La séance est ouverte à 11 heures.
Présidence de M. Éric Ciotti, président de la commission.
Monsieur le ministre, merci beaucoup pour votre présence devant notre commission d'enquête. Nous avons décalé la présente audition, initialement prévue le 4 mars, compte tenu des obligations qui étaient les vôtres – notamment la réunion du Conseil « Justice et affaires intérieures » de l'Union européenne à Bruxelles.
C'est avec plaisir que nous vous entendons ce jour au terme des travaux de notre commission. Celle-ci a en effet une durée de vie qui la conduira jusqu'au 15 avril 2020, M. le rapporteur devant remettre son rapport au président de l'Assemblée nationale début avril.
Votre audition constitue ainsi la dernière à laquelle nous procédons.
Nous avons souhaité conduire nos travaux essentiellement à huis clos. Nous avons également tenu à les mener loin de toutes considérations politiciennes. Cela a été rappelé le 4 mars au cours d'un échange de vues avec tous les membres de la commission. À cette occasion, les groupes qui se sont exprimés ont souligné à l'unanimité l'état d'esprit qui a présidé à la conduite des travaux de notre commission. Ces travaux se sont faits dans la sérénité, avec la volonté de déboucher sur des propositions concrètes ayant pour seul objectif – au-delà des débats – l'élévation de notre degré de sécurité à l'intérieur des services de renseignement mais aussi, plus généralement, au sein des forces de sécurité et pour tous les emplois concourant à la sécurité nationale.
Avant de vous céder la parole, monsieur le ministre, pour notre quarante et unième audition, je souhaiterais revenir sur quelques constats dressés par notre commission et sur lesquels vous pourrez réagir.
Tout d'abord, je crois pouvoir exprimer une position unanime en disant qu'au gré de nos auditions nous avons eu un sentiment de sidération. Il tenait bien sûr à la gravité des faits. Nous avons auditionné des collègues à la fois de l'auteur et des victimes – puisqu'ils travaillaient dans le même bureau. Nous avons mesuré le traumatisme qui a frappé la préfecture de police. Et nous rappelons aujourd'hui devant vous le respect, la considération, la reconnaissance et l'émotion que nous portons aux personnels qui ont été directement victimes de cet attentat.
Ce sentiment de sidération était également lié au fait que cette situation ait été possible malgré l'addition répétée dans le temps, plusieurs années avant la commission de cet attentat, de signaux pouvant individuellement être qualifiés de faibles mais qui ont convergé et qui auraient justifié, presque chacun d'entre eux, que Mickaël Harpon ne se trouve plus physiquement dans un service aussi sensible. Nous l'avons d'ailleurs souligné avec M. le rapporteur lors d'un point d'étape qui s'est tenu il y a quelques semaines. Car il s'agissait certes d'un service de renseignement du second cercle, mais d'un service engagé de façon très importante dans la lutte contre le terrorisme.
Ces signaux n'ont pas été pris en compte. Le premier de ces éléments est sans doute la conversion de Mickaël Harpon à l'islam à la suite de son mariage il y a une dizaine d'années – mariage religieux, avant un mariage civil.
Le deuxième élément est l'évolution de son comportement, qui traduit une pratique plus rigoriste de sa religion : certaines personnes auditionnées nous ont indiqué qu'il ne faisait plus la bise aux femmes.
Il s'est surtout produit un incident qui nous a été relaté, qui a presque eu une traduction physique avec l'un de ses collègues, après l'attentat contre Charlie Hebdo. Nous pouvons situer cet événement au cours du mois de janvier 2015, quelques jours après les attentats qui ont terriblement frappé notre pays.
Il faut aussi citer la fréquentation par Mickaël Harpon d'une mosquée accueillant des personnes inscrites au fichier des personnes recherchées (FPR) et fichées S à ce titre – notamment un imam qui faisait par ailleurs l'objet d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF).
Une phrase, prononcée par l'un des collègues de Mickaël Harpon, traduit cette sidération : « Nous ne nourrissions pas de craintes physiques par rapport à Mickaël Harpon. Mais, c'est vrai, nous avions une inquiétude sur le fait qu'il puisse être l'objet de manipulations pouvant le conduire à capter des données extrêmement sensibles auxquelles il avait accès compte tenu de son habilitation. »
Ces éléments nous ont conduits à dresser un constat. Je le dis avec objectivité, monsieur le ministre. Ces faits précèdent votre arrivée en responsabilité et sont quelquefois très anciens. Or ils traduisent, je le crois, une défaillance collective d'une structure qui n'a pas su s'autoprotéger.
Ces signes n'auraient dû en aucun cas rester sans suite dans un service aussi sensible. C'est en tout cas notre constat.
Ce constat amènera M. le rapporteur à formuler des propositions. Nous y reviendrons. Mais, au-delà des failles individuelles, il s'associe selon nous structurellement à une faille collective dans l'organisation de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) au sein de nos services de sécurité et de renseignement.
Nous avons aussi des questions sur le parcours de l'imam de la mosquée de Gonesse que fréquentait Mickaël Harpon. En effet, lui aussi – c'est sans doute une autre faille, là encore assez ancienne – s'est maintenu sur le territoire national alors qu'il n'aurait plus rien eu à y faire si avait été exécutée l'OQTF dont il a fait l'objet.
Notre constat est donc le suivant : compte tenu des signes cités plus haut, Mickaël Harpon n'avait rien à faire dans un service aussi sensible. Et l'imam de Gonesse qui a fréquenté Mickaël Harpon n'aurait plus rien eu à faire sur le territoire national – charge à l'enquête judiciaire d'évaluer le degré ou l'absence d'influence de l'un vers l'autre.
Nous voyons là deux failles majeures, qui sont sans doute à la source de cette tragédie qui a frappé en son sein une institution majeure de la République.
Nous aurons ensuite des propositions et des questions, relatives notamment à la façon dont nous pouvons élever le degré de protection de nos services de renseignement et de sécurité.
Une question est également souvent revenue devant notre commission : celle des modalités de prise en compte des signalements. Où placer le curseur entre le risque d'une dénonciation illégitime pouvant conduire à de la délation, et un indispensable principe de précaution ?
Parallèlement se pose aussi la question de la difficulté de nourrir des contentieux administratifs lorsque des mesures disciplinaires sont contestées. Vous savez combien ces contentieux peuvent être fragiles devant les juridictions. Comment faire pour que la charge de la preuve relève aussi du niveau de l'intérêt général et non plus du seul intérêt individuel ? Cela revient sans doute à visiter un peu différemment nos principes actuels. Mais il s'agit pour nous d'un vrai sujet.
Voilà l'état du constat que nous dressons, des failles que nous avons pointées, et des propositions que nous voulons formuler. C'est pour cela que nous voulions vous auditionner dans la « dernière ligne droite » de nos travaux. Nous n'avons pas voulu organiser une messe médiatique qui aurait pu tourner, dans l'émotion, à un procès politique. Vous êtes venu, peu de temps après les faits, devant la commission des Lois. Des questions ont été posées. J'en ai posé, notamment sur la rapidité, après l'attaque, de votre prise de parole concernant la situation administrative de Mickaël Harpon.
Nous avons des questions de fond. Comment, ensemble – car je crois que nous poursuivons tous le même objectif – arriverons-nous à élever notre degré de protection ? Des mesures ont été prises. L'Inspection des services de renseignement (ISR) a formulé des propositions. Le Premier ministre a annoncé des mesures dans un communiqué publié le jour même où nous recevions le secrétaire général de l'ISR. Nous y avons vu d'ailleurs un lien positif.
Avant de vous laisser la parole, et conformément à l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires qui régit l'organisation des commissions d'enquête, je vous invite à lever la main droite et à jurer de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.
(M. Christophe Castaner prête serment.)
Tout d'abord, je vous remercie d'avoir bien voulu reporter la présente audition. Je sais que c'est une contrainte pour celles et ceux qui y sont présents ainsi que pour celles et ceux qui s'y étaient préparés et n'ont finalement pas pu y assister. Mais, vous l'avez dit, monsieur le président, un sommet exceptionnel du Conseil « Justice et affaires intérieures » lié aux tensions migratoires que nous connaissons en Europe, dans sa relation avec la Turquie, a été convoqué hier à Bruxelles. Comme il s'agissait d'une demande de la France, il m'était difficile de ne pas y être présent.
J'ai suivi dans la mesure du possible avec intérêt l'ensemble des travaux que vous avez conduits – non seulement la présentation du travail à mi-parcours, mais aussi celles des quarante auditions que vous avez réalisées qui m'étaient accessibles.
Au fond, votre travail intervient en parallèle, en écho ou en avant-garde des réflexions que nous devons conduire au sein du ministère de l'Intérieur, avec pour buts d'améliorer la sécurité des Français et de renforcer encore la qualité et la protection de notre système compte tenu de ce qu'il s'est passé.
Il y a cinq mois, le 3 octobre, un agent administratif, Mickaël Harpon, a, semble-t-il, décidé un passage à l'acte – l'enquête l'indiquera – et a commis ce parcours meurtrier sur lequel je ne veux pas revenir, si ce n'est en l'évoquant comme une tragédie humaine. En évoquant, je reprends vos mots, monsieur le président, ces vies perdues, et ces familles meurtries avec lesquelles nous sommes en contact presque permanent, car nous leur devons cet accompagnement.
Nous leur devons aussi la vérité, et la vérité sera évidemment celle que présentera la justice. L'instruction se poursuit et limite notre expression ici, et ce que nous savons à ce stade.
Nous leur devons aussi la vérité dans la mesure du possible, compte tenu du secret défense qui couvre l'organisation de nos services de renseignement.
Mais j'ai veillé, dans l'accompagnement des travaux de la commission, à ce que toutes les auditions puissent se dérouler de la meilleure façon, et ai tenu à m'assurer que personne, au sein du ministère de l'Intérieur, n'ait le moindre doute quant au fait qu'il fallait éclairer le mieux possible les travaux de votre commission. C'est indispensable, car nous savons que toute attaque est un échec, dont nous devons tirer des enseignements pour améliorer encore notre dispositif de protection.
Concernant Mickaël Harpon – et votre présentation, monsieur le président, va dans ce sens – des questions d'importance se posent, auxquelles nous devons répondre. Y a-t-il eu des signaux précurseurs, un signalement ? À quel niveau ? Comment ont-ils été pris en compte ? Ont-ils été traités comme ils auraient mérité de l'être ?
Vous avez rappelé un certain nombre d'éléments, je ne vais pas forcément les évoquer tous. Mais l'un est connu : un dysfonctionnement grave, en 2015, dont il faut tirer les leçons avec une certaine évidence.
Au fond, il faut construire nos travaux avec pour seul objectif de répondre à cette question : comment garantir une meilleure détection de la radicalisation au sein de l'État, en particulier au sein des services de renseignement ?
Vous l'avez dit, c'est effectivement une faille supplémentaire quand c'est au sein de nos services de renseignement qu'un tel événement se produit.
Afin de répondre à vos questions, je souhaite dire quelques mots, en tenant compte des limites qui sont les nôtres. Monsieur le président, vous êtes aussi membre de la délégation parlementaire au renseignement et vous avez la possibilité de solliciter des informations dans ce cadre.
Si vous avez besoin de quoi que ce soit sur ce sujet avant la conclusion de vos travaux, n'hésitez pas – je veillerais à ce que l'on puisse vous le fournir, même si ce n'est pas dans l'enceinte de votre commission d'enquête.
Il est nécessaire qu'au moment de clore vos travaux vous n'ayez pas de doute sur les éléments dont vous auriez besoin et dont vous souhaitez avoir connaissance. Plusieurs cadres peuvent le permettre. Celui-ci peut aider également à renforcer encore votre éclairage sur vos travaux.
Je souhaite articuler mon propos liminaire autour de trois temps.
J'évoquerai tout d'abord l'événement en lui-même, la journée du 3 octobre et ses suites. Puis j'en viendrai – comme vous l'avez fait, mais peut-être plus en détail – au profil de l'assaillant et aux manquements qui ont conduit à ce que la radicalisation ne soit pas signalée. Enfin, je ferai un point sur les mesures décidées afin qu'un tel drame ne puisse plus se reproduire.
Jeudi 3 octobre 2019, chacun a en tête ce qu'il s'est passé, je ne vais ni y revenir ni entrer dans les détails du parcours de l'auteur. Mais je sais qu'en sept minutes il s'est passé ce drame. En sept minutes, les dysfonctionnements que vous avez évoqués se sont révélés.
