La réunion débute à 17 heures 30.
Présidence de Mme Yaël Braun-Pivet, présidente.
La Commission auditionne M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice.
Je vous souhaite la bienvenue Monsieur le Ministre, nous sommes heureux de vous accueillir pour la première fois à la commission des Lois, une commission qui est au centre de vos compétences, qui attend beaucoup de vous et dont vous pouvez également beaucoup attendre.
Vous avez été nommé à la Chancellerie le 6 juillet 2020, succédant alors à Mme Nicole Belloubet, à laquelle vous me permettrez de rendre hommage comme vous l'avez fait vous-même lors de votre prise de fonction. Nicole Belloubet a été entendue douze fois par la commission des Lois depuis le début de la législature, vous pouvez donc vous préparer à revenir souvent dans cette salle !
Cette audition est importante car il s'agit pour nous de prendre connaissance de votre « feuille de route ». Je précise que vous serez entendu mercredi par la commission des Lois du Sénat.
Vous avez dit avoir une connaissance charnelle et concrète de la justice. De fait, les dossiers qui nous attendent sont très concrets : les enjeux constitutionnels, l'indépendance du parquet, la justice des mineurs, le terrorisme notamment sous l'angle des sortants de prison, le parquet européen, la profession d'avocat, le budget de la justice et son fonctionnement quotidien. Par ailleurs, la commission des Lois a engagé de nombreuses missions, sur la situation des prisons mais aussi sur les cours criminelles, les officiers publics ministériels, les actions de groupe et le secret de l'enquête et de l'instruction, autant de chantiers sur lesquels nous serons heureux de poursuivre la réflexion avec vous.
Il y a beaucoup à faire, et beaucoup peut être fait.
Je tiens d'abord à vous remercier, Madame la présidente, pour votre invitation à m'exprimer devant les membres de votre commission, c'est pour moi la première occasion – et si j'ai bien compris pas la dernière – d'exposer ce que sera l'action que je compte mener.
Lors de la passation de pouvoirs avec ma prédécesseure, que je salue également comme vous venez de le faire, j'ai confessé ne pas avoir de la justice une connaissance technocratique, je la connais humainement, intimement, charnellement, elle fait partie de mon ADN. J'ai décidé de m'engager auprès du Président de la République pour l'améliorer dans ce pays qui compte parmi les plus condamnés par la Cour européenne des droits de l'homme, souvent en raison de procès inéquitables.
Quelle est donc ma feuille de route pour les 600 jours à venir ?
Je veux agir pour que celles et ceux qui travaillent dans les juridictions, au sein de la protection judiciaire de la jeunesse et dans les services pénitentiaires, se sentent soutenus dans leur quotidien. Je veux agir, aussi, pour que les citoyens se sentent plus proches de leur justice et qu'ils comprennent mieux son fonctionnement.
Je suis tout d'abord favorable à ce qu'aboutisse enfin la réforme de l'article 65 de la Constitution. Elle permettra de soumettre les nominations des magistrats du parquet à l'avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), et elle donnera à ce dernier un pouvoir de décision concernant leur discipline, comme c'est le cas pour les magistrats du siège. Un projet de loi constitutionnelle a été adopté dans les mêmes termes par l'Assemblée nationale et le Sénat en 2016. La procédure requiert maintenant une adoption soit par référendum, soit par le Congrès. Ce choix appartient au Président de la République.
Je souhaite améliorer la justice de proximité. Il ne s'agit pas de rétablir les juges de proximité supprimés en 2017. À droit constant et dans les possibilités offertes par la loi de programmation et de réforme de la justice du 23 mars 2019, mon objectif est de faire en sorte que la justice soit rendue au plus près de nos concitoyens – par exemple par la tenue d'audiences foraines en plus grand nombre, mais aussi en utilisant les dispositions du nouvel article L. 212‑8 du code de l'organisation judiciaire autorisant la création de chambres de proximité. Je souhaite ainsi que les juges aux affaires familiales et les juges des enfants se déplacent dans les territoires, que les petits délits soient rapidement jugés au plus près du lieu de leur commission, et qu'un effort particulier soit fait pour entendre les victimes. Cela nécessitera des renforts en personnel ; la loi de programmation me permettra d'obtenir un budget conforme à mes ambitions.
Je souhaite aussi développer sur tout le territoire les bonnes pratiques émanant des agents, qui doivent bénéficier à tous, afin de changer leur quotidien et celui des justiciables.
Je veux faire évoluer l'enquête préliminaire qui devient trop souvent une enquête éternelle sans contradictoire. La détention provisoire, parfois nécessaire, doit rester exceptionnelle.
Je compte travailler sur la présomption d'innocence et le secret de l'enquête. Il faut associer les journalistes à cette réflexion. La justice ne se rend ni dans la rue, ni sur les réseaux sociaux, ni dans les médias. L'honneur des hommes ne doit pas être jeté aux chiens.
Je compte mener à terme ce qui a été commencé et qui va dans le bon sens : le projet de loi relatif à la bioéthique, le projet de loi relatif au parquet européen et à la justice pénale spécialisée, l'ordonnance du 11 septembre 2019 portant partie législative du code de la justice pénale des mineurs.
En matière civile, la réforme du divorce va entrer en vigueur le 1er janvier 2021 ; je serai attentif à sa bonne application.
La loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, dite « loi Macron », s'est penchée sur la régulation économique des professions réglementées. Il faut aussi s'intéresser à la régulation professionnelle, notamment à la déontologie.
Je poursuivrai les efforts entamés grâce au plan immobilier pénitentiaire pour améliorer la condition des personnes dans les prisons : celle du personnel de l'administration pénitentiaire, qui peut être assuré de mon soutien indéfectible, et celle des prisonniers, souvent inhumaine et dégradante. La population carcérale n'a jamais affiché un taux aussi bas depuis des années, ce qui permet de mieux travailler ; il faut qu'il en demeure ainsi. Les surveillants doivent pouvoir accomplir un travail éducatif, de réinsertion, auprès des détenus. Les magistrats du siège envisageront différemment les peines à la suite de la loi du 23 mars 2019, mais les avocats doivent aussi s'emparer de cette évolution.
Au-delà de la réforme de l'ordonnance du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, dont le Parlement aura à connaître prochainement de la ratification, je désire que les mineurs soient jugés dans les meilleurs délais, mais aussi que les peines infligées à ces jeunes, souvent fracassés par la vie, leur permettent de retrouver leur dignité et d'apprendre le vivre-ensemble.
