Mission d'information sur l'évaluation de la concrétisation des lois

Réunion du mardi 10 décembre 2019 à 18h05

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • concrétisation
Répartition par groupes du travail de cette réunion de commission

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La réunion

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La séance est ouverte à 18 heures 05.

Présidence de Mme Cécile Untermaier, présidente

La mission d'information sur la concrétisation des lois entend des représentants de cabinets de conseil : Sémophores, représenté par Mme Laetitia Dunand et M. Olivier Dupont, et KPMG, représenté par M. François de Dorlodot.

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Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux en recevant Mme Laetitia Dunand et M. Olivier Dupont, qui représentent le cabinet de conseil Sémaphores, et M. François de Dorlodot, qui représente le cabinet KPMG.

Madame, messieurs, à la suite de l'annulation de la participation à nos travaux des représentants de l'Assemblée des communautés de France (AdCF), vous avez accepté hier d'avancer cette réunion, qui devait initialement se tenir à vingt heures. Je tiens à vous en remercier vivement.

Après avoir entendu de très nombreux hauts fonctionnaires et des élus, nous avons souhaité prendre l'avis de spécialistes du secteur public au sein de cabinets de conseil privés, afin de disposer d'un point de vue extérieur sur l'administration.

Comme vous le savez, nos travaux ont pour objectif de mieux comprendre les difficultés que posent l'application juridique, mais aussi la mise en œuvre sur le terrain des lois que nous votons, afin de nous permettre de proposer des voies d'amélioration et, peut-être, des procédures nouvelles.

Nous réfléchissons également au rôle que les parlementaires devraient jouer pour veiller plus étroitement au respect de la volonté du législateur et aux moyens supplémentaires dont ils pourraient avoir besoin à cette fin.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse, retransmise en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale, et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu.

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François de Dorlodot, associé, directeur du secteur public au sein du cabinet KPMG

Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation.

L'entreprise KPMG emploie en France 10 000 personnes et intervient au travers de quatre métiers : l'audit, le conseil, l'expertise-comptable et, le plus récent, le conseil juridique.

Trois caractéristiques de notre cabinet me paraissent présenter un intérêt au regard de l'objet de la mission d'information. La première est notre implantation territoriale, historiquement assez forte : nous sommes présents dans 250 villes et agissons de ce fait au plus près des territoires. La deuxième, qui découle de la première, est que nous intervenons à la fois auprès de grandes entreprises et de TPE-PME. La troisième est le fort investissement du cabinet dans les activités du secteur public, de la santé et de l'économie sociale et solidaire. Un événement organisé sur l'un de ces secteurs voilà une dizaine de jours et auquel j'ai participé a ainsi rassemblé près de 500 personnes.

Étant responsable du secteur public, je centrerai mon propos sur ce domaine d'intervention, sans toutefois m'interdire quelques observations sur les entreprises, qui représentent une part importante de notre activité. L'application de la loi pour les particuliers est en revanche plus éloignée de notre cœur de métier.

Les questions que vous nous avez transmises partaient du constat suivant : sur le terrain, le contrôle de la volonté du législateur serait mal assuré. C'est aussi ce que nous observons, à condition d'élargir la notion au contrôle et à l'évaluation des politiques publiques, car il s'agit davantage dans notre esprit d'évaluer comment ces objets complexes, au travers de mesures ou de réformes, s'appliquent aux entreprises, aux administrations publiques et aux particuliers.

La création du Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques (CEC) à la suite de la révision constitutionnelle de 2008 avait donné une première impulsion, suivie de nombreux travaux d'évaluation et de contrôle conduits par l'Assemblée nationale. Si l'objectif de placer l'évaluation au cœur de l'activité du Parlement est désormais plus largement partagé, ces travaux restent insuffisamment utilisés par les parlementaires.

En France, la mission d'évaluation et de contrôle est assurée par de nombreux organismes : la Cour des comptes, les corps d'inspection, les directions statistiques ou d'évaluation au sein des ministères, ou encore les cabinets de conseil. Pour autant, le législateur et le pouvoir exécutif continuent de porter leur effort davantage sur la conception de mesures nouvelles plutôt que sur l'évaluation des politiques publiques existantes, alors même que l'une et l'autre sont étroitement liées.

La réponse à la question de savoir qui doit assurer le rôle d'évaluation et de contrôle a varié dans le temps. Alors que l'exécutif a tenu le premier rôle au moment de la modernisation de l'action publique (MAP) lancée à la fin de l'année 2012, il semblerait que sous la législature actuelle ce soit au tour du Parlement de fournir un tel effort. Appliquant un prisme légèrement différent, la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) a quant à elle progressé dans la mesure des résultats et des impacts sur la vie quotidienne.