Les éléments qui nous sont transmis à ce moment vont dans le même sens, et sont confirmés d'ailleurs par Mme Françoise Bilancini qui dirige la DRPP : il n'y avait eu aucun signalement formel de radicalisation de l'agent, qui avait au contraire de bonnes notations et semblait interagir normalement avec ses collègues.
Il était notoire, certes – et vous l'avez rappelé, monsieur le président – que Mickaël Harpon s'était converti à l'islam et qu'il pratiquait le ramadan. Mais conversion à l'islam ne vaut pas radicalisation. Cela doit inviter à la vigilance et à la détection d'éventuels signaux faibles, et c'est le sens de votre propos. Car, comme vous l'a indiqué M. Laurent Nuñez, nous travaillons sur un faisceau d'indices qui doit permettre de déclencher un approfondissement de l'enquête.
La journée du vendredi 4 octobre des investigations ont permis un certain nombre de découvertes. Je reprends ici les mots de M. Jean-François Ricard, le procureur national antiterroriste. Des échanges de SMS entre Mickaël Harpon et son épouse, des échanges de ce dernier avec certaines figures susceptibles d'appartenir à la mouvance salafiste, et des témoignages de son voisinage ont notamment laissé penser à une probable radicalisation religieuse.
C'est ainsi que, plus de 24 heures après les faits, vendredi 4 octobre en fin de journée, le parquet national antiterroriste (PNAT) s'est saisi de l'enquête.
J'en viens aux raisons qui ont conduit à ce que la radicalisation probable – je dis bien « probable », car elle devra être établie dans le cadre de l'enquête – de Mickaël Harpon n'ait pas été détectée.
Il était, vous l'avez dit, notoire que l'auteur s'était converti à l'islam il y a une dizaine d'années. Il était notoire qu'il faisait le ramadan. Mais les amalgames ont été rapides et sont toujours rapides. Je veux donc le dire fermement : être musulman, ce n'est pas être radicalisé ; être musulman, ce n'est pas être terroriste.
Plusieurs questions se sont posées sur le comportement et les propos tenus par l'auteur au cours des dernières années. Une nouvelle fois, l'enquête est en cours. Elle seule permettra d'établir et de déterminer la réalité des faits et des nombreuses informations qui nécessitent d'être recoupées et confirmées. La parole d'une seule personne peut ne pas suffire à confirmer cela.
En tout état de cause, à l'heure actuelle, d'après les informations dont je dispose et qui proviennent d'un rapport de la DRPP, nous n'avons connaissance que d'un signalement informel potentiel – en juillet 2015, quelques mois après un commentaire de l'assaillant sur l'attentat commis contre Charlie Hebdo. Chacun l'a ici en tête.
Je ne commenterai pas cela plus avant. Mais il semble, d'après les éléments dont m'a fait part la DRPP, que ce témoignage n'ait pas été formalisé et ne soit pas parvenu au bon niveau hiérarchique.
Si tel est le cas, il s'agit d'un dysfonctionnement sérieux. C'est une faille, une faille grave. Toute la vérité et toutes les conséquences doivent en être tirées. Vos travaux doivent permettre aussi d'éclairer cela.
Je sais qu'un certain nombre de questions se sont posées sur les habilitations. Il semble, dans le cas de l'auteur, que tout était en règle au regard de la loi.
Il n'est pas exact de dire que les habilitations ne sont pas vérifiées régulièrement. S'il n'est pas possible de réévaluer chacune en permanence, des vérifications sont menées régulièrement, selon les échéances prévues par les textes – tous les sept ans dans le cas du secret défense (SD), conformément à l'instruction générale interministérielle (IGI) n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale que vous connaissez.
La dernière habilitation concernant Mickaël Harpon datait du 1er août 2013 et expirait en avril 2020.
Il convient toutefois de noter qu'avant 2017 les enquêtes d'habilitation consistaient, conformément aux textes, à des vérifications de fichiers – notamment ceux de services spécialisés. Avec l'arrivée de Françoise Bilancini à la tête de la DRPP en 2017, beaucoup de choses ont changé pour renforcer considérablement l'action du service, mais aussi le suivi des agents habilités en son sein.
Il y avait beaucoup de travail à mener. Je crois que vous l'avez constaté. Vous l'avez évoqué vous-mêmes, monsieur le président, monsieur le rapporteur.
Et ce travail a été entamé avec courage et pugnacité. Je le dis d'autant plus que je n'étais pas en responsabilité à ce moment-là. Et si le travail était encore en cours au moment de l'attaque, cela n'enlève rien à ce qui a été commencé.
Ainsi, à l'arrivée de Françoise Bilancini en 2017, la nouvelle direction de la DRPP a demandé que des enquêtes plus poussées soient menées sur les agents. C'est une tâche lourde. Cela n'avait cependant et malheureusement pas encore été le cas pour Mickaël Harpon.
En outre, si un signalement formel avait été réalisé, une enquête aurait pu être déclenchée – mais cela n'a pas été le cas.
Je reviens enfin sur notre action en matière de radicalisation, et sur les suites à donner à l'attaque de la préfecture de police.
Pour faire un bref retour dans le temps, la France ne s'est emparée que tardivement de la question de la radicalisation. Ainsi, quand la Grande-Bretagne investissait plus de 5 millions de livres pour traiter 1 million d'individus dans 75 collectivités britanniques entre 2007 et 2011, la France ne s'était pas encore mise en ordre de bataille.
Mais le retard pris depuis cette échéance a été en partie rattrapé, et doit achever de l'être.
Ainsi, en avril 2014, le premier plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes – plans de lutte antiterroriste, PLAT – a été présenté. Il permettait notamment de renforcer les signalements, émanant des familles comme des citoyens en général, par l'ouverture d'un numéro vert rattaché à l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT).
Par ailleurs, une stratégie de prévention de la radicalisation dans les territoires a permis, pour la première fois, de faire travailler tous les ministères ensemble sur ce sujet.
D'autres avancées ont été rendues possibles ensuite, comme la création du fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) en mars 2015, ou des groupes d'évaluation départementaux (GED) – évolution des états-majors de sécurité créés en 2014. Ces éléments offrent à mon sens une meilleure capacité de suivi, de coopération et d'action.
En 2017, dès la première minute de ce quinquennat, nous avons posé la lutte contre le terrorisme comme une priorité absolue. Et vous avez, par les lois que vous avez votées, renforcé considérablement notre action.
Je pense à la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite loi SILT, la première de la législature, qui nous a permis de sortir de l'état d'urgence tout en maintenant notre exigence en matière de sécurité – notamment par un suivi des individus radicalisés et par des mesures facilitant la fermeture de lieux de culte se changeant en officines de haine.
Il y a des limites à cela et j'ai eu l'occasion dans cette même salle il y a quelques semaines de rendre compte de la situation et de ses limites par la présentation du rapport annuel sur la mise en œuvre de la loi SILT. Je sais que vous réfléchissez aussi à ces questions, monsieur le président.
Nous avons d'autre part renforcé les moyens de suivi et de contrôle des individus radicalisés. Nous avons considérablement modernisé le FSPRT. Nous avons amélioré notre suivi, notamment de toutes les personnes jugées pour des actes de terrorisme sortant de prison, ce qui était impératif et n'avait pas été fait auparavant. Il y a même eu une rupture dans le quinquennat précédent, entre deux ministres de la Justice sur ces questions. Mais je crois que chacun le sait ici.
Nous avons aussi réorganisé notre lutte contre le terrorisme pour la rendre plus efficace. La direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a été désignée chef de file, et nous avons renforcé les moyens, notamment humains, en lançant le recrutement de 1 900 agents du renseignement, dont 1 200 pour la DGSI.
Contre la radicalisation, nous avons adopté successivement un grand nombre de mesures.
La première étape a été posée en février 2018 quand, à Lille, le Premier ministre a présenté les mesures du plan national de prévention de la radicalisation – toujours avec l'ambition la plus interministérielle possible, car il est indispensable d'agir à ce niveau pour mieux détecter, mieux travailler ensemble et agir par tous les moyens pour stopper la radicalisation.
C'est à ce moment d'ailleurs qu'a été lancé un travail spécifique dans quinze quartiers prioritaires dans lesquels a été déployé un plan de lutte contre la radicalisation qui a conduit à la fermeture de quinze lieux de culte, de douze établissements cultuels et associatifs, de quatre écoles et de plus de 150 commerces et débits de boissons liés à cette activité séparatiste.
Face aux résultats obtenus, nous avons décidé de généraliser cette méthode de vigilance et d'utilisation de tous les moyens légaux possibles pour limiter la propagation de la radicalisation.
En novembre 2018, nous nous sommes concentrés sur la radicalisation dans le sport, avec une circulaire spécifique qui a permis 170 contrôles d'établissements sportifs, la fermeture de cinq d'entre eux et une déclaration d'incapacité d'exercer pour sept autres.
Dans le même mois, au moyen d'une autre circulaire, nous avons renforcé le dialogue entre les préfets et les collectivités locales.
En novembre 2019, nous avons franchi une nouvelle étape avec la volonté d'élargir à l'ensemble du territoire la méthode évoquée pour les quinze quartiers particulièrement prioritaires.
Enfin, à Mulhouse il y a quelques jours, le Président de la République a franchi un nouveau cap : en nous emparant plus encore de la question du séparatisme islamiste, nous nous attaquons aux germes de la radicalisation et aux racines de l'action violente.
Ce sont quelques jalons, sur lesquels nous pourrons discuter mais qui montrent la conscience collective – je crois vraiment qu'elle est collective – de notre engagement sur ces sujets de la part de l'ensemble de la classe politique mais aussi de l'ensemble des acteurs. Je pense à l'exécutif, mais aussi à la vigilance parlementaire.
Je veux aussi évoquer quelques sujets très précis, dans la suite des travaux de MM. les députés Éric Diard et Éric Poulliat qui avaient montré combien la question de la radicalisation devait être une préoccupation forte et majeure dans les services publics. Nous retrouvons ici le cadre de la discussion que nous avons.
S'agissant, par exemple, de la détection et de la formation, les différents plans de lutte contre la radicalisation ont été particulièrement allants. J'ai déjà évoqué le numéro vert créé en 2014, et qui a fait l'objet d'importantes mesures de publicité. Le site internet http://www.stop-djihadisme.gouv.fr/ a également permis d'obtenir des résultats non négligeables.
Dans l'administration, nous avons désigné des référents radicalisation en pleine maîtrise des enjeux, qui ont permis et permettent encore de former les personnels à la détection de tous les signaux et de tous les indices de radicalisation.
Des grilles, largement diffusées dans l'administration comme dans le grand public, aident à évaluer ce que l'on pense être des signes de radicalisation.
Et, puisque nous parlons de détection et de signalement, je veux rappeler aussi que les signalements ne valent pas enquête : ce sont seulement des services spécialisés et des enquêteurs formés qui doivent évaluer le risque.
Dans le cas de Mickaël Harpon, la faille ne tient pas, je le crois, aux mécanismes de vérification ou de mise à l'écart des personnes soupçonnées de radicalisation, mais bien à l'absence de signalement formel au bon niveau, au niveau adapté de la hiérarchie.
Vous l'avez rappelé, monsieur le président, deux rapports ont été demandés par le Premier ministre à l'ISR. Le premier portait spécifiquement sur la préfecture de police et l'usage idoine des procédures de détection pendant toute la période que l'assaillant a passée en poste. Le second rapport concernait plus largement toutes les questions de détection dans les services de renseignement.
À la suite de ces rapports, nous avons immédiatement – pour ce qui nous concerne, au ministère de l'Intérieur – ouvert plusieurs chantiers avec pour consignes claires de faire preuve de la plus totale vigilance et de resserrer toujours plus les mailles du filet.
Concernant les habilitations, d'abord, plusieurs décisions ont été prises. Un traitement renforcé et prioritaire des habilitations de l'ensemble des agents servant au sein des services de renseignement est notamment prévu d'ici 2021. Une enquête visant à améliorer la gouvernance et la conduite du processus d'habilitation et des enquêtes de sécurité, menée par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), sera également engagée d'ici juin 2020.
Surtout, à partir du deuxième trimestre 2020, donc dans les semaines à venir, l'ensemble des enquêtes d'habilitation pour les services de renseignement dépendant du ministère de l'Intérieur seront menées par la DGSI. Cela veut dire que nous mettons fin aux enquêtes d'habilitation menées par la DRPP.