Votre Commission aura bientôt à connaître, dans le cadre du développement de l'espace judiciaire européen, du projet de loi relatif au parquet européen et à la justice pénale spécialisée, adoptée en première lecture au Sénat le 3 mars dernier. Le ministère de la justice a intérêt à agir par-delà nos frontières, en coopération avec nos partenaires internationaux, au premier rang desquels les membres de l'Union européenne. Il prendra toute sa part dans la préparation et l'exercice de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, au premier semestre 2022, en travaillant notamment à la protection des victimes, à la défense de l'environnement et à la meilleure façon de répondre au défi numérique. Ce sera l'occasion de souligner les avancées que la justice française doit à l'Europe, particulièrement en matière de protection des libertés fondamentales. Au-delà des frontières européennes, la défense des droits de l'homme restera un axe fondamental de notre action internationale.
Enfin, je voudrais dire mon engagement contre le fléau des violences faites aux femmes. Je poursuivrai les travaux engagés dans le cadre du Grenelle des violences conjugales ; si nécessaire, j'ouvrirai de nouveaux chantiers. Les victimes doivent être entendues, mieux accueillies dans les commissariats et les gendarmeries, et bénéficier d'une prise en charge hospitalière au plus près de leur domicile. Ainsi, j'ai obtenu l'assurance d'un financement pour créer des unités de proximité dans les hôpitaux. Je veux aussi qu'une personne suspectée de telles violences fasse l'objet d'un rappel solennel adressé par le procureur de la République, indépendamment des poursuites engagées ultérieurement ou pas.
Enfin, la transformation numérique, tant attendue, se poursuivra.
Je vous remercie de cette intervention liminaire. Les députés présents vont maintenant pouvoir formuler leurs questions sur des sujets précis.
Dans la loi de programmation du 23 mars 2019, le Parlement a voté une augmentation sans précédent du budget de la justice. Mais la trajectoire accuse déjà un certain retard. Quelles sont vos ambitions en la matière ?
Par ailleurs, que prévoyez-vous concernant la transformation numérique de la justice, gage d'efficacité mais loin d'être achevée ?
Votre nomination est audacieuse. L'histoire dira si elle est courageuse. Notre justice a besoin d'une profonde révolution et j'espère que vous serez l'homme de cette révolution. Jamais la défiance des Français envers la justice n'a été aussi forte. Les défis sont immenses : le poison de la politisation a gangréné, depuis l'affaire du « mur des cons », l'institution judiciaire ; un quarteron de magistrats, qualifiés par vous-même de « barbouzards », a altéré, lors de la dernière élection présidentielle, le cours de notre démocratie ; les délais pour rendre justice n'ont jamais été aussi longs ; les moyens humains et matériels sont indigents au point qu'un de vos prédécesseurs parlait de « clochardisation ». Sur mille euros de dépenses publiques, seuls quatre euros sont consacrés à la justice. Chaque année, cent mille peines de prison ferme ne sont pas exécutées ; nos prisons sont sous-dimensionnées face à l'ensauvagement de la société et mal adaptées à la lutte contre la récidive.
À combien se chiffre l'engagement que vous avez obtenu ? Avez-vous les moyens budgétaires et la volonté de conduire l'indispensable révolution de la justice ?
La protection de nos concitoyens contre la haine sur internet revêt une importance cardinale. Mais tout dispositif de lutte contre ce fléau doit respecter un principe à valeur constitutionnelle : la liberté d'expression. Une récente proposition de loi a tenté cette conciliation. Elle a échoué, vidée de sa substance par le Conseil constitutionnel. Pouvez-vous nous donner les grandes lignes de votre stratégie sur cette question et nous préciser comment vous comptez vous inscrire dans le processus en cours d'élaboration par la Commission européenne ?
Nous connaissons en vous l'avocat talentueux et nous espérons que vous pourrez marquer de votre empreinte le ministère de la justice comme, avant vous, un autre avocat talentueux – M. Robert Badinter.
Comment rassurer les associations féministes, émues par votre nomination, sur votre engagement en faveur de l'égalité des sexes et sur la prise en compte de la parole des victimes de violences sexuelles ou d'outrages sexistes ?
Qu'en sera-t-il de l'indépendance du parquet, une réforme dont on parle depuis tant d'années et dont on se demande si elle finira par aboutir ?
La réforme de la protection judiciaire de la jeunesse est en cours. Comment entendez-vous concilier le judiciaire et l'éducatif ?
Vous n'êtes pas un technocrate : c'est tant mieux ! C'est une chance pour notre pays de retrouver une justice digne de ce nom. Cela signifie une institution moins dégradée du fait du manque de moyens, qui remette les hommes et non la politique du chiffre au cœur de son fonctionnement.
La réforme de la justice des mineurs est en cours. Que va-t-il advenir des travaux menés par notre Commission dans le cadre de la loi de programmation du 23 mars 2019 ? Comment faire primer l'éducatif sur le répressif ? Que pensez-vous de la détention provisoire des mineurs ? Prévoyez-vous une augmentation des moyens de la protection judiciaire de la jeunesse ? Que comptez-vous faire, enfin, au sujet du suivi psychiatrique des mineurs sous main de justice ?
Vous avez déclaré dans la presse que l'indépendance des magistrats ne leur permet pas de s'affranchir de nos règles. Qu'est-ce, selon vous, que des magistrats qui s'affranchissent des règles ? Comment comptez-vous les mettre face à leurs responsabilités ?
Enfin certains tribunaux sont totalement engorgés du fait du confinement. Quelles mesures envisagez-vous pour y remédier, par exemple en termes de recrutement ?
J'ai obtenu pour la transformation numérique de la justice 530 millions d'euros et 260 emplois. J'ai accéléré l'amélioration du matériel et je suis en train de revoir tous les applicatifs ; c'est pour moi une priorité.
Quant au budget, tous les arbitrages n'ont pas été rendus mais, au-delà des problèmes matériels, nous entendons généraliser les bonnes pratiques – qui ne coûtent rien. Reste que notre justice est démunie. Nous sommes mal classés par rapport aux autres pays et l'augmentation des crédits s'avère inférieure à la trajectoire votée par le Parlement dans la loi du 23 mars 2019, ce qui s'est traduit par la non-création de 456 postes depuis 2018. Nous y remédierons comme nous tenterons de corriger les malfaçons déjà pointées par les députés Philippe Houillon et André Vallini dans le rapport de la commission d'enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau – un travail exceptionnel qui transcendait les clivages. Malheureusement, aucune des améliorations proposées alors n'a été prise en considération.
Vous voulez, monsieur Ciotti, que la justice ne soit plus politisée. Et donc que le garde des Sceaux interdise aux magistrats de se syndiquer ? Ce serait une déclaration de guerre ! D'autant qu'il me semble que le droit de se syndiquer est un droit constitutionnel.
Faites-moi votre proposition… Vous avez peut-être le goût de l'effort inutile, mais je ne le crois pas !
