Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de coronavirus-covid 19 en france

Réunion du mercredi 8 avril 2020 à 17h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • avocat
  • confinement
  • détention
  • détention provisoire
  • détenu
  • juridiction
  • masque
  • prison
  • pénitentiaire

La réunion

Source

Mission d'information de la conférence des Présidents sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Coronavirus-Covid 19

Mercredi 8 avril 2020

La séance est ouverte à 17 heures.

Présidence de M. Richard Ferrand.

La mission d'information procède à l'audition, en visioconférence, de garde des Mme Nicole Belloubet, garde des Sceaux, ministre de la Justice.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Selon le principe d'organisation que nous avons retenu la semaine dernière afin d'adapter nos travaux à la situation sanitaire sans précédent que traverse la France, les trente-neuf membres de la mission d'information sont réunis en visioconférence pour entendre Mme la ministre de la justice, que je remercie de sa présence.

La mission d'information que l'Assemblée nationale a décidé de constituer a pour objet d'exercer le contrôle des mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire suite à l'adoption de la loi du 23 mars 2020. Elle répond à la volonté partagée des parlementaires et du Gouvernement d'assurer un contrôle renforcé des mesures exceptionnelles que requiert la crise sanitaire actuelle. L'application de ces mesures suscite des interrogations légitimes, voire des critiques. Il s'agit en effet de restrictions de la liberté de circulation, de la liberté d'entreprendre, de la liberté de réunion – en somme de mesures qui portent par nature atteinte à la liberté individuelle. Je veux croire, au vu de l'évolution récente du nombre d'hospitalisations de personnes en état grave, que ces mesures commencent de porter leurs fruits. Chaque jour, cependant, elles affectent la vie de tous nos concitoyens ainsi que celle des justiciables et des personnes détenues mais quelles que soient les circonstances, il faut naturellement garantir la continuité du service public de la justice, assurer la protection des personnes et veiller au respect des exigences relatives à la protection des données personnelles.

Nous avons entamé la première phase de ce cycle de contrôle la semaine dernière en auditionnant le Premier ministre ; nous le poursuivons aujourd'hui avec vous, madame la ministre, avant d'entendre le ministre de l'intérieur demain. Ces travaux sont coordonnés avec ceux que les commissions permanentes conduisent dans leurs champs de compétences respectifs. Plus de trente ordonnances ont d'ores et déjà été prises en vertu des habilitations que nous avons votées. Les commissions en assureront le suivi étroit, mais nous évoquerons aussi ce sujet ici même. C'est lorsque la crise sera terminée que la mission d'information, dans une deuxième phase de ses travaux, aura à mesurer les effets des mesures prises et de la gestion de la crise, et à en tirer les enseignements.

Après une première intervention synthétique de votre part, madame la ministre, nous aurons un échange permettant au plus grand nombre de députés de vous interroger. Cette réunion se déroulant dans des conditions particulières, je demande à chacun de limiter ses interventions à deux minutes. Je propose que la première question soit posée par la présidente de la commission des lois. Puis nous entendrons plusieurs séries successives de quatre questions auxquelles la ministre répondra, selon l'ordre retenu lors de notre précédente audition,

Permalien
Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

À la suite de la décision de confinement prise pour lutter contre la pandémie, le ministère de la justice a dû rapidement relever trois défis : assurer le fonctionnement des juridictions en période de confinement, assurer la protection sanitaire des agents publics et des justiciables, en particulier les personnes placées sous main de justice, et garantir la sécurité juridique – le tout en conciliant les deux impératifs que sont la protection sanitaire et le respect des libertés fondamentales ; j'y suis particulièrement attachée.

Premier défi : adapter, dans le respect de l'état de droit, le fonctionnement des juridictions, qui a été remis en cause par le confinement. Il a fallu fermer les tribunaux au public et adapter les procédures pour empêcher la propagation de l'épidémie, mais aussi continuer d'exercer nos missions essentielles, à savoir le règlement des contentieux prioritaires – il en a toujours malgré la forte baisse de l'activité pénale.

De nouvelles formes de délinquance sont aussi apparues en lien avec l'épidémie – vols de masques et de respirateurs, nouveaux types de cybercriminalité, non-respect du confinement. Parallèlement, certains contentieux demeurent prioritaires : c'est pourquoi, par exemple, nous avons pris des ordonnances relatives à la protection des femmes victimes de violences conjugales et à la protection de l'enfance. La situation complique à l'évidence le fonctionnement des juridictions mais nous nous sommes organisés avec le concours de tous les juges – notamment les juges aux affaires familiales et les juges des enfants – et des procureurs pour traiter ces contentieux en urgence.

Dans ce dessein, nous avons pris des ordonnances pour adapter les procédures afin que l'activité judiciaire d'urgence se poursuive, sans audiences physiques, mais dans le respect des droits des parties et de la défense. C'est dans ce contexte que nous avons par exemple décidé d'allonger les délais de détention provisoire – une mesure qui a suscité des questions sur lesquelles je reviendrai sans doute. Quoi qu'il en soit, nous avons veillé au respect des équilibres de l'état de droit, malgré la période troublée.

Deuxième défi : la protection sanitaire des agents publics et des justiciables, qu'il a fallu assurer dès les annonces du Président de la République et du Premier ministre, les 12 et 14 mars. Nous avons donc agi dans les trois champs de compétences de mon ministère – les juridictions, les établissements pénitentiaires et la protection judiciaire de la jeunesse – en privilégiant avant tout le respect des gestes barrières. Dans les juridictions, nous avons fait en sorte d'éviter les contacts entre les agents et entre les agents et le public en utilisant tous les espaces et salles d'audience ainsi que la visioconférence.

Dans les établissements pénitentiaires, le confinement s'est traduit par la suspension des parloirs et de plusieurs activités impliquant des intervenants extérieurs. Nous avons pris d'autres mesures sanitaires, notamment un protocole de confinement, sur lesquelles je reviendrai.

Nous avons pris des mesures qui ont produit une forte baisse de la pression carcérale, par exemple en permettant l'assignation à domicile de personnes en fin de peine ; s'y est ajoutée la diminution de l'activité pénale. Le taux de surpopulation carcérale, qui s'élevait à 119 % au 1er mars avec plus de 72 400 détenus, n'était plus le 7 avril que de 107 %, pour un nombre total de 64 439 détenus, soit une baisse de 8 000 du nombre de détenus – dont la moitié est due à la réduction de l'activité juridictionnelle et l'autre aux mesures que nous avons prises.

En matière de sécurité sanitaire, ces mesures atteignent leurs objectifs : seuls 60 des quelque 64 000 détenus ont contracté le virus, qui n'a connu aucune dissémination interne. Par ailleurs, environ 900 agents présentant des symptômes sont confinés à domicile, et l'administration pénitentiaire a été endeuillée par le décès d'un surveillant.

Enfin, nous avons instauré des mesures de distanciation et de confinement dans les foyers de la protection judiciaire de la jeunesse – PJJ.

Compte tenu du développement de la pandémie, nous avons distribué des masques de protection dans les situations de contact direct et prolongé : plus de 200 000 masques ont été livrés dans l'administration pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse dès le 28 mars. D'autre part, des masques réutilisables et lessivables dont la fabrication a été homologuée sont également distribués dans huit établissements pénitentiaires et permettront de doter les tribunaux.

Troisième défi, non des moindres : garantir la sécurité juridique. Au-delà de ses conséquences sur l'activité des tribunaux et sur la protection sanitaire, le confinement produit évidemment des effets importants sur l'activité économique, la vie sociale et l'activité juridique. Nous avons donc pris des mesures pour aider les entreprises en difficulté, pour protéger les salariés – en étendant les mécanismes de garantie des salaires – et pour aménager les règles procédurales.

Parce qu'il est plus difficile, en période de confinement, de passer un contrat ou de faire valoir des droits, nous avons instauré pour tous les citoyens une période juridiquement protégée qui se traduit par la prorogation de tous types de délais, notamment les délais de recours, au mois suivant la levée de l'état d'urgence sanitaire. Le retour à la normale se fera progressivement dans un délai de deux mois suivant cette période.

Nous avons également agi pour accompagner l'adaptation du monde du droit et aider les professions juridiques touchées par la crise : les notaires, par exemple, pourront effectuer à distance les actes dont ils ont la charge. Les avocats, durement affectés, pourront bénéficier de plusieurs dispositifs de soutien économique de droit commun.

Je précise pour conclure que je suis en contact permanent avec tous les acteurs de la communauté juridique : chaque semaine, je dialogue avec les chefs de juridiction, les directeurs de l'administration pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse, le secteur associatif, les professionnels du droit et, bien entendu, les organisations syndicales. Ensemble, nous nous employons à répondre au mieux aux enjeux de la lutte contre le virus.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

En application des habilitations à légiférer par ordonnance votées dans la loi du 23 mars 2020 pour faire face à l'épidémie de Covid-19, le Gouvernement a adopté dès le 25 mars plusieurs ordonnances. Celle qui porte adaptation de règles de procédure pénale soulève de légitimes et délicates questions liées au respect des droits fondamentaux. L'allongement de la détention provisoire, par exemple, et la possibilité de prendre certaines décisions sans audience font débat. Jugez-vous ces mesures nécessaires et proportionnées à la situation sanitaire actuelle ? Quelles garanties permettent d'assurer le respect des principes essentiels de l'état de droit ?

Permalien
Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Les ordonnances qui ont été prises assurent constamment le respect des droits des parties, selon les différences habituelles. Les avocats, par exemple, ont toujours la possibilité d'être présents à l'audience s'ils le peuvent et, dans le cas contraire, peuvent s'exprimer par tous moyens – par visioconférence, voire par téléphone, entre autres. J'ajoute une nouvelle fois que les délais de recours ont été prolongés.

Il est vrai que l'allongement des délais de détention provisoire fait débat dans l'opinion publique ; je rappellerai quatre points. Pourquoi place-t-on une personne en détention provisoire ? Le plus souvent pour deux raisons : soit pour préserver les preuves, soit parce que la dangerosité de la personne fait craindre une réitération et un risque d'insécurité pour la société.

Pourquoi avons-nous décidé d'allonger certains délais relatifs à la détention provisoire ? D'une part, en raison de la moindre activité des juridictions liée au confinement, qui empêche la tenue des instructions – d'où l'impossibilité d'avoir un débat sur la prolongation de la détention provisoire. D'autre part, parce que les juges des libertés et de la détention et les juges d'instruction en mesure de remplir leurs missions sont moins nombreux. Enfin, la prolongation de deux à six mois de la détention provisoire permettra d'éviter la remise en liberté de personnes potentiellement dangereuses.

