COMMISSION D'ENQUÊTE relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intÉRÊts privés et ses conséquences
Mardi 8 juin 2021
La séance est ouverte à seize heures
(Présidence de Mme Mathilde Panot, présidente de la commission)
La commission d'enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, procède à la table ronde réunissant des collectifs citoyens relatifs à l'eau en Guadeloupe
Nous allons entendre les collectifs citoyens qui se sont constitués face à la crise de l'eau en Guadeloupe :
– M. Patrick David-Verdoncq, président, M. Christian Deligat, trésorier et M. Christophe Lejeune, secrétaire de #balancetonsiaeag ;
– M. David Huc, président de Dlo Sé La Vi ;
– MM. Yannis Chipotel et Ludovic Tolassy, porte-paroles du Mouvement citoyen Moun Gwadloup ;
– M. Joé Bertili, responsable communication de l'Association Kolèktif nou vlé dlo an wobiné ;
– Mme Dolorès Belair, présidente de l'Association Doubout Pou Dlo An nou ;
– Mme Patricia Chatenay-Rivauday, présidente, et le Dr Janmari Flower, vice-président de l'association Vivre.
Mesdames, Messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de prendre le temps de répondre à notre invitation. Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses. Vous pourrez compléter vos déclarations par écrit.
Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Les personnes auditionnées prêtent serment.)
L'association Vivre, qui se bat contre la pollution au chlordécone, défend, conformément à ses statuts, les victimes de toutes les formes de pollution, mais aussi les biens communs, dont le plus indispensable reste l'eau, puisque la privation d'eau entraîne la mort. La Guadeloupe est confrontée au problème vital de la pollution de ses eaux et de ses terres. Cette pollution détruit la biodiversité et menace l'avenir du territoire en mettant en péril la survie de la faune et de la flore, qui participent à notre équilibre.
J'aimerais centrer mon intervention sur la dimension humaine du problème de l'eau. Les précédents débats ont porté sur la corruption, l'irresponsabilité et la délinquance administrative. Je relaierai pour ma part le témoignage de familles vivant depuis des mois sans eau, en proie à une souffrance insupportable. Certaines doivent parcourir des kilomètres pour se procurer de l'eau. Leurs conditions de vie les rendent neurasthéniques. Leur santé mentale et leur équilibre familial s'en ressent. Beaucoup paient pour des logements qu'ils n'occupent plus, contraints, par leurs problèmes d'eau, de se réfugier dans des appartements dont la taille ne convient pas à la composition de leur foyer.
Nous ne pouvons pas rester les bras croisés face à la déchéance qui menace notre société. Sans sombrer dans le catastrophisme, de nombreuses personnes perdent l'essence même de leur quotidien. Chaque jour, elles se lèvent aux aurores pour courir derrière un filet d'eau. D'autres parcourent des kilomètres pour nourrir leur famille. La décadence de leur vie entière se traduit par des maladies et des conduites de dépendance.
Ajoutons à cela la fragilité financière de ceux qui doivent s'endetter pour se procurer de l'eau. La pénurie d'eau et la pollution de l'eau affectent surtout les ménages les plus défavorisés. D'une part, leurs revenus ne leur permettent pas de régler des factures exorbitantes. D'autre part, ils s'avèrent plus vulnérables aux risques sanitaires.
Cette situation, qui dégrade la population de la Guadeloupe, ne peut plus durer. L'association Vivre adresse un cri d'alerte aux responsables. Nous comptons sur votre commission pour que ceux-ci s'attaquent au problème et, passant outre les querelles et l'entre-soi politiques, accordent enfin la priorité au traitement de cette souffrance.
Le groupe Facebook Balance ton SIAEAG est né en décembre 2019, à l'initiative d'un restaurateur mécontent des nombreuses coupures d'eau désorganisant son activité. D'autres professionnels dans le même cas, dont des propriétaires de gîtes touristiques, l'ont rejoint. Ce groupe compte aujourd'hui 3 600 abonnés.
La crise de la Covid-19 a mobilisé les usagers du Syndicat intercommunal d'alimentation en eau et d'assainissement de la Guadeloupe (SIAEAG), car le manque d'eau récurrent empêchait d'appliquer les mesures de protection préconisées par l'autorité de santé publique. Le confinement a rendu plus insupportable encore l'absence d'eau au robinet.
Le 13 mai 2020, notre groupe s'est constitué en une association, à but non lucratif, de défense des usagers de l'eau, afin d'obtenir une meilleure reconnaissance des institutions. Cette association compte à présent 270 membres cotisants. Sa mission première consiste à assurer l'interface entre les usagers et les acteurs de l'eau. Les opérateurs de distribution ne répondent pas aux réclamations des clients. Ils n'informent ni des coupures ni des baisses de pression et ne diffusent pas non plus les documents pourtant obligatoires comme les rapports sur le prix et la qualité du service (RPQS).
Vous connaissez la situation de l'eau en Guadeloupe, qui s'est encore dégradée récemment. Je n'y reviendrai pas.
La création de notre association, à Basse-Terre, remonte à 2009. L'eau en Guadeloupe n'est potable nulle part. Nous demandons, par un protocole signé le 3 mars 2009 entre le Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP) et la région, la pleine intégration des usagers à la problématique de l'eau. L'impression s'impose à nous que l'on nous invite jusqu'ici à parler sans nous écouter.
En plus d'une dégradation significative de tout le réseau d'eau guadeloupéen, nous avons constaté un harcèlement moral de beaucoup d'usagers, sommés de payer une eau de mauvaise qualité, ou qu'ils ne reçoivent pas. Certains sombrent dans la dépression. Des personnes âgées qui se tournent vers notre association ne pensent plus qu'à leurs problèmes d'eau, au point d'en perdre le sommeil.
Les Guadeloupéens, en plus de payer leur abonnement au réseau d'eau, doivent acheter des bouteilles. Tous n'en ont pas les moyens. Certains, en 2015, se rendaient à la rivière pour y faire leur toilette, leur lessive et leur vaisselle.
La chlordécone qui pollue les sols se retrouve dans l'eau en Guadeloupe. Du charbon actif est censé régler le problème, or chaque analyse de l'eau y décèle ce polluant à un taux supérieur au seuil limite fixé par l'État. Ses effets sont connus. Il favorise notamment les cancers de la prostate. L'Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG) a récemment déposé une plainte à cet égard. Hélas, rien ne se passe.