Concernant les recrutements, des décisions ont également été prises, que nous appliquons dès cette année, notamment la généralisation du principe d'habilitation préalable à toute prise de fonction dans l'un des services de renseignement.
Par ailleurs, depuis le 15 janvier 2020, les cas de radicalisation au sein des forces de sécurité intérieure et des services de renseignement font l'objet d'un suivi centralisé.
D'autres mesures suivront, car nous n'aurons jamais de cesse de renforcer notre attention en matière de radicalisation.
Je sais que parmi les questions qui se posent figure celle du positionnement de la DRPP. Nous devons comprendre que les relations entre la DGSI et la DRPP sont aujourd'hui très fluides, et qu'elles se sont d'ailleurs considérablement renforcées depuis l'arrivée de Françoise Bilancini.
Nous devons aussi bien garder en tête que la DGSI est d'ores et déjà compétente pour l'intégralité du territoire national, y compris Paris et la petite couronne. Les deux services sont complémentaires car ils n'ont pas le même champ d'action. Ainsi, la DGSI se concentre sur le haut du spectre, c'est-à-dire les personnes considérées comme les plus dangereuses ou les plus susceptibles de passer à l'action, tandis que la DRPP agit pour sa part sur le bas et le milieu du spectre, c'est-à-dire sur les individus que nous suivons et que nous soupçonnons, ou encore sur des structures à risque. Ce sont bien deux missions complémentaires.
L'échange d'informations entre ces services est constant. Une convention de partage d'informations les unit, et aucun renseignement collecté par la DRPP n'échappe à la DGSI.
Croire que l'un enlève quelque chose à l'autre ou que l'un serait fongible dans l'autre reviendrait à mon sens à ne pas prendre en compte les spécificités de ces services, de leurs missions et de nos besoins en matière de renseignement.
Le drame du 3 octobre a profondément marqué nos forces de l'ordre et nos services de renseignement. Il s'agit d'une situation grave, sérieuse, qui pose des questions auxquelles nous avons voulu immédiatement apporter des réponses. Mais nous n'avons pas apporté toutes les réponses, y compris aux questions qui sont apparues pendant vos travaux et auxquelles nous veillerons, en lisant leur conclusion, à répondre, ainsi qu'aux questions qui se posent dans le cadre de l'instruction judiciaire en cours.
Mais il était nécessaire d'agir et de réagir vite.
Notre combat collectif contre la radicalisation, en particulier chez nos forces de sécurité intérieure, ne s'arrête pas.
Je me tiens à votre disposition pour tenter de répondre à l'ensemble de vos questions. Peut-être pourrons-nous revenir sur deux points que vous avez évoqués, monsieur le président : l'analyse des signes de radicalisation et la faille que vous avez qualifiée de « majeure » dans les modalités de prise en compte du signalement, ainsi que la question plus précise de l'imam de Gonesse.
Avant de passer la parole à M. le rapporteur, je souhaiterais soulever une question globale. Nous sommes cinq mois, presque jour pour jour, après l'attentat qui a frappé la préfecture de police de Paris. Aucune décision d'organisation ou de réorganisation n'a été prise à ce stade.
Je parle ici de décision collective, plus que de décisions individuelles – même si certaines décisions individuelles auraient pu ou pourraient intervenir. Et nous avons auditionné des personnes que nous avons senties fortement ébranlées, traumatisées par cette situation.
À ce stade, aucune décision individuelle et aucune décision collective n'ont donc été prises.
Monsieur le ministre, envisagez-vous d'aller sur ce terrain ? Avez-vous une réflexion sur certaines conséquences administratives, organisationnelles ou structurelles qui peuvent, doivent ou auraient dû être tirées après les événements de la préfecture de police ?
Plusieurs décisions ont été prises, notamment celle que je viens d'évoquer relative au traitement des habilitations et au fait de rompre la convention, pourtant récente, portant sur ce sujet. Cela me permet de souligner à nouveau, comme je l'ai fait dans mon propos liminaire, le travail de Mme Bilancini et de ses collaborateurs.
Je salue ce travail d'abord parce que, comme chacun sait, ils ont été meurtris car touchés au cœur, et marqués par un questionnement qu'ils ont tous eu par rapport à leur propre responsabilité – c'est vrai pour le ministre de l'Intérieur, mais c'est vrai aussi pour celles et ceux qui sont sur le terrain et qui ont perdu leurs proches. Face à cette émotion, j'ai toujours voulu les soutenir et je continue à le faire.
Mais je salue aussi ce travail parce que je sais ce qui a été fait sous l'autorité de Françoise Bilancini.
Nous avions en février 2019 formalisé un protocole de travail avec la DGSI. M. Laurent Nuñez a évoqué également devant vous le travail de formation qui avait été conduit au sein de la DGSI pour les agents de la DRPP.
Mais la première décision qui a été prise a conduit à ce que l'habilitation accordée au sein de la préfecture de police soit désormais délocalisée – ainsi que certains personnels de la DRPP – et traitée directement par la DGSI.
Il faut tenir compte également de plusieurs circulaires du préfet de police et du directeur général de la police nationale (DGPN), ainsi que de consignes strictes passées au sein de la gendarmerie nationale visant par exemple à automatiser les signalements, à tous les niveaux d'évaluation, et ce quel que soit leur niveau d'indice. L'objectif est que les professionnels, les spécialistes, toutes les personnes formées au signalement puissent agir et réagir sur ce sujet.
En outre, des réorganisations plus structurelles sont à venir, notamment au sein de la préfecture de police et de la DRPP. Je sais que vous avez échangé avec M. Laurent Nuñez à ce sujet. Je ne souhaite pas forcément attendre l'aboutissement du Livre blanc de la sécurité intérieure pour valider certaines modifications relatives au niveau d'information, et à une approche plus partagée à l'échelle de la région Île-de-France visant à éviter de potentielles ruptures entre la préfecture de police et les départements franciliens non couverts par celle-ci.
Ces décisions n'attendront pas l'aboutissement du Livre blanc ou une traduction législative, car elles n'ont pas besoin de texte de loi.
M. le président de la commission l'a rappelé, il était important que nous nous voyons dans un temps éloigné de l'événement, loin de l'émotion – toujours présente, toujours forte bien sûr – afin de pouvoir aborder ces questions avec le calme et la sérénité nécessaires au travail parlementaire et en tirer des leçons et des constats.
Nous avons conduit une quarantaine d'auditions rassemblant tout ce que comptent de responsables le monde du renseignement et le monde de la sécurité publique de façon générale.
Au fond, notre constat, après cinq mois de travail, est assez simple.
Quelques jours après le 7 janvier 2015, quelques jours après que les propos de l'auteur de l'attaque ont été prononcés, un signalement formel aurait dû immédiatement être transmis par la voie hiérarchique.
C'est le premier constat : ce signalement n'a pas eu lieu. Cela constitue, comme vous l'avez dit, monsieur le ministre, et je reprends vos mots, une faille majeure.
Le deuxième constat est le suivant : cette personne aurait dû se voir retirer immédiatement – à la suite au moins de ces propos, par conséquent plus de quatre ans avant son passage à l'acte – son habilitation à travailler dans un service de renseignement.
Ces constats sont préoccupants car il nous semble qu'ils traduisent des dysfonctionnements non seulement individuels, mais aussi organisationnels et structurels.
La culture de la vigilance à l'égard du risque de vulnérabilité interne – et non seulement du risque de radicalisation – des agents de renseignement était sans doute insuffisamment présente. La directrice actuelle de la DRPP a été d'ailleurs missionnée pour réintroduire de l'exigence là où, manifestement, il en manquait singulièrement. Et il nous semble que nos auditions ont permis de traduire cette réalité, au moins postérieure à 2017.
Il convient de relever aussi un état d'esprit interne à la DRPP ou à une partie de cette direction. Cet état d'esprit est très professionnel, très appliqué, très performant lorsqu'il s'agit de tâches de renseignement tournées vers l'extérieur, mais il est très insuffisant et fonctionne très mal lorsqu'il s'agit de vigilances à l'égard de risques internes.
Nous avons pu sentir une sorte d'état d'esprit quasi familial. Pardon de le qualifier de cette façon, peut-être un peu caricaturale. Une forme d'autoprotection, ou d'autocécité, s'appliquait néanmoins vis-à-vis de plusieurs risques de vulnérabilité interne sur lesquels une vigilance permanente aurait dû, nécessairement, s'exercer.
Notre constat est donc sévère, s'agissant des séries de dysfonctionnements et de failles qui ont permis de placer l'auteur de l'attaque dans une forme d'angle mort. Cet angle mort n'aurait jamais dû être aussi large, au sein d'un service de renseignement.
Voilà, en quelques mots, nos constats.
Vous avez eu raison, monsieur le président, de parler de consternation. En effet, je crois que, quels que soient nos sensibilités et notre niveau de connaissance des sujets liés au renseignement et à la sécurité publique, nous avons été tous consternés par un certain nombre d'éléments qui nous ont été communiqués.
Je voudrais revenir sur l'un des éléments que vous avez évoqués, monsieur le ministre, afin de pousser la réflexion un peu plus loin.
Au fond, deux options se présentent à nous pour guider nos recommandations.
La première serait de considérer que, partant des constats que j'ai indiqués et que vous partagez, me semble-t-il, une possibilité serait d'élever les standards de sécurité interne afin de les aligner sur les exigences existant dans d'autres services de renseignement, notamment du premier cercle – DGSE (direction générale de la sécurité extérieure) et DGSI.
L'autre possibilité serait d'apporter à ce qui nous semble être un dysfonctionnement structurel une réponse structurelle, au moyen d'une réforme organisationnelle.
Je voudrais que l'on revienne sur ce sujet. À votre sens, monsieur le ministre, quels sont les éléments susceptibles de justifier, ou au contraire, de s'opposer à une telle réforme ? Sur le plan opérationnel, et à l'aune de l'exigence de sécurité et de vigilance qu'il nous faut avoir en interne, quels éléments pourraient-ils nous conduire à écarter, ou au contraire, à encourager la piste d'une réforme profonde de la DRPP ?
Faut-il la faire disparaître ? La question peut être posée, et nous sommes ici pour poser des questions parfois ouvertes. Se justifie-t-elle encore ? Faut-il simplement clarifier certaines de ses missions, notamment en matière de lutte antiterroriste ? Ne faudrait-il pas faire passer cette dernière au sein de la DGSI ?
Il nous semble donc qu'à travers les failles que nous avons pu rencontrer au cours de nos cinq mois de travaux, il n'est pas impossible qu'il soit pertinent de soulever la question de réformes profondes, structurelles, interrogeant le devenir même de la DRPP.
Je reviens tout d'abord sur la dimension du dysfonctionnement individuel.
J'ai encore en tête les échanges que j'ai pu avoir le jour de l'attentat, mais aussi depuis lors, avec plusieurs collègues de Mickaël Harpon. Or il est étonnant de voir combien la dimension personnelle peut jouer face à des événements qui apparaissent aujourd'hui, je ne le conteste pas, comme devant justifier l'alerte, ou comme des éléments qui auraient dû conduire à l'engagement d'une procédure susceptible d'aboutir au retrait de l'habilitation de Mickaël Harpon, voire à d'autres formes d'évolutions ou de sanctions professionnelles. Une dimension liée à sa personnalité est en effet intervenue à l'époque.
Nous sommes à hauteur d'homme. Nous sommes dans des services qui travaillent ensemble. Dans des services qui ont aussi – et cela a été peu abordé – pris en compte la question du handicap de Mickaël Harpon. Cela m'a été dit et rapporté. Parce qu'il avait cette dimension de gêne et d'empêchement dans sa communication, cela a pu conduire certaines personnes à minorer des faits qu'ils n'auraient pas forcément pardonnés à d'autres. Tout cela relève d'une dimension humaine.
Cela montre qu'il nous faut un cadre formel susceptible d'empêcher que cette dimension humaine nous rende moins alertes sur le sujet.
Je l'évoque, non pour défendre qui que ce soit, mais parce que je sais que cette dimension est présente. Il faut effectivement, par la méthodologie et par l'approche structurelle, veiller à ce qu'il n'y ait jamais de faille dans le système parce que l'on aurait trop pris en compte cette dimension.
Mais notre système s'appuie sur des femmes et des hommes, qui ont, comme nous tous, des forces et des faiblesses. Cela vaut pour le ministre, cela vaut pour le parlementaire, cela vaut pour chacun de nos policiers ou de nos gendarmes. Il faut donc les protéger, à l'aide d'un dispositif de signalement qui doit être renforcé.