Troisième point : les dispositions de l'ordonnance et de la circulaire d'application ont été intégralement validées samedi dernier par le Conseil d'État en référé.

Enfin et surtout, rappelons deux choses : à tout moment, les personnes faisant l'objet d'une détention provisoire peuvent déposer une demande de mise en liberté donnant lieu aux débats nécessaires, y compris devant la chambre de l'instruction. Ces demandes ont d'ailleurs augmenté et toutes sont traitées. D'autre part, j'ai demandé aux procureurs de ne requérir la détention provisoire que dans les cas de personnes présentant une réelle dangerosité.

Il en résulte une baisse du nombre des personnes placées en détention provisoire : avant le 16 mars, elles étaient 20 500, contre 17 500 aujourd'hui.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La prolongation de la détention provisoire suscite la forte opposition non seulement des avocats mais aussi des magistrats. Les professionnels concernés disent être en mesure de tenir sur ces prolongations des débats à distance, par visioconférence, comme le prévoit l'article 19 de l'ordonnance. Dans ce contexte et même si le Conseil d'État a validé l'ordonnance et la circulaire, entendez-vous assouplir cette règle, madame la ministre, afin que les détentions provisoires ne soient plus prolongées de plein droit ?

Quant au tracking, vous avez rappelé votre attachement aux libertés individuelles, mais il ne s'agit pas là d'une simple question technique. La commission des lois a auditionné ce matin la présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés – CNIL – concernant le cadre juridique de ces usages numériques. Que dites-vous de cette pratique face à l'impératif de protection des libertés individuelles ?

Permalien
Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Le régime juridique de la détention provisoire que nous avons instauré est adapté à l'état d'urgence sanitaire. Encore une fois, il est défini par l'ordonnance du 25 mars et par sa circulaire d'application et le Conseil d'État l'a validé ; il s'applique donc pendant la période que nous traversons. À la fin de l'état d'urgence sanitaire, nous prendrons si nécessaire les mesures qui s'imposeront. En attendant, les règles juridiques sont celles qui figurent dans l'ordonnance et la circulaire susmentionnées.

La question du tracking est délicate : le respect des libertés publiques et des libertés individuelles est en effet prioritaire. Comme vous le savez, puisque le ministre des solidarités et de la santé et le secrétaire d'État chargé du numérique ont donné aujourd'hui, à ce sujet, une interview au journal Le Monde, la France explore de très nombreuses solutions – qui ne sont pas seulement technologiques – à la fois pour approfondir la compréhension de la circulation du virus, pour améliorer la gestion sanitaire de la crise et pour envisager, lorsque le moment sera venu, la sortie du confinement.

D'une part, au moment où nous parlons, il ne faut en aucun cas préjuger de la faisabilité de ces techniques ni même de leur utilité. D'autre part, il est très difficile de porter une appréciation abstraite sur ces questions, au-delà d'une référence aux principes. La nature des outils qui, le cas échéant, pourraient être produits, est déterminante pour apprécier réellement l'éventuel degré d'atteinte aux libertés.

Quoi qu'il en soit, en tant que garde des sceaux, je serai évidemment particulièrement vigilante concernant le droit au respect de la vie privée et les principes fondamentaux en matière de données personnelles, d'abord parce que je suis évidemment viscéralement attachée à ces libertés, mais aussi parce que, en juin 2018, le Parlement français a voté la loi relative à la protection des données personnelles, visant à transposer dans notre droit le RGPD, le règlement général sur la protection des données personnelles. C'est ce texte qui, avec la directive européenne ePrivacy, constitue le socle européen de nos valeurs.

Je rappellerai que ce socle commun s'appuie sur deux valeurs essentielles selon moi et selon le Gouvernement. La première est l'anonymisation des données. Elle découle de la directive ePrivacy et figure dans nos textes. Par conséquent, je ne vois pas comment elle pourrait être remise en cause. Nous devons, à l'évidence, trouver des mesures de sécurité robustes qui garantissent la confidentialité des données potentiellement collectées. Il est très clair que toute dérogation à cette anonymisation supposerait le vote d'une loi. Le deuxième principe cardinal, prévu lui aussi par le socle commun que représente le RGPD, est bien sûr le consentement des personnes. Dans ce dossier, le volontariat constituera un facteur-clé.

S'ajoutent à ces deux principes cardinaux cinq règles tout aussi essentielles. Premièrement, les finalités poursuivies par ces hypothétiques applications et qui, selon le RGPD, peuvent inclure « la sauvegarde des intérêts vitaux de la personne concernée ou d'une autre personne physique », doivent reposer sur des bases juridiques solides. Au fond, c'est l'intérêt supérieur qui prime ici. Les quatre autres règles sont les suivantes : les dispositifs ne peuvent être mis en oeuvre que provisoirement ; les données collectées doivent être strictement nécessaires aux finalités poursuivies et leur traitement doit être également proportionné à ces finalités ; il est fondamental que l'information des personnes soit transparente, ce qui passe notamment par la transmission du code source ; enfin, en matière de recours, les garanties doivent être très claires.

C'est dans le respect de l'ensemble de ces principes que nous pouvons éventuellement réfléchir à des options telles que celles qui ont été proposées par le ministre des solidarités et de la santé et par le secrétaire d'État au numérique. Quoi qu'il en soit, la volonté du Gouvernement est bien de rester ancré sur ces principes-clés de notre droit.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je voudrais rebondir sur la question, centrale aujourd'hui, du tracking, que pose le Gouvernement et qui suscite des interrogations chez beaucoup de Français. Comme vous le savez, le groupe Les Républicains, comme beaucoup de Français, est très attaché aux libertés individuelles et aux libertés publiques. Nous serons donc très vigilants en ce qui concerne le respect du principe de proportionnalité lorsque des mesures seront prises. Il faut concilier deux impératifs, celui de la sécurité mais aussi celui des libertés individuelles, et donc respecter le RGPD et les recommandations de la CNIL.

Comme nous l'avons dit, nous sommes prêts à participer à un débat au Parlement afin d'examiner les modalités de régulation en la matière. Madame la ministre, êtes-vous favorable à un tel débat ? Aujourd'hui, compte tenu de ce que vous venez de dire, fermez-vous la porte à tout dispositif législatif ? Selon vous, ce sujet ne donnera-t-il pas lieu à une loi mais seulement, éventuellement, à la création de dispositifs sur la base du consentement individuel ?

Quoi qu'il en soit, nous posons trois conditions : comme vous l'avez dit, il faut respecter une stricte confidentialité, l'anonymat des données, la durée de conservation de celles-ci étant limitée ; le recours à ce procédé doit se faire sur la base du consentement individuel et du volontariat ; enfin, il ne doit être qu'un outil complémentaire, l'enjeu principal étant, avant de tracer les personnes, de protéger et de tester massivement.

Ce soir, pouvez-vous nous dire que vous excluez totalement tout dispositif à caractère obligatoire et que les dispositifs prévus éventuellement par le Gouvernement ne pourront reposer que sur le consentement individuel ? Ensuite, ce portage sera-t-il fait par l'État ou par des opérateurs privés ? Quelle masse critique de la population faut-il atteindre pour qu'un dispositif tel qu'une application téléchargée sur son téléphone soit efficace ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je prolongerai la discussion autour du tracking, ou plus exactement du tracing. En effet, si les tests et les masques font partie de la stratégie de déconfinement, le tracing doit nous permettre d'éviter que la chaîne de transmission ne se réactive au lendemain de la sortie du confinement. La question qui se pose à nous est de savoir s'il s'agira bien d'un traçage et non d'un « traquage », car là se situe la crainte que peuvent avoir les parlementaires et chaque Français.

Nous savons que vous avez été étroitement associée au travail d'élaboration, mené par Olivier Véran et par Cédric O, du projet d'application qui en est encore à ses prémices. Nous en avons bien noté les principes : le volontariat, l'anonymat et le partenariat avec le système européen de protection des données qui nous garantit que nous respecterons les principes du RGPD.

Pour autant, si l'idée de cette application est que chaque Français sache s'il est, ou a pu être, en contact avec une personne contaminée ou qui aurait pu être testée positive, il est important que vous nous apportiez certaines garanties. D'abord, quel est votre rôle, en tant que garde des sceaux, garante des libertés publiques, dans l'élaboration de ce système ? Nous attendons également une garantie s'agissant du choix du système de protection des données. Seriez-vous plutôt favorable à une gestion décentralisée, ce qu'on appelle le « peer to peer », ou à une gestion centralisée par les autorités de santé ? Et quels principes pourraient guider votre choix ? Troisième garantie : de quelle manière le Parlement sera-t-il associé à ces choix ? Il me paraît indispensable qu'il le soit pleinement.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous partageons tous ici le souci de ne pas abandonner l'État de droit et de conserver les principes fondamentaux de notre démocratie. La justice est en grande difficulté, les palais de justice sont actuellement vides, l'activité est suspendue. L'importance du stock des affaires et la longueur des délais d'attente des justiciables inquiètent au plus haut point les acteurs de la justice – comme nous évidemment – qui évoquent abondamment ces questions et font des propositions auxquelles nous souscrivons et que je relaie ici.

La première est une préconisation importante, formulée de façon unanime par les professionnels, magistrats, greffiers, avocats : le report, six mois après le déconfinement, de la mise en application de la loi de programmation et de réforme pour la justice votée en mars 2019. Dans la situation que nous rencontrons, une telle décision profiterait à tous. Je précise que la réforme des peines est entrée en vigueur le 25 mars 2020, en pleine crise sanitaire, sans que personne ne puisse les aménager. L'application, prévue en septembre 2020, des autres volets de la réforme, effraie. J'aimerais vous entendre sur ce point, madame la ministre.

J'aimerais également vous faire part du souhait des avocats d'encourager, davantage que ne le fait actuellement la circulaire, le traitement des affaires prêtes en conservant les expressions orales des avocats. La configuration des lieux facilite le respect des normes sanitaires.

Par ailleurs, la situation économique des avocats après deux mois de grève et l'arrêt de l'activité de la justice entraîne les plus grandes difficultés de trésorerie pour beaucoup de cabinets. Aucun dispositif de soutien n'existe pour les cabinets ayant recours aux contrats de collaboration. Êtes-vous favorable à une action en ce sens que vous pourriez défendre en tant que ministre de la justice ?