Pour le reste, je ne serai pas le garde des Sceaux du laxisme, ni celui du tout répressif. Je n'ai pas de baguette magique mais je ne veux pas non plus de matraque. M. Robert Badinter, mon illustrissime prédécesseur, a écrit que, quand un homme commettait une infraction, il ne le faisait pas un code pénal à la main. Je crois modérément à l'exemplarité. Un taux de détention relativement bas, comme le nôtre actuellement, favorise les mesures éducatives. Personne ne me fera le procès du laxisme ou de l'ultra-répression. Il faut un équilibre.
J'ai souvent contesté l'idée qu'il fallait une loi dès qu'un crime était commis. La politique pénale ne s'envisage pas dans le compassionnel. La rémission des crimes n'existe pas et, si la répression était une solution, il y a des siècles que nous le saurions.
Un observatoire de la haine en ligne a été mis en place, chargé du suivi de ce phénomène qui déchire notre société alors qu'elle a besoin d'être pacifiée. J'ai demandé à mes services de réfléchir à la possibilité de centraliser le traitement des affaires de cyberharcèlement les plus significatives au tribunal judiciaire de Paris.
On m'a fait un mauvais procès à propos des femmes. On a sorti des phrases de leur contexte. Je suis viscéralement favorable à une égalité de droits entre les femmes et les hommes, notamment sur les salaires. Je pense aussi que le mouvement MeToo a libéré la parole des victimes, qu'il faut accompagner les plus timorées d'entre elles pour les aider à parler, et que les hommes qui se sont mal tenus doivent être condamnés. Mais la toile ne peut pas être le réceptacle de ces plaintes. La justice doit jouer son rôle pour que les gens ne soient pas accusés à tort. Je ne suis pas sexiste et je puis vous donner des assurances en ce sens.
En ce qui concerne l'indépendance du parquet, j'entends graver dans le marbre une pratique toujours respectée au cours de ce quinquennat, mais qui a connu quelques entorses dans un passé plus ou moins récent. Nous entendons mener à son terme cette réforme qu'attendent les magistrats et qui contraindra le pouvoir à respecter les avis du Conseil supérieur de la magistrature.
Quant aux mineurs, on ne peut laisser sur le bord de la route des gamins fracassés par la vie comme ceux qui peuplent les centres éducatifs fermés. Je souhaite évidemment qu'il y ait le moins possible d'incarcérations, mais je suis raisonnable et il est des cas où c'est un mal malheureusement nécessaire.
Je veux encourager tout ce qui est éducatif. J'envisage, avec la ministre des armées, de m'engager dans une voie qui a fait l'objet jadis d'une proposition formulée par M. Éric Ciotti. Un adolescent doit quitter la prison moins mauvais qu'il n'y est entré. Je préfère qu'il ait pour idole un militaire plutôt qu'un islamiste radical ou un caïd, on va donc essayer de faire quelque chose dans ce sens, qui pourrait faire l'unanimité sur une grande partie de l'échiquier politique.
Vous avez déclaré récemment à la télévision que « les réseaux sociaux sont devenus une poubelle à ciel ouvert pour frustrés haineux toujours anonymes, et la première réforme à faire, et on peut la faire, c'est d'interdire toute communication sur les réseaux sociaux qui ne serait pas signée ». Quant au Premier ministre, il a comparé les réseaux sociaux au régime de Vichy, faisant allusion à l'anonymat des propos tenus.
Avez-vous l'intention de légiférer sur la fin de l'anonymat en ligne ? Pouvez-vous clarifier votre position et les intentions du Gouvernement en la matière ?
Permettez-moi de rappeler l'humiliante mais juste condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'homme qui a demandé la refonte de notre mode de calcul de la capacité des établissements pénitentiaires, de respecter cette capacité d'accueil, et de créer un recours permettant aux détenus, en combinaison avec le contentieux indemnitaire, de redresser les torts dont ils sont victimes. Quelle est votre position sur ces recommandations ?
Comment résorber le retard énorme qui s'est accumulé avec la crise sanitaire ? Beaucoup de pistes ont été évoquées par Mme Nicole Belloubet, qui vous a précédé dans vos fonctions, mais vous n'en avez pas dit un mot. C'est pourtant le principal défi à très court terme qui se présente devant nous. Comment rendre une justice de qualité dans ces conditions et avec ces délais ?
J'ai signé deux tribunes de presse avec des représentants de l'intégralité des professionnels du secteur demandant au ministère de la justice d'abandonner la réforme de l'ordonnance du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, car c'est mission impossible après la crise sanitaire. Ne pensez-vous pas que ce serait plus sage ?
Enfin, vous aurez à décliner la directive du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l'Union, autrement dit des lanceurs d'alerte. Je note que vous n'en avez pas parlé.
En dépit de la « clochardisation » de notre justice, la programmation pluriannuelle n'a pas été respectée dès la première année de son application. Quels engagements pouvez-vous prendre devant nous dans le cadre du projet de loi de finances pour 2021 ?
Vous avez dit qu'il était honteux de profiter de la crise sanitaire pour supprimer les cours d'assises, ce qui exclut le peuple français de la décision de justice. Quel sort réserver à l'expérimentation de la cour criminelle ?
Il y a deux ans, nos collègues François Cornut-Gentille et Rodrigue Kokouendo ont constaté dans un rapport du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques (CEC) la rupture d'égalité républicaine dont souffre la Seine-Saint-Denis, en matière de justice notamment. Quelle priorité entendez-vous accorder à la juridiction de Bobigny que vous connaissez bien ?
Le grand écrivain Umberto Eco a dit des réseaux sociaux qu'ils avaient permis de donner la parole à des milliers d'imbéciles qui autrefois ne s'exprimaient qu'au bar devant un verre de vin, qu'on faisait taire tout de suite et qui ne faisaient aucun tort à la collectivité. Peut-on intervenir technologiquement pour prévenir l'anonymat ? Cela pose bien sûr la question essentielle de la liberté d'expression. Si vous pouvez m'aider à résoudre le problème, je suis à votre écoute.