Notre mouvement de dénonciation des injustices, créé voici un an et demi, s'intéresse au problème de l'eau, car il concentre de nombreux dysfonctionnements, dont la corruption et les collusions d'intérêts entres les politiques et les multinationales ayant la mainmise sur la gestion de l'eau.
Nous laisserons ici de côté les émotions et le malaise que génère le problème de l'eau pour nous centrer sur les faits. Quelques entreprises privées monopolisent la gestion de l'eau en Guadeloupe depuis plus d'un demi-siècle. Tout a commencé avec la Sogea, filiale de la Générale des eaux, devenue depuis Veolia.
Depuis le départ de Veolia, voici quelques années, Karukér'Ô, filiale de Suez, gère la production d'eau brute en Guadeloupe. Le monopole que détient cette société lui laisse tout pouvoir de déterminer le prix de l'eau et les volumes produits. Notre département se retrouve victime de la mauvaise gestion de ce service public par des multinationales que guident leurs seuls intérêts privés.
Sur l'ensemble de la Guadeloupe, près de 70 000 foyers, soit 400 000 personnes, toutes générations et tous milieux socioéconomiques confondus, se retrouvent régulièrement privés d'eau et, par là même, d'un logement décent. Ce sont les plus vulnérables, dont le tiers de la population qui vit sous le seuil de pauvreté, mais aussi les femmes enceintes, les enfants, les personnes âgées et les handicapés, qui payent le plus lourd tribut. Les coupures d'eau intempestives affectent l'ensemble des institutions publiques, en particulier les structures de santé et les établissements scolaires. Ni les hôpitaux, ni les cliniques n'ont les moyens d'opérer dans le respect des normes d'hygiène. L'apparition du coronavirus a encore aggravé la situation à partir de février 2020. Les coupures d'eau touchent aussi les entreprises, notamment du secteur touristique, alors qu'il constitue un pilier de l'économie locale.
Le rachat de Suez par Veolia assombrit encore l'avenir en ramenant aux commandes la société responsable de la mauvaise gestion de l'eau dans notre département depuis un demi-siècle. Ces derniers temps, la France métropolitaine revient peu à peu à une gestion publique de l'eau. À l'inverse, la Guadeloupe s'achemine vers la privatisation d'un bien public, dont la gestion devrait relever de principes éthiques. Or les actionnaires d'une multinationale comme Veolia exigent des profits bien plus qu'une gestion équilibrée de la ressource.
La Guadeloupe devrait revenir à une gestion publique de son eau. La création d'un syndicat mixte ouvert (SMO) a été lancée. Aux réunions préparatoires, les responsables de l'eau ont côtoyé les présidents de grands groupes, qui n'avaient pourtant rien à y faire. Ceci laisse présager une connivence entre intérêts privés et partis politiques ou, du moins, entre ces entreprises et les personnes chargées de réorganiser la gestion de l'eau. Cette situation nous choque.
Si les politiques décidaient du prix de l'eau ou de sa gestion, les acteurs de la société civile pourraient au moins s'exprimer sur leur action. Une gestion publique de l'eau permettrait en outre de réinjecter les bénéfices dans l'infrastructure. Pour l'heure, nous nous apprêtons à reproduire un schéma pourtant inacceptable, puisqu'il a conduit à la décadence actuelle.
La situation présente nous préoccupe d'autant plus qu'elle résulte d'une violation massive de droits humains fondamentaux pourtant garantis au niveau national, européen et international, à savoir : le droit à l'eau potable et à l'assainissement, à la santé, à la vie, à l'intégrité et la dignité, à la protection contre des traitements inhumains et dégradants, à un logement convenable, à l'éducation, à un environnement sûr, propre, sain et durable, au développement, à un niveau de vie suffisant, à la participation, à l'égalité devant la loi et, enfin, à la non-discrimination.
En 2018, le 9 mai, Philippe Gustin a été nommé préfet de Guadeloupe. Le 24 mai a vu l'arrivée de Karukér'Ô, filiale de Suez, chargée de déceler des fuites et d'expertiser le réseau d'eau. Le 28 mai, M. Gustin est entré en fonction. Il a réquisitionné la société Karukér'Ô pour mener des travaux sur le réseau guadeloupéen au mépris de la mise en concurrence imposée par la réglementation. De fait, il lui a attribué un marché sans appel d'offres. Le contribuable guadeloupéen paie une fois de plus certains choix politiques. Je ne sais s'il existe de connivence entre le représentant de l'État et Suez, mais la chronologie des faits pousse à s'interroger.
La connivence se reflète sur notre facture. L'eau du robinet en Guadeloupe est la plus chère de France, à 3,17 euros le mètre cube, contre 2,38 euros en Bretagne ou 2,03 euros en Rhône-Alpes, alors même que les services d'eau et d'assainissement de notre département sont les plus défaillants du pays. Le problème ne vient pas de la ressource elle-même, puisque la Guadeloupe pourrait fournir jusqu'à 7 000 mètres cubes d'eau par habitant et par an, contre 3 000 en métropole. Enfin, les usagers n'ont pas d'autre choix, pour se procurer de l'eau potable, que d'en acheter en bouteille, via des circuits de distribution monopolistiques, à un tarif de 33 % supérieur aux prix constatés en France continentale.
Notre collectif a pris un tournant lors du premier confinement, dans un contexte particulièrement anxiogène de multiplication des injonctions à respecter les gestes barrière. Au même moment, une grande partie de la Guadeloupe, régie par le SIAEAG, s'est retrouvée sans eau pendant plusieurs semaines.
La France a ratifié des traités internationaux sous l'égide des Nations unies. Le conseil constitutionnel a consacré le droit à l'eau comme droit inaliénable et sacré. Le constat s'impose que la Guadeloupe connaît une situation non conforme à la loi depuis des décennies. Il en résulte des difficultés psychologiques et financières pour la population, dont le développement économique et l'accès à l'éducation est menacé. Les problèmes d'eau affectent les moindres aspects du quotidien.
Des études ont révélé une augmentation des consultations pour motifs psychiatriques, suite au confinement. Je vous laisse imaginer les effets psychologiques des restrictions sanitaires sur des individus sans accès à l'eau.