Enfin, l'ensemble des acteurs de la justice nous ont alertés sur la situation des enfants en cette période de confinement. Des enfants retournent au domicile familial sans accompagnement ou sont brutalement réorientés vers d'autres structures. Les mineurs non accompagnés ne savent plus vers qui se tourner et beaucoup sont dans la rue. Envisagez-vous de prendre des mesures pour corriger ces dysfonctionnements ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

J'appelle votre attention sur le fait que chacun dispose de deux minutes pour formuler sa question.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je veux axer mon propos sur la charge de travail que la prolongation les détentions provisoires va entraîner, les canaux de l'ensemble des juridictions étant déjà extrêmement engorgés, notamment en raison de la grève des avocats d'il y a quelques semaines. Le ministère de la justice a-t-il anticipé la charge de travail considérable liée aux multiples contestations et recours occasionnés par ces prolongations ? Au-delà de cet aspect, avez-vous anticipé la charge de travail colossale que représente le traitement du stock des dossiers ? Cette question se pose ainsi pour les demandes de libération qui devront normalement être traitées en urgence. Comment pouvez-vous nous assurer que ces personnes en détention provisoire, donc toujours présumées innocentes à ce stade – je tiens à le souligner –, ne subiront pas une double peine du fait de la prolongation de leur détention provisoire, due à l'ordonnance déjà citée mais aussi peut-être à la nécessité de laisser aux magistrats davantage de temps pour traiter le stock de dossiers qui augmentera inévitablement ?

Avez-vous prévu un éventuel recrutement exceptionnel de juristes assistants dans les tribunaux exsangues ? Comment envisagez-vous les conséquences des décisions que vous avez prises tant pour les magistrats que pour l'ensemble du personnel qui les accompagne ?

D'autre part, comment peut-on assurer aux détenus et aux surveillants qu'ils disposeront de masques et plus généralement d'une protection sûre ?

Permalien
Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Monsieur Abad, à propos du tracking – ou du tracing, – vous m'interrogez sur plusieurs points. Vous avez évoqué le moment où des mesures seront prises. Au moment où nous parlons, nous nous situons très en amont – j'insiste – de toute prise de décision. Des laboratoires de recherche, au niveau français autour de l'INRIA, l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique, et au niveau européen, travaillent ensemble autour de différentes hypothèses, mais aucune mesure n'a été arrêtée.

Vous m'avez interrogée sur l'hypothèse d'un débat au Parlement. Celui-ci aura nécessairement lieu ; ce sujet est trop important pour ne pas donner lieu à un débat. Les élus de la nation seront donc forcément associés d'une manière ou d'une autre aux discussions sur cette question.

Vous me demandez si le portage se fera par l'État ou par des opérateurs privés, et quelle en sera la masse critique. Je ne suis pas en mesure de vous répondre sur ces points car, je vous le répète, nous sommes très en amont de l'adoption d'une quelconque décision. Je peux en revanche confirmer l'exclusion du caractère obligatoire d'un tel dispositif, car celui-ci contreviendrait au principe que j'ai énoncé tout à l'heure. On ne peut, lors d'une même intervention, dire une chose et son contraire.

Monsieur Mignola, je suis évidemment associée à ces réflexions pour ce qui est de mon ressort, c'est-à-dire le respect des libertés publiques et individuelles, en lien avec les organismes habilités à émettre des avis sur ce sujet – je pense notamment à la CNIL. Concernant le choix d'un système centralisé ou décentralisé, là encore, je ne suis pas en mesure de vous répondre. Nous nous sommes posé ces questions lors de l'élaboration d'autres projets européens, comme l'ECRIS-TCN, le système d'information sur les casiers judiciaires européens des ressortissants de pays tiers et des apatrides. Des réponses avaient alors été apportées, mais sur des sujets très spécifiques. Sur celui qui nous occupe, il ne m'est pas encore possible de dire quelles options pourraient être retenues.

Madame Untermaier, vous partez du problème des stocks et des délais d'attente dans nos juridictions pour poser quatre questions radicalement différentes, et dont chacune nécessiterait au moins cinq minutes d'explications.

Vous m'interrogez sur le report de l'application des dispositions prévues par la loi de programmation et de réforme pour la justice. Je réponds favorablement pour certaines d'entre elles, je pense notamment à l'ordonnance relative à la justice pénale des mineurs. Elle aurait dû entrer en application le 1er octobre 2020 : ce ne sera pas possible et il faudra en reporter l'échéance. Nous envisageons également de reporter la mise en application des mesures qui modifient le divorce, initialement prévue le 1er septembre prochain, ce qui aurait représenté une charge trop lourde pour les avocats et les personnels de justice. Dans les deux cas, nous demanderons ce report au Parlement. Nous nous efforcerons d'identifier l'ensemble des mesures qui devront être reportées de quelques mois, mais je souligne que c'est au Parlement qu'il reviendra de décider : ces dispositions ayant été établies dans le cadre d'une loi, c'est une autre loi qui doit en reporter les échéances.

Vous dites, si je vous ai bien compris, que rien n'a été fait sur le plan économique en faveur des avocats. Je m'inscris en faux. Nous avons examiné leur situation avec une très grande attention. Mme Pénicaud, M. Le Maire et moi-même avons fait en sorte, d'une part, que les avocats puissent accéder au fonds de soutien mis en place, d'autre part que les salariés puissent bénéficier du chômage partiel, enfin que les collaborateurs des avocats soient pris en compte dans ces mécanismes. Les avocats peuvent évidemment bénéficier du report du règlement des cotisations à l'URSSAF et ont accès, comme c'est le cas pour les autres professions libérales, au report du paiement des loyers et des factures, entre autres de gaz et d'eau. J'ajoute que les professions libérales, donc les avocats non-salariés, sont éligibles aux indemnités journalières de l'assurance maladie.

Je ne développerai pas l'ensemble de ces points, car ce serait trop long, mais nous avons fait en sorte que les avocats, leurs salariés, leurs collaborateurs, puissent bénéficier des dispositifs économiques mis en place, ce qui est désormais le cas.

Je m'efforce également de faciliter le travail à distance – nous avons pris quelques mesures en ce sens même si des progrès restent à faire. Je veille aussi à garantir la sécurité sanitaire des avocats dans les palais de justice.

Peut-être aurai-je l'occasion de revenir ultérieurement à la question des enfants. Je signalerai simplement, à ce stade, avoir veillé, à travers les ordonnances que nous avons prises, à ce que toutes les situations urgentes présentant un danger pour les enfants – dans le domaine pénal comme dans celui de l'assistance éducative – soient prises en charge par les juridictions.

Vous évoquez, madame Auconie, une « double peine » en matière de détention provisoire. Il n'y aura pas de double peine, d'une part parce qu'une personne en détention provisoire peut toujours formuler une demande de mise en liberté ; d'autre part parce que les détentions provisoires sont de moins en moins nombreuses ; enfin parce que j'ai enjoint les procureurs à limiter, dans leurs réquisitions, les demandes de mise en détention provisoire aux seules personnes véritablement dangereuses. Dès la fin de l'urgence sanitaire, nous prendrons toutes les dispositions pour que les dossiers soient traités dans les délais voulus.

Vous m'interrogez sur le recrutement d'assistants de justice. Cette décision fera l'objet, dans les jours à venir, d'une réflexion qui sera menée avec l'ensemble des juridictions. S'il est un peu tôt pour parler de la sortie du confinement – nous nous consacrons pleinement au déploiement des mesures adoptées pour permettre aux juridictions de fonctionner pendant cette période transitoire –, je commence néanmoins à m'en préoccuper, et nous savons très bien qu'il faudra, dans ce cadre, fournir un appui aux juridictions. Sans doute faudra-t-il d'abord définir une politique pénale adaptée pour résorber les stocks – qui ne diminueront pas par magie –, puis épauler les juridictions en recrutant des vacataires et des personnels supplémentaires.

Enfin, les masques constituent un sujet capital. Sachez que, à l'heure actuelle, 260 000 masques ont été distribués à l'administration pénitentiaire et à la protection judiciaire de la jeunesse. Ainsi, si seuls les surveillants pénitentiaires au contact avec des détenus suspects d'être porteurs du Covid-19 étaient dans un premier temps dotés de masques, tous les personnels surveillants en contact direct avec les personnes détenues disposent aujourd'hui de ces protections sanitaires. Je suis certaine de pouvoir maintenir cet état de fait dans la durée : les stocks dont je dispose et ceux que nous produisons nous permettent de couvrir l'ensemble des surveillants pénitentiaires et même, au-delà, les personnels de la protection judiciaire de la jeunesse ainsi que certains tribunaux.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

En prolongement des questions relatives au tracking, je constate que vous restez quelque peu en retrait, par rapport à d'autres membres du Gouvernement, sur un sujet qui soulève d'importantes questions en matière de libertés individuelles. Je souhaite, au nom du groupe Libertés et territoires, que vous indiquiez si vous inscrivez vos pas dans ceux de la présidente de la CNIL. Cette dernière expliquait ce matin même, lors de son audition par la commission des lois, que la technologie Bluetooth était, parmi les solutions envisagées, la plus protectrice de la vie privée, et que, si nous devions nous orienter dans cette direction, il paraîtrait pertinent de le faire de façon harmonisée à l'échelle de l'Union européenne.

Vous avez par ailleurs indiqué que le Parlement devrait être saisi de cette question. Pouvez-vous confirmer que l'adoption d'un tel dispositif requerrait une loi, ce qui permettrait aux parlementaires de contribuer à sa définition, et que le portage de ce tracing devra être assuré par l'État, et non par les opérateurs ?

Vous avez en partie répondu à ma seconde question. Le monde pénitentiaire fait l'objet de nombreuses tensions – la prison d'Uzerche a par exemple été partiellement incendiée il y a quelques semaines. Il importe, dans ce contexte, de protéger plus encore les personnels pénitentiaires. Vous avez affirmé disposer de suffisamment de masques pour ce faire, mais aviez évoqué, dans votre intervention liminaire, les personnels se trouvant en « contact prolongé » avec les détenus. Pouvez-vous confirmer que tous les personnels intervenant dans la chaîne judiciaire sont protégés et le seront toujours à l'avenir, afin que l'épidémie ne les gagne pas ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous avez publié une tribune intitulée : « L'État de droit n'est pas mis en quarantaine. » Une telle affirmation est proprement orwellienne, car vous savez pertinemment que de nombreuses dispositions dérogent complètement à certains principes qui constituent des piliers d'un État de droit. Le Conseil constitutionnel l'a lui-même confirmé en validant, dans sa décision du 26 mars sur la loi organique, le non-respect de la Constitution et du délai de trois mois applicable à l'examen des questions prioritaires de constitutionnalité – QPC – déposées devant lui. Rien que ça !