Selon nous, l'effort doit être partagé entre l'exécutif et le législatif, et le Parlement doit prendre sa part à la fois dans la mesure des résultats, dans la production de connaissances et de données relatives aux politiques publiques et dans l'évaluation de celles-ci, en y portant un jugement.

La temporalité est souvent au cœur des questions d'évaluation. En l'espèce, il faut considérer le cycle d'élaboration de la loi et tenir compte de la désynchronisation entre l'urgence de l'agenda politique et le temps long de l'évaluation, qui ne peut être menée à court terme.

Dans le paradigme dominant, de l'étude d'impact à la mise en œuvre des décrets d'application, une ou deux années sont nécessaires avant de pouvoir observer les effets d'une loi, et il faut attendre ce même laps de temps avant de procéder à une évaluation ex post. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'on dispose d'une réelle visibilité sur les politiques publiques mises en œuvre.

Parce que ces dernières sont des objets complexes, il nous paraît plus judicieux de procéder à une évaluation continue, une mesure des résultats in itinere. On évite ainsi l'écueil d'une évaluation ex post qui, intervenant après plusieurs années d'application d'une politique, peut être perçue comme une sanction alors même que, dans certains cas, on ne dispose pas d'une quantité de données suffisante pour la mener à bien.

Une critique récurrente au sujet des travaux d'évaluation et de contrôle est qu'un grand nombre de rapports resteraient lettre morte. Cela ne correspond pas tout à fait à ce que nous avons pu observer.

Après le lancement de la MAP, dans le cadre d'une mission d'accompagnement de la démarche d'évaluation des politiques publiques, nous avons pu constater que les rapports publiés avaient un effet réel sur la décision publique, même s'il était difficile d'établir un lien strict entre ceux-ci et celle-là.

De manière générale, nous sommes convaincus que l'élévation du niveau de connaissance et l'augmentation du nombre de données produites sur les politiques publiques sont de nature, directement ou indirectement, à en perfectionner l'étude et à en améliorer le fonctionnement.

J'en viens aux difficultés propres à la concrétisation de la loi. Comment rendre la loi concrète pour ses différents bénéficiaires ? Il faut tout d'abord différencier les publics visés – entreprises, secteur public, particuliers – car les problématiques propres à chacun de ces champs ne se recoupent pas tout à fait.

S'agissant des entreprises, car nous sommes en tant que praticiens en contact avec un très grand nombre d'entre elles, elles se plaignent assez peu de la concrétisation de la loi. En revanche, elles incriminent parfois sa complexité, en particulier les TPE-PME, les grandes entreprises étant généralement mieux armées pour y faire face. Les entreprises ont par ailleurs souvent besoin de temps pour s'adapter à l'entrée en vigueur d'une nouvelle législation ou à l'application d'une réforme.

Il en va différemment au sein du secteur public, car une loi nouvelle peut avoir pour effet de modifier substantiellement l'organisation interne d'une administration ou les relations entre les différents acteurs concernés. Nous sommes confrontés à des difficultés lorsque l'intention du législateur n'est pas suffisamment explicite, y compris à la lecture du compte rendu des débats parlementaires, par exemple dans le cas d'une disposition résultant de l'adoption d'un amendement. Ce dernier fait alors l'objet de débats interministériels qui donnent parfois lieu à des interprétations divergentes entre ministères.

Une autre difficulté peut surgir du défaut d'adhésion des agents publics à la réforme qu'ils sont chargés de mettre en œuvre, ce qui se traduit parfois par un allongement des délais de publication des décrets d'application et rend plus délicate la réalisation. Je rejoins sur ce point les observations qui ont été faites lors de précédentes auditions : la réussite d'une réforme repose en grande partie sur l'adhésion des agents à ses objectifs. Et cela vaut tant pour les entreprises que pour le secteur public. Dans les deux cas, la concrétisation d'une réforme repose sur la gouvernance, l'association des parties prenantes, la conduite du changement et la gestion des ressources humaines, laquelle a pris une importance croissante ces dernières années dans les projets menés au sein des entreprises et du secteur public.

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Je rappelle que notre mission a pour objet non pas l'évaluation mais la concrétisation des lois, qui intervient plus tôt.