Nous militons pour une gestion de l'eau en Guadeloupe partagée et transparente, alors qu'elle s'avère calamiteuse depuis des dizaines d'années. Les usagers, bien que victimes, sont traités comme des coupables, sommés de payer des factures élevées pour un service non fourni. Des années durant, les opérateurs ont facturé un service d'assainissement collectif aux abonnés, qui ne disposaient pourtant que d'un assainissement privé. Quand les associations d'usagers ont signalé le problème, il leur a été répondu que celui-ci serait traité cas par cas.
La gestion actuelle de l'eau appelle un constat d'échec et, pour cette raison, requiert plus de transparence. Les multinationales visent à dégager des bénéfices au profit des actionnaires. Aujourd'hui, toutes les parties sont impliquées dans la gestion de l'eau, sauf les représentants des usagers, auxquels, seuls, la population accorde sa confiance pour défendre ses intérêts, non par principe mais du fait des leçons tirées de son expérience.
Le Président de la République l'a déclaré, en septembre 2018, devant les acteurs de l'eau de Guadeloupe : « Il y a eu pendant des décennies un système de clientélisme. Plusieurs milliards d'euros sont sortis du système ». Ces infractions, dont il reste à établir les auteurs, n'ont cependant donné lieu à aucune réparation, et il n'est nulle part question des victimes. « Je souhaite qu'on puisse établir toutes les responsabilités, qu'elles soient financières ou pénales », a continué le Président. « Je prends l'engagement de déployer des forces d'enquête supplémentaires afin que toute la transparence soit faite à ce sujet. »
Ces promesses sont hélas restées lettre morte. Elles ne se sont pas plus concrétisées que l'espoir des usagers de ne pas devoir encore une fois payer, par leurs impôts, un service dont ils s'étaient déjà acquittés. En réalité, nous avons payé l'eau trois, voire quatre ou cinq fois, en comptant les achats de bouteilles, l'abonnement et l'assainissement collectif. La Générale des eaux a facturé, à un moment donné, une surtaxe pour réparer les canalisations, or elle ne s'en est pas occupée. Où est passé l'argent ? Le Président a encore déclaré que les usagers se sont légitimement installés dans le non-paiement de leurs factures, parce qu'ils ne recevaient pas d'eau.
Il faut un milliard d'euros pour réparer le réseau. Cette somme ne pourra provenir que de fonds publics, autrement dit, de l'argent des citoyens. Comme le Président, j'estime qu'il faut établir des responsabilités pénales en vue d'obtenir des réparations financières.
Partagez-vous tous l'impression de M. Huc de ne pas être écoutés ?
Les conditions vous semblent-elles réunies pour que les usagers disposent d'un pouvoir décisionnel au sein du nouveau syndicat mixte ouvert (SMO) ?
Quelle place revendiquez-vous de leur accorder pour contrer le clientélisme jusqu'ici prévalent ?
En cette période préélectorale, beaucoup d'élus s'agitent et proposent soudain des solutions à des problèmes persistant pourtant depuis des années. Personne ne nous a en réalité répondu, pas même l'État. Nous avons adressé une lettre ouverte au préfet, lui demandant de se substituer aux élus locaux pour remédier à la situation catastrophique. Bien que tenu à un devoir de réserve, il aurait pu au moins accuser réception de ce courrier.
Seul le président de la région, M. Ary Chalus, nous a répondu. Reconnaissons que la campagne électorale qu'il mène s'y prêtait. Les usagers profitent des élections à venir pour soumettre les élus à une pression. Sinon, nul ne nous écoute. M. Olivier Serva nous a reçus en septembre dernier, mais il n'a rien entrepris de concret. Les parlementaires ne prêtent aucune attention aux associations d'usagers, à l'exception de Justine Benin, par son initiative ayant abouti à la loi n° 2021-513 du 29 avril 2021 rénovant la gouvernance des services publics d'eau potable et d'assainissement en Guadeloupe.
Nous insistions pour que le SMO accorde une place aux représentants des usagers. Une commission de surveillance, où les associations d'usagers pourront siéger, doit s'adjoindre au SMO, ce qui marque une avancée notable. Il faudra toutefois veiller à la représentativité des associations retenues pour en faire partie afin d'éviter qu'elles se mêlent aux dérives jusqu'ici constatées dans la gestion de l'eau. Espérons que les membres de cette commission, intègres, auront à cœur de défendre les usagers en vue d'améliorer la qualité du service.
Nous en sommes arrivés à la situation présente parce que des multinationales et des élus, aussi bien locaux que nationaux, ont tous mis la main dans le pot de confiture. L'un d'eux a été condamné. Il nous explique à présent qu'il a normalement agi et qu'il ne pouvait pas en aller autrement. Nous ne partageons pas sa vision du service public.
Que l'on opte au final pour une régie locale ou régionale ou encore une délégation de service public (DSP), les usagers devront en tout cas y être en mesure de s'assurer que les sommes récupérées par la facturation du service ne financent que des travaux du réseau, et non des fêtes somptuaires ou des voyages.
Subventionner la route du rhum par un chèque de 15 000 euros, dont la remise a coûté, en frais de déplacement, 30 000 euros, prélevés sur le budget de l'eau, est tout bonnement inadmissible. Voilà pourquoi nous nous battons en vue de garantir aux usagers un droit de regard sur la gestion de l'eau.
La loi récemment votée ne permettra au comité de surveillance que de rendre des avis consultatifs, ce que nous regrettons. Le préfet gardera la main sur tout, alors que nous réclamions un rôle décisionnel.
Il arrive que différents organismes nous répondent de patienter ou nous annoncent des plans d'urgence et le déblocage de quelques millions d'euros, par-ci, par-là. En réalité, la situation dure depuis tant d'années qu'on en perd de vue sa gravité. Au-delà du scandale de la corruption, les usagers n'ont tout bonnement pas d'eau au robinet, or ils en souffrent dans leur chair. Les sommes mobilisées ne s'avèrent pas à la hauteur des enjeux. Les travaux qui s'imposent nécessiteront près d'un milliard d'euros.
Le SMO n'accordera pas leur place aux usagers. La loi laissera le préfet choisir ceux de leurs représentants qui siègeront à la commission de surveillance. Notre confrontation aux autorités étatiques nous disqualifie d'office : nous avons attaqué en justice l'État, qui nous a d'ailleurs rendu la pareille. Le préfet refuse de nous rencontrer, alors que notre mouvement Moun Gwadloup est celui qui rassemble aujourd'hui le plus de citoyens dans le département. Il compte 40 000 abonnés.