C'est ce que nous avons fait. Ainsi, les deux circulaires du 25 novembre 2019 – dont, je pense, vous avez connaissance mais que je peux si besoin vous communiquer – du préfet de police et du DGPN exigent que tous les indices de radicalisation fassent l'objet d'une transmission. Elles établissent également une grille de vigilance qui doit être transmise et remplie par la voie hiérarchique. Elles prévoient en outre que l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) soit saisie et puisse instruire de façon systématique tous les signalements, et que les signalements soient transmis à la DGSI et à l'état-major permanent (EMAP) que j'ai installé en janvier 2019 pour pouvoir agir sur ces sujets.
Depuis le 3 octobre 2019, l'EMAP – rassemblant l'ensemble des services travaillant sur les questions dont nous parlons – a été saisi de 287 signalements. Il est entré dans sa phase opérationnelle en janvier 2019, puis est monté en puissance en fin d'année.
Ce sont des mesures que nous avons prises pour protéger le système, mais aussi pour protéger l'individu, l'homme – j'insiste sur ce point – susceptible de commettre une erreur d'appréciation car il prend en compte une dimension personnelle, qu'il ne faut pas négliger.
La commission a raison de poser la question du contrôle interne. C'était d'ailleurs l'objet du travail conduit dans le cadre des deux rapports de l'ISR.
Les réformes organisationnelles prennent du temps, mais peuvent être aussi un risque. Et votre questionnement vise précisément à mesurer cela.
Toutes les questions doivent être posées, y compris les questions organisationnelles. Mais faut-il bouleverser l'organisation actuelle qui a connu des évolutions récentes au regard d'événements qui ont eu lieu il y a cinq ans ? Il faut faire attention à la proportionnalité de la réponse apportée, et aux risques de déstabilisation du service potentiellement contenus dans les propositions que nous allons faire – que vous ferez et que nous mettrons en œuvre, si nous les mettons en œuvre. Mais cela n'empêche pas l'exigence.
J'ai abordé la différence de niveau de travail qui s'observe entre la DGSI et la DRPP – entre le bas, le milieu et le haut du spectre.
Ce qui compte pour moi, c'est aussi l'avis des professionnels, c'est-à-dire de ceux qui exercent les responsabilités à la DGSI ou à la DRPP, qui portent le même niveau d'exigence que vous et qui le vivent au quotidien. Or ils ne souhaitent pas ce rapprochement, car ils ont le sentiment que cela affaiblirait le système.
Enfin, le préfet de police a besoin, dans son dispositif – comme tous les préfets dans les départements – de pouvoir s'appuyer sur un service de renseignement qui est utile pour d'autres sujets que la lutte contre le terrorisme. Il faut donc faire attention à ne pas affaiblir toute la dimension du travail des services de renseignement au motif qu'une faille évidente s'est produite dans un système en 2015, à partir de laquelle plusieurs corrections ont été apportées.
Telles sont les raisons pour lesquelles je ne suis pas favorable au rattachement de la DRPP à la DGSI.
Le travail de la DRPP n'est pas le cœur de métier de la DGSI. Nous perdrions une expérience sur le bas du spectre, qui ne relève pas de la fonction de la DGSI. Et nous fragiliserions le travail de la DGSI sur le haut du spectre en raison d'un nombre de dossiers trop élevé et d'une potentielle absence de filtres.
C'est sur cet équilibre qu'il faut travailler.
Nous serons évidemment à l'écoute de vos préconisations. Si vous émettez cette préconisation, je testerai formellement les services. Et je serai prêt à revenir devant la commission des Lois sur ce sujet, pour poursuivre votre réflexion. Car cette évaluation doit être conduite à mon sens de façon permanente.
Une très forte élévation des standards de sécurité interne a donc été opérée. Il est nécessaire qu'elle soit plus forte encore – même s'il ne s'agit pas du premier cercle, mais dès lors que l'on touche à la question de l'habilitation SD et que l'on fait face à un accès à un niveau d'information susceptible de faire courir un risque à la sécurité nationale.
S'agissant de la réforme structurelle, je vous ai dit ce que j'en pensais. Non que je sois contre les réformes structurelles. Nous en proposerons d'ailleurs probablement dans le Livre blanc pour l'ensemble de la police, y compris pour la préfecture de police. J'en ai proposé deux qui sont significatives, il y a quelque temps, au Premier ministre – l'une sur la question du renseignement, l'autre sur celle de la gestion du pôle migratoire en Île-de-France. Je ne suis donc pas du tout réservé sur la nécessité de faire bouger les choses.
À l'inverse, je ne souhaite pas considérer qu'au motif que la préfecture de police constituerait un État dans l'État et que, depuis des années, tous les ministres de l'Intérieur ont rêvé un jour de clouer au pilori cette institution, il y aurait une victoire à l'affaiblir. Je n'en tirerais aucune gloriole et ce ne serait pas une victoire si cela revenait à faire baisser le niveau des standards de sécurité que nous devons aux Français.
Je souhaite faire part d'une réflexion dans l'esprit de ce que vient de rappeler M. le rapporteur. Nous avons ce débat : faut-il élever le degré de protection au sein de la préfecture de police – et, plus précisément, à la DRPP – ou faut-il aller vers une réforme plus ambitieuse ? Nous avons entendu votre point de vue.
La commission fera, souverainement, des propositions, portées par le rapporteur. Et vous aurez à les entendre ou à ne pas les entendre, selon le choix de l'exécutif. Mais, pour éclairer notre décision collective, je vous rappelle que j'ai déjà présidé une commission d'enquête début 2015. Nos travaux ont commencé trois jours après l'attentat commis contre Charlie Hebdo. Nous avions évoqué à l'époque un point qui nous avait heurtés. Il s'agissait d'une rupture dans le suivi d'un des deux frères Kouachi. Ce dernier était préalablement suivi par la DRPP, mais ce suivi avait été interrompu en raison d'un chevauchement de zones territoriales de compétence.
J'avais souligné ce point au moment de cette commission d'enquête, dont le rapporteur était M. Patrick Mennucci. Il s'agissait d'un point majeur dans le suivi d'une des personnes responsables de ce drame épouvantable de 2015, point de départ de ce « long chemin tragique », pour reprendre l'expression utilisée par l'un des responsables du renseignement de l'époque.
Le problème que nous évoquons ce jour s'est donc déjà produit.
Il faut rappeler également ce qu'il s'est passé à Saint-Étienne-du-Rouvray, au niveau de l'échange d'informations entre la DRPP et la DGSI.
Nous sommes là dans un domaine extraordinairement sensible, qui participe au premier plan de la sécurité nationale.
Nous faisons face aussi, mais dans un autre cadre, à une accumulation de signaux – j'utilise peut-être ce terme mal à propos – ou à tout le moins de faits qui convergent pour souligner que nous avons déjà pointé ces difficultés.
Nous ne pouvons pas simplement nous contenter de dire que « c'est la faute à pas de chance » et qu'il nous suffit d'élever un peu notre degré de sécurité. J'ai le sentiment qu'il nous faut montrer une plus grande détermination dans nos réponses.
Je reprends totalement votre niveau d'exigence. Mais je ne peux pas laisser prospérer une interprétation qui a été faite de deux affaires, dans lesquelles il n'est pas établi qu'il y ait eu des dysfonctionnements. Je reprends ici tout ce qui a été dit à l'époque par des personnalités comme Bernard Cazeneuve, René Bailly ou Patrick Calvar, qui exerçaient leurs fonctions sur l'ensemble de la chaîne. Je ne veux pas que l'on laisse penser qu'il serait établi que des dysfonctionnements avaient eu lieu.
Des articles de presse ont été publiés, des positions politiques ont été prises. Mais cela n'établit pas une vérité. Je tiens d'ailleurs à votre disposition le rappel de ces éléments.
La surveillance de Saïd Kouachi avait été interrompue en juin 2014 parce qu'il avait été établi, dans l'analyse menée par les services, qu'il ne vivait plus en région parisienne mais s'était installé à Reims. Mais, alors qu'il a été dit dans d'autres cercles que ce n'avait pas été le cas, la DGSI avait bien été informée de ce déplacement – cela est confirmé d'ailleurs par René Bailly, DRPP à l'époque, et par Patrick Calvar, alors directeur général de la sécurité intérieure, ainsi que dans un rapport de l'ISR à ce sujet.
J'ai lu aussi beaucoup de choses à l'époque – j'étais député – sur l'attentat de Saint-Étienne-du-Rouvray. On a fait dire à une note de la DRPP que l'on savait qu'un passage à l'acte était attendu. La réalité est très différente. Cette note ne comportait aucun caractère d'urgence, s'inscrivait dans le travail quotidien délivré par le service et ne visait spécialement ni la date ni le lieu de l'attentat, ni même la commune où il a été commis. Oui, un risque avait été évoqué, mais sans précision. Si une précision avait été donnée, des alertes auraient été déclenchées.
Je sais aussi qu'un troisième fait est reproché concernant la communication entre les différents services, lié au relâchement de la surveillance de Samy Amimour – sur lequel il y a une part de doute.
On en a parlé. Ce n'est pas forcément établi. Je ne dis pas qu'il n'y a pas eu de dysfonctionnements. Mais nous avons tenté d'y répondre. Et j'ai le sentiment que la communication fonctionne mieux avec la DGSI comme chef de file et avec la création de l'EMAP en janvier 2019. Toutes les semaines, tous les dossiers – y compris ceux portant sur des signes de radicalisation concernant des fonctionnaires et pas seulement des policiers – remontent à l'EMAP et sont traités dans ce cadre.
Le système est-il parfait ? Non. Mais son niveau a été considérablement relevé, et je vous invite à prendre cela en compte.
Ce n'est pas un reproche que je vous fais, mais il est toujours tellement plus facile d'évaluer une situation a posteriori. Ce qui compte, c'est d'appréhender l'amont et de faire en sorte que l'on puisse améliorer les standards.
Je ne veux pas revenir sur ces trois affaires, mais cela a été trois mauvais procès, qui partaient certes de situations qui auraient pu être meilleures. Cela n'enlève donc rien à la nécessité d'élever les standards que vous avez évoquée, monsieur le président.
S'agissant de la rupture du suivi de M. Saïd Kouachi, ce n'est pas un article de presse qui l'a pointée, c'est une commission d'enquête parlementaire, après l'audition sous serment des protagonistes. Les auditions auxquelles nous avions procédé à l'époque en font foi.
Vous avez rappelé le cœur de la difficulté apparue à l'époque : une écoute qui bornait à Reims, et qui ne relevait donc plus de la zone territoriale de la DRPP. La question se pose. L'information a peut-être été diffusée entre les deux services. Nous ne l'avions pas établi très clairement. Nous avions en tout cas pointé cette difficulté.
Je vous félicite pour la création de l'EMAP, qui marque un grand progrès. Mais l'exigence de coordination souligne les failles de la coordination précédente. À mon sens, plus les organisations sont centralisées, moins l'exigence de coordination s'impose. Quand apparaît une nécessité de coordination, cela tient souvent au fait que, précédemment, un manque de coordination s'est produit.
Un travail a été mené depuis 2015 pour augmenter les standards de protection. Nous avons fait face à une situation nouvelle, inédite par son ampleur, par sa violence et par sa brutalité. Les organisations se sont donc adaptées.
Mais, personnellement, je considère que, plus les organismes sont centralisés et unifiés, moins nous risquons de rencontrer ce type de difficulté.
Je souhaite repréciser les choses. Je ne livre ici que des documents qui ont été rendus publics, notamment grâce aux travaux que vous aviez présidés à l'époque.
Sur l'affaire de Saïd Kouachi, il est précisé, il est dit et il n'est pas contesté que la DGSI a bien évidemment été avisée. C'est la parole de René Bailly du côté de la DRPP. Plus tard, Patrick Calvar a dit lui-même devant vous qu'aucun élément ne permettait d'établir de la part des frères Kouachi une activité terroriste, et que les écoutes avaient été interrompues parce qu'elles ne donnaient rien au bout de deux ans de surveillance pour l'un et pour l'autre.
En signalant ces deux dimensions, je veux dire que l'information avait bien fonctionné, mais qu'ensuite un service a pris la décision, sur la base des informations dont il disposait – deux ans d'écoutes infructueuses –, de lever le dispositif d'écoute. Et vous êtes exigeants également, en tant que parlementaires, sur l'encadrement de l'utilisation des techniques.