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Olivier Dupont, directeur du secteur public au sein du cabinet Sémaphores

Nous sommes ravis de pouvoir partager nos retours d'expériences sur la concrétisation et la mise en œuvre des projets de transformation publique que nous accompagnons en tant que cabinet de conseil en management et en transformation à dominante « ressources humaines » (RH).

Notre présence presque quotidienne auprès tant des ministères et des services déconcentrés que des collectivités territoriales dans la conduite de projets de modernisation de l'action publique nous permet d'appréhender sa chaîne de valeur avec une vision à la fois interne et externe. C'est ce qui nous permet de porter un regard un peu différent sur la concrétisation des réformes.

Le cabinet Sémaphores emploie 350 consultants qui œuvrent à concrétiser les transformations, notamment publiques, par l'exercice de trois métiers principaux. Les deux premiers sont l'accompagnement des acteurs publics en matière de stratégie et d'élaboration des politiques publiques et en matière d'organisation et de ressources humaines liées à ces politiques ; le troisième porte sur la performance et l'évaluation.

Je centrerai mon propos sur la mise en œuvre très concrète des projets de réformes et des lois dans les administrations, laquelle peut être assurée à condition d'anticiper plusieurs facteurs, en abordant donc la question de l'alerte d'une autre manière.

L'idée est de changer de paradigme en travaillant à combiner des approches émergentes avec de réelles impulsions stratégiques. Il convient donc de s'interroger au préalable sur les problématiques et usages propres au terrain concerné. Alors que cette étape peut avoir une très forte incidence au moment de la mise en œuvre, elle est bien souvent escamotée.

Les approches émergentes peuvent prendre la forme de dispositifs de concertation et d'écoute sur le terrain, tels que ceux mis au point récemment par la DITP. La direction est parvenue à simplifier la mise en œuvre de la réforme de la fonction publique en s'appuyant sur des idées très concrètes formulées par les agents publics sur les moyens d'améliorer leur quotidien.

On prête encore trop peu attention aujourd'hui aux conditions de mise en œuvre de la loi. Bien souvent, les textes d'application transmis aux administrations, qu'elles soient centrales, déconcentrées ou territoriales, sont difficiles à interpréter, ont une portée opérationnelle limitée, contredisent des dispositions en vigueur ou remettent en cause des pratiques appliquées depuis plusieurs années, désormais jugées insuffisantes ou insatisfaisantes. Ces caractéristiques génèrent nécessairement une forme d'opposition tacite.

Il paraît donc indispensable d'établir un plan de communication fort dans lequel l'agent est considéré tout autant comme le premier usager d'une politique publique que comme un acteur de sa mise en œuvre.

La même logique doit valoir pour les formations. Rarement pensées, elles sont souvent organisées à un moment peu opportun, soit bien avant la mise en œuvre de la loi, donc oubliées une fois que celle-ci intervient, soit trop tardivement, c'est-à-dire après la promulgation de la loi.

L'accompagnement de la ligne d'encadrement, c'est-à-dire des managers, dans la concrétisation de la loi est à notre sens insuffisamment mis en avant. Le postulat est en effet que, par essence, un cadre de la fonction publique, un encadrant, se reconnaîtrait totalement dans tout dispositif de modernisation et le défendrait. Or, dans un certain nombre de cas, ces cadres sont à la fois objet et vecteur de la transformation : instaurer des secrétariats généraux communs dans les préfectures ou opérer des mutualisations au sein d'établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) implique concrètement la disparition d'un certain nombre de postes de cadres.

Dans ces cas de figure, les agents s'interrogent assez légitimement sur leur place dans la nouvelle organisation, et peuvent n'être guère enclins à défendre le changement auprès de leurs collaborateurs s'ils estiment que celui-ci ne leur sera pas favorable.

Cette donnée est très généralement un impensé de la mise en œuvre, alors qu'il paraît important de prévoir un accompagnement individuel et collectif relativement souple qui clarifie le sens de la réforme visée et son intérêt partagé.

J'ai bien compris que l'évaluation elle-même n'était pas l'objet de la mission d'information. Permettez-moi néanmoins d'insister sur la notion d'évaluation in itinere évoquée par mon collègue qui, avec l'analyse d'impact ex ante, sont insuffisamment mobilisées, tant par l'administration que par le législateur ou le Gouvernement, alors même qu'elles sont des facteurs importants de réussite de la mise en œuvre concrète d'une loi.