Catarina de Albuquerque, ancienne rapporteure de l'Organisation des nations unies (ONU) sur le droit à l'eau potable et à l'assainissement, a déclaré que « la participation active des usagers du service par rapport aux décisions relatives à la technique et à la conception est le seul moyen de garantir une véritable acceptabilité ». Selon les textes internationaux relatifs aux droits de l'homme, les États doivent assurer une participation active, libre et significative des usagers aux processus décisionnels relatifs à la gestion des services d'eau et d'assainissement.
Le droit à la participation figure dans l'article 21 de la déclaration universelle des droits de l'homme, dans l'article 2 de la déclaration sur le droit au développement, dans l'article 25 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, dans la convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, dans la convention relative aux droits de l'enfant et dans la convention relative aux droits des personnes handicapées. L'objectif de développement durable (ODD) 6, relatif à l'accès universel à l'eau potable et à l'assainissement, mentionne, au point 6.b, la participation de la population locale à l'amélioration de la gestion de l'eau.
Nous devrions nous interroger sur les causes de la dégradation de notre qualité de vie et la logique suivie par les multinationales, les élus et toutes les personnes en charge du contrôle du délégataire, des rapports que celui-ci devait transmettre et de leur analyse.
Nous ressentons une colère énorme, qui s'est déjà manifestée sur des ronds-points. Les usagers se sentent méprisés. Ils se voient enjoints de payer, dans certains cas via des procédures judiciaires, qui les rendent malades. Un avenir meilleur leur est promis, où ils n'auront toutefois pas le droit de s'exprimer sur la gestion de l'eau au sein du SMO. Ils seront simplement informés des décisions prises par ceux-là mêmes qui ont entraîné la déchéance des anciennes structures.
Le droit à la démocratie participative est spolié. On ne reconnaît pas aux usagers de capacités intellectuelles suffisantes pour expliquer ce qu'ils attendent d'un service public vital. Le droit de s'exprimer dans une structure et de participer au contrôle de la gestion de l'eau leur est dénié. Les responsables de ce contrôle ont failli à leur tâche en se rendant ainsi complices des dysfonctionnements. Les usagers ne leur accorderont plus jamais leur confiance. La question de l'eau ne revient dans l'actualité que dans un contexte de guerres entre partis politiques générant un climat anxiogène propice à la méfiance. En somme, tout ce qui se prépare se met en place à l'insu de l'usager, renforçant encore ses craintes vis-à-vis d'un avenir de plus en plus obscur.
Préférez-vous plutôt une DSP, une régie publique ou un autre mode encore de gestion de l'eau ?
Le mode de gestion nous importe peu, du moment que les usagers bénéficient d'un service de qualité. Je me satisferais d'une régie locale, pour peu qu'elle s'avère compétente, sur le plan technique. Une DSP pourrait recourir à une société privée ou à une société mixte, voire partager les marchés. Tous les systèmes me semblent envisageables, dès lors qu'ils assurent la livraison en continu d'une eau de qualité.
Nous préconisons une régie publique, à laquelle participeraient les usagers.
Peu importe que l'on opte pour une DSP ou une régie publique, pourvu que des outils de contrôle permettent, en toute transparence, de prévenir la corruption et les conflits d'intérêt, et d'assurer un service digne de confiance.
Depuis 2009, nous demandons la création d'un véritable service public de production et de distribution de l'eau en Guadeloupe, sans DSP ni prestation de service confiée aux opérateurs privés. Bien évidemment, nous ne voulons pas d'eau au chlordécone. Nous ne nous opposons pas au SMO par principe. Seulement, sa conception actuelle ne nous convient pas.
Le montant des investissements nécessaires à la rénovation du réseau d'eau et d'assainissement oscille entre 900 millions et 1 milliard d'euros. À l'initiative de la Bolivie, l'ONU a reconnu en 2010 le droit à l'eau et à l'assainissement.
Qui doit, selon vous, financer les travaux ? Quelle responsabilité attribuez-vous à l'État dans l'actuelle vétusté des réseaux ?
Une subvention de 71 millions d'euros a été annoncée. Vous paraît-elle suffisante ? D'aucuns prétendent que même une somme supplémentaire ne permettrait pas d'accélérer les travaux. Qu'en pensez-vous ?
Les Guadeloupéens ont déjà payé. Il revient à l'État d'assumer ses responsabilités, comme à propos du chlordécone.
L'État doit payer, mais aussi poursuivre en justice les fermiers qui, durant des années, ont encaissé les bénéfices sans réaliser les travaux nécessaires.
La somme allouée pour l'heure s'avère insuffisante. La nécessité s'impose de réaliser des investissements à la hauteur des enjeux. La population guadeloupéenne souffre du problème de l'eau depuis trop longtemps. Il faut prendre le taureau par les cornes, mettre en place le SMO, instaurer une régie publique et réaliser les investissements qui s'imposent.
Certains Guadeloupéens ont profité du système de gestion de l'eau, mais les contraindre à rembourser les sommes qu'ils se sont appropriées s'annonce difficile. Seul l'État dispose des moyens suffisants pour subventionner les travaux du réseau, dont le coût est estimé à près d'un milliard d'euros. Les fonds publics proviennent toutefois en partie des impôts des Guadeloupéens. Que nous le voulions ou non, nous payerons donc deux fois la réfection du réseau. Il restera en outre à veiller à l'utilisation conforme des montants alloués.
Bien sûr qu'il est possible d'accélérer ! Il suffirait de se fixer un objectif politique adapté à la gravité des problèmes, puis d'organiser sa réalisation concrète. Un tel objectif manque pour l'instant, malgré le caractère illégal et dramatique de la situation. Des stades sortent de terre en vue des jeux olympiques et les réparations de Notre-Dame de Paris ne prendront que peu de temps, parce qu'une volonté politique a permis la mise en place des moyens nécessaires. Voilà ce qu'il nous faut.
L'État doit évidemment payer. Pendant des années, il a failli à sa mission de contrôle de la DSP. Le code général des collectivités territoriales prévoit qu'une commission de contrôle financier surveille les comptes du délégataire. Nous réclamons en vain au département les rapports de ce délégataire. L'État doit en outre fournir au SMO les moyens nécessaires pour qu'il fonctionne de manière cohérente.