Il ne s'agit donc pas d'un problème de communication entre les deux services. Les auditions publiques sur cette affaire, menées dans le cadre de vos travaux, montrent bien qu'il y a eu une information de l'un vers l'autre, puis la décision de ce dernier de considérer que l'on pouvait lever le dispositif. On peut considérer que cette décision de lever les écoutes était une faute. La preuve, nous parlons de Saïd Kouachi. Mais il y a bien eu transmission de l'information.
Cela soulève un vrai débat concernant le management et la gestion de l'information. Je me souviens que nous avons eu, avant d'être dans les responsabilités qui sont les nôtres aujourd'hui, une discussion sur le fait de savoir s'il fallait un service central ou seulement un chef de file. Il faut de toute façon assumer de poser ces questions. Vous le faites, non parce que vous êtes dans l'opposition, mais parce que vous êtes initié à ces sujets et parce que cette interrogation est permanente.
Nous avons auditionné ces derniers mois des dizaines de décideurs et d'acteurs de nos services de sécurité.
La plus grande partie de ces auditions a été menée à huis clos, ce qui a offert un climat de sérénité et de confiance à nos travaux. Je souhaite d'ailleurs féliciter une nouvelle fois le président et le rapporteur pour leur qualité.
Vous l'avez senti, une certaine unanimité s'est exprimée, ce qui est rare. C'est la quatrième commission d'enquête sur un sujet de sécurité à laquelle je participe en tant que vice-président ou membre du bureau. Et j'ai senti cette fois-ci une certaine unanimité.
Nous sommes donc à l'heure de la conclusion.
Des failles, il y en a eu – vous l'avez dit – à tous les niveaux hiérarchiques. Vous n'étiez pas vous-même en fonction au moment où tout cela est arrivé. Nous dépersonnaliserons donc totalement ces questions.
Nous avons même eu parfois, je ne vous le cache pas, un sentiment d'amateurisme – que nous n'avons pas senti du tout lorsque nous avons auditionné la gendarmerie. Il s'agit, il est vrai, d'une structure plus importante. Et il est difficile d'entrer dans tous les détails. Mais oui, nous avons senti parfois, lors de certaines auditions, au-delà des failles, un certain niveau d'amateurisme.
Personne ne peut comprendre à ce jour qu'un attentat ait pu être commis au cœur de nos services par un individu radicalisé. Et par quelqu'un qui s'était, cela a été rappelé, publiquement réjoui de l'attentat commis contre Charlie Hebdo ! Ce dernier point est entièrement avéré. Nous le savons, car les auditions ont été menées à huis clos. Lui et ses collègues en ont parlé entre eux, il a présenté ses excuses, etc. Il n'y a aucun doute.
Le plus triste est que quatre familles sont endeuillées à cause de ces failles majeures, qui sont, le rapporteur l'a souligné, structurelles et non occasionnelles, et contre lesquelles nous n'avons pas de recette magique, chacun en est conscient.
Mon sentiment est que l'islam politique n'est pas compatible avec la République. Nous pourrions dire de même de l'ultra-droite ou de l'ultra-gauche, des black blocks ou de certaines mouvances d'extrême droite – une commission d'enquête a d'ailleurs travaillé sur ce dernier sujet – mais je voudrais me concentrer sur la question de l'islam politique.
Les Français attendent une République de combat. Les salafistes, les Frères musulmans, tous ceux qui rêvent d'un État islamique au-dessus de la République, entrent selon moi dans la catégorie de l'islam politique. Ils doivent quitter toutes les fonctions régaliennes. Et j'irai plus loin que les seuls services sensibles, pour couvrir également les métiers de la sécurité, de la défense et des transports. Un TGV lancé à 300 kilomètres à l'heure est une arme de destruction massive ! Un avion est une arme de destruction massive ! Nous l'avons vu, hélas, en 2001. Peut-on imaginer un salafiste dans une centrale nucléaire, capable de provoquer un nuage radioactif ?
Vous me direz, et vous aurez raison, que tous les salafistes, tous les membres de l'islam politique et, évidemment, tous les musulmans ne sont pas des terroristes. Mais je ne m'attaque pas aux musulmans, dont la majorité ne pose aucun problème, mais à l'islam politique.
On parle en permanence de radicalisation. Il existe un triptyque, dont j'ai parlé avec votre secrétaire d'État, qui rassemble islam politique, radicalisation et terrorisme.
Pourriez-vous m'expliquer la différence entre la radicalisation et l'islam politique ? Vous mentionnerez probablement le passage à la violence. Mais si l'on passe à la violence ou à l'idée de la violence, alors l'on est déjà dans le terrorisme, et c'est trop tard.
À mon sens, lorsque la vie des Français est en jeu, le principe de précaution doit primer. Il faut inverser les choses. Une grande partie de l'islam de France, tenue par les Frères musulmans, pose problème. La charia n'est pas compatible avec les lois de la République. Je l'ai dit. La burqa, la peine de mort, ne le sont pas davantage.
Dans toutes les synagogues de France, tous les samedis nous récitons la prière de la République.
Je l'ai dit tout récemment lors du premier colloque des imams d'Europe contre la radicalisation en présence de 70 imams : si chaque mosquée récitait la prière de la République, cela ferait peut-être avancer les choses. Je vais volontairement plus loin que le cadre de notre commission d'enquête, car j'essaie d'aller à la source de ce mal.
La question qui se pose aujourd'hui est simple : prendrez-vous toutes les mesures nécessaires pour éloigner les tenants de l'islam politique de toutes les fonctions sensibles ?
Une question se pose également concernant l'anonymat des signalements. Mme Bilancini nous a parlé de « grande famille », et de difficultés rencontrées dans la remontée des informations. La question de l'anonymat me paraît donc indispensable. Mais la question principale demeure à mon sens celle de l'islam politique.
Ne réduisons pas la question du risque terroriste à la seule question de l'islamisme politique, mais ne l'excluons pas.
J'étais le 4 mars avec mon homologue allemand Horst Seehofer. Nous savons que le risque terroriste en Allemagne présente un profil différent. De même, en Israël, le risque terroriste a un profil différent. Je n'y reviens pas.
Ne nous focalisons donc pas sur ce sujet.
Vous évoquez, peut-être avec un peu de brutalité, une forme d'hybridation presque automatique – si je suis bien vos propos, mais je sais votre capacité à être démonstratif – qui ferait que nous passerions très vite de l'islam à l'islam politique, à la radicalisation violente et au terrorisme. Je pense que l'affirmer serait une erreur.
Il n'empêche que l'hybridation en soi existe. Vous avez échangé, vous l'avez rappelé, avec Laurent Nuñez sur le triptyque entre l'islam, la radicalisation et le niveau de radicalisation pouvant conduire au terrorisme. Ce risque existe.
Mais beaucoup de radicalisations violentes se sont aussi faites sans passer par l'écosystème séparatiste. De toute façon, cela ne suffirait pas en soi. Mais c'est un niveau de vigilance.
Ne laissons pas penser que l'islam conduit au terrorisme. Ce serait faux, et tenir un tel discours serait en outre dangereux pour l'équilibre et la paix sociale dans notre pays.
Ce n'est pas le sens de votre propos, mais ne laissons pas penser qu'il pourrait exister un tel mécanisme.
L'islam politique n'est pas compatible avec la République, dites-vous. Il faut définir l'islam politique. Mais je suis d'accord avec vous lorsque l'on considère qu'au nom d'un islam politique la charia serait supérieure aux lois de la République. Et je n'ai aucun problème sur ce sujet.
Vous avez suivi mes différentes expressions. J'ai même en tête le titre d'un papier paru dans Le Monde il y a quelques mois, qui me citait : « Mon adversaire, c'est l'islamisme » . Je nomme donc et je qualifie les choses. Mais je veille à bien considérer qu'il n'existe pas d'hybridation automatique entre le choix ou la culture de l'islam et le terrorisme. C'est un terreau qui peut amener au terrorisme. Telle est la logique de l'hybridation qui a été présentée par certains auteurs, notamment Hugo Micheron dans de récents travaux, ou Gilles Kepel dans des publications plus anciennes.
Les travaux de ces auteurs montrent également que ce phénomène n'est pas nouveau. Les travaux d'Hugo Micheron établissent que ce terreau fertile s'est construit entre 2005 et 2012, et que nous avons, selon les camps politiques – j'étais à l'époque au parti socialiste – trop souvent fermé les yeux sur ce sujet.
Il faut mener ce débat. Et je crois que nous le faisons. Le Président de la République a posé un cadre il y a quelques jours à Mulhouse ; il s'exprimera à nouveau.
Pour ce qui me concerne, j'ouvre aussi ce débat.
Il n'existe donc pas d'automaticité de l'hybridation, mais le risque existe. Et cela doit nous amener à des niveaux de contrôle supplémentaires pour l'ensemble des métiers sensibles. Et ils existent ! Ainsi, la montée en puissance du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) garantit que les plateformes aéroportuaires, les centrales nucléaires, les transports – au-delà donc des métiers sensibles comme ceux de la police et du renseignement – font l'objet d'un criblage. Nous pourrons y revenir ou je pourrai documenter la conclusion de vos travaux.
Il est indispensable que l'on prenne en compte tous ces métiers, qui sont potentiellement des métiers à risque par l'usage que l'on pourrait faire d'un train, par exemple. Mais il ne s'agit pas non plus de dire que l'on doit faire l'objet d'un contrôle attentif parce que l'on est pratiquant de l'islam. Ce n'est pas un signe de radicalisation que d'être musulman.
Je ne crois pas m'être montré laxiste à l'égard du salafisme dans les expressions que j'ai pu avoir à ce sujet.
Je voudrais évoquer un engagement personnel.
Lorsque j'ai participé à une célèbre émission politique du jeudi soir sur le service public, en septembre 2019, j'ai posé comme cadre du débat que nous abordions ces sujets. C'était en septembre ! Et c'était avant que je réunisse tous les préfets pour un séminaire spécifique afin de mettre en place au niveau national tous les outils de lutte contre le séparatisme.
Nous pouvons débattre du fait de savoir si nous en faisons assez ou non, et chacun est légitime sur ce point. Mais je peux vous assurer que cette conscience du risque est forte chez moi, comme chez le Président de la République, qui s'est exprimé à ce sujet.
Il faut nous armer. Mais ne tombons pas dans la société de la suspicion systématique, a fortiori au motif que quelqu'un aurait fait un choix religieux. Il n'existe pas de distinction en fonction du choix religieux pour le laïc et le ministre des cultes que je suis.
Monsieur le ministre, je n'ai aucun doute quant à votre engagement. Je pense d'ailleurs – et je le dis avec beaucoup de sincérité – que vous êtes l'un des ministres qui en ont fait le plus sur ce sujet. Il n'y a pas d'ambiguïté là-dessus à mes yeux.
J'ai posé systématiquement la même question à tous les responsables de services de renseignement que nous avons auditionnés : que faites-vous si vous apprenez qu'un de vos agents s'est converti à l'islam ? La DGSE et la DGSI ont toutes deux répondu qu'elles écartaient cet agent du service et menaient une enquête. Elles ne prennent pas de risque. La DGSE nous a même dit qu'elle avait agi de la même façon lorsque l'un des membres de ses services s'était marié avec une femme d'un pays étranger avec lequel nous n'avons pas forcément de bonnes relations.
Or quand j'ai posé cette question à la DRPP, la réaction a été très différente. Elle tendait à minorer l'importance d'une telle conversion. Mais nous parlons bien de services de renseignement !
Attention, il est évident que le fait de se convertir n'est pas un problème en soi pour un fonctionnaire. Mais nous parlons ici d'agents travaillant au cœur d'un service de renseignement – où, selon certains responsables, on ne doit pas prendre de risque, l'individu concerné pouvant se faire « retourner » par un service de renseignement étranger ou par nos adversaires.
Nous avons donc bien vu qu'il existait une différence d'appréciation des signaux faibles et des signaux forts et une différence d'attitude entre la DRPP et les autres services de renseignement.
Sincèrement – et nous en parlions encore le 4 mars lorsque nous avons fait le point du travail de notre commission d'enquête –, les hauts responsables de ce service nous ont paru complètement déstabilisés. J'ai trouvé notamment la directrice du service touchée au plus profond d'elle-même. Et je ne suis pas sûr d'ailleurs que la laisser en poste lui rende service – je le dis en aparté, avec beaucoup de respect. Pour l'avoir vue et avoir discuté avec elle, je pense que cette femme est en souffrance car elle est confrontée à une situation inimaginable.
Je crois donc que la DRPP a eu une façon un peu différente de voir les choses. Dans un service de renseignement aussi éminent, je pense qu'il n'aurait pas fallu prendre de risque.
