alors, le procureur s'occupait plutôt du pénal, le président du civil. C'était la culture de l'époque. J'ai eu le sentiment, en 2005, qu'à l'évidence il fallait probablement un magistrat pénaliste pour écarter le soupçon de corruption qui avait traversé les couloirs de cette juridiction. Je me suis dit que, peut-être, c'était le bon moment de candidater, en se présentant au CSM, pour les fonctions de président du tribunal de Nice.

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Précisément, je voulais revenir sur les difficultés que rencontrait cette juridiction : corruption, difficultés liées à la déontologie, puisque ce sont vos propres termes. Pour entrer un peu plus dans le détail, quelle était la nature des problèmes rencontrés ? Les faits ne sont pas si anciens. Pouvons-nous encore rencontrer des difficultés de cette nature et comment les contrer ? Cette commission d'enquête porte sur l'indépendance de la justice, et tout système de corruption est en lien direct avec la notion d'indépendance.

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Cette juridiction a fait l'objet d'un très grand nombre d'inspections, par l'inspection générale de la justice, à l'époque inspection générale des services judiciaires. Il existait une forme de porosité. Une affaire, tout particulièrement, portait sur une escroquerie internationale. L'argent de l'escroquerie avait transité sur le faux compte Carpa d'un avocat, qui était le futur bâtonnier du barreau de Nice. L'information judiciaire n'a jamais avancé. Le doyen des juges d'instruction avait, à l'évidence, ralenti le cours de cette information. C'est dans ces conditions, alors que nous étions à la limite du délai de prescription, que le procureur de la République de l'époque, Éric de Montgolfier, a demandé au président le dessaisissement du juge d'instruction qui avait été désigné. Ce fut un tremblement de terre. Le changement de juge d'instruction a enfin permis à cette instruction de démarrer et d'aboutir à des mises en examen, y compris du professionnel de justice concerné, en l'occurrence l'ancien futur bâtonnier de Nice.

Cette affaire fut une véritable tempête au sein de la juridiction, qui s'est fracturée en deux chez les avocats, et entre les magistrats du ministère public et les magistrats du siège. Je suis arrivé après la décision prise par le CSM de mise à la retraite d'office de cet ancien doyen des juges d'instruction. Entre-temps, le dossier d'instruction avait prospéré et venait le moment du jugement de cette affaire. Il fallait prendre une décision pour savoir qui allait la juger. Je considérais qu'il fallait absolument la dépayser. Nous ne pouvions juger cette affaire dans ce climat de tension extrême. Voilà qui a beaucoup divisé ; j'ai vu les uns les autres intervenir et les réseaux fonctionner. C'est dans ces conditions que la Cour de cassation a ordonné le dépaysement de cette procédure, qui a été jugée à Lyon ; les condamnations sont intervenues. Tout cela a été extrêmement difficile.

J'ai aimé cette juridiction, j'ai aimé cette ville et je suis heureux du travail accompli. Il y avait beaucoup de démocrates qui en avaient assez de toutes ces affaires, de tous ces réseaux pour intervenir, pour peser, pour détourner le cours normal de la justice. Au terme de ces cinq années, qui n'ont pas été simples, nous sommes arrivés, nous tous, avocats, magistrats du siège et du parquet, à faire en sorte que le soupçon s'éloigne. Pour autant, il faut être extrêmement vigilant : on ne peut pas dire que l'on déjeune ou que l'on dîne avec n'importe qui. Il faut toujours faire extrêmement attention, être sur la réserve, et être toujours en état de veille, pour savoir à qui s'adressera ensuite celui qui vous parle, celui qui vous rencontre, celui qui vous reçoit. La prudence a été constante.

À l'évidence, c'est une juridiction où, peut-être, la déontologie doit être rappelée. J'ai eu la chance – je l'ai dit publiquement, je le redis aujourd'hui sous serment – d'avoir un entretien assez long avec le premier président de la cour d'appel de Versailles, qui, à l'époque, était membre du CSM, et qui, avant mon départ à Nice, m'a donné un grand nombre de conseils sur le plan déontologique. Je m'en souviendrai toute ma vie. Je pense qu'il m'a évité beaucoup d'erreurs. Sur des postes aussi difficiles, une veille déontologique me semble devoir être mise en place.

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À propos de déontologie, François Molins nous a communiqué la nouvelle version du Recueil des obligations déontologiques des magistrats. Comment est-elle perçue par les magistrats, mais aussi les greffiers, les personnels de justice en général ? La compréhension des enjeux vous paraît-elle suffisante ? Le Recueil est-il une réponse adaptée ? Est-il vivant et utilisé dans les juridictions, y compris dans les cours d'appel ? Est-ce que, en soi, l'obligation de débats autour des questions issues de la loi de 2017 répond suffisamment à la préoccupation d'indépendance des magistrats et de l'ensemble de la sphère judiciaire ?