Je citerai la fiche d'information n°35 du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homm, sur le droit à l'eau : « Les obligations en rapport avec les droits de l'homme qui concernent le droit à l'eau s'imposent aux autorités locales, soit parce qu'elles relèvent de l'administration, soit parce que le gouvernement national leur a délégué des pouvoirs. Dans les deux cas, l'obligation première de promouvoir et de protéger le droit à l'eau incombe au gouvernement national, qui doit faire le point de l'efficacité des autorités locales en la matière, et leur permettre de s'acquitter de leurs fonctions en leur attribuant les pouvoirs et les ressources voulus. Dans son observation générale n°15, le comité des droits économiques, sociaux et culturels souligne que lorsque la responsabilité de l'alimentation en eau a été déléguée à des autorités régionales ou locales, l'État devrait veiller à ce que ces autorités s'abstiennent de toute discrimination et disposent des ressources suffisantes pour maintenir en état et fournir les services nécessaires et en assurer la qualité. »
Que pensez-vous du plan chlordécone IV et des actions à mettre en œuvre contre les différentes formes de pollution de l'eau ?
Dès sa création en 2018, notre association s'est donné pour cheval de bataille la pollution scandaleuse, notamment causée par les pesticides, qui empoisonnent la faune et la flore de l'archipel guadeloupéen au détriment de la biodiversité.
Nous avons initié à ce propos plusieurs procédures en cours contre l'État français, qui nie ses responsabilités. En septembre 2019, le Président de la République a commis une grave offense en niant, devant un parterre de responsables en Martinique, tout lien de causalité entre le chlordécone et les cancers de la prostate, malgré les nombreuses études publiées par le Pr Blanchet et le Pr Multigner. L'empoisonnement latent au chlordécone touche tout le peuple de la Martinique et de la Guadeloupe. Nous allons encore le subir pendant six cents ans alors que nous sommes déjà condamnés à payer pour la cause de notre souffrance. Des études établissent des corrélations entre le chlordécone et le cancer du sein, l'endométriose, la stérilité et toutes sortes de maladies, métaboliques et autres.
Malgré tout, l'idée nous est peu à peu imposée que les plans chlordécone I, II, III et IV ont déjà beaucoup œuvré en notre faveur et que nous devrions donc nous en satisfaire. C'est inadmissible. Les 92 millions d'euros débloqués à l'intention des 700 000 habitants des deux îles sur une durée de sept ans ne représentent qu'une somme annuelle de 17 euros par personne. En outre, ces 92 millions ont été versés par les contribuables c'est-à-dire nous-mêmes. Malgré tout, nous passons pour trop exigeants, alors même que nous n'obtenons que des miettes.
Un procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris a déclaré que nous devions nous attendre à une prescription de la procédure en cours depuis quatorze ans. Nous avons lancé une action collective conjointe avec 2 300 personnes au titre du préjudice d'anxiété. Nous avions choisi un autre recours que la voie pénale. Le plan chlordécone IV n'est qu'un leurre. Il nous délivre une somme ne correspondant à rien de tangible. Nous n'avons pas obtenu la recherche de chlordécone chez la population, contrairement à ce qui a été dit, car cette recherche ne concerne que le public vulnérable des ouvriers agricoles. Il faut écouter les témoignages de ces hommes frappés de graves maladies métaboliques et penser aux défunts, mais aussi à leurs héritiers dans des situations catastrophiques. Certains ont perdu leur exploitation, et donc, leur activité économique. La justice en a condamné d'autres, dans l'impossibilité de rembourser leurs dettes.
Ces faits n'apparaissent nulle part dans le plan chlordécone IV, qui ne prévoit que des mesures génériques. Les dépistages du chlordécone dans les laboratoires d'analyse sont réservés aux personnes vulnérables or, tous les jours, la presse publie des communiqués informant de la contamination de l'eau dans telle ou telle commune. L'un de ces communiqués, rocambolesque, déconseillait aux femmes enceintes et aux enfants d'en boire, impliquant que le reste de la population pouvait, lui, se laisser contaminer.
Quand le scandale de la pollution au glyphosate éclatera enfin, il faudra parler de l'effet cocktail généré par l'accumulation des polluants sur notre territoire, à l'impact mortifère sur la qualité de notre santé.
Le plan chlordécone IV n'a pas pris en compte la récente étude sur les effets des interactions entre le glyphosate et le chlordécone.
Le plan chlordécone IV s'avère très insuffisant. L'UGTG a déposé, au sujet du chlordécone, une plainte pour empoisonnement devant la Cour de justice de la République, le 2 juin 2021.
Madame Chatenay-Rivauday, vous indiquez que la situation de l'eau fragilise encore des personnes déjà fragiles, en particulier financièrement. Pourriez-vous décrire les difficultés des plus défavorisés ?
Nous postons régulièrement sur notre page Facebook les témoignages qui nous parviennent. Certaines familles vivent un calvaire. À titre d'exemple, un étudiant convoqué à un examen de certification professionnelle a dû partir de chez lui avant le lever du jour pour récupérer de l'eau au Gosier afin de se préparer. Il est arrivé à l'épreuve très affecté. Une mère de deux enfants vivant avec leur grand-mère a dû quitter la maison qu'elle a fait construire, et continue de rembourser, à Capesterre-Belle-Eau, parce que l'eau n'y parvient pas. Ces quatre personnes vivent à présent dans un studio de location.
Je dois avouer que beaucoup craignent de témoigner. Je souhaitais vous communiquer les propos de certaines personnes, mais elles ne m'ont pas autorisée à citer leurs noms, par peur.
Les partis se livrent à des joutes politiques régulières, à la vue et au su de tous, à propos du SMO ou du maintien en activité du SIAEAG, par exemple. Les Guadeloupéens se rendent bien compte que l'impasse dans laquelle se trouve la situation de l'eau est due à cet entre-soi politique, ou plutôt à cette incompatibilité d'humeur qui empêche tout échange ou décision constructifs. Lisez la presse. Les prises de position antagonistes et les discours contradictoires nourrissent la défiance des usagers vis-à-vis des instances ou des structures qui leur sont proposées.
Monsieur Deligat, vous affirmez que les responsables de la gestion de l'eau n'informent pas des coupures. Pourriez-vous nous en dire plus ?
L'eau ne coulait pas ce matin dans le quartier de Saint-François où j'habite. Je n'ai trouvé nulle part d'information sur cette coupure, pas plus sur le site du SIAEAG que sur celui de ma commune. Bien souvent, le SIAEAG n'avertit des coupures qu'avec deux jours de retard. J'ai résidé en métropole dans des zones où un système d'alerte téléphonique prévenait les usagers par message des coupures d'eau, pour un coût minime. Pourquoi un tel système n'est-il pas mis en place dans notre département ? Quand survient une coupure, nul ne sait combien de temps elle durera. C'est invivable.