En cascade, ce sont les droits de la défense et des parties – et particulièrement le caractère contradictoire des débats, fondement de notre système judiciaire – qui sont mis en quarantaine. En matière civile, des décisions peuvent être rendues sans entendre les parties. En matière pénale, vous innovez, le point le plus alarmant étant la possibilité donnée aux magistrats de prolonger de deux mois, sans fournir aucune justification, la détention provisoire d'une personne n'ayant pas été jugée.

Alors que 30 % des détenus sont en détention provisoire et qu'on cherche à vider les prisons pour des raisons sanitaires évidentes, vous les maintenez sans raison dans cette bombe sanitaire – sans parler de la rédaction hasardeuse de l'ordonnance, qui laisse cette prolongation à l'interprétation de chaque magistrat. Nombreuses ont été les alertes des professionnels en la matière, dont l'Association française des magistrats instructeurs, qui vous a adressé le 6 avril un courrier à ce sujet.

Pire encore, vous avez supprimé l'obligation de présenter les mineurs à un magistrat du parquet pour prolonger leur garde à vue. Quel rapport avec le coronavirus ? La plupart de ces mesures pourront en outre être prolongées un mois au-delà de l'état d'urgence sanitaire. Qu'en sera-t-il après ?

La quasi-totalité des représentants des avocats vient de saisir en référé le Conseil d'État pour dénoncer ces atteintes au respect du contradictoire. Ils disent craindre que ces mesures ne restent pas cantonnées à l'état d'urgence sanitaire mais s'installent dans le droit commun.

L'État de droit n'est pas mis en quarantaine : on ne le voit même plus !

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je concentrerai mon propos sur la protection de l'enfance et la justice des mineurs.

La Seine-Saint-Denis a connu il y a quelques jours le drame d'un enfant de six ans décédé sous les coups de son père. L'école est souvent le lieu de détection et de signalement de l'enfance en danger, qui permet aux procédures de s'enclencher et aux enfants d'être protégés. Alors que les écoles sont fermées, quels moyens peuvent être déployés pour assurer les signalements ? Comment porter les modalités de signalement à la connaissance du plus grand nombre, pour que le confinement et la promiscuité qui prévaut dans certains appartements ne se traduisent pas par un accroissement des violences à l'encontre des enfants et que la protection de l'enfance continue à fonctionner ?

L'ordonnance du 25 mars 2020 permet par ailleurs au juge des enfants de prononcer le prolongement ou l'interruption des mesures d'assistance éducative sans audition des parties, même pas celle des enfants dotés de la capacité de discernement. Il y a là un défaut de considération de l'enfant comme sujet de droit. Envisagez-vous de corriger l'ordonnance sur ce point ?

Enfin, s'agissant de la détention des mineurs, si des mesures favorables ont été prises concernant les lieux éducatifs fermés, elles ne s'appliquent pas ou peu, 80 % des mineurs enfermés étant placés en détention provisoire. Quelles mesures comptez-vous prendre ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Dans la lignée de la question précédente, je veux avoir une pensée pour les milliers d'enfants et de femmes victimes de violences intrafamiliales en cette période de confinement, laquelle constitue, pour eux plus encore que pour les autres, une épreuve. La violence qu'ils subissent est plus forte et moins visible, car le confinement les coupe de leurs seuls contacts extérieurs au foyer, qui sont autant de soupapes nécessaires et d'occasions de repérer et de signaler les violences. Au sein des foyers confinés, ces violences ne peuvent que s'accentuer. L'angoisse, la promiscuité, le chômage partiel, l'arrêt de l'activité professionnelle peuvent faire éclater la violence dans les foyers à risque et la renforcent dans ceux où elle existe déjà. Je rappelle, à cet égard, que la maltraitance infantile et les violences conjugales touchent tous les milieux, toutes les classes sociales et tous les territoires.

Dans ce contexte particulier, il est essentiel de continuer à faire fonctionner tous les rouages de la mécanique sociale et judiciaire. Des mesures ont été prises, que je salue. Les numéros 3919 et 119 sont toujours accessibles et il est désormais possible de signaler des cas de violence de manière plus discrète, sur internet, ou en envoyant un SMS au 114. Les victimes de violences peuvent aussi signaler leur situation en pharmacie pour bénéficier d'une protection. Alors que les impératifs de sécurité sanitaire compliquent l'action des services sociaux à domicile, il est indispensable de continuer à prononcer les mesures de protection, qu'il s'agisse des ordonnances de protection pour les femmes victimes de violences conjugales ou des placements d'urgence qui s'imposent pour préserver la sécurité physique et psychique des enfants.

Quelles sont les mesures déjà prises et celles qui sont envisageables pour que l'appareil judiciaire reste aux côtés des victimes et continue à leur apporter la protection qui leur est due ?

Permalien
Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Vous estimez, monsieur le président Vigier, que je me tiens en retrait sur la question du tracing. J'ai pourtant réaffirmé le cadre juridique auquel nous devons être attentifs et dans lequel devront pleinement s'inscrire les dispositions qui pourraient, le cas échéant, être prises. Vous me demandez si je partage les options de la présidente de la CNIL. Parce que cette dernière est extrêmement attentive aux libertés individuelles – c'est l'objet même de ses fonctions –, je suis évidemment en lien très étroit avec elle.

Enfin, je n'ai pas dit qu'il faudrait forcément passer par la loi pour instaurer un tel dispositif, mais que toute dérogation au principe de l'anonymat des données collectées nécessiterait une loi. Or j'ai indiqué qu'il me semblait impératif de respecter ce principe. Cela n'exclut nullement un débat au Parlement, quelle qu'en soit la forme : sur un sujet comme celui-ci, dont la portée dépasse le simple champ juridique, il me semble important que les élus de la nation soient associés.

Vous avez ensuite évoqué des « tensions » dans le monde pénitentiaire. Nous avons tout fait pour les prévenir, en prenant en amont des dispositions pour que la situation à laquelle nous sommes confrontés depuis quelques semaines soit anticipée. Ainsi, si des mouvements ont effectivement fait suite à la suspension des parloirs – celui qui a eu lieu dans l'établissement d'Uzerche, auquel vous faites référence, fut le plus virulent – aucune tension de ce type n'est plus, depuis environ deux semaines, observée dans les établissements pénitentiaires. S'il convient de rester très humble et modeste en la matière, cet état de fait me semble en partie lié au travail préparatoire fourni par les personnels de l'administration pénitentiaire.

S'agissant des masques, j'affirme très clairement que j'ai pu en fournir à tous les personnels surveillants de l'administration pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse qui sont en contact avec les détenus. Je dote également les tribunaux afin qu'ils puissent utiliser des masques dans certaines situations. En revanche, je ne suis pas en mesure d'équiper en masques tous les personnels relevant de mon administration ni tous les magistrats, malgré les acquisitions et les productions en cours. Je rappelle d'ailleurs que l'essentiel est de respecter les gestes barrières. C'est ce que nous tentons de faire, tout comme nous avons pris des mesures de confinement de détenus lorsque cela s'est avéré nécessaire.

Madame la députée Panot, vous évoquez les dispositions dérogatoires qui, selon vous, auraient fait sortir la France de l'État de droit. Je ne partage pas du tout votre analyse : les juridictions continuent à fonctionner, les recours restent possibles et les droits des parties sont préservés.

Nous avons certes, pour ce qui est de l'examen des QPC, offert une souplesse en permettant de dépasser le délai de trois mois habituellement applicable, mais le Conseil constitutionnel peut parfaitement statuer quand il le peut et quand il le veut : rien ne le lui interdit.

Quant aux décisions susceptibles d'être prises sans entendre les parties, il s'agit par exemple des renouvellements d'ordonnances de protection pour les femmes victimes de violences conjugales : nous n'avons offert cette possibilité que lorsque nous considérions qu'elle s'exercerait au bénéfice de la partie concernée. De la même manière, lorsque nous prorogeons des mesures relatives aux mineurs et arrivant à échéance, c'est parce que nous considérons que la protection des enfants doit l'emporter.

Monsieur Peu, vous demandez comment nous pouvons nous assurer du maintien des signalements de violences faites aux enfants et de leur prise en compte. Nous menons, avec Adrien Taquet, secrétaire d'État chargé de la protection de l'enfance, un travail en ce sens, notamment sur les différents lieux de signalement, et nous avons introduit dans les ordonnances des instructions visant à permettre la prise en charge des enfants en danger par le biais de mesures d'assistance éducative. Nous avons maintenu la répression pénale des auteurs de violences intrafamiliales. Ce contentieux, qui fait partie des contentieux prioritaires devant impérativement être traités augmente d'ailleurs proportionnellement aux autres contentieux, puisque ces derniers diminuent – et notamment celui de la voie publique, qui constitue habituellement la masse de nos contentieux et a, par définition, presque totalement disparu dans la période actuelle. Nous avons également maintenu la saisine du juge des enfants afin de pouvoir placer en sécurité tout enfant qui est en danger.

Vous m'interrogez en outre sur la prise en considération de l'enfant en tant que sujet de droit. Le système que nous avons construit pour gérer cette période transitoire respecte les droits des parents et des enfants : d'abord, le renouvellement d'une mesure éducative sans audience n'est possible qu'à la double condition que l'accord de l'un des parents ait été recueilli et que l'autre n'ait pas manifesté son désaccord ; d'autre part, nous ne remettons nullement en cause la règle fondamentale prévoyant que l'enfant capable de discernement soit entendu. Nous ne l'avons pas reprise dans la situation transitoire actuelle, mais elle n'est pas annihilée. L'enfant peut donc parfaitement être entendu.

Madame Lazaar, je viens de répondre s'agissant des enfants. En ce qui concerne les femmes victimes de violences conjugales, comme j'ai eu l'occasion de le dire hier devant l'Assemblée nationale, au-delà des dispositifs de signalement, qui ont été renforcés, le juge est naturellement toujours présent pour prononcer des ordonnances de protection ou pour traiter les affaires au pénal. Nous continuons, dans la période actuelle, de chercher à assurer l'effectivité des décisions, notamment celles d'éviction du conjoint violent, élément essentiel. À cette fin, vous le savez, Marlène Schiappa et moi-même avons créé une plateforme qui permet, en lien avec nos partenaires habituels, de recenser les logements disponibles dans toute la France et, dans le cas où aucun ne serait trouvé, de réserver des nuitées d'hôtel dont le coût est pris en charge par l'État. Vingt-quatre heures après son lancement, qui a eu lieu lundi, cette plateforme avait déjà traité dix demandes émanant de différents départements ; c'est dire son utilité. Au total, nous essayons d'être innovants pour continuer de protéger les droits des femmes et des enfants.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Madame la ministre, je voudrais vous interroger au sujet des conséquences de la diminution très marquée de la population carcérale. Vous avez parlé de 8 000 détenus ou prévenus en moins dans nos prisons ; je crains que cette baisse, inédite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ne préfigure une très grave crise sécuritaire au lendemain de la crise sanitaire que nous subissons.