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Le Recueil des obligations déontologiques des magistrats a été publié en 2010. Il avait été adressé à chacun des magistrats et a fait l'objet de nombreux débats. Je l'avais moi-même invoqué lorsque j'avais pris mes fonctions de président au tribunal de Nanterre. Évidemment, au fil du temps les choses s'oublient. Le Recueil a été actualisé l'année dernière, avec un certain nombre de cas pratiques, qui sont diffusés en annexe et sans donner lieu à débat. À l'École nationale de la magistrature, les obligations déontologiques sont très longuement expliquées aux auditeurs de justice.

En revanche, la déclaration d'intérêts a été une avancée majeure. Au cours des deux premiers mois de sa prise de fonction, le magistrat va s'entretenir avec son chef de juridiction ou son chef de cour. À mon sens, s'il y avait une modification à apporter, c'est bien l'interdiction de déléguer cette obligation : il revient aux chefs de juridiction, non à son délégataire, de mener cet entretien.

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Au moment de l'application du texte, j'exerçais mes fonctions au tribunal de grande instance de Paris, maintenant tribunal judiciaire. Il était impossible de faire du jour au lendemain la déclaration d'intérêts pour les 360 magistrats. J'ai procédé à un maximum d'entretiens et j'ai délégué pour les plus jeunes et les moins gradés, ceux qui étaient sortis d'école assez récemment. Depuis 2018, je ne délègue plus du tout la moindre déclaration d'intérêts. Je procède à tous les entretiens déontologiques de tous les magistrats qui rejoignent le tribunal, dans un premier temps, et maintenant la cour d'appel.

Je pense qu'il faut clarifier encore plus les choses : en cas de changement de fonction, cet entretien déontologique doit être obligatoirement repris. Pourquoi ? Parce qu'un chef de juridiction doit absolument avoir un entretien avec le ou la future collègue, pour s'assurer qu'il ou elle a bien pris en compte toutes les exigences déontologiques. Le chef de juridiction doit avoir parfaitement repéré les éventuels conflits d'intérêts qui pourraient naître. D'ailleurs, certains magistrats reviennent me voir, à la suite de cet entretien. Je leur explique que la vie fait que l'on se marie, que l'on divorce, que l'on se remarie, etc. Je prends souvent pour exemple que ce n'est pas la même chose d'être marié avec une professeure de piano et de se remarier avec une patronne du CAC 40. J'explique également que la vie fait que l'on perd ses parents, que des successions vont changer considérablement la configuration du patrimoine, etc. Voilà qui nécessite aussi de prendre en compte de nouveaux intérêts.

À mon sens, il ne faut pas déléguer cet entretien. Ces moments d'échange sont toujours assez riches, parce que les collègues vont évoquer spontanément des situations où ils ont besoin d'un éclairage sur un éventuel conflit d'intérêts. La question est généralement : « Pensez-vous que je puisse juger cette affaire ? » Je leur dis que le simple fait de poser cette question indique un problème. Avoir de tels débats est excellent.

Dans l'ensemble, après beaucoup de scepticisme au départ, les choses ont été comprises. La déclaration de patrimoine avait été envisagée pour tous les magistrats ; elle ne concerne que les membres du CSM et les chefs de la Cour de cassation, qui la font auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Il ne me semble pas nécessaire d'aller plus loin.

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Le président a évoqué le passage du parquet au siège et du siège au parquet ; vous avez répondu sur ce point. Les carrières de magistrat peuvent être parfois plus complexes, avec des intégrations de magistrats qui viennent de l'extérieur, qui ont eu des carrières précédemment. Par ailleurs, la gestion du corps fait que l'on ne peut exercer longtemps certaines fonctions, ce qui est nécessaire pour préserver l'indépendance : le juge d'instruction a une obligation de quitter son poste au bout de dix ans, pour d'autres fonctions c'est au bout de sept ans. D'autres corps d'État, comme les préfets, considèrent qu'une durée d'exercice de trois ans est le maximum possible.

Les règles de mobilité fonctionnelle et géographique des magistrats vous semblent-elles suffisamment protectrices des garanties d'indépendance que nous devons à nos concitoyens ? Compte tenu de votre très longue et très riche expérience, vous semble-t-il que nous puissions encore évoluer, dans une direction plus stricte ?