Monsieur Houbron, l'application de l'arrêt récent de la cour de cassation en matière pénitentiaire, rendu sur les instances de la Cour européenne des droits de l'homme, n'ira pas sans poser quelques problèmes. Nous en sommes tous conscients. Mais je veux rompre avec cette fatalité selon laquelle la France, pays des droits de l'homme, est régulièrement condamnée à Strasbourg. J'entends maintenir un taux de détention le plus bas possible. Mais ce n'est pas du laxisme. Nous connaissons, depuis le déconfinement, une reprise de l'activité délictuelle et, à ce stade, je ne sais pas de combien peut augmenter le nombre des détenus. Ce qui va être construit servira-t-il à transférer des détenus, aujourd'hui incarcérés dans des conditions inhumaines et dégradantes, ou ces prisons vont-elles, selon les vœux de certains, se remplir de nouveaux condamnés ? En tout cas, la prison de demain ne peut pas être celle que nous avons connue. Rappelons-le : la prison, c'est punir, c'est protéger la société d'un individu dangereux et c'est réinsérer. C'est un tout. Un garde des Sceaux du général de Gaulle avait jadis reçu les procureurs généraux en leur disant qu'il serait toujours du côté de ceux qui ont les menottes aux poignets. Ces propos ne pourraient plus être tenus aujourd'hui. Dans l'opinion publique, on a le sentiment parfois que la prison est un hôtel luxueux et que la rémission des crimes consiste à enfermer les gens. Mais c'est plus subtil. Je suis un « droit-de-l'hommiste » et je ne suis pas laxiste. Le sort des prisons, des détenus, leur retour parmi nous, me préoccupent beaucoup. Si les gens sortent de prison pires qu'ils y sont entrés, alors nous avons tous failli.
Pour ce qui est du stock de dossiers à résorber, les juridictions ont fait l'objet d'un état des lieux. Après l'événement de force majeure qu'a été la crise sanitaire, un plan d'urgence de 8 millions d'euros permettra de recruter un millier de vacataires.
Si je n'ai pas évoqué tous les sujets à la suite de mon entrée en fonction, comme c'est le cas pour les lanceurs d'alerte sur la situation desquels j'ai été interpelé, c'est que je n'ai pas encore eu le temps de tous les étudier.
J'ai beaucoup consulté au sujet de la réforme de l'ordonnance du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, déjà reportée bien que très attendue. Le débat démocratique qui va s'ouvrir permettra à chacun de faire entendre sa voix.
Je me suis rendu au tribunal judiciaire de Bobigny il y a peu. Si la justice française dans son ensemble est mal lotie, je connais les problèmes particuliers de la Seine-Saint-Denis et je partage votre préoccupation : la disparité, c'est-à-dire l'inégalité, est insupportable.
Si j'ai dit qu'on se moquait du monde en profitant cyniquement du contexte sanitaire pour remplacer les cours d'assises par des cours criminelles, c'est que rien ne me semblait empêcher les jurés de délibérer dès lors qu'on pouvait à nouveau circuler en train dans tout le pays. Je ne m'opposerai pas à la poursuite de l'expérimentation en cours, mais je me battrai comme un forcené pour que la juridiction des assises, que j'aime et à laquelle j'ai consacré ma vie, ne meure pas. Le jury populaire est une bouffée d'oxygène face au corporatisme des juges. Puisque la justice est rendue au nom du peuple français, je ne vois pas pourquoi celui-ci devrait en être exclu. Enfin, les jurés ayant participé à une session d'assises savent comment fonctionne la justice – bien mieux que ceux qui, au café du commerce, pensent qu'il est facile de faire tomber des têtes. Je créerai une commission de réflexion sur ce thème, à laquelle j'associerai des avocats pénalistes et des anciens présidents de cour d'assises.
La commission des Lois se prononcera mercredi sur la création d'une mission d'information chargée d'évaluer l'expérimentation des cours criminelles. Elle commencera ses travaux en septembre et rendra ses conclusions avant la fin de l'année.
Nous avons noté la gravité avec laquelle vous évoquez les questions des violences sexuelles et sexistes, des violences conjugales et intrafamiliales. Votre volonté est d'être jugé sur les résultats obtenus dans ce domaine. Nous avons déjà adopté trois grandes lois depuis le début de la législature : la loi du 3 août 2018 défendue par Mme Marlène Schiappa, la loi du 28 décembre 2019 portée par notre collègue Aurélien Pradié, et la proposition de loi déposée par Mme Bérangère Couillard et moi-même que le Sénat adoptera définitivement demain. Comment comptez-vous suivre l'application de ces mesures ? Où en sommes-nous du déploiement des bracelets anti-rapprochement (BAR) et de l'appel à projets pour les centres de prise en charge des auteurs de violences conjugales ? Quid de la mise en place de l'aide juridictionnelle provisoire automatique pour les victimes de violences ? Comptez-vous accélérer la formation des juges et des avocats à ces questions ?
Votre première visite a été pour la prison de Fresnes, ce qui témoigne de votre volonté de faire du carcéral votre priorité. Dans le cadre du groupe d'études de l'Assemblée nationale sur les prisons, notre collègue Joachim Pueyo et moi-même avions décidé de nous pencher sur les conditions de travail des surveillants, qui dépendent des conditions de détention. Par exemple, l'installation d'une douche par cellule permet aux gardiens d'économiser des déplacements et du temps. L'épidémie récente ayant pour conséquence un taux d'occupation historiquement bas, c'est le moment d'entreprendre la construction de nouvelles places – pour incarcérer non pas plus, mais mieux.
Il est crucial de généraliser la régulation carcérale, de travailler sur les alternatives – notamment les centres d'hébergement pour les auteurs de violences conjugales –, de rétablir l'autorité et le rôle d'observation et de réinsertion des surveillants, de donner plus d'autonomie aux directeurs d'établissements, et d'accélérer le déploiement du plan immobilier pénitentiaire. Où en sommes-nous sur tous ces points ?
Par ailleurs, pour lutter contre l'oisiveté des détenus, pensez-vous souhaitable d'instituer un code du travail en prison ?
Quelles sont vos intentions en matière d'alternatives à l'incarcération – travaux d'intérêt général, placement sous surveillance électronique, libération anticipée ?
Dans le Maine-et-Loire, la construction d'une nouvelle prison est sans cesse repoussée depuis dix ans : qu'en est-il ?
Que pensez-vous du dispositif de réorientation et de traitement des dossiers sans audience, de l'expérimentation des cours criminelles – notamment en matière de viol –, de l'intervention du juge des libertés et de la détention sur le placement des mineurs en centre de rétention administrative, et de la filiation dans le projet de loi relatif à la bioéthique ?
Le renforcement des moyens dédiés aux victimes bénéficiera-t-il aux associations d'aide aux victimes ? Prévoyez-vous des moyens budgétaires pour améliorer la sécurité du personnel pénitentiaire grâce à des portiques de détection, des équipes cynotechniques, des dispositifs de protection contre les projections et de brouillage d'ondes de téléphone ?
Quel est votre avis sur le projet de réécriture de l'article 11 du code de procédure pénale, visant à trouver un équilibre entre secret de l'instruction et droit à l'information ?
Si 93 000 femmes subissent un viol ou une tentative de viol chaque année en France, seulement 20 % des victimes portent plainte et il n'est prononcé que 1 000 condamnations. Ces crimes restent donc impunis dans 99 % des cas. Dans ces conditions, comment comptez-vous réconcilier les Françaises avec leur justice ?