Le pilotage des réformes et des projets de transformation s'est considérablement amélioré ces dernières années grâce à des dispositifs de plus en plus pointus et modernes notamment grâce au numérique, et de mieux en mieux calibrés, ce qui en fait un atout fort. Le secteur public s'est ainsi aligné sur le secteur privé. Le pilotage reste toutefois très utilitariste, très quantitatif et largement commandé par une logique de la contrainte : les délais impartis doivent être respectés, y compris lorsque les conditions de mise en œuvre sont complexes.

En tant que cabinet de conseil en ressources humaines, nous constatons que la dimension de l'acceptation et la dimension humaine sont insuffisamment prises en considération dans la mise en œuvre des réformes, alors que leur pilotage et leur accompagnement sont un élément important pour la concrétisation des lois.

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Nous nous livrons ici à un exercice difficile, étant entendu que la concrétisation précède l'évaluation. Nous nous situons dans l'hypothèse où la loi a été bien conçue, c'est-à-dire qu'il a été tenu compte dans l'étude d'impact de la façon dont le texte devait être appliqué et qu'un travail de réflexion a eu lieu en amont et en aval.

En considérant que la concrétisation proprement dite s'opère davantage sur le plan réglementaire que législatif, bien qu'elle procède généralement de la loi, quels outils selon vous pourraient nous permettre d'apprécier si le texte que nous avons voté s'est d'ores et déjà concrétisé ?

Lorsque vous rencontrez des difficultés sur le terrain dans la mise en œuvre d'un texte voté par le législateur du fait de sa trop grande complexité ou de son caractère inapplicable, avez-vous l'idée d'interroger le législateur ou votre réflexe est-il plutôt de vous tourner vers l'administration ? La démarche consistant à trouver des réponses à vos interrogations sur le fond auprès du législateur serait-elle envisageable et utile ?

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Olivier Dupont, directeur du secteur public au sein du cabinet Sémaphores

Un outil intéressant grâce auquel le recours au législateur prendrait tout son sens est l'expérimentation. Tester la mise en œuvre d'une disposition durant une période limitée et dans des conditions précisément définies suppose de la part du législateur et de l'administration un suivi étroit de ses effets réels, qui a pour vertu à la fois d'améliorer l'élaboration de la loi et d'en faciliter la concrétisation. Cet outil permet en outre de mobiliser plus aisément les agents et les usagers.

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François de Dorlodot, associé, directeur du secteur public au sein du cabinet KPMG

Il me paraît culturellement difficile pour l'administration de revenir vers le législateur : parce que le paradigme actuel veut qu'elle conduise la mise en œuvre des textes de loi, les interrogations sur le sens qu'il faut donner à telle ou telle disposition sont généralement tranchées en interne, au sein de réunions interministérielles. Je ne pense pas qu'il existe aujourd'hui de mécanisme permettant à l'administration de revenir vers le législateur quand une disposition nécessite un éclaircissement ou suscite une inquiétude.

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François de Dorlodot, associé, directeur du secteur public au sein du cabinet KPMG

Créer une telle boucle de retour vers le Parlement en vue de clarifier l'intention du législateur présenterait un intérêt réel dans les cas où des difficultés d'interprétation surgissent.

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Pour bien comprendre où se situent les blocages, nous aurions besoin d'exemples précis. Vous avez évoqué tout à l'heure des difficultés d'interprétation, des problèmes d'acceptation par les agents : il nous serait utile de savoir quels textes législatifs sont à l'origine des problèmes rencontrés. Si vous ne disposez pas de ces éléments à l'instant présent, vous pourrez nous les communiquer après l'audition.

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François de Dorlodot, associé, directeur du secteur public au sein du cabinet KPMG

Je n'ai pas d'exemple précis en tête, mais je peux étudier la question.

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Olivier Dupont, directeur du secteur public au sein du cabinet Sémaphores

La fusion des régions me semble un exemple éclairant. La déclinaison concrète des dispositifs prévus a engendré de la complexité, car c'est évidemment quand on entre dans le détail de la mise en œuvre que les difficultés surgissent. Les conditions d'emploi et de rémunération ont suscité de nombreuses interrogations. Le choix d'organisations multisites a conduit à l'allongement des temps de transport et a eu, dans un premier temps, un impact financier plutôt négatif.

Ces surcoûts sont d'ailleurs le principal reproche adressé aux nouvelles régions par la Cour des comptes dans son dernier rapport sur les finances locales ; de tels phénomènes sont pourtant classiques dans les transformations de ce type. Les agents ont eu le sentiment de se voir reprocher le résultat de la commande à laquelle on leur a demandé de répondre, alors même que celui-ci était plutôt prévisible.