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Il faut faire bouger les choses. La règle de dix ans doit s'imposer également à tous les magistrats non spécialisés. Cette règle est saine pour toutes les fonctions spécialisées : juge d'instruction, juge des enfants, ex-juge d'instance et juge d'application des peines. En revanche, nous constatons des situations aberrantes, où l'on peut être président de chambre correctionnelle pendant vingt-cinq ans à Limoges. Cela existe – pas à Limoges en l'occurrence.

Un magistrat peut accéder, pour son premier grade, à des fonctions non spécialisées, et ensuite, comme il est inamovible, ne pas bouger. En restant très longtemps dans une fonction non spécialisée, on se fossilise. Il est absolument indispensable d'aller se confronter à la problématique d'une autre juridiction. Si nous demandons cet effort aux magistrats spécialisés, je pense qu'il faut le demander aussi aux autres magistrats. C'est une vraie garantie démocratique, pour découvrir d'autres réalités.

Il n'est pas sain, non plus, que, dans la situation actuelle, de jeunes juges d'instruction, par exemple, ou d'autres jeunes juges se spécialisent dans des thématiques très particulières : propriété intellectuelle, pôle santé publique de Paris, où ils vont avoir à traiter d'affaires hypersensibles, que ce soit des problèmes d'environnement ou d'accidents collectifs et que pour des simples questions d'avancement, ils doivent partir dans un tribunal de la périphérie parisienne. Voilà qui est absolument absurde !

Je me permets également d'évoquer le cas d'une collègue qui était en charge du crash de la Malaysia Airlines. Elle connaissait à la minute près ce qui s'était passé dans le cockpit de cet avion, ce qui représente des mois et des mois de travail pour bien comprendre la législation, le fonctionnement d'un avion, les systèmes de sécurité, etc. Pour des raisons de carrière, elle doit réaliser son premier grade ailleurs. C'est catastrophique.

En revanche, s'il peut réaliser son avancement sur place, dans les limites d'un total de dix ans, nous garantissons l'indépendance du magistrat, nous ne l'écartons pas d'un dossier le cas échéant, et il ne se fossilise pas en exerçant les mêmes fonctions pendant une durée trop longue. Au-delà de dix ans, on n'est plus assez souple pour se remettre en cause et s'adapter à des réalités différentes. Pour les chefs de juridiction, la règle est de sept ans et elle est extrêmement saine également. Au-delà de sept ans, les influences et le climat local font que peut-être les réflexes s'émoussent. Ces règles de mobilité sont absolument indispensables.

Devant le CSM, j'avais pris l'exemple des Alpes-Maritimes : les tribunaux de Nice et Grasse devraient être considérés comme une seule et même juridiction, parce que la passerelle de Nice à Grasse ne permet pas cette oxygénation. En revanche, pour les carrières en région parisienne, passer de Paris à Bobigny implique un véritable changement parce que les départements ont des réalités et des thématiques complètement différentes. Il est extrêmement sain de connaître les différentes juridictions. J'ai moi-même pu circuler entre Paris, Nanterre, Pontoise, Versailles et Nice. Toutes ces juridictions présentent des thématiques et des problématiques sociales hétérogènes.

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Je suis frappé par le fait – ce qui vient sans doute de votre parcours – que l'essentiel des exemples que vous citez concernant des potentiels manquements à la déontologie, notamment à Nice, portent finalement sur des magistrats du siège, qui, eux, bénéficient de règles de nomination qui représentent a priori une garantie sûre. Vous disiez en préambule qu'il était essentiel de faire évoluer le statut du parquet sur les règles de nomination. Est-ce une condition nécessaire ou une condition suffisante pour aller vers plus d'indépendance ? L'indépendance, n'est-ce pas aussi faite de mécanismes, comme ceux que nous venons d'évoquer, comme la mobilité géographique ? Par ailleurs, je vous rejoins sur les questions de spécialisation : pour avoir conduit une mission sur la délinquance économique et financière, j'appréhende la difficulté qu'ont les magistrats à se spécialiser sur ces questions, que ce soit au parquet ou au siège. Nous gagnerions à monter en compétence sur ces sujets.