Je suis totalement mobilisé sur la question des violences conjugales. Le premier projet de loi que j'aurai l'honneur de défendre au Sénat sera consacré à ce sujet et j'espère que le bracelet anti-rapprochement, qui complétera le téléphone grave danger (TGD), sera au point en septembre prochain. Je souhaite que les personnes suspectées de ces violences soient présentées au procureur de la République pour un rappel à l'ordre judiciaire quand ils ne sont pas déférés immédiatement devant la juridiction de jugement. Saisie par le ministère de la justice, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a rendu son avis le 16 juillet 2020 ; le Conseil d'État sera saisi cette semaine pour une publication rapide du décret.
Nous devons effectivement incarcérer mieux et non incarcérer plus. L'oisiveté en prison est un problème : il faut que les entreprises fournissent du travail aux détenus. La question n'est pas simple. J'ai déjà lancé quelques idées ; je reviendrai vous en faire part. L'affectation des nouvelles places de prison doit tenir compte de l'évolution de la délinquance. Celle-ci a repris après le confinement ; nous verrons si elle se stabilise, puis nous en tirerons des conclusions.
Monsieur Breton, je veux aller loin s'agissant du secret de l'instruction. Le droit à l'information doit être garanti ; je veux associer des journalistes à la réflexion. Cela dit, les dérives actuelles sont insupportables. Le dernier garde des Sceaux à s'être penché sur la présomption d'innocence était Mme Élisabeth Guigou : c'était il y a vingt ans. Il faut y regarder à nouveau. La violation du secret de l'instruction et de la présomption d'innocence pourrait être sanctionnée autrement, mais le véritable enjeu est de trouver les coupables.
L'équipement des surveillants sera renforcé pour assurer leur sécurité. Des dispositions concernant les fouilles entreront en vigueur dans le respect des droits de l'homme.
Les associations d'aide aux victimes font un travail important : il n'est pas question de le mépriser.
Monsieur Saulignac, je ne sais pas d'où vous tenez vos statistiques sur le viol…
J'aimerais savoir comment ils ont été obtenus. Je n'ignore pas qu'un certain nombre de plaintes n'aboutissent pas, mais ces chiffres, s'ils sont exacts, sont effrayants : selon vous, 99 % des viols ne sont donc pas traités ?
La tentative est aussi un crime, puni de la même manière. Si vous avez raison, il faut immédiatement y remédier. Est-ce lié à l'inertie des parquets ou de la police ? Comptez sur moi pour regarder sans délai de quoi il retourne.
Il reste encore de nombreuses questions, nous allons suspendre nos travaux quelques minutes.
La réunion, suspendue à dix-huit heures cinquante-cinq, reprend à dix-neuf heures cinq.
Je partage vos objectifs et votre feuille de route : il faut redonner confiance dans la justice. Ce n'est pas un service public comme les autres. Pour ce faire, il faut travailler sur deux éléments en particulier.
La question du temps est récurrente : les procédures sont trop longues. Comment faire pour que les enquêtes préliminaires ne durent que le temps nécessaire ? Des postes supplémentaires ont été annoncés ; nous serons vigilants.
La question du secret est essentielle pour un fonctionnement serein – secret de l'enquête et de l'instruction, mais surtout secret entre l'avocat et son client, qui est rogné depuis trop longtemps.
Votre nomination a été reçue avec circonspection par des magistrats et vos déclarations relatives au statut de la magistrature ne les rassurent pas. Beaucoup de membres du parquet sont attachés à l'unité du corps des magistrats et au principe selon lequel la responsabilité d'un juge ne peut être engagée que pour des raisons personnelles – sous réserve de l'action récursoire de l'État. Quelles évolutions envisagez-vous ?
Les enquêtes préliminaires durent longtemps et le contradictoire y fait défaut. La solution serait, au bout d'un certain temps, soit d'arrêter l'enquête, soit de forcer le procureur à ouvrir une information, à classer l'affaire ou à demander à un juge du siège l'autorisation de poursuivre à condition de faire un constat de situation contradictoire.
La précédente garde des Sceaux, Mme Nicole Belloubet, avait amorcé une réforme de la justice pénale des mineurs avec pour objectif la création d'un code dédié, tout en respectant les principes de l'ordonnance du 2 février 1945. Cette justice doit être plus réactive. J'espère que vous n'abandonnerez pas cette réforme : elle est très attendue. Il faut juger mieux les mineurs et dans des délais plus raisonnables, donner des réponses « sur mesure ». La réforme prévoit un âge de présomption de discernement, de faire de la mise à l'épreuve éducative la voie classique et de faciliter l'indemnisation des victimes. Pourriez-vous réunir le groupe de contact avec les parlementaires, créé par Mme Nicole Belloubet, pour reprendre nos échanges ?
La commission des Lois avait effectivement missionné un représentant de chaque groupe pour travailler avec la Chancellerie sur la réforme de la justice des mineurs.
Le terroriste de sinistre mémoire Larossi Abballa avait écopé de trois ans de prison dont six mois avec sursis. Pendant sa détention, il a multiplié les contacts avec les milieux djihadistes et converti d'autres détenus. À sa sortie, en 2016, il a poignardé un couple de policiers. On ne sait pas si leur enfant, retrouvé à l'étage, a assisté à l'égorgement de sa mère. Il a filmé cet assassinat et a publié des photos. Le nombre de détenus qui se sont radicalisés en prison est très important. Que comptez-vous faire pour que nos prisons cessent d'être des incubateurs de radicalisation ?
Certaines personnes sont relaxées ou acquittées après de longues années en détention provisoire ; leur vie s'en trouve broyée. Quelles actions envisagez-vous pour limiter le recours à la détention provisoire ?
Le Gouvernement a décidé de rapatrier au cas par cas les enfants français et leurs mères détenus en Syrie. Nous sommes dans un État de droit. Or, ni le juge administratif ni le juge judiciaire ne sont intervenus. Où est le respect de l'intérêt supérieur de l'enfant ? Que comptez-vous faire ?
La loi de programmation du 23 mars 2019 a supprimé la présence d'un magistrat aux côtés des médecins psychiatres dans les commissions départementales des hospitalisations psychiatriques. Le Conseil constitutionnel s'est prononcé récemment sur les décisions d'isolement et de contention et a soulevé le problème du contrôle de ces mesures limitatives de liberté. Quelles sont vos intentions à cet égard ?
Qu'est-ce, selon vous, qu'un magistrat qui s'affranchit des règles ? Comment pensez-vous mettre en place la responsabilité des juges ?
C'est souvent outre-mer que les problèmes se manifestent de la façon la plus aiguë dans le domaine de la justice – surpopulation carcérale, accès au droit, délais importants. Le gouvernement précédent a traité certaines des spécificités de l'outre-mer – avec, par exemple, la création d'un tribunal foncier en Polynésie française. Mais il reste à faire en matière d'accès au droit, de digitalisation et d'équipement : quelle politique souhaitez-vous mener ?