Pendant plusieurs semaines, j'ai demandé aux usagers privés d'eau de se signaler, ce qui m'a permis de répertorier les coupures dans un tableur, transmis à la préfecture. Ce serait tellement plus simple si un service, quel qu'il soit, se chargeait de nous prévenir de la date et de la durée des coupures d'eau !
Que pensez-vous du SMO prévu par la loi récemment votée et de la place qu'y occuperont les usagers ?
Je n'ai pas d'avis tranché sur le SMO. En revanche, nous tenons à ce que les usagers y interviennent, aussi bien à propos des travaux que des investissements ou encore des relations avec les clients. Les usagers ont le droit de savoir. Ils payent l'eau et leur abonnement. Il me paraît normal qu'ils interviennent. Il ne me revient pas de décider des associations qui les représenteront. Il en existe de nombreuses mais, à mon avis, il y a de la place pour tout le monde. Personne ne doit être exclu, car chacun a son mot à dire et surtout un droit de regard sur la gestion de l'eau.
Oui, dès lors que nous disposerons du droit à la parole et au contrôle de la gestion de l'eau.
Monsieur Huc, vous dites souhaiter des travaux de plus grande ampleur et plus rapides. Certains opérateurs nous ont indiqué que les capacités des entreprises mobilisables ne permettraient pas d'y consacrer plus de 50 à 70 millions d'euros annuels. Estimez-vous un tel rythme satisfaisant ?
Ce n'est pas moi qui ai parlé des travaux. Nous verrons bien à quel rythme ils avanceront.
La situation de l'eau en Guadeloupe est connue depuis des dizaines d'années. Je ne comprends pas pourquoi rien n'a été tenté plus tôt pour y remédier. Nous ne cessons de dénoncer les dysfonctionnements. Nous attendons des propositions concrètes.
La loi prévoit un SMO, mais les usagers n'y exerceront qu'un rôle consultatif. J'ai la nette impression de perdre mon temps à me répéter sans que rien n'avance.
Vous avez évoqué le chlordécone. Il a été indiqué hier que 50 % des eaux de baignade en Guadeloupe étaient de qualité médiocre du fait de diverses pollutions. Qu'en pensez-vous ?
L'État a longtemps refusé de reconnaître cette pollution volontaire, dont il a quand même fini par prendre acte. Tous nos sols sont pollués. Il reste maintenant à identifier les pollueurs et les mettre face à leurs responsabilités. L'État a baissé les seuils de chlordécone admissibles pour que notre eau soit considérée comme potable. Dans le même temps, l'incidence des cancers de la prostate progresse.
L'assainissement est une catastrophe. Du charbon actif est importé pour neutraliser le chlordécone. Seulement, les commandes de charbon actif ne sont lancées qu'une fois dépassé le seuil de chlordécone autorisé. Le temps qu'elles arrivent, nous buvons de l'eau polluée. Les communiqués nous déconseillant de la consommer nous parviennent trop tard.
Monsieur Tolassy, vous avez parlé de corruption dans la gestion de l'eau. Pourriez-vous nous apporter plus de précisions ?
Les multinationales qui bénéficient systématiquement de marchés publics recourent toujours au même mode opératoire. Pendant soixante-neuf ans, la Générale des eaux a eu l'exclusivité du fermage sans la moindre mise en concurrence. L'attribution des marchés, par nos élus, aux entreprises pesant le plus lourd sur le plan financier, n'est certainement pas due à leur candeur.
Le non-respect du code général des collectivités territoriales ne peut s'expliquer que par la connivence des élus, leur corruption financière ou amicale, ou encore leur ignorance des textes de loi. Il y a d'autant plus lieu de les soupçonner de corruption qu'à présent, toutes les régies de France retournent à la gestion publique, notamment suite à des scandales impliquant le syndicat des eaux d'Île-de-France (SEDIF) et Veolia. En Guadeloupe, cependant, nous nous tournons vers des multinationales, dont il a été prouvé qu'elles versaient des dessous de table aux hommes politiques, justifiant ce choix par leurs compétences techniques et l'exemplarité de leur gestion !
Aucune condamnation n'a encore été prononcée, mais certains élus se retrouvent perpétuellement en garde à vue.
Monsieur Chipotel, vous avez dénoncé la présence envahissante d'acteurs privés à certaines réunions sur lesquelles les autorités organisatrices, c'est-à-dire le secteur public, étaient supposées avoir la main. Comment analysez-vous cette situation ?
Certaines personnes défendant des intérêts privés ne devraient pas intervenir dans le domaine public. Elles empêchent les citoyens de participer à un service public qu'ils entretiennent et auquel ils permettent ainsi de subsister.
En outre, certains documents ne sont pas appliqués. Un seul parlementaire, M. Serva, a réclamé des explications à ce propos.
Ainsi, l'instruction interministérielle N°DGS/VSS2/DGCS/DGSCGC/2017/138 du 19 juin 2017 relative à l'élaboration du dispositif de gestion des perturbations importantes de l'approvisionnement en eau potable indique que « l'approvisionnement des populations et des autres usagers en eau destinée à la consommation humaine issue du réseau d'adduction publique peut être affecté par des ruptures qualitatives ou quantitatives, de plus ou moins longue durée selon l'évènement qui en est la cause. Ces ruptures entraînant l'impossibilité d'une consommation de l'eau potable, il est alors nécessaire de trouver des solutions d'alimentation de substitution. Cette organisation est mise en œuvre lorsque le réseau public d'adduction et de distribution est affecté par des ruptures qualitatives et/ou quantitatives de plus ou moins longue durée, quel que soit l'évènement qui en est la cause. »
La population guadeloupéenne s'interroge sur le refus du gouvernement d'expliquer pourquoi un tel dispositif n'est pas mis en place dans notre département.
La gestion actuelle, irresponsable, de l'eau, empêcherait d'atteindre au moins 13 des 17 objectifs de développement durable : l'eau propre et l'assainissement, pas de pauvreté, bonne santé et bien-être, éducation de qualité, égalité entre les sexes, industrie, innovation et infrastructure, inégalités réduites, villes et communautés durables, etc.