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Il est urgent que la nomination d'un procureur ou d'un procureur général ne puisse pas donner lieu à suspicion. Nous n'avons jamais vu, depuis maintenant vingt ans, des polémiques sur des nominations de magistrats du siège comme président ou comme premier président. En revanche, les nominations problématiques au parquet et les nominations de procureurs malgré un avis défavorable du CSM ne sont pas si anciennes dans l'histoire de la magistrature française. Si nous ne faisons pas cette réforme, il y aura une scission du corps. Ce serait une catastrophe. Si nous n'alignons pas les deux statuts, du siège et du parquet, chaque alternance politique sera inévitablement l'occasion de suspicions sur les nominations. Ces suspicions sont un poison mortel, parce qu'elles affaiblissent le magistrat qui est l'objet de ces critiques, fondées ou non fondées – ce n'est pas le sujet. Cette suspicion est très préjudiciable à l'exercice de l'action publique, car la réminiscence du soupçon est toujours présente. Si nous ne clarifions pas les choses, je crains qu'une décision de la Cour européenne ou même de la Cour de cassation ne vienne souligner une difficulté majeure.

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Les magistrats du parquet n'ont pas le sentiment d'avoir moins d'indépendance qu'un magistrat du siège. Nous sommes plutôt face à une question de suspicion de la part de l'opinion publique, d'incertitudes sur la réalité de l'indépendance de la justice. Un sondage récent montre que les Français croient assez peu à son indépendance. La Cour de Justice de l'Union européenne, dans un arrêt du 19 décembre dernier, clarifie un peu la question, mais pas en concordance avec la Cour européenne des droits de l'homme, ce qui est encore un autre débat.

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Les nominations de procureurs et de procureurs généraux sont traitées par la chancellerie ! Je considère qu'un CSM, qui recevrait les candidatures, qui les examinerait, qui procéderait à des auditions, un Conseil dont nous pouvons maintenant considérer que sa composition est pluraliste et ouverte car nous sommes arrivés à un point d'équilibre, offrirait infiniment plus de garanties que le choix opéré par la chancellerie.

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Les procureurs sont aussi auditionnés par le CSM, du moins ceux qui occupent les plus hauts postes.

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Seulement pour émettre un avis, c'est très différent ! Pour les magistrats du siège, le CSM, cherche, auditionne et décide. Pour le parquet, la sélection a été faite en amont. Le CSM est forcément tenu d'avoir une jurisprudence cohérente, pour éviter les débats en son sein. Dans les avis qu'il donne pour les nominations au parquet, il a une marge de manœuvre plus réduite. Cette évolution serait beaucoup plus saine pour la démocratie.

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La lecture du Recueil des obligations déontologiques des magistrats est assez rassurante. Toutefois, on ne perçoit pas assez la pratique à travers cette lecture, notamment sur la question des déports. Désormais, à l'Assemblée nationale, grâce à notre intranet, il nous suffit de cliquer sur un bouton pour indiquer un déport sur un vote, en raison d'un éventuel conflit d'intérêts. Cette pratique est-elle naturelle pour les magistrats, ou reste-t-elle exceptionnelle ? Quels sont les volumes des déports ?

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Aucune statistique n'est établie. En réalité, dans la plupart des cas, il s'agit d'une connaissance personnelle ou une affaire dont on a eu à connaître par un autre biais dans le passé. En définitive, ce n'est pas si fréquent. Établir des statistiques ne doit pas créer un climat de suspicion, alors que ces déports relèvent de la connaissance d'une partie, du frère d'une partie, d'une personne connue il y a dix ou vingt ans, etc. Après tout, pourquoi pas… En revanche, je ne cesse de dire à mes collègues que nous sommes googlisés matin, midi et soir, que les réseaux sociaux diffusent des photos, etc., et qu'il faut rester très vigilants quant à nos fréquentations. Dans l'ensemble, je trouve que cette notion de conflit d'intérêts a bien été intégrée par les magistrats. Je suis assez impressionné par ce sursaut constant et la veille déontologique que les magistrats ont acquis au fil des ans, notamment grâce à ce Recueil.

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Le CSM, qui s'est réuni dans sa formation disciplinaire au mois de décembre dernier, pour trois magistrats de la Cour de cassation, a conclu que trois manquements à la déontologie avaient eu lieu, mais qu'ils n'impliquaient pas de sanction disciplinaire. Pensez-vous que cette décision soit de nature à rassurer quant à la prise en compte des obligations déontologiques par les magistrats, notamment dans la plus haute juridiction qu'est la Cour de cassation ?

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Vous comprendrez que je ne me permette pas de commenter une décision du CSM. Pour ce qui me concerne, je fais attention aux demandes d'enseignement ou aux droits d'auteur potentiellement perçus. Il me semble que cette affaire a suscité beaucoup d'interrogations chez les magistrats, et a donc alimenté leur réflexion sur la déontologie.