Je voudrais rendre hommage aux personnels pénitentiaires et avoir une pensée pour l'agent décédé ainsi que pour les 900 agents symptomatiques que vous avez évoqués. Je n'en pense pas moins à la situation qui va découler de vos choix : le nombre de personnes placées en détention diminue, d'environ 10 %, tandis que d'autres sont libérées dans le cadre du plan que vous avez mis en oeuvre.

Dans ce contexte, il y a lieu d'être encore plus inquiet de la menace terroriste qui pèse toujours sur notre pays, comme l'attentat de Romans-sur-Isère vient d'en apporter la cruelle démonstration. Les groupes terroristes liés à l'État islamique nous menacent d'autant plus que nous sommes vulnérabilisés par la crise sanitaire.

Selon la presse, 130 détenus radicalisés ou condamnés pour des actes de terrorisme seraient prématurément libérés de prison. Sur le millier de détenus radicalisés qui sont condamnés ou placés en détention provisoire pour des faits de droit commun, combien sont également sortis de prison ? À quelles mesures de suivi ces personnes sont-elles soumises ? En particulier, combien de mis en examen pour association de malfaiteurs à caractère terroriste dans le cadre de l'attentat du marché de Strasbourg ont été mis en liberté ? Pouvez-vous nous donner des chiffres très précis à ce sujet et détailler les mesures de protection prévues ? Je vous mets solennellement en garde, madame la ministre, contre la dangerosité d'une politique conduisant à laisser dans la nature des personnes représentant une menace terroriste pour notre pays.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Madame la ministre, je souhaite pour ma part vous interroger sur le fonctionnement à venir des tribunaux de commerce. Bien des entreprises s'apprêtent à rencontrer d'importantes difficultés qui vont entraîner des procédures collectives d'une ampleur inédite. Que pensez-vous de la proposition, formulée par plusieurs présidents de tribunal de commerce, de faciliter l'organisation d'une conciliation élargie, assortie de la suspension provisoire des poursuites, habituellement réservée aux procédures collectives ? Cela permettrait de résoudre les problèmes de certaines entreprises avant le déclenchement des procédures.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Dans des délais inhabituellement brefs, nous avons institué un état d'urgence sanitaire et accordé au Gouvernement des habilitations à légiférer par ordonnance qui nous exposent au risque d'ajouter de nouvelles exceptions à des lois qui sont déjà d'exception. Le contrôle parlementaire n'en est que plus essentiel : nous devons faire la démonstration que la démocratie est un régime efficace pour affronter la crise et que l'État de droit n'entrave pas la résolution de celle-ci. Car – ne nous y trompons pas – ce qui se joue en ce moment est aussi, de manière subreptice, une guerre entre modèles politiques que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre. Voilà pourquoi il importe que nous demeurions fidèles à nos principes en toute circonstance.

Dans ce contexte exceptionnel, l'organisation de la justice a pu compter sur la mobilisation des acteurs judiciaires et pénitentiaires, que je tiens à saluer. Elle doit aussi pouvoir s'appuyer sur la clarté des instructions qui leur sont données. Or, en la matière, notre attention a été appelée sur l'hétérogénéité de l'application des instructions nationales d'une juridiction à l'autre. À ce sujet, le syndicat des avocats de France nous a particulièrement signalé trois points.

Premièrement, les tribunaux étant fermés sauf pour les contentieux essentiels, pourriez-vous préciser ce que recouvre cette notion, qui, en dépit des indications contenues dans votre circulaire du 15 mars dernier, semble être différemment interprétée selon les ressorts ?

Concernant ensuite les réductions de peine de deux mois à titre exceptionnel, quelle est la doctrine de votre ministère ? S'agit-il, comme on l'observe dans certaines juridictions, d'un outil de maintien du bon ordre en détention, l'examen des réductions de peine étant renvoyé à la fin de l'état d'urgence ; ou comme c'est le cas dans d'autres juridictions, la réduction doit-elle être permettre, pour des motifs essentiellement sanitaires et humanitaires, la libération de détenus parvenus à quelques semaines de la fin de leur peine ?

S'agissant enfin de la prolongation de plein droit de la détention provisoire, qui heurte notre idée de la justice et du droit, et plus précisément de la présomption d'innocence, peut-elle être mise en oeuvre automatiquement, pour l'ensemble des personnes mises en examen et détenues, sans débat ni audience, comme on a pu l'observer ? Ou bien doit-elle demeurer une simple faculté utilisée de manière exceptionnelle, compte tenu de sa gravité, qui motive l'intervention du juge des libertés et de la détention ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Madame la garde des sceaux, vous nous avez exposé les cinq règles nécessaires à l'encadrement juridique du tracking, outil qui, couplé à une stratégie de tests, pourrait être efficace. Mais peut-il vraiment l'être s'il ne repose que sur le volontariat ? Imaginons que, sur ce fondement, un tiers des Français seulement télécharge l'application : cela suffirait-il à produire un effet sur la santé de la population ? Deuxièmement, ne craignez-vous pas que la pression sociale incitant à l'utilisation de l'application au nom de la santé des autres ne transforme le volontariat en obligation et ne crée une société de surveillance généralisée ? Enfin, comment peut-on garantir que le système sera provisoire ? Si l'application fonctionne dans le cas du Covid-19, qu'est-ce qui empêchera de l'étendre à d'autres maladies transmissibles ou virus ? La surveillance généralisée deviendrait alors surveillance de la santé individuelle de chaque citoyen, ce qui engage le respect des libertés publiques et de la vie privée.

Permalien
Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Monsieur Ciotti, je ne partage pas vos propos, pour plusieurs raisons. D'abord, la diminution de la population carcérale, de 8 136 détenus par rapport à la date du 16 mars, résulte pour moitié du tarissement du « flux entrant » – si vous me permettez l'expression – en conséquence de la réduction du nombre de contentieux. Pour donner un ordre d'idée, le nombre de personnes entrant chaque jour en détention, qui était de 250 à 300, est désormais de 60 à 70. Quant à l'autre moitié, elle est composée de détenus sortis de prison avant la fin de leur peine en application des ordonnances que nous avons édictées, c'est-à-dire de personnes qui auraient fini de purger leur peine deux mois plus tard et auraient donc été libérées vers le 15 juin. Cet élargissement est en outre subordonné à deux autres conditions : disposer d'un logement, car nous ne pouvions nous permettre, en période de confinement, de mettre dehors des détenus qui n'en auraient pas, et n'avoir été condamné ni pour terrorisme, ni pour des actes criminels, ni pour des faits de violence intrafamiliale. Cette situation appelle d'ailleurs notre attention, dans le sillage de la loi de programmation et de réforme pour la justice, sur l'inefficience des très courtes peines, qui concernent de nombreux détenus.

Au sujet de la menace terroriste, vous avez fait référence à un article paru ce matin dans Le Point. Je le dis très clairement : les chiffres qui y sont cités sont parfaitement inexacts. Il est même irresponsable de diffuser de telles informations. Il n'y a pas 130 détenus condamnés pour des faits de terrorisme ou radicalisés qui sont sortis prématurément de prison. Depuis le 27 mars, ce sont 25 détenus reconnus comme radicalisés qui ont été libérés, mais pour des raisons normales, parce qu'ils arrivaient en fin de peine pour une part importante d'entre eux.

Quant aux deux personnes qui étaient en détention provisoire à la suite de l'attentat de Strasbourg, elles ont été placées sous contrôle judiciaire du fait de décisions prises par les magistrats eux-mêmes.

Il n'y a plus aujourd'hui que 64 439 personnes dans nos prisons, soit beaucoup moins qu'avant le 16 mars. Je profite de l'occasion pour préciser à l'intention de M. Peu qu'il y avait, avant cette date, 855 mineurs en détention, dont 80 % en détention provisoire, et qu'il n'y en a plus que 680.

Monsieur Barrot, je l'ai dit, j'ai chaque semaine au téléphone les greffiers et les présidents des tribunaux de commerce ainsi que les administrateurs et mandataires judiciaires. Nous dialoguons beaucoup afin de permettre aux tribunaux, même physiquement fermés, de continuer de traiter les affaires urgentes. C'est précisément le but des ordonnances que nous avons prises. Il s'agit, en résumé, que les entreprises en difficulté puissent bénéficier de l'ouverture des procédures collectives lorsque cela apparaît nécessaire et que les salariés restent payés. Quant à la question de la conciliation, elle a été soulevée il y a quelques jours. Je travaille en ce sens avec le directeur des affaires civiles et du sceau et les responsables des tribunaux de commerce, car cette voie très intéressante mérite d'être explorée.

En ce qui concerne la guerre entre modèles politiques, je vous rejoins entièrement, monsieur Vallaud : nous devons démontrer ensemble qu'une démocratie comme la nôtre peut encaisser le coup d'une telle crise sanitaire. C'est essentiel : il y va de la pérennité de notre modèle. C'est aussi un élément de la démocratie que le principe d'égalité. Tel est l'enjeu de votre interrogation sur l'application hétérogène des instructions données dans la période actuelle.

Sur la notion de contentieux essentiels, nous avons diminué l'activité des juridictions, en les plaçant sous le régime des plans de continuation d'activité – PCA –, qui permet de traiter certains contentieux, notamment les comparutions immédiates, que la dangerosité des prévenus et la protection des victimes peuvent rendre nécessaires, et les violences familiales qui touchent le conjoint ou les enfants.

Vous me dites qu'il y a des applications différentes : c'est vrai, et cela tient au fait qu'il n'y a pas de PCA unique pour tous les tribunaux. Entre le tribunal judiciaire de Créteil et celui de Mont-de-Marsan, la situation diffère, car ils ne gèrent pas le même type d'affaires et de contentieux, et ne disposent pas des mêmes ressources humaines ; il est donc logique que les chefs de juridiction déploient des approches adaptées aux caractéristiques de leur tribunal. Ils peuvent, et c'est heureux, privilégier – notamment dans les contentieux civils car les choses sont plus claires pour les contentieux pénaux – une application particulière du PCA, en fonction des ressources humaines dont ils disposent et du stock des affaires à traiter.