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En l'espèce, c'est plutôt l'étude d'impact qui s'est avérée défaillante.

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Madame, messieurs, je vous remercie de prendre le temps de répondre à nos questions, même si sur de tels sujets, une heure paraît bien courte.

J'insisterai, à l'instar du rapporteur, sur l'importance à nos yeux de disposer d'exemples précis. Après la phase d'audition, qui permet de comprendre les principes généraux et les enjeux, il nous faudra en effet passer à l'action, ce en quoi les cas concrets nous seront particulièrement utiles.

Après avoir entendu vos interventions, je souhaite revenir sur deux points qui m'ont paru particulièrement intéressants.

Au cours de ma carrière, j'ai travaillé au sein d'un cabinet de conseil en recrutement et en évaluation d'équipes dirigeantes. Je disais souvent au client que la différence entre un conseil et un fournisseur, c'était que le premier pouvait se permettre parfois de dire non à son client, de le challenger dans l'expression de ses besoins. Dans le cadre de vos missions auprès des administrations, jusqu'où vous permettez-vous d'aller dans la remise en cause de vos interlocuteurs ?

Monsieur Dorlodot, vous avez évoqué les difficultés posées par la complexité de la loi au niveau interministériel, une critique qui revient constamment lors des auditions que nous menons. Le renouvellement intervenu au début du quinquennat a fait entrer à l'Assemblée de nombreux députés qui n'avaient pas l'esprit tordu et qui n'étaient pas a priori disposés à rédiger des lois compliquées. La complexité de la loi est le fait de l'État lui-même : la main qui tient la plume est celle de la haute fonction publique.

L'expression de la volonté du Gouvernement, du politique, est assez simple. Prenons l'exemple de la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite EGALIM. Le titre Ier tend à inverser la construction du prix en prenant en compte les coûts de production : les producteurs peuvent proposer le prix en fonction de leurs coûts de revient. Le principe est donc compréhensible par tous, mais difficile à mettre en œuvre concrètement. Un an après sa promulgation, on constate que la loi ne peut être appliquée. L'Autorité de la concurrence et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) estiment en effet que cette disposition n'est applicable que tant qu'elle n'a pas d'effet utile ; en d'autres termes, tant qu'elle ne sert à rien.

Concrètement, les interprofessions qui se sont vu attribuer la charge de la mise en œuvre craignent de le faire et ne peuvent pas le faire. Dans le cas présent, il y a donc un défaut d'instruction, lié à la décision du législateur, et un défaut au niveau interministériel. Et ce qui vaut pour cet exemple s'observe constamment.

Puisque vous avez évoqué le niveau interministériel, avez-vous fait le même constat ? Comment agissez-vous pour remettre en cause le fonctionnement en silos de l'appareil d'État ?

Le second point que je souhaitais aborder est celui des ressources humaines. Je vous ai senti prudent sur le sujet, monsieur Dupont, mais exprimez-vous librement : les ressources humaines sont le point aveugle de la fonction publique, où, disons-le, le mal-être est très présent.

Je m'appuierai à nouveau sur un exemple : nous avons voté la loi pour une école de la confiance, dont l'objet est de donner une marge de manœuvre plus importante à la périphérie de l'appareil d'État, en particulier autour du collège. Concernant le cycle 3, qui relie CM1, CM2 et sixième, les témoignages sont accablants : la liaison entre le CM2 et la sixième serait imparfaite et dépendrait complètement des personnalités des enseignants. Sur le papier, la loi est bien écrite, mais concrètement, les professeurs des écoles sont la plupart du temps méprisés par les titulaires du certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré (CAPES), ces derniers étant eux-mêmes méprisés par les agrégés.

Or, ces éléments relèvent de l'application de la loi : si on se heurte à des réalités humaines complexes qui empêchent la concrétisation des mesures voulues, nous devons nous en emparer, et c'est l'objet de cette mission d'information. Nous devons pouvoir dire, via le Gouvernement et l'appareil d'État, qu'il faut fonctionner autrement. À défaut, nous perdons notre temps, et nous votons des textes qui, tout en complexifiant la loi, ne produisent aucun effet concret.

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Laetitia Dunand, directrice de mission au cabinet Sémaphores

Vous nous avez interrogés sur les outils que nous pourrions mettre en place pour déterminer si une loi s'est concrétisée, mais la première question est peut-être de savoir ce qu'on entend par concrétisation de la loi. Une loi peut être mise en œuvre, c'est-à-dire déclinée en décrets d'application dans les délais fixés, sans entraîner les effets attendus, prévus par le législateur.