Notre département, en pleine transition énergétique, accuse un retard croissant sur la réalisation, d'ici à 2030, de ces objectifs définis dès 2015. Les générations actuelles ne demandent pourtant qu'à avancer. Il est hors de question de laisser la mainmise sur la gestion de l'eau aux politiques qui nourrissent les mêmes ambitions depuis un demi-siècle.
Vous vous battez principalement pour que chaque usager obtienne, en cas de coupure d'eau, une compensation lui permettant quand même de disposer d'eau. Comment interprétez-vous l'attitude de l'opérateur qui, le plus souvent, se soustrait à cette obligation ?
La Guadeloupe est le seul territoire français à disposer d'un réseau d'eau aussi vétuste. L'État a ratifié des circulaires européennes prévoyant des dispositifs de substitution en cas de coupure d'eau. Elles ne sont pas plus appliquées que les lois et les directives que je citais tout à l'heure. La pollution de l'eau en Guadeloupe est en outre avérée. Le rapport de votre commission d'enquête débouchera peut-être sur de nouvelles lois, mais si elles ne sont pas non plus appliquées, par manque de volonté de l'État, alors nous ne cesserons de tourner en rond.
Monsieur Bertili, vous dénoncez la facturation systématique de l'assainissement collectif, alors que ce service n'est pas rendu à tous les usagers. Avez-vous évalué la somme ainsi indument prélevée ? Selon vous, les responsables examineront les situations cas par cas, alors qu'il leur revient en principe d'éclaircir ce point. Quelle action préconisez-vous ?
La mainmise des opérateurs sur la facturation pose un énorme problème, dont les usagers payent les conséquences. Le SIAEAG ne dispose plus des compétences monétaires et ne respecte plus les règlementations pour émettre et récolter des factures dans la zone qu'il gère. Les usagers qui veulent contester une facture, y compris en se fondant sur des éléments factuels, ne trouvent personne à qui s'adresser. Leurs réclamations restent sans réponse.
Notre collectif a réussi à faire lever le coût de l'abonnement d'habitants des Grands Fonds et du Gosier n'ayant pas reçu d'eau depuis des années. Nous avons agi de même en ce qui concerne le coût de l'assainissement collectif, étant donné que la plupart des maisons de Guadeloupe, hors des zones urbaines, ne disposent que d'un assainissement individuel. Cependant, nous n'avons pas évalué les montants correspondants.
Bien que nous ayons signalé le problème à l'opérateur, celui-ci ne l'a pas réglé, et continue de facturer l'assainissement collectif sur l'ensemble de l'île.
Comment, concrètement, êtes-vous parvenu à faire lever le coût de l'abonnement et de l'assainissement collectif ?
Nous avons mobilisé une partie de la population des Grands Fonds et du Gosier et signalé le problème aux opérateurs et au SIAEAG avant de négocier avec eux. Nous leur avons également transmis des informations sur le réseau, qu'ils ne connaissent pas bien. L'opérateur lui-même ignore en effet les lieux et les dates des coupures. Nous sommes allés jusqu'à nous mobiliser sur la voie publique. Ce genre de manœuvre ne devrait pas être nécessaire pour obtenir l'accès à l'eau, tout de même indispensable.
Docteur Flower, pourriez-vous nous exposer quelques pistes de solutions budgétaires et écologiques au problème de l'eau ?
Tout le monde s'accorde à estimer le montant des travaux de réfection du réseau à un milliard d'euros, ce qui représente un coût de 2 600 euros par habitant et non par foyer. Je vis à Saint-Claude depuis moins d'un an. Des coupures d'eau à répétition et une pression insuffisante dans les canalisations, à partir de la fin de l'année 2020, m'ont poussé à installer une citerne de récupération d'eau de pluie de 3 300 litres équipée d'un filtre UV pour en rendre le contenu potable. Il m'en a coûté 4 000 euros. Comme 4 personnes composent mon foyer, cette solution revient 2 fois et demie moins cher par habitant que la remise en état du réseau.
L'eau de pluie que je récupère dans ma citerne est en outre garantie sans chlordécone. La solution à laquelle j'ai recours incite, qui plus est, à la gestion économe de la ressource. J'ai bien conscience qu'il n'est pas possible de la répliquer partout, notamment dans les zones les plus densément peuplées. Il n'en faudrait pas moins évaluer la fraction des 170 000 foyers guadeloupéens que nous gagnerions à équiper en priorité de citernes de récupération des eaux de pluie et de filtres UV. Les sommes économisées pourraient financer la réfection du réseau, là où elle s'avère indispensable.
Dans le contexte actuel, où la raréfaction du pétrole réduit l'énergie disponible pour alimenter les chantiers, il faut d'abord viser la résilience, c'est-à-dire allouer les fonds publics aux dépenses les plus rentables. Mon calcul se fonde sur des achats individuels, mais la commande de 10 000 ou 50 000 citernes en même temps réduirait leur prix par une économie d'échelle, rendant ainsi d'autant plus intéressante l'option d'une adduction d'eau décentralisée.
Plusieurs d'entre vous ont évoqué des pressions subies par la population. En quoi consistent-elles ? Avez-vous été personnellement victimes de harcèlement, en tant que militants associatifs ? Dans quel but s'exercent, selon vous, ces pressions ?
Je répéterai ce que j'ai déjà déclaré devant la commission d'enquête parlementaire sur le chlordécone. Certains des militants associatifs que nous sommes exercent encore une activité professionnelle. Dès lors que vous luttez contre des abus de pouvoir, perpétrés aussi bien par des clans que des puissances économiques, vous représentez une cible. Vous devez surveiller vos propos, dire ce qui doit être dit avec les mots qui conviennent, sans complaisance, mais en veillant à ne pas outrepasser les bornes prescrites par la loi.
L'association Vivre ne se laisse pas arrêter par les pressions qu'elle subit, mais nous ne doutons pas que certains de nos interlocuteurs agissent contre nous, en décriant par exemple nos aptitudes ou en divulguant certaines informations, lors d'une candidature à un emploi. Je n'affirmerai pourtant pas que nous sommes en danger.
Plus d'une fois, quand j'ai postulé à une fonction à responsabilité, on m'a fait comprendre que je devais renoncer à la présidence de l'association Vivre et que briguer un poste dans le domaine social n'était pas compatible avec la poursuite de procédures judiciaires contre l'État. Si j'ai toujours gardé la tête haute, je n'en ai pas moins subi des discriminations professionnelles, du fait de mon engagement associatif.