Je n'ai pas parlé à M. Ciotti des crédits de réduction de peine de deux mois, ayant concentré ma réponse sur la libération des détenus n'ayant plus que deux mois de peine à effectuer, mais ce dispositif existe bien et consiste en une réduction de deux mois de la peine de détenus s'étant bien comportés pendant la période d'urgence sanitaire. La logique est d'accorder ce crédit à la fin de l'état d'urgence sanitaire, puisque celui-ci a vocation à récompenser les attitudes responsables durant la période que nous traversons. Un détenu se trouvant à trois mois de sa libération pourra sortir s'il obtient ce crédit, à la condition d'avoir un logement et de répondre aux critères que nous avons édictés. Il appartiendra au juge d'application des peines, dont les décisions sont soumises au principe de l'individualisation, de trouver une solution adaptée à chaque cas.

Monsieur Becht, je ne suis pas en mesure de répondre techniquement à vos questions sur le tracking ; par exemple, je ne connais pas l'efficacité du volontariat en la matière. La démocratie, ce sont, entre autres, des procédures qui garantissent des libertés et des protections. C'est parce que nous sommes en démocratie que j'ai pu énoncer les deux principes et les cinq règles qui entoureront les décisions qui pourront éventuellement être prises. En outre, les procédures démocratiques emportent l'existence de recours contentieux, qui constituent une garantie pour une mesure prise provisoirement. Voilà pourquoi il m'a semblé important d'en faire mention tout à l'heure.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Madame la garde des sceaux, qui s'occupe réellement de la coordination des moyens de la protection de l'enfance en cette période de crise ? Pourquoi le matériel nécessaire à ceux qui interviennent dans les familles n'est-il pas encore arrivé ? Dans notre pays, 300 000 jeunes font l'objet de mesures de protection, dont la moitié se trouvent en milieu dit ouvert. Quand les enfants sont maintenus dans leur famille, ces foyers, soumis à la précarité, sont davantage exposés au Covid-19. Les visites des éducateurs sont d'autant plus importantes que les violences se développent et les situations se dégradent, à tel point, vous le savez, qu'il faut rouvrir partout des foyers. Les missions éducatives ne peuvent pas se conduire à distance, et de partout remonte le besoin criant de masques pour les travailleurs sociaux. Qui coordonne la réponse à ce type de besoins ? Que fait-on pour rassurer les intervenants sociaux, qui sont très inquiets ?

Ma deuxième question a trait au dispositif du ministère de la justice pour l'accès au droit des plus démunis, qui sont les grandes victimes de la pandémie. La loi d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19 n'a pas prévu de dispositions particulières pour eux. Elle n'édicte pas les conditions de réquisition de logements et de chambres d'hôtel, ni les bénéficiaires de telles mesures ni la durée de celles-ci, ce qui conduit à des situations humainement insupportables, accentuées par le fonctionnement ralenti des juridictions. Récemment, vingt-trois mineurs se sont retrouvés dans un squat à Gap, faute de relogement par la préfecture, en l'absence de décision du juge des enfants. Comment la justice peut-elle agir dans ces conditions particulièrement difficiles ? Des consignes ont-elles été données aux préfets pour que la situation que je viens d'exposer ne se reproduise pas ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Madame la ministre, vous n'avez pas répondu à Boris Vallaud sur l'insécurité juridique du dispositif de prolongation de la détention provisoire : assumez-vous cette violation de l'État de droit, qui crée un chaos lié à une rupture d'égalité et à des risques procéduraux majeurs ? En outre, cette mesure est totalement contradictoire avec l'objectif de vider les prisons.

Les moyens déployés dans les prisons ne sont pas à la hauteur de la crise. Le 3 avril dernier, la CGT Pénitentiaire a déposé une plainte contre le Premier ministre et vous-même pour mise en danger de la vie des personnels pénitentiaires et non-assistance à personne en danger. Quelques jours auparavant, le 30 mars, l'Observatoire international des prisons, l'Association des avocats pour la défense des droits des détenus, A3D, le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France avaient déposé un référé devant le Conseil d'État pour que soient prises en urgence les mesures destinées à protéger les détenus du virus, dix-neuf établissements pénitentiaires étant d'ores et déjà touchés. Vous affirmez que les surveillants en contact avec les détenus disposent de masques, ce qui n'est malheureusement pas vrai. Ainsi, des surveillants nous ont dit en manquer, la durée de vie d'un masque étant limitée. En outre, les personnels d'insertion et de probation n'en ont pas et ceux des greffes pénitentiaires en manquent. Quand mettrez-vous suffisamment de masques à la disposition des personnels pénitentiaires ? Surtout, procéderez-vous à des dépistages massifs en prison, où l'épidémie peut se propager très vite ? Dans une note du 27 février, les chefs d'établissement ont reçu pour consigne d'interdire aux personnels de porter un masque de protection en permanence.

Vous avez indiqué que 8 000 personnes seraient libérées. Cet objectif est insuffisant, d'autant que les procédures sont trop longues et trop complexes.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La prolongation automatique des délais maximaux de détention provisoire provoque plus que des interrogations. Elle semble susciter une confusion et une insécurité juridique, des applications diverses et des décisions contradictoires, comme le fait valoir le Syndicat de la magistrature. Ne conduit-elle pas à des mises en cause disproportionnées des droits fondamentaux ? En effet, les détenus non jugés, donc présumés innocents, peuvent ainsi être maintenus en prison au-delà des délais ordinaires, sans décision d'un juge ni plaidoirie d'un avocat. Cette disposition est inacceptable. Le président de l'ordre des avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation déplore un dispositif et une décision qui permettent pour « la première fois depuis la loi des suspects de 1793 que l'on ordonne que des gens restent en prison sans l'intervention d'un juge ». On ne peut pas banaliser ce choix que, semble-t-il, vous avez failli amender il y a quelques jours, sans le faire finalement.

Le Gouvernement prévoit la libération anticipée des personnes condamnées à moins de cinq ans de prison auxquelles il reste moins de deux mois à purger, afin de réduire la surpopulation carcérale. Le nombre de détenus a diminué, mais, dans le journal Libération, Adeline Hazan, contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, a indiqué que ces mesures étaient trop tardives et insuffisantes. Certaines voix s'élèvent pour demander des décisions plus fortes au regard de l'intensité de la crise et de la nécessité d'éviter que le virus ne se propage parmi les prisonniers et les personnels pénitentiaires. Le nettoyage et la désinfection des locaux ainsi que le suivi médical des détenus sont-ils renforcés dans cette période ? Là aussi, le dépistage est une urgence.

Enfin, n'est-il pas nécessaire de suspendre les mesures de placement et de maintien en rétention des personnes étrangères ? Il s'agirait d'une mesure de bon sens en l'absence de perspective d'éloignement du territoire, de protection de l'intérêt général et d'humanité.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Madame la ministre, dans le cadre du confinement de la population, vous avez annoncé, le 17 mars dernier, l'arrêt des parloirs pour les détenus, afin d'éviter que des personnes extérieures ne propagent le virus dans les prisons. Les espaces des établissements pénitentiaires sont exigus, donc dangereux si des personnes sont contaminées par le virus. C'est une situation difficile pour les détenus, car les parloirs représentent leur lien avec l'extérieur, notamment avec leur famille. Cette décision était cependant nécessaire. Pour alléger ses conséquences et maintenir le contact avec la famille et les proches, vous avez annoncé que chaque détenu bénéficierait d'un crédit de 40 euros par mois sur son compte téléphonique, soit l'équivalent de onze heures de communication vers un téléphone fixe dans l'Hexagone et cinq heures vers un téléphone portable. Les proches pourront également laisser des messages vocaux à un numéro non surtaxé.

Lors d'un parloir, les familles et les proches pouvaient apporter de l'argent à un détenu pour qu'il cantine au sein de la prison. Vous avez également prévu, pour les détenus les plus démunis, une aide majorée de 40 euros par mois, car certaines familles pourraient éprouver des difficultés à effectuer des virements bancaires. Des risques d'émeute, évoqués par l'un de mes collègues, et d'isolement ont été soulevés.

Madame la ministre, si les mesures de compensation à l'arrêt des parloirs ne suffisaient pas, que comptez-vous faire pour répondre aux inquiétudes grandissantes, alors que le confinement est appelé à durer ? Certains des détenus privés de substances illicites, qu'ils recevaient de l'extérieur, en sont heureusement sevrés, mais d'autres répondent par la violence : que préconisez-vous pour leur prise en charge ?

Permalien
Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Monsieur Pancher, je travaille en lien étroit avec Adrien Taquet, puisque je prends des mesures pour la protection judiciaire de la jeunesse avec laquelle il travaille, en liaison avec les départements et l'aide sociale à l'enfance. J'ai fait distribuer des masques à l'ensemble des personnels de la PJJ qui se trouvent au contact des enfants. Ils disposent donc de moyens de protection ; si tel n'était pas le cas dans certains endroits, il faudrait le signaler, puisque nous avons agi pour qu'ils en aient partout.

Je ne suis pas en mesure de fournir les équipements nécessaires aux établissements de l'aide sociale à l'enfance, cette mission incombant aux départements. En revanche, pour le secteur associatif habilité, qui travaille tantôt pour la PJJ, tantôt pour les départements, nous avons pris certaines mesures : là aussi, nous avons fourni des masques pour le travail effectué en lien avec la PJJ, et j'ai veillé à ce que les établissements du secteur associatif habilité puissent accéder au bulletin numéro 2 du casier judiciaire pour vérifier l'honorabilité des personnes ayant été en contact avec des enfants qu'ils voudraient recruter. Ce que nous pouvons faire, nous le faisons sans aucune hésitation.

J'ai eu l'occasion d'indiquer devant vous que les tribunaux restaient ouverts pour traiter les contentieux de l'urgence. Nous veillons, comme je l'ai dit, au signalement des affaires concernant les conjoints et les enfants en danger. Les tribunaux restent ouverts pour traiter ces contentieux. Les avocats se mobilisent également pour garantir l'accès au droit, et je salue l'opération « Covid-19Avocats solidaires », déployée par le Conseil national des barreaux, qui vient en appui à ce que nous faisons.

Je n'ai pas donné de consignes aux préfets, et je n'ai pas à le faire car ils sont placés sous l'autorité du ministre de l'intérieur.