L'opinion publique et la presse regardent toujours les enquêtes préliminaires avec une certaine suspicion. On se dit parfois que le temps s'étire pour permettre à un ami politique de ne pas connaître les affres de la justice ou à des journalistes de feuilletonner sur le sort d'un opposant. Je voudrais limiter dans le temps ces enquêtes, sous réserve peut-être d'exceptions liées à la technicité, et introduire du contradictoire à terme. Cela irait dans le sens de l'histoire, notamment celle qui s'écrit à Strasbourg.
Je voudrais aussi que l'on regarde, avec les journalistes, comment préserver au maximum la présomption d'innocence. S'agissant d'affaires en cours, certaines émissions télévisées déchiquettent des gens avant de rappeler, à la dernière seconde, qu'ils sont présumés innocents ! Cette règle, qui fait partie du bloc de constitutionnalité, ne peut être méprisée en permanence. Le droit d'informer trouve sa limite dans la protection de la présomption d'innocence : il faut un compromis. Je respecte infiniment la liberté de la presse, mais y réfléchir s'impose.
J'ai dit, en des termes très durs – j'étais alors avocat –, ce que je pensais de l'arrêt rendu par la Cour de cassation dans l'affaire Herzog-Sarkozy. On a considéré que le secret professionnel ne s'appliquait pas au motif que M. Sarkozy n'avait été ni placé en garde à vue, ni mis en examen. C'est hérétique ! Si l'un d'entre vous consulte un avocat pour un divorce, il ne risque pas d'être placé en garde à vue ou mis en examen : l'avocat pourrait alors raconter sur la place publique les raisons pour lesquelles vous l'avez saisi ? Le secret des sources des journalistes est protégé ; le secret de l'avocat ne l'est pas. Or, le secret protège le justiciable. Si l'avocat est suspecté d'une infraction, il n'est pas au-dessus des lois naturellement. Aujourd'hui, la police écoute, sur commission rogatoire ou dans un autre cadre, et se pose ensuite seulement la question de la retranscription. Mais un cabinet d'avocat n'est pas l'annexe d'un commissariat de police ! Aux États-Unis, le conseil donne aux policiers ou au juge les numéros de téléphone qu'il est susceptible d'utiliser. S'il n'est pas suspecté, il y a un secret total lorsque ces numéros sont utilisés. Le Président François Hollande avait promis une loi sur le secret professionnel. Elle n'existe toujours pas. Il faut travailler sur cette question.
Je suis totalement favorable à la séparation du parquet et du siège, comme certains magistrats d'ailleurs – le président de la cour d'assises de Paris Dominique Coujard disait que c'est le seul sport dans lequel un des arbitres, le président, porte le même maillot que l'un des joueurs, l'avocat général. Mais je n'aurai pas le temps de mener cette réforme.
Vous savez que l'on suit – c'est une pratique – le Conseil supérieur de la magistrature dans ses avis sur la nomination des parquetiers. Afin de rassurer pleinement les magistrats, je souhaite que cela soit inscrit dans le marbre de la Constitution. Il y a eu dans le passé certaines entorses qui seraient ainsi évitées.
Ce n'est pas parce qu'un gamin commet un acte grave qu'il n'est plus un gamin. L'ordonnance du 2 février 1945 vise à préserver l'enfance. Cela ne veut pas dire s'interdire de sanctionner, mais je sais ce que sont les jeunes de treize ans. Je suis un père de famille. Dire qu'ils raisonnent comme des adultes est faux. Je suis tout à fait d'accord pour aller dans le sens humaniste – et non laxiste – que vous préconisez, madame Louis. Je n'entends pas revenir sur le travail réalisé. J'ajoute que la question est laissée à l'appréciation du juge dans certaines hypothèses – rien n'est automatique.
Monsieur Diard, les juges ont estimé, en toute indépendance, que la peine prononcée dans l'affaire que vous avez citée était celle qui était méritée. Attendez-vous des magistrats et du garde des Sceaux qu'ils aient le don de clairvoyance et la capacité d'endiguer les velléités de nouvelles infractions ? La sécurité absolue serait l'enfermement à vie de tout le monde. Le juge doit tenir compte de la gravité des faits et de la personnalité du prévenu. Nous sommes tous extrêmement touchés par le cas que vous avez évoqué, mais était-ce prévisible ? Par ailleurs, on ne peut pas éviter que les uns contaminent les autres en prison. On pourrait même dire que c'est parfois l'école du crime. Ce n'est pas par l'exploitation émotionnelle, compassionnelle, que l'on aboutira à une justice pénale efficace, qui ne s'inscrit pas dans l'excès.
Ce n'est pas en faisant pleurer dans les chaumières qu'on fait une politique pénale. Si vous pensez que c'est avec la matraque, en cognant les gens, qu'on règle tout, vous le ferez lorsque vous serez au pouvoir !
Vous m'avez demandé si des précautions sont prises dans les ensembles pénitentiaires. Nous allons instaurer un brouillage – je me demandais depuis longtemps pourquoi on n'arrive pas à téléphoner dans un casino alors qu'on y parvient en prison.
Le rapatriement des enfants dont les parents sont partis dans la zone irako-syrienne est une véritable question. Ils n'ont rien choisi. Nous avons un devoir à l'égard de ces enfants français et parfois orphelins. Je souhaite qu'ils soient rapatriés, pris en charge et déradicalisés chaque fois qu'on peut le faire. C'est le droit de l'enfant qui est en cause : je pense qu'il n'y a pas de discussion possible. S'agissant des adultes, je sais que ma position dans d'autres fonctions n'est pas celle du Gouvernement. Je resterai, néanmoins, extrêmement attentif aux situations dans lesquelles nos compatriotes encourent la peine capitale. Je rappelle que nous fêterons dans un an le quarantième anniversaire de son abolition.
Je ne suis pas au fait de la question que vous avez posée sur l'outre-mer, monsieur Vuilletet. Je pourrai vous répondre ultérieurement.
Le temps qui s'écoule avant que les décisions de justice soient rendues suscite un sentiment d'impunité et une défiance envers l'institution. Même s'il n'y a pas de solution magique, qu'envisagez-vous concrètement ? En ce qui concerne les incivilités du quotidien, vous avez évoqué la création d'un juge de proximité. Quelles informations complémentaires pouvez-vous nous apporter et que pensez-vous d'une forfaitisation pour certaines infractions ? Vous avez également évoqué des heures d'audience différentes pour les justiciables. Avez-vous déjà des retours des professionnels ? Envisagez-vous de pérenniser et d'étendre cette mesure si son expérimentation est positive ?