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J'en viens aux aspects organisationnels des juridictions. Le système de dyarchie dans la gestion des juridictions est étrange. En théorie, c'est plutôt le siège qui est censé gérer la juridiction, mais elle le fait main dans la main avec le parquet, en l'occurrence avec le procureur général. Ce fonctionnement est-il sain et utile ? Peut-il être une source de problèmes, quand l'une des deux parties n'est pas d'accord quant à l'organisation de la juridiction et aux moyens alloués ? Il existe une discussion permanente avec l'administration centrale sur l'allocation des moyens, notamment avec le responsable de programme et les responsables de budget opérationnel de programme. Faut-il évoluer sur cette question, pour que les budgets soient plus indépendants, en tout cas qu'ils offrent des marges de manœuvre plus larges ?

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

J'ai connu un peu tous les types d'organisation : la dyarchie, la triarchie au tribunal de Paris, avec en plus un partenariat public-privé qui est venu considérablement compliquer la donne. La dyarchie est une organisation baroque, puisqu'il y a deux pilotes dans l'avion. Pour autant, de manière assez classique, le président suit les questions budgétaires, et le procureur s'assure qu'il n'y a pas de distorsion ; mais c'est plutôt le président qui a la main. Il existe une sorte d'accord tacite entre chefs de juridiction, qui s'entendent assez bien sur une répartition. Je vous dois cependant la vérité ! Quand l'allocation des moyens est insuffisante, quand il y a une pénurie de greffiers, quand il y a une pénurie d'adjoints administratifs, se répartir la misère, c'est lamentable !

J'ai connu une autre organisation au tribunal de Paris, avant son déménagement, qui, à mon sens, était beaucoup plus saine : il existait des moyens alloués au parquet, des moyens alloués au siège, et une réflexion sur ce que pouvaient être les services communs, comme le traitement des frais de justice. Nous évitions ainsi des querelles assez indignes, pour bénéficier qui du nouveau greffier, qui du nouvel adjoint administratif. Nous sommes dans une situation permanente de sous-effectifs. Deux directions de greffe séparées, avec d'une part un directeur de greffe rattaché au procureur de la République, qui gère ses moyens, et d'autre part celui du siège, voilà qui est beaucoup plus digne. Cela autorise une dyarchie beaucoup plus harmonieuse, qui consacre son temps aux vrais sujets.

La difficulté est que les moyens alloués aux juridictions sont insuffisants. Dans la plupart des juridictions, nous sommes confrontés à ces pénibles arbitrages. Faut-il affecter le greffier qui vient d'arriver à la notation des officiers de police judiciaire pour le parquet, ou au service d'accueil du justiciable pour le siège, qui sont deux préoccupations prégnantes ? Dans les deux cas, le recrutement est urgent et nécessaire au bon fonctionnement de l'institution. Quand les moyens sont séparés, chacun gère et arbitre sans querelles quotidiennes. Pour avoir testé les deux systèmes, celui-ci est beaucoup mieux.

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Par-delà les querelles, que je comprends bien, et qui sont une réalité quotidienne très concrète, n'y aurait-il pas aussi un problème au regard de l'indépendance vis-à-vis de l'exécutif et vis-à-vis de la conduite de la politique pénale ? Si le président ou le premier président ne sont pas tenus par la circulaire de politique pénale, le procureur général, lui, y est tenu. Il doit décliner l'organisation des moyens en fonction des priorités de politique pénale. Avec cette dyarchie, l'arbitrage doit se faire d'un côté en fonction de la circulaire de politique pénale, et de l'autre en fonction de choix sans doute plus indépendants.

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Oui, je partage complètement votre analyse.

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Votre proposition de deux directions de greffe et de moyens alloués séparément, au sein de la même juridiction, entre siège et parquet, semble de nature à répondre à ce souci d'indépendance vis-à-vis de l'exécutif et de la conduite de la politique pénale.

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Cette organisation clarifie considérablement les choses. Elle permet à un procureur et à un président de réfléchir au déploiement des moyens de manière beaucoup plus sereine. J'ai travaillé avec François Molins dans cette organisation-là. Cette période fut pour nous extrêmement précieuse, parce qu'il n'y avait absolument aucune tension à ce sujet.

Nous avons connu jusqu'à 10 % de postes vacants dans les effectifs de greffe. Effectivement, cela est très préoccupant quand il manque du personnel à la permanence du parquet pour gérer les permanences et les déferrements, qui constituent le poumon du parquet. C'est également une catastrophe s'il n'y a pas de greffier dans un cabinet d'instruction, s'il n'y a pas de greffier aux côtés d'un juge aux affaires familiales ; tous les matins, nous nous demandons comment organiser les audiences !