Vous avez bien rappelé que l'évaluation n'était pas l'objet de cette mission d'information, madame la présidente, mais nous sommes contraints d'y revenir en partie. Pour concevoir des outils utiles, il faut d'abord savoir ce qu'on souhaite observer. Pour effectuer le suivi de la concrétisation d'un texte, il faut savoir quels effets on souhaite produire au moyen de ses dispositions.

On peut concevoir des outils pour mesurer les délais de mise en œuvre, ou évaluer si les acteurs pressentis se sont effectivement emparés d'un sujet, mais l'important est de savoir si cela sera in fine utile au législateur, au Gouvernement, aux ministères ou aux administrations chargées de la mise en œuvre de la loi. Je ne sais pas dans quelle mesure il serait possible de faire figurer cette dimension dans un texte de loi.

Comme cela a été dit, l'administration n'a pas la possibilité aujourd'hui d'interroger le législateur sur ses intentions, sur les effets qu'il attendait de certaines dispositions, alors qu'un tel retour, une telle boucle permettrait de mettre en lumière l'incapacité d'une administration à atteindre l'objectif fixé. Pour combler le flottement qui s'insinue parfois entre les textes d'application et la mise en œuvre concrète, il conviendrait sans doute d'instaurer un dialogue entre le Parlement et l'administration, au moyen d'une saisine, par exemple.

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L'idée d'une saisine me paraît tout à fait intéressante : l'administration devrait pouvoir s'adresser au Parlement.

Les parlementaires sont d'ailleurs soucieux du devenir des textes qu'ils ont votés. En tant que députés, dans nos circonscriptions, bien souvent ce n'est que quand nous sommes tirés par la manche par nos concitoyens que nous découvrons qu'une disposition ne fonctionne pas.

Pour nous, l'évaluation intervient un peu plus tard, au moment où la loi imprime déjà son sceau sur le territoire. Nous devons réfléchir ensemble à un dispositif qui permette aux personnes concernées par un texte de tirer la manche à la fois de l'administration et du législateur ; une double saisine, en somme.

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Laetitia Dunand, directrice de mission au cabinet Sémaphores

Pour pousser la réflexion un peu plus loin, j'aimerais m'arrêter sur l'exemple d'une concrétisation réussie qui a été satisfaisante tant pour le citoyen que pour l'administration : le prélèvement à la source (PAS).

En analysant la façon dont cette réforme s'est concrétisée, on s'aperçoit que l'administration est parvenue à donner au citoyen le sentiment de s'être préparée, d'avoir tout prévu pour l'accompagner et répondre à ses questions. Le dispositif de communication a permis d'instaurer un dialogue avec les contribuables au travers notamment de l'utilisation de l'espace particulier. Les agents ont donné l'impression de s'être emparés du sujet.

Les entreprises ont également été bien accompagnées dans la mise en œuvre de la réforme, et des éclaircissements sont intervenus au fil du temps sur ce qui était attendu de leur part, sur le rôle qu'elles avaient à jouer. Les outils conçus pour elles ont bien fonctionné ; je pense en particulier à l'application TOPAZE. Beaucoup a été fait pour que l'entrée en vigueur se déroule au mieux.

Avaient également été organisées des journées de consultations gratuites d'experts-comptables. En d'autres termes, l'administration s'est appuyée sur des professionnels pour accompagner la réforme. Avec un tel dispositif, tout le monde était gagnant : un écosystème s'est dessiné, l'administration, aidée de professionnels jouant le rôle d'intermédiaires a ainsi éclairé les entreprises et les particuliers sur le contenu de la réforme. Il me semble que l'idée de s'appuyer sur des professionnels qui sont souvent un relais de l'action publique ou de l'application de la loi est à retenir.

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François de Dorlodot, associé, directeur du secteur public au sein du cabinet KPMG

J'aimerais ajouter quelques éléments au sujet des ressources humaines et de la gouvernance interministérielle, qui est au cœur du fonctionnement de l'État.

Il est difficile de travailler de façon transversale au sein de l'administration centrale. C'est d'ailleurs pourquoi les plans de transformation sont aujourd'hui plutôt ministériels. Quand on a cherché à appliquer une méthode un peu plus interministérielle, par exemple avec le programme de simplification, on a eu de vraies difficultés à avancer. On est donc revenus à un cadre ministériel dans les plans de transformation pour avoir des leviers d'action plus directs. L'organisation par ministère, chacun en charge d'un champ de politiques publiques selon des arbitrages interministériels me paraît donc difficile à dépasser ou à faire évoluer tant elle est au cœur du fonctionnement actuel.