La deuxième question que j'ai posée à tous était la suivante : vous apprenez que cet individu s'est converti, allez-vous au moins voir où il pratique sa religion ? Réponse de la DGSI : bien entendu, nous allons voir ce qu'il se passe, et nous menons une enquête pour découvrir les raisons de sa conversion – s'il s'agit d'une conversion personnelle, c'est son choix ; s'il s'est converti après avoir été approché par des réseaux salafistes, nous faisons attention.
Si un minimum de recherches avait été conduit une fois connue la conversion de Mickaël Harpon, on aurait découvert qu'il écoutait prêcher matin et soir un imam fiché S ! Pour un agent d'un service de renseignement, ce n'est pas anodin !
Les dysfonctionnements tiennent aussi à tout cela.
Se pose tout d'abord le problème de la conversion que l'on met de côté, alors qu'il s'agit de la conversion d'un agent d'un service de renseignement.
Et si l'on ajoute à cela que Mickaël Harpon était justement, en raison de son handicap, dans une situation de fragilité, l'on comprend qu'il pouvait faire partie des agents susceptibles d'être « retournés » facilement.
Je comprends le trouble, le traumatisme. Ce qui s'est passé est catastrophique. Mais j'ai eu le sentiment que les hauts fonctionnaires de la préfecture de police et du ministère de l'Intérieur n'en ont pas forcément bien pris la mesure… Ils nous ont tous expliqué qu'ils ont bien fait, bien tout compris, depuis lors. Sûrement ! Mais il sera peut-être nécessaire de prendre un peu de recul – et ce sera votre responsabilité, monsieur le ministre – sans forcément demander leur avis à ceux qui sont en poste. Car ils expliqueront sans doute que tout va bien et que cela ne se reproduira jamais plus.
C'est pourquoi la réforme de la DRPP sera, à mon sens, fondamentale. J'ai bien compris en les auditionnant que les hauts responsables n'en voulaient pas. Mais je ne suis pas certain que le fait de sortir d'un tel événement en disant que l'on continue comme avant, que l'on a compris et que l'on a changé constitue réellement une bonne solution. Mais c'est un avis purement personnel.
Je le redis, nous n'avons pas de divergence sur le constat : Mickaël Harpon aurait dû faire l'objet d'une enquête et probablement d'un retrait d'habilitation sur la simple base des événements qui ont été portés à votre connaissance ainsi qu'à la mienne.
Il y a là un dysfonctionnement. J'ai parlé de faille dans les premières heures qui ont suivi la révélation de ces événements. Là-dessus, je vous rejoins parfaitement.
Aujourd'hui, c'est forcément une évidence pour nous tous. Mais à l'époque, pour des raisons qui nous échappent – vous en avez abordé quelques-unes –, cela n'a pas été signalé.
Par ailleurs, ce constat doit être fait dans tous les services – à la gendarmerie de Forcalquier comme à la DGSI – de la même façon. Il ne s'agit pas de considérer qu'à la DGSI il existerait une appréhension différente de la définition du basculement et du faisceau d'indices conduisant à la radicalisation. C'est d'ailleurs pour cette raison que la circulaire du DGPN a prévu des dispositifs et des documents, dont un tableau de synthèse des indicateurs de basculement prenant en compte l'environnement personnel de l'individu, les questions de ruptures, les évolutions de son discours, etc. – ce tableau pouvant conduire à approfondir l'analyse en enquêtant par exemple sur le lieu où l'individu pratique son culte ou à l'utilisation de techniques dont disposent les services, encadrée par le législateur, pour aller plus loin.
Je ne fais donc pas de différence, et nous demandons de ne pas faire de différence en fonction du service. Que les choses soient claires.
Nous ne parlons pas tout à fait de la même chose.
Sur la radicalisation, je n'ai pas de problème. Mais un agent d'un service de renseignement qui se convertit, sans être forcément radicalisé, doit être sorti de son service, car il ne faut pas prendre de risque.
Il faut différencier les deux niveaux. Sommes-nous d'accord pour dire qu'il ne faut pas prendre de risque dans un service de renseignement ?
Je crois que nous devons enquêter, mais qu'il ne faut pas d'automaticité.
Dans cette même salle, lors d'une audition par la commission des Lois, j'ai présenté les signes et indicateurs de radicalisation. Et j'ai ajouté quelque chose à la fin de mon propos, qui a été détourné notamment par les Frères musulmans sur les réseaux sociaux : « On peut ne pas être radicalisé si on a la totalité des indicateurs, et on peut être radicalisé sans même que l'on voie apparaître un indicateur. »
Je ne suis donc pas favorable à une mise à l'écart automatique.
En revanche, le choix, non d'une conversion à l'islam, mais d'une conversion à une religion ou un lien plus fort avec un pays étranger constituent des signaux d'alerte et des indicateurs importants, qui doivent permettre immédiatement, en urgence, de déclencher une enquête – et ce à quelque niveau que ce soit.
Il faut ensuite que des gens formés, qui ne sont ni le ministre ni le secrétaire d'État, soient en capacité de faire le lien entre les différents signaux forts et les différents signaux faibles.
Je reviens sur la mosquée de Gonesse.
Il ne m'appartient pas de décider quelles sont les bonnes et les mauvaises mosquées. Mais, nous le savons, nos services de renseignement suivent ces sujets.
Je le dis : en dehors de l'emballement médiatique, la mosquée de Gonesse n'a jamais été considérée comme une mosquée salafiste. Que les choses soient claires ! Cette mosquée n'a jamais été identifiée comme telle et n'est toujours pas identifiée comme telle par nos services.
En son sein se trouve un homme, l'imam Ahmed Hilali. Je n'ai aucune envie de le défendre ! D'abord, je ne le connais pas, et ce que j'ai pu lire de lui ne me donne pas spontanément un sentiment de sympathie à son endroit. Mais je n'ai pas non plus envie de le condamner sur la base de ce que nous aurions pu lire dans la presse.
Cette personne n'est pas concernée par l'enquête. Elle a été entendue ; elle n'a pas été ni mise en cause, ni mise en examen.
Il n'existe donc pas de lien entre la radicalisation, qui sera peut-être avérée dans le cadre de l'enquête, de Mickaël Harpon et le fait qu'il aurait à un certain moment fréquenté cet imam.
Attention à ne pas penser que ce qui est dans la presse devient forcément une réalité !
Cette mosquée est connue, on y pratique l'islam… Tel est le niveau d'information que nous avons. Ensuite, elle est libre dans sa gestion. Il n'appartient pas au ministre de l'Intérieur de décider qui peut professer en son sein. Et le conseil d'administration de l'association a décidé de maintenir l'imam susmentionné en activité.
La question de la non-exécution de l'OQTF dont cet imam avait fait l'objet à un moment donné a été soulevée plus haut.
Je ne voudrais pas entrer dans tout le sujet, là aussi très personnel, de l'imam de Gonesse. Mais je sais que cette personne a été très longuement entendue devant une commission du titre de séjour composée notamment d'élus de la République et présidée par une sénatrice du Val-d'Oise appartenant au groupe Les Républicains, Mme Eustache-Brinio, connue pour être assez sévère sur ces sujets.
J'ai le compte rendu de l'entretien, durant lequel la présidente de la commission est entrée en détail dans l'ensemble de son parcours.
Vous le savez, cette commission ne se réunit pas pour tous les cas, mais lorsque les services de l'État ont un doute, et font alors appel à des femmes et des hommes d'expérience.
Or, le 14 juin 2019, il a été décidé par cette commission, par les responsables qui y siégeaient et qui ont la charge d'éclairer le préfet, d'accorder à cet imam un titre de séjour. J'ai sous les yeux la conclusion : « Après un long échange avec monsieur et son avocat, après avoir longuement questionné monsieur, avis favorable pour l'émission d'un titre d'un an – voir détails de l'audition. »
Là aussi, je refuse la chasse individuelle aux sorcières. Oui, cet individu a été mis en cause par les médias. Il a été entendu dans le cadre de l'enquête conduite sur l'attentat du 3 octobre. Et il a été mis hors de cause.
Il dispose aujourd'hui d'un titre de séjour qui a fait l'objet d'une décision d'une commission que le préfet a suivie. Attention à ne pas généraliser.
Même si cette information avait été étudiée par nos services, j'ai le sentiment que nous n'aurions pas considéré le fait que Mickaël Harpon aille dans cette mosquée comme un signe de radicalisation : ce n'est pas une mosquée identifiée comme abritant des discours et des appels à la haine contre la République.
Il est important d'avoir cela en tête. Certes, c'était un indice supplémentaire et le fait qu'il était converti aurait dû remonter, pour qu'il y ait un examen précis. Mais attention à ne pas faire de lien automatique. J'espère être clair. Je n'apporte aucun soutien à l'imam dont je viens de parler, ce n'est pas mon propos, mais nous ne pouvons considérer qu'il y aurait une automaticité dans l'exclusion d'un système.
Votre réponse est éclairante, mais elle m'inquiète un peu.
L'imam Hilali, je le connais personnellement. J'ai eu à le gérer en tant que maire de Sarcelles, en collaboration avec les services de renseignement territoriaux. Je lui ai même accordé un appartement à la demande de ces derniers ! Et durant l'état d'urgence, la commissaire m'a appelé pour me demander son adresse afin d'aller le chercher.
En commission d'enquête, il nous a été dit que les services de renseignement territoriaux l'avaient identifié comme un imam posant des problèmes, proche de la mouvance salafiste, et qui a fait l'objet d'une condamnation pour fraude fiscale.
Et c'est cette première procédure qui pose problème. Le préfet du Val-d'Oise a pris une OQTF, et c'est une commission nationale qui y a fait obstacle. C'est cette procédure qui pose problème. Ce n'est pas la deuxième – car ensuite il s'est marié, il a eu un enfant, il a fait ce qu'il fallait. Mais c'est la première procédure qui pose problème !
Cet imam est connu et, d'après ce que nous avons compris, il est fiché S.
Dire d'une mosquée où un individu fiché S, proche de la mouvance salafiste, prêche tous les matins et tous les soirs qu'elle n'est pas salafiste soulève des interrogations. Elle n'est peut-être pas complètement salafiste, mais elle accueille tout de même quelqu'un que les services de renseignement ont fiché !
C'est là où je pense que la définition de ce qu'est une mosquée salafiste peut poser problème. Car s'il faut attendre que tous les voyants soient au rouge…
Pouvons-nous dire qu'une mosquée pose problème car elle accueille un imam qui pose problème ?
La vraie question qui se posera est la suivante : pourquoi une OQTF a-t-elle été engagée à la demande du préfet du Val-d'Oise et pourquoi a-t-elle été refusée par la DLPAJ ?
Il reste que, si la mosquée de Gonesse n'est pas répertoriée comme étant un peu problématique alors qu'un individu signalé par les services de renseignement et fiché S en fait partie, il faudrait peut-être que nous revoyions la classification des mosquées.
Nous sommes dans une audition publique, nous n'allons pas poursuivre le procès d'une personne absente sur la base de on-dit.
Les informations qui sont remontées des services de renseignement sur la mosquée dont nous venons de parler sont ceux que je viens de vous indiquer. Je ne sais pas qui dit quoi. Je sais ce que disent les rapports écrits dont je dispose, qui sont, sauf erreur, classés confidentiels défense et que je ne peux pas vous communiquer. Si ce n'est pas le cas, je les communiquerai volontiers au président de la commission en tant que de besoin.
Je trouve un peu facile de faire porter sur une élue seule la responsabilité de la non-exécution de l'OQTF dont a fait l'objet la personne que nous évoquons, et dont le parcours nous a été rappelé – parcours judiciaire, et ayant conduit à l'émission d'une fiche S. En effet, il nous a été dit en audition que la personne que nous évoquons a fait l'objet d'une inscription au FPR.
La commission du titre de séjour que vous avez mentionnée est une commission consultative, qui ne lie pas le préfet. Monsieur le ministre, excusez-moi de le souligner, il est tout de même un peu réducteur de faire porter à une élue la responsabilité de cette décision.
La commission présidée par une élue – comme le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) le prévoit – a émis un avis. Mais c'est l'autorité administrative qui a pris la décision.
Il y a eu un contentieux, avec un avis de la DLPAJ pris sur des bases juridiques qui sont contraintes.
Cela m'amène d'ailleurs dans d'autres cadres à souhaiter des modifications législatives rendant quasi automatique l'expulsion de ceux qui sont signalés comme présentant une menace pour la sécurité nationale. Mais c'est un autre débat.