Voilà qui pèse véritablement sur le bon fonctionnement de la justice et n'est pas digne d'une démocratie. La bataille des moyens est constante ! 10 % de postes vacants indiquent une réelle situation de fragilité, qui nous vaut des critiques, parce que la justice est lente, parce que les décisions traînent à être à être mises en forme alors qu'elles sont rendues. Tout cela n'est pas bon non plus pour l'image d'un grand service public qui devrait fonctionner de manière fluide.

Par ailleurs, le combat est permanent avec l'administration centrale pour convaincre de la nécessité de renforcer les équipes autour du juge. Je m'en suis expliqué publiquement à deux reprises, récemment. Dans les petites juridictions du ressort – Sens, Fontainebleau, Auxerre – les présidents exercent généralement pour la première fois les fonctions de chef de juridiction. Il suffit qu'il y ait un juge aux affaires familiales en stage, un juge d'instruction en congé de maternité ou un juge des référés qui tombe malade et le chef de juridiction doit assumer en plus de ses fonctions d'administration, comme il a la responsabilité de sa juridiction, celle de juge des référés le matin, président de correctionnelle l'après-midi et juge des libertés et de la détention le soir. Nous ne pouvons continuer ainsi. Je les vois tous au bord du burn-out. Il faut leur permettre non pas d'avoir un greffier en chef, un directeur de service de greffe, mais un juriste assistant, c'est-à-dire un juriste bac+5, à leurs côtés, qui leur permette de mettre en forme les ordonnances de référé qu'ils ont rendues ou des jugements correctionnels qui sont frappés d'appel ; ils doivent être assistés au quotidien pour exercer leur rôle de juge. Je me bagarre depuis des mois et des mois pour obtenir ce renfort pour les petites juridictions ; mais je me bagarre aussi pour avoir des assistants spécialisés au pôle antiterroriste ou dans d'autres services.

Nous sommes écoutés, mais tout cela vient trop lentement. On m'a reproché de créer la polémique, je l'assume. Quand le tribunal de Paris, par les décisions qu'il a rendues sur des conventions judiciaires d'intérêt public, rapporte en deux ans quatre milliards d'euros à l'État, il serait normal qu'il y ait une enveloppe pour la justice, comme pour les douanes qui bénéficient d'un « retour sur investissement ». Cela ne servirait pas à augmenter la rémunération de qui que ce soit, mais à renforcer les équipes dans les juridictions. Le dialogue serait plus équilibré vis-à-vis de l'administration centrale. Cela doit profiter à tout le monde, pas seulement à Paris, mais à Périgueux, à Dunkerque, etc. Ces équipes renforcées autour des juges sont nécessaires, parce que ces sous-effectifs structurels nous affaiblissent.

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Je partage ce constat, y compris sur la délinquance économique et financière qui tend à monter en puissance et sur le « retour sur investissement » dont vous parlez. Il profite au budget général, donc il n'y a pas de raison qu'il ne profite pas aussi au ministère de la justice et au programme 166.

Vous parlez de l'allocation des moyens et de la discussion avec l'administration centrale. Elle aussi gère la misère, mais à l'échelle du pays. Finalement, chaque magistrat recruté dans une cour d'appel va manquer dans une autre cour. Comment monter en puissance sur le recrutement, mais aussi sur les moyens ? Par ailleurs, le tribunal de Paris est certes neuf, mais le partenariat public-privé coûte cher et le mode de fonctionnement et d'organisation, d'un genre nouveau, est aussi celui d'un cloisonnement des activités à l'intérieur du tribunal.

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Monsieur le président, c'est le parlement qui vote le budget ! La transformation numérique est effective au ministère de l'économie et des finances. Nous sommes tous contribuables, nous avons vu, en quelques années, comment l'administration fiscale s'était organisée pour que nous fassions nos déclarations de revenus sur internet. Le prélèvement à la source – chacun dira ce qu'il veut – a été une réussite, alors que nous étions tous très inquiets quant à des éventuels bugs.

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Certes, mais cela a entraîné des suppressions de postes dans le ministère concerné.

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C'est une question qui préoccupe tous nos territoires.

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Dans tous les cas, cette réforme a été menée avec succès à Bercy. Le ministère de la justice entreprend une réforme du divorce et dit aux avocats de prendre rendez-vous au greffe pour le jour d'assignation. C'est une plaisanterie ? Les 32 000 avocats inscrits au barreau de Paris vont téléphoner au greffe pour demander une date ! Quand il y a audience, le greffier est à l'audience. Le téléphone sonnera dans le vide.