Monsieur le garde des Sceaux, je n'ai ni défiance mécanique ni confiance automatique à votre égard. Je ne reviendrai pas sur les mots que vous avez prononcés en tant qu'avocat, notamment en ce qui concerne les violences conjugales et qui ont pu choquer. En revanche, j'ai entendu tout à l'heure deux expressions qui m'ont interpellé. Un homme qui tente de violer une femme, qui l'agresse, ne se « tient pas mal » : c'est un criminel. Je pense que vous en avez conscience mais c'est mieux de le dire. Par ailleurs, une femme qui n'a pas pu déposer une plainte n'est pas « timorée » : c'est une victime sous emprise.
Pouvez-vous nous certifier que le bracelet anti-rapprochement sera mis en œuvre dès le mois de septembre prochain ? L'ordonnance de protection est un outil plus efficace que le rappel à la loi. Accepteriez-vous que l'on ouvre une réflexion plus poussée sur les juridictions spécialisées dans la protection des victimes de violences intrafamiliales, sur le modèle de l'Espagne ?
Les procédures pénales sont parfois sujettes à obstruction ou à des conflits d'intérêts qui suscitent des interrogations quant au principe d'indépendance de l'autorité judiciaire. Comment entendez-vous agir pour vous assurer que la justice soit rendue sans l'entrave de l'exécutif ?
L'intolérance vis-à-vis de la culture du viol fait partie des recommandations de l'Organisation des nations unies (ONU) pour lutter contre les violences sexuelles et sexistes. Qu'allez-vous faire pour que le système judiciaire cesse de relativiser ou de nier les crimes de genre ?
En matière de protection de l'enfance et de lutte contre la pédocriminalité, l'institution judiciaire est tout autant à la traîne malgré les attentes. Que comptez-vous faire pour les enfants victimes ?
Envisagez-vous l'utilisation du bracelet électronique pour les personnes en détention provisoire ou condamnées à de courtes peines aux fins de limiter la surpopulation carcérale ? Dans l'affirmative, quelles évolutions législatives ou réglementaires entendez-vous proposer ?
Comment remettre la laïcité au cœur des institutions de la République ?
Quand l'Agence du travail d'intérêt général (TIG) et de l'insertion professionnelle sera-t-elle effectivement mise en place ? Dans quelle mesure accepteriez-vous d'associer les collectivités locales, et au premier chef les communes, au travail sur ces questions ?
Pourquoi l'article 884 du code de procédure pénale applicable à Mayotte n'a-t-il pas été abrogé alors que des dispositions similaires permettant la visioconférence devant la chambre de l'instruction ont été censurées par le Conseil constitutionnel en droit commun ? Est-ce à dire que les Mahorais ne sont pas des justiciables comme les autres ?
Près de 6 000 demandes de rectification d'état civil sont en instance au tribunal judiciaire de Mamoudzou, où officie un seul magistrat. Combien de temps encore ces citoyens en attente de titres d'identité seront-ils privés de leurs droits les plus élémentaires ?
Enfin, comment parler de justice de proximité pour le justiciable mahorais alors que la cour d'appel compétente se situe à La Réunion ? Il faudrait en créer une à Mayotte.
Engager une procédure est moralement très dur pour les victimes de discrimination ou de racisme, nonobstant l'aide apportée par les référents du Défenseur des droits sur l'ensemble du territoire. Le taux de recours demeure faible et les condamnations sont souvent abandonnées faute de preuves, les enquêtes de testing n'étant pas utilisées dans le traitement juridique des affaires alors qu'elles constituent les preuves les plus valables.
Ne pourrions-nous faciliter le recours aux actions collectives en cas de discrimination et mettre en place l'anonymisation des témoignages pour limiter la pression exercée sur les salariés témoins ?
Vous nous avez rassurés quant à votre feuille de route, tant sur la réforme de la justice pénale des mineurs que sur les moyens à accorder à la justice et les bonnes pratiques à promouvoir. Sachez que ceux d'entre nous qui ont un passé de professionnel de la justice auront des propositions à vous faire !
Si je ne puis qu'adhérer à vos propos sur une justice de proximité, je regrette que vous n'ayez pu faire valoir plus tôt cette conception : la dernière réforme de la justice a malheureusement fabriqué tous les outils pour mettre un terme à la justice que nous connaissons en permettant sa dématérialisation, notamment en matière de divorce. La disparition du contact entre justiciable et magistrat va à l'encontre de la compréhension et de l'acceptation de notre système judiciaire par nos concitoyens. Avez-vous l'intention de réexaminer les nouvelles dispositions introduites dans le code de procédure civile ?
Une proposition de loi examinée demain au Sénat prévoit que les personnes condamnées pour des faits de terrorisme se verront appliquer des mesures de sûreté à l'issue de leur peine, une disposition que vous dites approuver. Quel regard portez-vous sur la prise en charge des personnes radicalisées en prison et que comptez-vous faire sur ce point ? Envisagez-vous la création de quartiers d'évaluation de la radicalisation (QER) pour les femmes ? Quant aux quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR), bien qu'ayant une certaine efficacité, ils ne répondent pas à toutes les attentes. En prévoyez-vous une évaluation ?
Le temps pour rendre des décisions est un des griefs majeurs adressés à la justice, dont le budget n'est depuis longtemps pas à la hauteur des enjeux.
Le nombre de magistrats a augmenté. Mais il manque des greffiers. Je dois bientôt les recevoir après avoir consulté les chefs de juridiction, car plusieurs questions se posent. Les écoles de greffiers ne peuvent pourvoir au manque de greffiers ; nous devons envisager avec eux une réaffectation des tâches. Est-il utile qu'un greffier tape un jugement que personne n'ira chercher ? Notre budget doit nous permettre de recruter un certain nombre d'assistants qui pourront s'en charger. Ne pourrions-nous pas parfois dispenser le greffier de sa présence, comme c'est déjà le cas de manière totalement illégale dans certaines audiences ?
En matière de justice de proximité, l'administration fait parfois preuve de lourdeur. Les délais sont trop longs. Je veux fluidifier le fonctionnement en concertation avec les professionnels ; quelqu'un dans mon équipe sera chargé de faire remonter les bonnes pratiques de terrain.
Un délégué du juge susceptible de rendre très rapidement des décisions concernant les mineurs pourrait être instauré.
Monsieur Pradié, vous m'avez écrit d'une bien étrange façon, non pas par courrier mais par voie de presse, dans un article dévastateur à mon égard. J'ai dit qu'il fallait aider les plus « timorées » des femmes à libérer leur parole. Vous dites que je n'aurais pas dû les qualifier ainsi au regard de ce qu'elles ont vécu ; cependant, il n'était pas question pour moi d'évoquer le crime, mais bien la peur que ressentent certaines femmes. Vous me reprochez également d'avoir parlé d'hommes qui se sont « mal tenus », mais il y en a qui se tiennent mal et ne sont pas des violeurs. Accordez-moi le droit de choisir mes mots de manière nuancée ! Enfin, sur le fond, je vous certifie que le bracelet anti-rapprochement fonctionnera en septembre.