Ensuite, au sein des administrations, comme dans de nombreuses entreprises, on se heurte à des difficultés de gestion des ressources humaines et les agents expriment un certain mal-être. Le champ du conseil en ressources humaines a donc un rôle à jouer, et l'accompagnement humain est une dimension très importante des projets de transformation dans tous les secteurs. Cette évolution récente est en grande partie due aux disruptions technologiques majeures que les administrations et les entreprises ont connues ces dernières années.

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Puisque nous réfléchissons tout en parlant, il me semble utile de différencier la concrétisation de la chaîne de l'évaluation. Ce qu'il nous importe de mesurer au moyen de cette mission d'information, ce sont plutôt les résultats, dès lors qu'ils sont tangibles sur le terrain, que l'impact, qui intervient plus tard et qui est davantage multifactoriel. Il faut donc bien faire cette distinction.

Cela étant posé, j'aimerais savoir si dans vos missions d'accompagnement de l'État, de l'administration et des collectivités vous observez des différences, notamment entre les ministères. Vous n'êtes pas obligés de les nommer, mais ce serait mieux si vous le faisiez. Certains d'entre eux sont-ils mieux à même de mettre en œuvre les réformes ?

Il va de soi qu'il est plus compliqué de concrétiser la transformation du système national d'éducation, qui implique un véritable changement de culture, que de mettre en œuvre le PAS, qui consiste plus simplement à s'adapter à de nouvelles procédures et à utiliser de nouveaux logiciels.

De façon subsidiaire, la présence d'administrations déconcentrées, au plus près du terrain, a-t-elle un effet sur la concrétisation ? Je serais plutôt intuitivement de cet avis, mais peut-être que l'action d'un chef de projet au sein d'un ministère offre un levier plus vertical donc plus rapide, là où la déconcentration porterait davantage à la dilution.

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Je suis malheureusement arrivé en cours de route, mais je souhaiterais réagir à ce que j'ai entendu.

Pour ma part, je suis un député paysan ; j'ai été paysan toute ma vie ! Et je ne le dis pas par hasard : quand je suis chez moi, au sein du monde rural et agricole, si je m'exprime comme on le fait ici, personne ne me comprend. Et inversement, quand à l'Assemblée nationale je parle comme je le fais chez moi, j'ai l'impression que personne ne me comprend. Il y a donc en somme deux langages, le langage du droit et le langage courant, ce qui rend dès lors compliquée la tâche d'évaluer et d'analyser la concrétisation des lois.

Cette remarque peut paraître banale, mais elle ne l'est pas : elle pourrait même apporter des réponses. Ne pourrions-nous pas, par une clé de lecture, décortiquer ou, plus souvent encore démystifier les contenus des textes afin d'en faciliter la compréhension, avant d'en analyser le résultat, c'est-à-dire la concrétisation ? Pensez-vous qu'une telle approche aurait son utilité dans le cadre de nos travaux ?

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Olivier Dupont, directeur du secteur public au sein du cabinet Sémaphores

Je rejoins tout à fait vos propos concernant la pédagogie : la loi et les textes qui la déclinent ne tiennent pas compte des personnes en charge de leur mise en œuvre. Il est sans doute délicat de simplifier les textes de loi, en raison notamment des contraintes légistiques, mais ce doit être possible pour les textes d'application et les dispositifs d'accompagnement à la déclinaison. Or ce travail de pédagogie soit n'est pas fait, soit l'est depuis Paris.

Et c'est à mon sens le deuxième aspect du problème : les modèles de déclinaison sont parisiens et il y a parfois un écart assez important entre la perception que Paris a du système et son fonctionnement réel dans les territoires.

Je ne saurais dire si la déconcentration est de nature à faciliter la mise en œuvre. Le fait est qu'il existe des modèles très différents. Le ministère des armées, par exemple, est assez agile dans la mise en œuvre de ses transformations, alors qu'il s'appuie sur une organisation très déconcentrée et des effectifs nombreux. Et cette caractéristique ne tient pas simplement au fait qu'un militaire obéit. Même au sein des armées, et je travaille beaucoup avec cette administration, le management n'est pas un vain mot. On mène aujourd'hui un travail sur la conviction, qui tend à se substituer à la logique des ordres et contrordres.