Certaines personnes qui vivent de véritables drames craignent de témoigner et que leur situation s'ébruite. Quand des citoyens endettés, au point pour certains de faire l'objet de poursuites judiciaires, ou que des pêcheurs contraints de renoncer à leur activité alors qu'il leur reste à payer leur bateau, cherchent de l'aide, on leur propose d'adhérer à un parti politique ou de soutenir tel ou tel candidat. Les femmes militantes sont souvent confrontées à ce genre de dérives. Il conviendrait de prendre en compte les pressions subies par les lanceurs d'alerte pour mieux les protéger.
Les pressions que vous évoquez sont flagrantes. En Guadeloupe, tout se sait. Depuis que nous réclamons l'application des lois, et que nous enquêtons sur l'usage réservé aux sommes censées financer, via les plans d'actions prioritaires, notamment, la réfection du réseau d'eau, la vingtaine de membres actifs que compte notre réseau a fait l'objet de vingt et une gardes à vue.
M. Chipotel et moi-même avons été traduits en justice. Le préfet Philippe Gustin demandait systématiquement notre comparution devant le tribunal à l'issue d'une garde à vue, même si nous avons toujours été relaxés, compte tenu de l'impossibilité de caractériser les infractions qui nous étaient reprochées. Une telle situation, sur le point de dégénérer, s'avère difficile à supporter pour le père de famille que je suis. Face à certaines injustices, il nous faudra peut-être un jour franchir un cap. Nous estimons inacceptable de nous retrouver au tribunal pour avoir réclamé l'application du droit français et international ou dénoncé des collusions d'intérêt entre certains élus et des multinationales.
Nous avons dénoncé le déploiement de 120 radars tourelles sur notre département, soit un tous les 10 kilomètres. Malgré tout, au premier trimestre 2021, le taux de mortalité en Guadeloupe demeure le plus élevé. À force de dénoncer le financement de travaux inutiles, inacceptables sur un territoire qui manque d'eau, nous sommes convoqués, en tant que lanceurs d'alerte, soit par la police, soit par la gendarmerie.
La population subit d'abord la pression des factures d'eau ne correspondant pas à la réalité. Au mépris de la loi n° 2013-312 du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l'eau et sur les éoliennes, dite loi Brottes, l'opérateur menace de couper l'eau en cas de refus de paiement. Les usagers concernés prennent peur en recevant des lettres de relance à en-tête de la direction générale des finances publiques.
La population craint aussi les coupures d'eau et se lève chaque matin en se demandant si l'eau coulera ou non au robinet. Il en résulte de nombreuses dépressions. L'attitude de nos élus est inacceptable. Pour toutes ces raisons, nous demandons aux usagers de ne plus payer l'eau, tant que les problèmes ne trouveront pas une solution.
Les agents de la régie des eaux de Trois Rivières, notamment, l'une des trois régies présentes dans notre secteur.
Concernant la qualité de l'eau, en 2019, 21 des 26 analyses effectuées dans mon secteur indiquaient des taux de chlordécone, d'aluminium ou encore de matières fécales dépassant les normes. En 2020, 26 des 36 analyses disponibles excédaient les seuils admis.
Il arrive que des huissiers menacent de prélever directement sur le compte des usagers des sommes dues pour des factures prescrites, car datant de six ou sept ans.
#Balancetonsiaeag a déposé un référé liberté en mai 2020, suite à quoi le tribunal administratif a condamné le SIAEAG à distribuer des packs d'eau aux 207 requérants. Ce même tribunal administratif s'est toutefois déclaré incompétent face à un autre référé liberté rédigé exactement dans les mêmes termes l'année suivante. Il nous a été expliqué par téléphone qu'une intervention politique avait vraisemblablement eu lieu.
Nous avons déposé un autre référé liberté concernant la non-présentation du RPQS. Le SIAEAG a été condamné à nous le fournir, s'il existe. Comme il n'existe pas, nous ne l'avons pas reçu. Autrement dit, la procédure n'a servi à rien. Là aussi, il semblerait qu'une personnalité politique soit intervenue.
Au-delà des gardes à vue, nous constatons depuis l'année dernière une répression policière. Des personnes réclamant de l'eau potable reçoivent des coups de matraque à la vue de tous. Tout le monde en est traumatisé. Personne n'ose prendre la parole par peur. Nous ne pouvons plus défendre nos droits fondamentaux.
Quand j'ai eu vent de ces coups de matraque, j'ai manifesté à la préfecture avec mes enfants pendant plusieurs jours, estimant que la gravité de la situation menaçait leur avenir. La police m'a été envoyée, alors que je demandais un simple rendez-vous en préfecture. J'ai ensuite été convoquée au tribunal en raison de supposées violences de ma part, alors que la présence de mon enfant de deux ans dans mes bras m'interdisait le moindre geste déplacé. Des moyens de pression physiques et psychologiques sont employés contre nous. Je me suis retrouvée enfermée à l'intérieur de la préfecture, derrière un rideau électrique, avec la police et mes enfants. J'ai reçu des convocations renouvelées au tribunal, alors que je réclamais simplement de l'eau potable.
Un phénomène d'autocensure est apparu. Beaucoup ont peur mais aussi honte d'avouer qu'ils n'ont pas d'eau et doivent se lever tôt pour s'en procurer dans la mer ou une mare. Il n'est de fait pas rare que les victimes conçoivent de la honte de ce qui leur arrive.
Les menaces de recouvrement du trésor public poussent les usagers à régler, y compris des factures non conformes. La perspective d'une saisie bancaire sur le compte courant incite à payer surtout les personnes âgées. Certaines vivent seules et ne perçoivent que 400 euros de retraite. Il arrive aussi qu'une famille entière doive se contenter d'un seul salaire.
Lorsque nous manifestons sur la voie publique, les renseignements généraux sont présents. Parfois, ils prennent même contact avec nous. Nous savons qu'ils rédigent des rapports sur notre compte. Aux côtés de la police, qui encadre certaines manifestations, ils nous prennent en photo et relèvent nos plaques d'immatriculation, ce qui dissuade certains de manifester pour leurs droits.
Je précise à l'intention de monsieur Huc qui estimait perdre son temps en nous exposant la situation que ceux que nous convoquons devant notre commission d'enquête sont tenus de se présenter à nous sous peine de sanction pénale. J'espère donc que nos travaux contribueront à la mobilisation pour l'eau potable en Guadeloupe.
La séance est levée à dix-huit heures vingt.