Madame Panot, je ne reviens pas sur l'ensemble des éléments relatifs à la détention provisoire que j'ai déjà avancés. Nous avons mis en place les conditions permettant de traiter les demandes de remise en liberté. Dans sa décision en référé du 3 avril 2020, le Conseil d'État écrit que « l'ordonnance contestée ne peut être regardée […] comme portant une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales ». Nous sommes conscients que ce dispositif spécifique a un caractère provisoire ; il vise à prendre acte que les juridictions ne fonctionnent pas normalement pour des raisons sanitaires, cette situation nécessitant de prendre des dispositions transitoires pour la détention provisoire. Pour autant, je suis certaine que les règles relatives à l'État de droit n'ont pas été violées dans ce cadre-là.

Vous dites que le dispositif sur la détention provisoire entre en contradiction avec l'objectif de diminution de la population carcérale : comme je l'ai indiqué tout à l'heure, il y a 3 000 détenus provisoires en moins dans les centres de détention qu'il y a quinze jours.

Si des personnels pénitentiaires n'ont pas de masques en détention, je vous demande de me le dire, car notre politique est très claire : tous les surveillants pénitentiaires en contact avec les détenus doivent avoir un masque. Si vous avez vent de difficultés dans certains établissements, signalez-les-nous afin que nous y remédiions.

Nous réfléchissons au dépistage en détention, dans la mesure où nous pourrons disposer de nombreux tests.

Enfin, vous dites que le nombre de 8 000 libérations de détenus est insuffisant : nous avons élaboré un système équilibré, qui vise à permettre l'élargissement des détenus en fin de peine dans des conditions garantissant la sécurité de la société. L'équilibre du dispositif est intéressant.

Monsieur Dharréville, vous évoquez Mme Adeline Hazan qui a considéré que nous avions fait trop peu, trop tard. Dont acte ! J'ai beaucoup de respect pour la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, qui incarne une institution essentielle, mais je ne partage pas ce jugement, qu'elle est évidemment tout à fait libre d'exprimer. Je trouve en effet que nous agissons avec beaucoup de volontarisme et en prenant de nombreuses précautions. Cet équilibre doit permettre d'assurer à la fois la protection de la sécurité sanitaire des détentions et celle de la société à l'occasion de l'élargissement de détenus.

Vous m'avez interrogée sur le placement et le maintien des étrangers dans les centres de rétention administrative : le ministre de l'intérieur, Christophe Castaner, que votre mission d'information reçoit demain matin, sera mieux placé que moi pour vous répondre.

Madame Peyron, je me suis résolue à la suspension des parloirs. En raison du risque épidémique, nous avions commencé, il y a plusieurs semaines, par en réduire l'accès ; le confinement nous a amenés à franchir l'étape suivante et à les suspendre. Nous avons pris des mesures de compensation que vous avez eu la gentillesse de citer. Le forfait téléphonique est largement utilisé. Nous avons aussi donné la possibilité aux familles de laisser des messages sur une boîte vocale accessible gratuitement. Nous avons également organisé l'accès des avocats aux détenus : il peut s'agir de rencontres physiques ou de contacts téléphoniques sécurisés qui ne sont pas écoutés et peuvent passer par des boîtes vocales.

Je précise que nous avons maintenu les promenades, ce qui a son importance pour le calme en détention, ainsi que le travail des auxiliaires, ces détenus qui participent contre un pécule aux services généraux comme le ménage ou la distribution de la nourriture. Nous avons accordé une aide aux plus démunis, ce qui leur permet d'accéder en partie au cantinage, qui a également été maintenu lorsque cela était possible.

La réduction importante de la circulation de produits stupéfiants découle du confinement qui empêche les projections de l'extérieur et ne permet plus de les introduire lors des parloirs. Il faut sans doute voir là l'une des sources des problèmes que nous avons constatés au début du confinement. Nous sommes particulièrement attentifs à ce que les unités sanitaires accompagnent les détenus qui se trouveraient en difficulté.

S'agissant du recours en référé introduit devant le Conseil d'État, évoqué par Mme Panot, permettez-moi de préciser qu'il a été rejeté il y a une heure.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La lutte contre les violences conjugales et celles commises à l'égard des mineurs comprend des dispositifs de signalement et de protection effective des victimes suite aux signalements. Alors que le travail de la justice est très fortement perturbé et ralenti, combien de contentieux ont été traités concernant ces sujets depuis le début du confinement ? Combien y a-t-il eu de comparutions immédiates et d'audiences en matière de protection des victimes ?

Nous avons besoin de réponses chiffrées, et d'une comparaison avec les données du mois de février, afin d'évaluer l'effectivité et l'efficacité des mesures que vous avez annoncées, alors que, malgré le fonctionnement diminué de la justice, le risque d'exposition aux violences est accru pour les plus fragiles.

Marlène Schiappa a indiqué à de nombreuses reprises, et vous l'avez dit vous-même, que l'éviction du conjoint violent du domicile devait être la règle. Est-ce réellement le cas ? Il semble que l'on privilégie le relogement des victimes – c'est en tout cas ce qui se passe dans mon département. Pouvez-vous nous donner le nombre d'évictions du domicile de conjoints violents depuis le début du confinement, et nous dire ce qui s'y oppose, que ces obstacles relèvent de la procédure judiciaire ou d'autres facteurs ?

Pourriez-vous par ailleurs nous donner des précisions sur les mesures économiques d'urgence spécifiques prises pour accompagner les avocats et leurs cabinets dans la crise actuelle ? Il s'agit d'un enjeu majeur pour la pérennité de l'offre de défense sur tout le territoire national au lendemain de la crise, car les plus fragiles ne pourront peut-être pas s'en remettre.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Madame la garde des sceaux, comme vous ne souhaitez pas que l'on vous adresse les mêmes reproches qu'à M. le Premier ministre, vous restez prudente, et vous ne parlez pas de « fin de confinement ». Il convient cependant de réfléchir à la situation des juridictions à l'issue de la période actuelle, en particulier celle des juridictions économiques.

Nous savons tous que ces juridictions seront déterminantes pour notre capacité à reprendre une activité économique normale. Vous avez répondu à Jean-Noël Barrot que des moyens supplémentaires leur seraient consacrés. Mais de quels moyens s'agit-il ? Quelles assurances vous a-t-on données s'agissant des capacités humaines et de moyens techniques de numérisation des procédures ? Aujourd'hui, les tribunaux de commerce sont fermés : seuls ceux qui ont déjà engagé la numérisation, comme celui de Lille, peuvent poursuivre leur activité. Ce n'est pas le cas du tribunal de commerce de Pau. Éclairez-nous, car nous parlons de ce qui se passe sur le terrain.

Êtes-vous favorable, comme vous l'avez laissé entendre, à ce que des collaborateurs ponctuels puissent assister les équipes en activité au moment de la reprise, à l'instar de ce qui se pratique aujourd'hui dans le domaine sanitaire ? Accepteriez, vous que l'on fasse appel, à cette occasion, à des magistrats à la retraite comme on fait appel aujourd'hui à des médecins à la retraite ?

Êtes-vous prête à faire un effort de clarté ? L'ordonnance du 25 mars dernier relative aux délais de procédure collective est illisible. En mai 1968, sur le même sujet, une ordonnance se contentait d'une phrase : les délais sont prorogés. Aujourd'hui, sommes-nous capables d'être simples, clairs et concis pour que notre pays reparte sur de meilleures bases ?

Enfin, s'agissant des juridictions économiques comme des juridictions prud'homales, qu'attend-on pour mettre en place des permanences téléphoniques afin de répondre aux demandes des justiciables ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Madame la ministre, pourriez-vous préciser la réponse que vous avez apportée à Sophie Auconie au sujet du port du masque par les personnels pénitentiaires auxquels je rends hommage ? Vous avez indiqué qu'ils étaient dotés de masques, mais existe-t-il une instruction pour qu'ils les portent ? Il nous est revenu qu'on leur demandait plutôt de ne pas les porter en raison de leur caractère anxiogène.

L'augmentation des violences intrafamiliales est incontestable. Vous avez évoqué dix cas d'éloignement depuis lundi dernier, mais la crise dure depuis plus longtemps. Quelles sont les mesures prises pour protéger les familles concernées ? Nous venons d'adopter une loi qui permet de placer certains conjoints violents sous bracelet anti-rapprochement lorsqu'ils donnent leur accord, mais ces bracelets ne sont pas disponibles. Quand pouvons-nous espérer en disposer ? Cela renforcerait le dispositif de protection des victimes.

Lorsqu'on vous a interrogée sur la position de la présidente de la CNIL concernant le tracking, vous avez répondu que vous entreteniez des liens très étroits avec Marie-Laure Denis. J'aimerais plutôt que vous nous disiez si, oui ou non, vous partagez sa position. En fait, vous ne prendrez pas la décision finale en la matière car, comme vous l'avez dit, il faudra qu'il y ait un débat au Parlement, mais, surtout, qu'il y ait un vote. C'est en tout cas ce que nous souhaitons pour des mesures qui pourraient être profondément attentatoires aux libertés individuelles quand bien même nous connaissons un contexte de crise particulier.

Si le tracking se fonde sur un dispositif volontaire, cela diminue considérablement sa portée, mais, si le dispositif devient obligatoire, cela pose un véritable problème de libertés publiques. Ajoutons que le tracking sans généralisation et répétition des tests n'aurait pas d'intérêt : il nous donnerait l'impression que nous sommes en sécurité, alors que ce ne serait pas le cas.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Permettez-moi de prolonger les questions de mes collègues relatives à la continuité de l'activité des juridictions et de ceux qui y travaillent. Madame la ministre, au-delà de ce qui a déjà été fait, quels dispositifs complémentaires pourraient être prévus afin d'assurer le meilleur fonctionnement d'une institution essentielle ? Le plan de transformation numérique en cours constitue-t-il une base suffisante dans un contexte atypique ?

Jean-Noël Barrot et David Habib vous ont interrogée sur l'adaptation et l'assouplissement des procédures collectives et des mesures de conciliation et de règlements amiables. Je pense à la cristallisation au 12 mars 2020 de la date des cessations de paiements, à l'allégement des procédures, aux assouplissements temporaires concernant par exemple la prolongation des plans de sauvegarde et de redressement. Pouvons-nous déjà tirer un premier bilan de ces mesures ou, du moins, nous fonder sur une projection des procédures engagées avant la mise en oeuvre des dispositifs nouveaux ? Combien d'entreprises sont-elles concernées ? Quelles seront les conséquences de ces mesures pour leurs créanciers ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La situation sanitaire dans les prisons s'explique en partie par la surpopulation carcérale qui vous oblige à libérer des prisonniers condamnés – avec des possibilités de suivi limitées, c'est en tout cas ce que l'on peut lire dans la presse – et à vous abstenir d'en enfermer de nouveaux, au risque de créer des problèmes sécuritaires et sanitaires.