Je redis à ce stade ce que j'ai dit en introduction. Pour moi, cette personne ne devrait plus être sur le territoire national. L'enquête dira si elle avait un lien avec la radicalisation de Mickaël Harpon ou non. Cela, nous l'ignorons. Mais ce n'est pas le cœur de notre discussion.
Il reste que cela fait partie des dysfonctionnements que nous avons regardés.
Mon propos a pu être maladroit s'il laissait croire que je mettais en cause la sénatrice dont j'ai parlée. Ce n'était pas le cas.
J'ai eu un échange à ce sujet en commission des Lois au Sénat, où elle a elle-même indiqué avoir présidé cette commission départementale.
Je signalais simplement le fait qu'elle était exigeante sur le sujet pour souligner le fait que l'avis rendu ne faisait qu'appliquer la loi… Je ne la pense pas une seconde laxiste sur ce point.
Je fais une remarque de méthode à l'attention de certains nos collègues.
Nous avons eu des auditions à huis clos, parfois au secret, comportant une série d'informations dont certaines étaient classifiées.
Or je vois que des expressions parfois nominatives entrent aujourd'hui dans le détail d'un certain nombre d'éléments qui, s'ils doivent alimenter notre réflexion, n'ont pas à être communiqués à la presse. J'appelle votre attention sur le problème posé par la tenue d'auditions à huis clos, dont nous ferions trop ouvertement la synthèse à l'occasion de la dernière audition publique.
Sans vouloir écorner son huis clos, je voudrais exprimer un message de soutien à Mme Bilancini pour le travail qu'elle a réalisé. Elle a visiblement pris le problème à bras-le-corps et doit être saluée pour cela.
Nous sommes en audition publique. Et comme nous vous recevons, monsieur le ministre, il est un peu normal que nous ayons des positionnements plus politiques qu'ils ne l'ont été dans d'autres auditions.
Quand le Président de la République parle de séparatisme, je pense que le terme est bon et exprime bien les choses. Il parle de personnes qui essaient d'établir une contre-société, avec d'autres valeurs.
Ces personnes – dont d'aucuns pensent parfois qu'elles sont influencées par les Frères musulmans, mais pas uniquement, et ce n'est pas le sujet – ont besoin des radicalisés et des islamistes politiques. Et elles en ont besoin à deux niveaux : d'une part, car c'est ce qui leur permet de faire pression sur les familles en leur disant « vous avez le choix entre nous et ceux qui vont plus loin » ; d'autre part parce qu'elles attendent de la République qu'elle se radicalise elle-même face à l'islam politique pour que, par un phénomène de capillarité, l'on stigmatise l'ensemble des fidèles d'une religion.
Nous devons donc aussi avoir une forme de vigilance à ce propos, pour éviter de devenir les « idiots utiles » de la radicalité au travers de la stigmatisation d'une communauté.
Je voudrais revenir sur le contenu de nos auditions.
Je salue tout d'abord le fait que vous confirmiez l'annonce faite par le secrétaire d'État de modifications fortes dans les liens entre la DRPP et les renseignements territoriaux des différents départements non couverts par la DRPP en Île-de-France. Même si j'entends ce que vous dites de l'importance de ne pas personnaliser le sujet, nous sentons quand même qu'il y a eu des ruptures de faisceaux assez fortes dans la transmission des informations. Et ces ruptures ont été très dommageables à un moment donné et nous ont privés de la possibilité de croiser un certain nombre d'informations alors que cela était nécessaire. De ce point de vue, les modifications annoncées sont donc à mon sens très positives.
Je souhaiterais par ailleurs que vous reveniez sur un point. Quel est le système d'audit qui fait que l'on observe à intervalles réguliers ou de façon continue les services en charge de ces questions, afin qu'ils puissent s'améliorer et éviter de se scléroser dans des comportements qui ne sont pas forcément utiles ?
J'en viens au secret défense. Les procédures de renouvellement des habilitations qui y sont associées nous ont paru à tous assez distendues. Il y a eu là un manque d'efficacité.
Par ailleurs, dans la mesure de ce que vous pouvez en dire, comment les services observent-ils les fréquentations des personnes fragiles ou ayant accès à des informations sensibles sur internet ? On pense en effet aux lieux physiques que sont les mosquées – et François Pupponi et moi sommes bien placés pour le savoir, étant tous deux élus du Val-d'Oise – mais il existe aussi des informations dématérialisées.
Enfin, depuis 2018 la DGSI est chef de file en matière de renseignement. Quel bilan tirez-vous de cette situation ?
S'agissant des liens entre la DRPP et les renseignements territoriaux dans les départements non concernés par la DRPP, Laurent Nuñez a évoqué devant vous le risque de zone grise, ainsi que le risque de rupture qu'évoquait aussi le président Ciotti dans d'autres affaires. Ce risque existe toujours.
Mais nous savons que les risques associés à une démarche de centralisation sont aussi grands. Car dans un très grand ensemble, de nombreux éléments se perdent.
La proximité a également des vertus, que n'a pas forcément le centralisme démocratique – je couvre ici un champ politique non présent, d'un point de vue lexical, dans cette salle à l'instant où je vous parle.
(Sourires.)
Il faut donc trouver un point d'équilibre. En revanche, il faut l'évaluer en permanence, notamment en allant au-delà des missions d'évaluation et de suivi que nous menons, par exemple, dans le cadre de l'EMAP ou de l'IGPN sur certains sujets. Il faut soulever la question de l'ensemble du renseignement. C'est aussi pour cela que l'ISR exerce des responsabilités et travaille très régulièrement sur ce point.
Dès que l'on identifie une zone grise, il importe de trouver le bon outil méthodologique permettant de la traiter et d'éviter des pertes en ligne.
Vous m'avez posé une deuxième question très précise concernant la surveillance exercée par les services sur internet, notamment sur les réseaux sociaux. Je ne vais, hélas, pas pouvoir vous répondre. Mais il s'agit d'un vrai sujet.
Mon propos sera général, car je ne peux entrer dans les détails techniques, et il consistera à dire que, très souvent, nous nous focalisons sur Google, Apple, Facebook, Amazon – les GAFA – dont nous soulignons qu'ils doivent faire des efforts, par exemple pour le retrait de contenus terroristes en ligne.
Parce qu'ils sont physiquement incarnés, nous pouvons rencontrer leurs représentants. En revanche, le dark web n'est pas incarné. Or le vrai risque se présente plutôt sur le dark web et avec ses outils, très facilement accessibles à beaucoup . C'est pour nos services un niveau d'action plus compliqué.
Il faut aussi tenir compte de toutes les nouvelles technologies, susceptibles de dépasser les techniques connues. Un exemple simple : les messageries cryptées, qui sont utilisées sans doute par tous ceux qui sont dans cette salle – à commencer par le ministre de l'Intérieur – rendent plus compliqué le travail de nos services.
Il nous faut nous adapter à cela. Tel est le questionnement législatif que nous avons et que nous aurons à nouveau à propos des sujets de renseignement et de la mise à jour de la loi relative au renseignement, – qui sera prochainement discutée avec beaucoup d'entre vous.
Pour tenir un propos très politique, la vraie difficulté est que nous, nous respectons la loi, y compris dans l'usage des techniques. Les parlementaires veillent à ce que les principes de liberté fondamentale et de liberté individuelle soient garantis par tous, mais nos adversaires, quelle que soit leur forme, se fichent de respecter tout cela. Nous sommes donc dans un combat souvent assez inégalitaire, notamment pour l'utilisation du monde d'internet, qui permet d'agir et de conduire des politiques contre notre pays en se délocalisant pour échapper à la capacité d'interpellation de nos forces.
J'ai été sensible aux discours extrêmement républicains qu'ont tenus devant nous les représentants de la hiérarchie policière, qui contrastent parfois avec ce que l'on peut lire dans la presse. C'est plutôt rassurant pour notre démocratie.
J'ai cependant encore quelques interrogations.
On parle de cribler mieux les fonctionnaires. J'ai compris que, depuis l'attaque commise à la préfecture de police, des enquêtes plus approfondies seront conduites plus régulièrement. Mais, dans tous les services, y compris à la préfecture de police, travaillent d'autres agents parfois issus de sociétés privées, intérimaires ou sous-traitants. Comment garantir que ces gens-là aussi font l'objet d'un criblage suffisant ?
Par ailleurs, nous avons bien compris que Mickaël Harpon était en souffrance en raison de son handicap – ce qui explique d'ailleurs l'espèce de tolérance de ses collègues à son égard. À partir du moment où l'on détecte qu'un agent est en souffrance ou aigri à cause de sa situation, existe-t-il des mécanismes susceptibles de l'aider à passer ce cap ?
Nous avons vu aussi que ce que les collègues de Mickaël Harpon avaient compris, plus ou moins, à la préfecture de police, n'était finalement pas connu des agents du renseignement territorial. En région parisienne, il y a souvent une grande différence entre le lieu de travail et celui où les gens habitent. Comment fluidifier la circulation des informations entre le renseignement local et la préfecture de police ?
Enfin, améliorer les relations et les échanges d'informations avec les collectivités locales pourrait-il aider à réduire le nombre de « trous dans la raquette » ?
Le SNEAS a été créé par un décret du 27 avril 2017. Cet outil monte fortement en puissance et est chargé précisément de renseigner sur des recrutements à venir, sur la base d'informations dont nous avons connaissance par nos différents outils. Cela ne concerne pas que le secteur public : j'évoquais les métiers du transport, mais les agents de sécurité privée font aussi l'objet d'enquêtes sous le contrôle du SNEAS.
Tous les métiers de la sécurité font l'objet d'enquêtes. Et un débat politique est posé pour savoir jusqu'où doit aller ce criblage. Ce débat vous appartient.
Le Gouvernement ne considère pas qu'il faille cribler la totalité de la société française et la totalité des métiers. Mais la radicalisation peut aussi se manifester dans l'Éducation nationale. C'est un sujet qui a été souvent abordé. Il y a peut-être moins de risques globaux pour un enseignant que pour un pilote dans une centrale nucléaire, mais il y a bien un risque majeur si un enseignant déroge au cadre de l'Éducation nationale. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle cette dernière a formé en son sein des agents chargés de la lutte contre la radicalisation et d'identifier les différentes personnes en risque de radicalisation.
Au total, 409 000 enquêtes administratives ont été menées par le SNEAS en 2019. Ce chiffre va plus que doubler en 2020 compte tenu de l'élargissement du champ que vous avez décidé. Et il est nécessaire que nous renforcions les moyens de ce service. Nous doublons d'ailleurs presque ses effectifs, que j'ai installés dans de nouveaux locaux pour qu'ils puissent travailler dans de bonnes conditions.
Ce service rassemble des agents qui viennent de la police, de la gendarmerie nationale, et de la DGSI. Puis des recrutements directs sont opérés, avec plusieurs niveaux d'enquête, dans un cadre piloté par le SGDSN. Il est nécessaire en effet d'avoir une méthodologie partagée par tous.
La question est de savoir comment mieux cribler. Mais je ne suis pas favorable, je le dis, à un criblage systématique. La société de la vigilance n'est pas forcément celle du contrôle systématique de tous.
Vous avez évoqué ensuite l'accompagnement social – si je peux le réduire ainsi – d'une personne dont on considère qu'elle présenterait des signes de radicalisation. Votre propos, que je fais mien, consiste en un sens à considérer qu'une radicalisation est une forme de désespérance personnelle survenue dans un parcours, et qu'il convient de traiter. Et je pense qu'il faut l'envisager comme vous le faites.
Si cette situation implique d'un côté des mesures administratives immédiates – de déplacement, de sanction, de retrait d'agrément, etc. –, il faut aussi prendre en compte cette dimension humaine. Et je crois que les services de la police ont des services sociaux capables d'accompagner les personnes concernées.
Il me semble indispensable de lier les deux dimensions. D'un point de vue humain, fraternel, votre question est totalement pertinente. Je ne suis pas sûr que cette approche soit automatique, et je vous remercie d'avoir soulevé ce point. Je pense que j'aurai l'occasion de relayer cette double approche.
Se pose également la question du rapport avec les collectivités locales. Il me semble indispensable de renforcer notre niveau d'échanges, car c'est bien la question. Certains maires et certaines associations d'élus ont contribué aux travaux du Livre blanc en proposant par exemple que les maires soient systématiquement informés, nominativement, de l'identité de tous leurs administrés inscrits au FSPRT. Ce n'est pas la position que je défends, pour ce qui me concerne.