Le système envisagé ressemblera grosso modo à Doctolib pour assigner une date d'audience, mais il n'existe toujours pas ! La réforme du divorce a été reportée au 1er septembre, parce que nous avons convaincu le ministère qu'un sous-équipement informatique était irréaliste. Les nouvelles technologies modifient les équilibres et peuvent provoquer des pertes d'emplois. Cependant, un greffier sera toujours aux côtés du juge et ces nouvelles technologies nécessitent aussi des personnels très qualifiés. Le plan de transformation numérique mis en place par le ministère de la justice a des années de retard par rapport aux autres ministères. Nous aimerions voir enfin arriver cette transformation numérique, qui allégera la charge de travail des greffes, qui restent encore infiniment trop paperassiers.

Pour parler de la justice au quotidien, le bureau d'aide juridictionnelle est encore très archaïque : on demande la fiche d'état civil, le livret de famille, la déclaration de revenus, etc. Nous pourrions croiser les informations déjà connues pour savoir si une personne est éligible à l'aide juridictionnelle, puisque cela a été validé par les services fiscaux. Nous éviterions ce traitement monstrueux ! Deux cents personnes viennent tous les jours au tribunal de Paris pour solliciter une aide juridictionnelle, ce qui retarde le cours de la justice, puisqu'il en va de trente à cinquante jours pour instruire ces dossiers. Les marges de progression sont considérables !

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J'en reste aux questions budgétaires. Le Gouvernement et le Parlement, dans la dernière loi no 2019-222 du 23 mars 2019, ont tenté de trouver un certain nombre de réponses à ces difficultés. L'augmentation du budget est significative. Cependant, il est vrai que le débat sur l'adéquation des moyens aux besoins ne sera sans doute jamais clos. Quant à ces difficultés dont vous vous faites largement l'écho, nul ne peut réellement les contester. Les retards sont certains. Pour autant, notre commission d'enquête porte sur l'indépendance de la justice. Il y a quelques éléments de positionnement et de contexte que j'ai du mal à suivre.

Premièrement, en quoi la faiblesse budgétaire impacte-t-elle directement l'indépendance de la justice ? De quel type d'indépendance parle-t-on ? Parle-t-on, comme le président, d'indépendance par rapport à l'exécutif ? J'ai un peu de mal à comprendre. La justice est un service public d'État et une fonction régalienne. Peut-être que sur le plan politique des questions se posent, mais sur le plan budgétaire, je ne vois pas le sens de la question. La faiblesse du budget impacte-t-elle l'indépendance de la justice à l'égard de l'extérieur ? Par indépendance de la justice, nous n'entendons donc pas l'indépendance interne ?

Deuxièmement – vous avez largement et légitimement évoqué ces questions d'organisation – je ne suis pas sûr que cette dyarchie ou triarchie impactent directement non plus la notion d'indépendance, qui est le sujet de notre commission d'enquête. Nous pourrions plutôt parler d'autonomie de gestion. Au plan strictement budgétaire, estimez-vous qu'un gain en termes d'autonomie serait aussi un gain en termes d'indépendance, ou ces deux notions sont-elles séparées ? Les interrelations entre les deux ne me semblent pas aussi claires que vous-même ou le président semblez le dire.

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Je vais essayer de vous répondre de la manière la plus claire possible. Nous n'avons pas les moyens suffisants en nombre de juges d'instruction pour traiter la délinquance économique et financière, les problèmes d'environnement ou de santé publique, qui deviennent des problèmes majeurs. Les juges croulent sous les dossiers ; ils ne sont pas suffisamment nombreux pour aller au cœur des sujets et assez rapides pour répondre à l'urgence qui est liée à la manifestation de la vérité. Nous sommes enkystés dans des dossiers que nous n'arrivons pas à traiter, parce que nous ne sommes pas assez nombreux. Cela fait que la justice ne fonctionne pas bien, ce qui forcément remet en cause le fondement même de notre mission, la recherche la vérité et l'affirmation de la justice pour la recherche des responsabilités.

Il existe un secteur pour lequel les moyens ont toujours été alloués en temps et en heure : c'est le terrorisme, très clairement. L'État a été très attentif aux besoins absolument indispensables de la justice parisienne pour traiter les affaires de terrorisme. Nous avons toujours été très écoutés.

Sur le crime organisé, des augmentations très considérables de moyens doivent être opérées pour lutter contre ce qui se passe notamment dans le Sud-Est mais aussi sur l'ensemble du territoire. Il en va de même pour la justice pénale économique et financière et pour les problèmes de santé publique et d'environnement. Le pôle santé publique a actuellement à connaître d'affaires gigantesques par l'ampleur des investigations à effectuer. Sept juges d'instruction au pôle santé publique pour traiter les affaires Lubrizol, Dépakine, les accidents d'avion, le chlordécone, etc., voilà qui est très notoirement insuffisant ! Le fait que des juges d'instruction n'arrivent pas à accomplir leur mission sur des sujets essentiels est bien un obstacle à l'indépendance de la justice.