L'objectif de 5 à 6 000 libérations a été dépassé en une quinzaine de jours – on a annoncé 6 266 libérations. Ce chiffre pourrait encore augmenter si les libérations ont lieu six mois avant la fin de la détention au lieu de deux mois. Ce projet est déjà mis en oeuvre, par exemple par le tribunal judiciaire de Créteil. Dans le même temps, la construction de nouveaux établissements marque le pas dans le cadre d'un projet déjà revu à la baisse.

Pouvez-vous nous rassurer sur le fait que ce record de libérations ne sera pas révélateur, une fois passé l'état d'urgence actuel, d'une politique fondamentalement anti-carcérale qui serait comme une réminiscence de la politique menée par Mme Taubira ? Je vous saurais gré de nous épargner d'imiter, en guise de réponse, son lyrisme bavard, mais je sais que vous n'en êtes pas friande.

Permalien
Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Madame Bonnivard, 330 personnes ont été déférées pour violences intrafamiliales, 82 ordonnances de protection ont été délivrées ainsi que 91 ordonnances de placement provisoire pour des mineurs en danger. Si ces données témoignent d'une continuité de l'activité, il m'est difficile d'établir une comparaison par rapport aux mois antérieurs, car la situation globale étant totalement différente une telle comparaison n'aurait pas de sens. Les chiffres montrent en tout cas que l'activité reste soutenue s'agissant de contentieux qui sont notre priorité.

C'est parce que nous avons souhaité prendre en compte la réalité pour lutter contre l'éviction de leur logement des victimes de violences intrafamiliales que, avec Marlène Schiappa et la haute fonctionnaire à l'égalité femmes-hommes de mon ministère, nous avons construit une plateforme nationale permettant de trouver, avec nos partenaires, une solution concrète afin de reloger le conjoint violent et de permettre ainsi son éloignement. J'ai signalé qu'il y avait eu dix saisines de la plateforme vingt-quatre heures après son ouverture : il faut évidemment ramener ce nombre aux deux jours de fonctionnement de cet outil.

Je ne prétends pas que l'ensemble des mesures déjà prises pour soutenir les avocats permettra aux plus fragiles d'entre eux de trouver toutes les solutions nécessaires, mais, si j'ai tenu à ce qu'ils bénéficient du fonds de soutien – les 1 500 euros qui peuvent devenir 2 000 euros sous certaines conditions –, si nous avons fait en sorte, avec mes collègues, qu'ils s'inscrivent dans l'ensemble des dispositifs prévus, c'est parce que nous avons conscience que, après deux mois de grève, la crise actuelle place les petits cabinets d'avocats en particulier dans une situation de très grande fragilité. C'est pour moi un souci de tous les instants de travailler à l'appui économique des différents cabinets d'avocats, et des divers types de structures et d'organisations que les avocats ont mis en place. Nous poursuivrons dans ce sens.

Monsieur Habib, nous avons travaillé avec l'ensemble des acteurs des juridictions économiques : ils attendent un appui procédural et juridique ainsi que la mise en oeuvre de certains dispositifs techniques, mais, à ce stade, je n'ai pas entendu formuler de demandes concernant les moyens.

Je l'ai dit clairement s'agissant des juridictions en général : je souhaite qu'elles puissent bénéficier de collaborateurs ponctuels – cette réponse ne vaut pas spécifiquement pour les tribunaux de commerce. Nous faisons déjà appel aux magistrats à la retraite dans certaines situations ; nous amplifierons cette démarche, au moins le temps de résorber les dossiers accumulés.

Vous me signalez fort aimablement que l'ordonnance du 25 mars est illisible ; puisque nous prenons tous cela avec philosophie, je transmettrai au directeur des affaires civiles et du sceau. Sachez que, s'agissant des délais des procédures collectives, initialement, tout le monde était d'accord : il fallait une prorogation qui permette une sécurité juridique. Aujourd'hui, plus personne n'est d'accord : chaque secteur d'activité considère qu'il lui faut un délai réduit spécifique. Nous présenterons, mercredi prochain, une ordonnance rectificative sur ce sujet – nous essayons de rassembler les demandes qui nous parviennent, en particulier, du secteur du BTP et de l'immobilier qui souhaite avancer plus rapidement.

Monsieur le président Lagarde, vous signalez qu'un certain nombre de surveillants ne portent pas de masques – dont acte. Cela s'est dit, j'ignore si c'est toujours vrai au moment où nous parlons. Reste que je tiens à souligner le fait que le directeur de l'administration pénitentiaire a pris huit directives en la matière : nous accompagnons pas à pas le travail remarquable des personnels de l'administration pénitentiaire. Chaque semaine je m'entretiens avec les directeurs interrégionaux – nous travaillons ainsi vraiment en symbiose. L'une des circulaires, celle du 31 mars, donne des instructions très précises sur le port du masque.

Vous êtes ensuite revenu sur la question des conjoints violents. Vous m'interrogez plus précisément sur les bracelets anti-rapprochement, qui sont l'une des innovations de la loi du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille. J'ai toujours dit qu'ils ne pourraient être utilisés qu'à partir du 1er septembre : il a fallu passer des marchés publics et saisir la CNIL, puisque la protection de données personnelles est en jeu. En attendant, et en particulier en cette période, nous donnons un nombre important de téléphones grave danger – TGD – qui sont un moyen de protection.

Ensuite, en ce qui concerne le tracking, Marie-Laure Denis, présidente de la CNIL, et moi-même avons des positions très protectrices des libertés personnelles et qui se veulent le plus conformes possible à la charte fondamentale que vous avez adoptée en 2018.

Enfin, pour ce qui est du débat parlementaire, ne nous méprenons pas ! J'ai toujours affirmé que la question du tracking supposait la tenue de nombreux débats, y compris au Parlement. Or il est beaucoup trop tôt, alors que nous ne savons même pas quel projet nous évoquons – ni même si projet il y aura –, pour que je puisse vous dire quelle sera la nature de ce débat, quand il aura lieu et de quelle manière vous y serez associés. C'est tout à fait impossible et vous-mêmes, d'ailleurs, déciderez-vous peut-être de vous saisir du sujet qui, pour l'heure, j'y insiste, n'est pas à l'ordre du jour.

Vous m'avez interrogée, monsieur Saint-Martin, sur le premier bilan des mesures économiques prises avec les tribunaux de commerce. Il est beaucoup trop tôt pour vous répondre : l'ordonnance n'a été prise qu'il y a une dizaine de jours. On ne peut donc encore savoir si ce sont les procédures collectives ou au contraire les conciliations qui sont préférées. Je suivrai le dossier avec une grande attention dans le cadre, en particulier, de mes contacts réguliers avec les tribunaux de commerce.

Le moment présent montre par ailleurs à quel point le numérique est essentiel et c'est bien parce que nous avions renforcé les réseaux que nous avons pu développer considérablement la visioconférence : nous sommes ainsi capables d'en avoir 8 000 en même temps. Nous avons également renforcé nos connexions numériques, si bien que nous pouvons en avoir 30 000 en même temps sur l'un de nos réseaux sécurisés. Nous avons en outre donné des ultraportables plus rapidement : nous en installons 500 par semaine, y compris pour les personnels de greffe, pour un total de 3 000 ultraportables distribués depuis le début de l'urgence sanitaire. Bref, nous déployons autant de moyens qu'il est possible. Tout n'est pas parfait, loin de là, il reste beaucoup à faire et c'est bien pourquoi la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice prévoit un investissement important dans le numérique.

M. Son-Forget est pour sa part revenu sur les objectifs fixés par les ordonnances concernant la diminution de la pression carcérale. Notre politique n'est pas « anti-carcérale » ; je réfute cette expression. Je crois au contraire que la prison peut être utile, que les peines de prison sont nécessaires à condition qu'elles soient prononcées à bon escient puis exécutées. Mais il n'est ici question que des fins de peine : sont concernées soit des personnes qui sont à deux mois de la fin de leur peine et sont dès lors assignées à domicile, soit des personnes à six mois de la fin de leur peine, dès lors convertie en travail d'intérêt général. De surcroît, ces personnes ne sont jamais laissées sans contrôle. Nous sommes ainsi parvenus à une solution d'équilibre.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Avant, si j'ose dire, de vous libérer, madame la garde des sceaux, je souhaite vous poser une question se rapportant directement à l'objet de notre mission : des condamnations ont-elles déjà été prononcées pour non-respect des mesures liées à l'état d'urgence sanitaire ?

Permalien
Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice

Des condamnations ont en effet déjà été prononcées, qu'on peut répartir en deux catégories.

Les premières sont liées au non-respect des obligations de confinement. Je ne dispose pas d'un chiffre définitif mais on sait que 8,5 millions de personnes ont été contrôlées –cette question relève plutôt du domaine de compétence de mon collègue Castaner que vous entendrez demain – et presque 500 000 ont été verbalisées par la police et par la gendarmerie.

78 affaires délictuelles nous ont pour l'heure été remontées par les parquets généraux. Certaines de ces affaires sont assez emblématiques. Ainsi, une enquête diligentée par le parquet de Paris a permis d'appréhender une personne qui, au sein d'une agence de voyages, a revendu plus de 20 000 masques. Elle a été jugée en comparution immédiate à Lyon. Je pense également à un pharmacien qui, malgré un premier avertissement, a continué de vendre des masques. Nous constatons que de nombreux parquets proposent des peines de travail d'intérêt général dont l'application peut, parfois, être différée. Des peines de prison ferme peuvent également être prononcées contre des individus déjà poursuivis pour des infractions connexes.

Une autre série d'infractions sont commises par des personnes qui, par exemple, insultent des personnels médicaux. Nous avons souhaité que des instructions soient données afin que les juges puissent, s'ils l'estiment juste dans ce cas, de décider de peines de prison ferme.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous remercie, madame la ministre, d'avoir répondu aux vingt-trois intervenants qui vous ont chacun posé plusieurs questions, sept appartenant à des groupes de la majorité, seize aux autres groupes.

L'audition s'achève à dix-neuf heures quinze.