En revanche, dès le mois de novembre 2018, à ma prise de fonction, j'ai fait paraître une circulaire visant à améliorer la relation et la circulation des informations entre les préfets et les collectivités locales. Cela implique de signer une charte de confidentialité. Au moment où je vous parle, 150 chartes ont été signées pour 271 communes.
Cette charte permet aux préfets de donner des informations sur des recrutements susceptibles d'être effectués dans certains services considérés comme à risque – liés à l'enfance, par exemple – ainsi que des informations générales sur un risque avéré, à un moment donné, dans une commune donnée, ou sur le volume global de personnes suivies dans le cadre de nos services au sens large.
Nous ne sommes donc pas dans une transparence totale vis-à-vis des maires. Je pense qu'une telle transparence n'est pas nécessaire, et que les maires comme leurs services n'ont pas forcément vocation à connaître certains sujets relevant du judiciaire. Mais je suis partisan d'aller le plus loin possible dans cette communication et dans cette information.
J'ai noté que de nombreux maires n'étaient pas informés de l'existence du dispositif introduit par la circulaire de 2018. J'ai donc demandé récemment aux préfets de le relancer, et de faire en sorte que, dès l'installation des nouvelles municipalités ou la reconduction des municipalités existantes, l'existence de cette circulaire soit signalée aux maires et le dispositif proposé.
Je vous remercie pour vos propos liminaires, qui étaient très intéressants. Je souhaiterais revenir sur un point particulier de votre présentation.
Vous nous avez indiqué que des formations à la détection de la radicalisation ont été réalisées et correspondent entièrement à un outil de prévention. Mais je souhaiterais recouper ces informations avec nos auditions précédentes, où apparaissaient parfois une inquiétude humaine et une peur face à la hiérarchie pour communiquer sur ce point – ou encore la peur des collègues, susceptibles d'être mis en difficulté face à un signalement ; ou tout simplement la peur de se tromper.
Pensez-vous que ces peurs soient un frein réel ou une limite au bon fonctionnement de cet outil, et pensez-vous qu'il serait nécessaire, ou non, d'y apporter des améliorations ?
Je me permets de traduire votre question en la faisant porter sur l'intérêt de l'anonymat au moment du signalement, afin d'y répondre doublement.
D'abord, je souhaite éviter l'anonymat. Je pense que lorsque l'on est policier ou gendarme, et que l'on travaille dans un service de sécurité, l'on doit assumer d'informer sa hiérarchie de ce que l'on considère comme un risque.
C'est une situation différente de celle de quelqu'un qui contacterait la plateforme stop-djihadisme – assez régulièrement ce sont des parents qui donnent les informations et déclenchent une enquête.
Mais je ne veux pas que ce soit une obligation, car il peut toujours se produire, une peur – pas forcément physique, mais intériorisée, du collègue par exemple –, une gêne – due à des raisons semblables à celles qui ont pu se présenter dans le cas de Mickaël Harpon, la peur de la hiérarchie en cas d'erreur, etc.
Si je rappelle le principe selon lequel un policier doit assumer son signalement car il constitue une contribution à une enquête globale, je ne veux pas pour autant prendre le risque que certains ne fassent pas la démarche. Je ne suis donc pas hostile à l'anonymisation de l'alerte, charge ensuite au supérieur hiérarchique, dont c'est la fonction, d'assumer sa responsabilité et de déclencher l'analyse du faisceau d'indices que j'évoquais plus haut.
Je revendique donc et je demande aux policiers d'assumer la transparence de leur démarche. Et ils seront protégés pour cela. Je le dis fermement. Mais, en même temps, comme il ne faut prendre aucun risque, si l'anonymisation est nécessaire et paraît opportune à celui ou celle qui déclenche le signalement, je l'assume également.
Pouvez dresser un état des lieux chiffré des signalements pour radicalisation ? Plusieurs éléments évolutifs nous ont été donnés au cours des différentes auditions. Ainsi, après le 3 octobre, 105 saisines ont été répertoriées pour la DGPN.
Pourriez-vous également évoquer la difficulté du contentieux, et celle que vous avez quelquefois à défendre des positions de précaution devant les juridictions administratives ? C'est un sujet qui a été évoqué, et l'actualité médiatique récente s'en est fait l'écho.
Monsieur le ministre, vous dites qu'en cas de problème une enquête est déclenchée. Le problème est qu'une enquête est longue, forcément contradictoire, et implique des recours. La DGSE, pour sa part, tranche rapidement. Et la rapidité de trancher sur ces questions me semble indispensable.
Je voudrais évoquer la gendarmerie, dont on parle peu.
Des dispositifs existent aussi en son sein, qui s'intègrent dans un système de signalement et de traitement des cas de radicalisation. Un certain nombre de cas ont ainsi fait l'objet de signalements et d'un suivi. Ce phénomène est globalement stable dans la gendarmerie depuis 2015, avec 35 à 40 signalements par an – et des « pics » enregistrés après chaque attentat. Au total, 28 signalements ont été transmis au dernier trimestre 2019, sur les 240 signalements traités depuis 2013. Il s'agit bien de signalements et de suspicions de radicalisation, ce qui ne vaut pas radicalisation.
Un suivi plus global est également effectué au niveau des saisines de l'EMAP, relatives au criblage des agents publics au sens large. Il me semble important aussi d'avoir cela en tête. Depuis l'attentat du 3 octobre 2019 – je crois que ce chiffre n'a jamais été donné, mais il me semble utile de le communiquer –, l'EMAP a été saisi de 287 signalements relatifs à la radicalisation d'agents exerçant dans les différentes missions de sécurité, de défense ou de souveraineté dont nous avons parlé. Et tous font l'objet d'un examen.
Oui.
L'essentiel de ces signalements n'aboutit pas à une procédure.
S'agissant de la police nationale, 193 cas ont été signalés depuis la création de la structure qui gère ce dispositif – le Groupe d'évaluation central (GEC) –, dont 110 après le 3 octobre. Au total, 74 cas ont été classés après une levée de doute – 36 avant le 3 octobre, 38 à la suite du 3 octobre.
Je le redis – mais je ne veux pas, ce faisant, laisser penser qu'il ne faut pas signaler : le signalement ne vaut pas radicalisation.
Sur ces 193 cas, 22 agents ont été écartés pour suspicion de radicalisation – dont 2 après le 3 octobre 2019 – et 97 cas sont en cours d'exploitation par les services spécialisés. Vous avez là une gamme de suivis très variée. Je n'entrerai pas dans le détail. Cette gamme comprend des procédures de suspension à titre conservatoire, ou encore des procédures de radiation. Certains cas peuvent faire l'objet de l'application du quatrièmement de l'article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, ou d'autres types de mesures, notamment de désarmement.
Jusqu'à présent, dans tous les cas, les services ont déployé une approche extrêmement pragmatique. L'objectif a été d'écarter de façon systématique celles et ceux qui présentaient un risque. Cela ne veut pas dire qu'ils étaient radicalisés.
Dans certains cas, cela a pris la forme d'une fin de stage, d'un départ volontaire, ou d'une mise en longue maladie. Tous les dispositifs « passerelles » pouvant exister pour sortir de fonctions liées à la protection des Français ont donc été utilisés.
Voilà, monsieur le président, les chiffres que je peux vous livrer. Rapportés aux 250 000 fonctionnaires que composent nos forces de sécurité intérieure, ils ne sont pas élevés, mais ils montrent une sensibilité. Ils montrent aussi les « pics » que nous avons connus après le 3 octobre dans les signalements – ce qui est parfaitement normal car, en ces circonstances, l'on se réinterroge soi-même sur ce que l'on a pu penser comme non important.
Au fond, s'il n'y a qu'une seule fragilité, qui est en réalité une force, c'est que nous travaillons avec des femmes et des hommes, qui portent en eux une fragilité d'appréciation du dossier – et ce à quelque niveau que ce soit. Mais c'est en même temps la force d'un système qui ne peut pas être automatisé, mécanisé, car il conduirait à stigmatiser ou à écarter certaines personnes ; ce qui poserait la vraie question de ce qui serait déterminant ou non comme signe de radicalisation. Je pense que le système global de nos forces de sécurité intérieure a conscience de cela.
Mais nos adversaires ont des capacités extrêmement développées, extrêmement puissantes. Il faut donc de toute façon faire monter de façon systématique le niveau d'exigence, de pression, de contrôle et de protection – pouvant impliquer un niveau de sanction.
Qu'en est-il des contentieux ? Vous évoquez les différentes gammes de réponses possibles aux cas de signalements. Certaines personnes sont désarmées, des procédures disciplinaires sont engagées, etc.
Quel est votre point de vue sur l'idée d'un « contradictoire asymétrique » dans ce domaine ? Comment motiver en effet une décision de suspension ou de mutation devant une juridiction administrative sans pouvoir fournir les éléments dont disposent les services de renseignement ?
Dans un cadre un peu similaire mais, j'en conviens, très différent, lorsque le gouvernement ne suit pas les avis émis par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), il en résulte une saisine automatique du Conseil d'État – avec des magistrats habilités au secret de la défense nationale pouvant avoir connaissance d'éléments motivant la décision du gouvernement.
Vous paraîtrait-il concevable de spécialiser une section du Conseil d'État ou une juridiction administrative, qui serait habilitée à avoir connaissance d'éléments dont disposent les services de renseignement, susceptibles d'introduire un doute, afin que ce doute bénéficie à la collectivité plutôt qu'à l'individu ?
Le débat sur la démarche asymétrique a eu lieu au moment de la loi SILT. Il est nécessaire en certains cas de pouvoir porter à la connaissance d'un magistrat des éléments n'ayant pas vocation à être tracés dans le dossier car, quand on fait la transparence totale sur une procédure, on informe nos adversaires.
Je prendrai un exemple. Nous devons rendre compte dans la procédure de toutes les techniques utilisées dans la lutte contre le trafic de drogue. Nous avons parlé récemment d'une très belle saisine de 3,2 tonnes de cocaïne, représentant un enjeu de 230 millions d'euros. Or lorsqu'une très belle opération de ce type se présente, la loi, que vous avez votée – le « vous » étant collectif –, impose que la totalité des techniques utilisées par nos services apparaisse dans le dossier.
Or nous savons qu'un certain nombre d'acteurs ont accès au dossier et peuvent parfaitement relayer le fait que, sur tel conteneur, telle technique a été employée. Nous donnons donc des informations à nos adversaires. Et, au fond, nous nous privons de moyens.
Quand on est au ministère de l'Intérieur, quand on est engagé dans ces dossiers, on connait les vertus du système asymétrique.
Je ne réponds pas à votre question de savoir s'il faut une chambre spécialisée sur ces sujets. Mais je pense qu'en matière de lutte contre la radicalisation et de lutte contre le terrorisme il faut assumer une transparence totale à l'égard de la justice, qui doit pouvoir jouer son rôle et sanctionner une dérive administrative, tout en veillant à ce que cela puisse se faire sans fragiliser notre système de renseignement.
Les cas que nous avons souhaité écarter et sur lesquels des procédures ont été engagées ont été assez peu nombreux. J'ai connaissance d'un cas pour lequel la décision a été cassée ensuite par les juridictions. C'est un vrai problème, car il faut réaffecter la personne concernée – pas forcément à la même place, et pas forcément dans le même service. Généralement, j'imagine qu'elle est vouée à un placard. Mais il n'empêche que cette personne continuera à être payée pour des missions qui ne sont pas celles pour lesquelles elle avait été engagée initialement.
J'entends dans votre question une suggestion, une proposition. Et je vous le dis : la démarche asymétrique est une démarche dans laquelle le ministère de l'Intérieur et nos forces de sécurité intérieure assument la transparence de ce qu'ils font, mais cette transparence doit se faire sous le contrôle d'une autorité judiciaire ou d'un juge administratif, et ne pas forcément conduire à porter des informations à la connaissance d'acteurs qui n'hésiteraient pas à les utiliser pour les détourner ensuite.
Monsieur le ministre, merci pour ces réponses. La présente audition conclut les travaux de notre commission d'enquête.
La séance est levée à 13 heures.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Florent Boudié, M. Éric Ciotti, Mme Isabelle Florennes, M. Raphaël Gauvain, Mme Séverine Gipson, Mme Marie Guévenoux, M. Meyer Habib, Mme Naïma Moutchou, Mme George Pau-Langevin, M. François Pupponi, Mme Laurence Vichnievsky, M. Guillaume Vuilletet