Quand je vois qu'il n'y a pas suffisamment de greffiers pour permettre aux services de fonctionner, que des services correctionnels sont encore trop embouteillés, qu'à Bobigny la situation était telle qu'il fallait onze mois pour pouvoir divorcer devant un juge des affaires familiales, tout cela n'est pas bon et donne l'image d'un service public qui n'accomplit pas sa mission. L'insuffisance des moyens fait obstacle au bon fonctionnement d'un service public.

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Vous parliez de 10 % de postes vacants en greffe. Des postes sont aussi vacants chez les magistrats. Une discussion a actuellement lieu entre les effectifs cibles au niveau global et les effectifs cibles en fonction des missions des différents magistrats. De mon point de vue d'ancien attaché d'administration, qui gérait les fonctions support dans son secteur, 10 % d'effectifs en moins, voilà qui est gérable. J'ai l'impression qu'au ministère de la justice, même 2 ou 3 % en moins prennent tout de suite des proportions importantes. La question fondamentale est donc la suivante : l'effectif cible correspond-il aux besoins ?

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Monsieur le président, très clairement, la réponse est non. Les effectifs cibles sont insuffisants. Il faut les repenser. Nous nous rapprochons du plafond d'emplois pour les magistrats, puisqu'il y a de moins en moins de postes vacants. Si nous ne réajustons pas les effectifs cibles, l'on va dire que nous avons atteint le plein-emploi. Cependant, il faut considérablement augmenter les moyens !

Globalement, le nombre d'affaires civiles est orienté à la baisse en première instance et en appel, tout comme les pourvois à la Cour de cassation. Il va falloir regarder cela de près, de manière très objective. En matière pénale, c'est exactement l'inverse car la justice pénale envahit tous les champs de la société et parce que la mobilisation sur les violences conjugales est inédite. La justice pénale intervient sur tous les fronts, notamment sur les problèmes d'environnement et de pollution. Voilà ce que nous disons à la chancellerie : il faut nous écouter un peu plus attentivement sur les créations de postes nécessaires pour remplir toutes nos missions.

Vous m'aviez par ailleurs posé par écrit une question sur la Cour de Justice de la République. Dois-je y venir ?

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Je vous en prie, nous écoutons votre réponse, même si j'ai déjà un avis à ce sujet.

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Je porte un regard sévère sur son fonctionnement. Ce tronçonnage des procédures est complètement absurde, entre un volet non ministériel des affaires jugé d'un côté et un volet ministériel jugé d'une autre manière. Des protagonistes sont entendus en qualité de prévenu, puis, dans l'autre enceinte, en qualité de témoin ! Si vous êtes témoin vous n'avez pas d'avocat, si vous êtes prévenu vous en avez un… tout cela est complètement absurde.

Une même formation du jugement doit examiner l'ensemble des faits. Nous pourrions très bien imaginer deux séquences dans le procès, la première concernant les collaborateurs et l'environnement, puis la seconde l'autorité ministérielle.

Il me semble que, dans le projet de réforme de la Cour de Justice de la République, une seule juridiction sur le fond était prévue, sans juridiction d'appel. Voilà qui ne va pas non plus. Chacun doit pouvoir plaider sa cause une deuxième fois devant une juridiction du fond.

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Le président et moi-même en tirons la conclusion que vous êtes favorable à la suppression pure et simple de la Cour de Justice de la République, ce sur quoi nous pouvons largement nous retrouver. C'est un objectif politique que nous nous sommes assignés, malgré les difficultés qu'il implique. Voyez-vous le maintien d'une commission des requêtes, une sorte de filtre pour la juridiction de droit commun ou ordinaire qui aurait à juger ?

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Il faut être très prudent et éviter l'instrumentalisation de la justice aux moyens de poursuites engagées de manière un peu hasardeuse pour déstabiliser un ministre. Tous les mécanismes qui permettent d'éviter ces risques d'instrumentalisation doivent être étudiés. Je suis tout à fait conscient de ce risque.

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Vous seriez donc favorable à une juridiction de droit commun, mais avec des dispositifs qui prennent en compte cette situation particulière?

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Jean-Michel Hayat, premier président de la cour d'appel de Paris

Tout à fait.

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Monsieur le premier président, je vous remercie.

La séance est levée à 9 heures 40.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Ugo Bernalicis, M. Sébastien Nadot, M. Didier Paris