Madame Obono, la loi interdit au ministre d'intervenir dans le cours de la justice ; je ne peux vous rassurer davantage. La suspicion peut exister. Je recevrai des informations en tant que garde des Sceaux. Mais je ne donnerai aucune directive à qui que ce soit.
Il est en mon pouvoir d'encourager les procureurs à éviter autant que possible la détention provisoire, dont le recours systématique relève chez nous de l'habitude culturelle. Je ne me priverai pas de leur demander de requérir davantage le placement sous surveillance électronique, régulièrement utilisé dans d'autres pays. Le juge du siège prendra ensuite ses propres décisions.
À propos de la laïcité, je ne suis pas ministre des cultes mais je déplore la montée des communautarismes. L'hypermoralisation actuelle nous contraint au manichéisme et à choisir, hors de toute nuance et de toute intelligence, entre le blanc et le noir, d'où les polémiques, la guerre des sexes et le renforcement des communautarismes dévastateurs. La laïcité implique la neutralité de l'État et l'égalité des citoyens devant la loi, face à l'administration et aux services publics. Ces valeurs communes, essentielles, sont ce qui fonde notre pacte républicain.
En ce qui concerne la répression des incivilités, je suis absolument d'accord pour associer les acteurs locaux à l'action de la justice. Rien ne peut se faire sans eux.
Il y aura très prochainement à Mamoudzou un magistrat supplémentaire qui pourra aider à résorber les retards de retranscription d'état civil ; c'est essentiel pour la citoyenneté. Quant aux greffes, nous mettons en œuvre une politique qui doit permettre de tendre vers le plein effectif en outremer.
J'ai pris contact avec la Défenseure des droits, Mme Claire Hédon. Nous avons une vision assez commune des choses. Néanmoins, les discriminations raciales sont une question que le testing ne règle pas totalement car nous sommes face à une difficulté probatoire : lorsque quelqu'un est refoulé, il est difficile de prouver que c'est à cause de sa couleur de peau. Tous les citoyens de ce pays doivent être égaux face à la loi. Quand les gens ont le sentiment de ne pas être traités comme des Français alors qu'ils le sont, ils se replient vers leur communauté, ce qui crée des déchirures irréparables dans le pacte républicain.
J'ai reçu chacun des membres de mon cabinet en les convoquant à des heures différentes, alors même qu'il n'y avait aucun enjeu dramatique. Que dire des audiences de divorce, pour lesquelles vingt-cinq couples sont convoqués à la même heure ? C'est indigne ! Des raisons sanitaires ont incité beaucoup de magistrats à échelonner les convocations récemment et ce mouvement doit être poursuivi, c'est une bonne pratique.
Je pourrais multiplier les exemples de ces bonnes pratiques : la présence, à la prison de Fresnes, d'un délégué des détenus qui remonte les doléances, ou l'habitude qu'a l'institut médico-légal d'Amiens de se déplacer sans attendre auprès des victimes. C'est de la justice de proximité comme j'entends la développer.
Pour ce qui est de la dématérialisation des procédures, je suis tout à fait d'accord : comment imaginer que des gens divorcent sans jamais avoir vu un juge ? Certes, ils s'expriment par la voix de leur avocat, mais le fait qu'une décision soit rendue en l'absence de tout contact humain est indigne et source de frustration. Les justiciables doivent avoir le sentiment que l'institution judiciaire est à leur service et non l'inverse ! Un divorce est déjà, en soi, une épreuve insupportable. Il n'est pas admissible qu'on traite les gens comme des criminels, qu'on leur inflige une attente interminable dans une salle bondée et que tout se règle par des échanges de conclusions. La justice s'est bunkérisée ces dernières années, au point que les avocats ont parfois du mal à obtenir un rendez-vous avec le juge d'instruction. Quand le justiciable tombe sur un panneau indiquant que le juge ne reçoit pas les avocats et qu'il constate que le bureau dudit juge est situé à côté de celui du procureur, il ne peut avoir une bonne image de la justice. Je suis preneur de toute proposition visant à améliorer les relations entre le justiciable et la justice car chacun a à y gagner. En matière pénale, un bon verdict est celui qui a permis à tout le monde d'être entendu, le condamné comme la victime, afin qu'une décision équilibrée soit prononcée.
J'étais contre la rétention de sûreté pour les actes de terrorisme car j'estimais qu'on n'avait pas à condamner un homme pour des actes qu'il était seulement susceptible de commettre. Cependant, j'ai pris conscience du fait que, même s'il est en liberté après avoir purgé sa peine, un terroriste sera suivi par les services de renseignement. Je soutiendrai donc la proposition de loi examinée demain par le Sénat. D'une part, la solution que vous défendez a le mérite de clarifier la situation ; d'autre part, le port d'un bracelet n'est pas l'enfermement.
Monsieur le ministre, je vous remercie pour cette première audition par la commission des Lois.
La réunion se termine à 20 heures 25.
Informations relatives à la Commission
La Commission a désigné M. Philippe Latombe rapporteur sur la proposition du Président de la République de nommer M. Jean-Luc Nevache dans les fonctions de président de la Commission d'accès aux documents administratifs.
Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Caroline Abadie, M. Pieyre-Alexandre Anglade, Mme Laetitia Avia, M. Erwan Balanant, M. Ugo Bernalicis, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Xavier Breton, M. Éric Ciotti, M. Éric Diard, Mme Coralie Dubost, Mme Nicole Dubré-Chirat, Mme Isabelle Florennes, M. Guillaume Gouffier-Cha, Mme Émilie Guerel, M. Dimitri Houbron, M. Mansour Kamardine, Mme Catherine Kamowski, M. Guillaume Larrivé, M. Philippe Latombe, Mme Alexandra Louis, M. Ludovic Mendes, M. Jean-Michel Mis, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, Mme Naïma Moutchou, Mme Danièle Obono, M. Didier Paris, Mme George Pau-Langevin, M. Stéphane Peu, M. Éric Poulliat, M. Aurélien Pradié, M. Bruno Questel, M. Pacôme Rupin, M. Hervé Saulignac, M. Antoine Savignat, M. Jean Terlier, Mme Alice Thourot, M. Guillaume Vuilletet
Excusés. - M. Philippe Dunoyer, M. Jean-François Eliaou, M. Sacha Houlié, M. Rémy Rebeyrotte, Mme Maina Sage, M. Arnaud Viala
Assistaient également à la réunion. - Mme Paula Forteza, M. Michel Zumkeller