L'agilité d'un modèle, la capacité à penser la particularité locale ou territoriale et à intégrer ces spécificités dans le modèle initial me semblent être des éléments importants et supposent en effet d'effectuer un travail de pédagogie en se mettant à la place des acteurs. C'est un des grands enjeux actuels.

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Vivent les stages de l'ENA dans les collectivités !

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L'École nationale d'administration ne devait-elle pas être supprimée ?

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Vous avez présenté les armées comme un bon élève, mais y a-t-il des ministères au sein desquels vos missions sont plus difficiles ?

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N'ayez crainte, vous ne perdrez pas de contrat ! Quels facteurs font que la transformation fonctionne ou non ?

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Olivier Dupont, directeur du secteur public au sein du cabinet Sémaphores

Ce qui fait qu'une réforme passe mieux dans certains ministères que dans d'autres, c'est la manière de la penser. Comme vous l'avez dit, beaucoup de ministères fonctionnent en silos, et c'est parfois un service seul, voire un bureau qui pense l'intégralité d'une réforme sans s'interroger sur la réalité du terrain. Toutes les conditions sont alors réunies pour rendre la mise en œuvre très compliquée.

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Ne vous est-il jamais venu à l'idée, face à un texte d'application très complexe, de prendre votre plume et d'en alerter l'Assemblée nationale ? Ce serait rendre service à la République. Dans l'hypothèse où nous mettrions en place un tel dispositif, seriez-vous prêts à vous en saisir ?

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Il me paraît important que vous répondiez à la question de la présidente, car elle est très pertinente.

Je souhaite avant cela réagir à vos propos, monsieur Dupont, car j'aurais pensé, à l'inverse, que les réformes dont l'esprit correspond à celui d'un pouvoir central fort étaient plus faciles à réaliser.

L'administration fiscale, par exemple, emblématique de la République centralisée, qui ne dépend pas des préfets, n'a pas rencontré de difficultés dans le passage au prélèvement à la source. En revanche, tout ce qui vise à restituer une marge de liberté et d'initiative à la périphérie, tout ce qui tend à percuter la croyance selon laquelle on peut à Paris penser à tout, pour tout le monde et partout est voué à l'échec.

Selon le président d'une association d'élus locaux que nous avons entendu récemment, les lois de décentralisation auraient eu pour effet négatif de couper des réalités du terrain les administrations centrales et l'élite, dont on est si fier en France, mais qui manie un droit idéal.

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Laetitia Dunand, directrice de mission au cabinet Sémaphores

J'aimerais conclure très rapidement sur la déconcentration, car l'observation des services déconcentrés demeure riche de sens.

Quand on redonne de la place au terrain, à l'expérimentation, aux régions, se pose le problème du chef de file. Nous sommes intervenus auprès de nombreux services déconcentrés de différents ministères – agriculture, travail et emploi – et chaque fois le constat est le même : alors que ces services ont été pendant des années pilotes, chefs de file et avaient la main pour insuffler un mouvement et traduire sur le terrain la volonté du pouvoir central, on leur demande désormais de se mettre en retrait. Par conséquent, en plein désarroi, ils ne sont pas encore parvenus à apporter leur valeur ajoutée aux dispositifs pour lesquels la région ou l'intercommunalité tiennent les rênes.

Il y aurait sans doute un pont à construire entre ces deux niveaux administratifs, qui peut s'avérer très intéressant pour la concrétisation, car la circulation de l'un à l'autre reste peu fréquente aujourd'hui. La récente loi de transformation de la fonction publique, en rapprochant les statuts et en permettant davantage de fluidité entre services décentralisés et services déconcentrés, constitue peut-être un levier d'amélioration du dialogue entre ces services.

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François de Dorlodot, associé, directeur du secteur public au sein du cabinet KPMG

J'aimerais ajouter pour finir que le rôle des administrations centrales au sein de l'État est aujourd'hui très contraint. Certes, elles semblent avoir quelque difficulté à concevoir des dispositifs qui soient faciles à mettre en œuvre sur les territoires, mais elles doivent aussi composer avec des injonctions très contraignantes, parfois contradictoires, à tous les niveaux, notamment en termes de ressources.

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Il serait souhaitable que vous nous fassiez parvenir des exemples !

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Je vous remercie de votre présence, et vous invite vivement à nous faire parvenir par écrit les réponses aux questions qui vous ont été posées.

La séance est levée à 19 heures 05

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Noël Barrot, M. Hervé Berville, M. Yves Daniel, M. Frédéric Descrozaille, M. Régis Juanico, Mme Cécile Untermaier, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Charles de la Verpillière

Excusé. - M. Philippe Gosselin