La réunion

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Mission d'information de la conférence des Présidents sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Coronavirus-Covid 19

La réunion commence à dix-sept heures trente-cinq.

Présidence de M. Richard Ferrand.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la mission d'information par une table ronde réunissant les représentants des organisations syndicales, avant de recevoir demain à quinze heures les organisations patronales.

Plusieurs d'entre vous ont souhaité un dialogue direct non seulement avec les principaux responsables de la gestion de la crise sanitaire – ministres, maires, préfets –, mais aussi avec les représentants des salariés et des employeurs, confrontés aux difficultés d'organisation liées au confinement, qui doivent faire face au risque sanitaire dans l'exercice de leur activité ou dans les transports et qui surtout sont confrontés à la menace d'ampleur que cette crise fait porter sur l'emploi : 453 800 emplois ont été détruits au premier trimestre dans le secteur privé, soit une baisse de 2,3 % par rapport au trimestre précédent. Tous les secteurs ont été touchés – certains très durement – par les conséquences directes du confinement, puis par les répercussions économiques du ralentissement, voire de l'arrêt, de l'activité économique en France et dans le monde.

Sans refaire la chronologie des bouleversements que nous avons traversés depuis le début du mois de mars, je rappellerai que, quelques jours seulement après la déclaration de l'état d'urgence sanitaire et le confinement, des premières mesures, massives, ont été votées : trois projets de loi d'urgence, deux projets de loi de finances rectificative ont doté les pouvoirs publics des moyens juridiques et budgétaires pour affronter la crise, accompagner le confinement et atténuer autant que faire se peut l'effondrement de notre économie, en incitant au recours massif à l'activité partielle afin de maintenir les salariés dans l'emploi.

Au total, onze ordonnances ont permis d'adapter, dans l'urgence, le travail, l'emploi, l'apprentissage et la formation professionnelle à la situation créée par la crise. En outre, le projet de loi portant diverses dispositions urgentes pour faire face aux conséquences de l'épidémie de covid-19, en navette, prévoit des dérogations temporaires ou des adaptations du code du travail. Nous aurons l'occasion d'y revenir.

Que pensez-vous de la façon dont la mise en place des dispositifs d'urgence s'est effectuée ? De la teneur des consultations qui ont eu lieu ? Des négociations dans les branches ? Du déroulement du dialogue social dans les entreprises, plus que jamais indispensable pour préparer au mieux l'après-crise ?

Cette crise a conduit à une modification profonde de l'organisation du travail : lissage des horaires et respect de règles sanitaires nouvelles par exemple. Quelle analyse faites-vous de leur application, des fiches pratiques de protection sanitaire fournies aux employeurs, de l'accès des entreprises aux équipements individuels de protection (EPI) et de l'action de la médecine du travail ?

À moyen terme, se pose la question des contours du télétravail qui, du jour au lendemain, est devenu la norme dans beaucoup de métiers – environ cinq millions de salariés sont toujours en télétravail.

Enfin, nous aborderons la période qui s'ouvre : la stratégie de sortie du chômage partiel, le plan de relance et les mesures de soutien à l'activité – report et exonérations de charge et fonds de soutien, en particulier pour les secteurs en très grande difficulté.

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Laurent Berger, secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT)

Face à la propagation du virus, nous avons fait le choix de mettre notre économie, mais aussi la vie sociale, sous cloche afin de préserver des vies humaines. Nous avons donc fait le choix de l'humain ; il faudra s'en souvenir pour ne pas repartir sur les bases antérieures.

Durant la crise sanitaire, les hôpitaux et les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), ainsi que leur personnel, déjà fragilisés par les restrictions budgétaires successives, ont été clairement mis sous tension. Mais le personnel soignant est resté mobilisé : nous leur devons donc une reconnaissance pérenne, en leur offrant de meilleures conditions de travail, des moyens supplémentaires et de meilleurs salaires.

Durant cette période inédite, nos amortisseurs sociaux ont également fonctionné à plein régime et ont fait la preuve de leur utilité : chômage partiel ou dispositifs équivalents dans les fonctions publiques ; arrêts maladie pour les personnes vulnérables, pour celles s'occupant des personnes vulnérables ou pour garde d'enfants. Ces dispositifs, enviés dans de nombreux pays, ont permis à des millions de Français de rester chez eux et de traverser au mieux cette période, en se protégeant et en protégeant les autres.

Mais les mécanismes de protection sociale ont aussi montré leurs limites, certains, comme les jeunes ou les indépendants, ne pouvant prétendre à aucun de ces mécanismes de sécurité collective. C'est un appel à les repenser ; cela étant, il faut le reconnaître, à chaque fois nous avons mis le doigt sur certaines situations particulières lors de nos réunions avec le ministère du travail ou celui de l'économie, des réponses ont été apportées. Même si elles n'ont pas toujours eu l'intensité souhaitée, on ne saurait parler d'insensibilité aux situations sociales.

Le confinement a été vécu très différemment par les Français. Il a encore accentué les inégalités existantes : certains ont pu télétravailleur, d'autres ont continué à se rendre sur leur lieu de travail, d'autres encore ont basculé en chômage partiel, perdant une partie de leur salaire. On a trop entendu que ce dispositif était un « confort » : rappelons que de nombreux salariés, particulièrement dans les très petites et petites et moyennes entreprises (TPE-PME), n'ont été payés qu'à hauteur de 84 % de leur salaire net. L'enquête que nous avons réalisée à l'occasion du 1er mai souligne l'inquiétude et le mal-être de ces travailleurs.

Certains salariés ont vécu le télétravail plutôt sereinement car ils disposaient d'un espace de travail, de moyens matériels et de communication corrects et avaient de bonnes relations avec leur entreprise. Mais, pour d'autres, cela a été plus difficile, notamment dans les fonctions publiques, moins préparées, et pour les femmes, le confinement n'ayant malheureusement pas permis de rééquilibrer le partage des responsabilités familiales. Reste que la demande sociale est là : il faudra donc être vigilant aux conséquences du télétravail sur le lien social, la relation à l'entreprise, le dialogue social ou les conditions de travail. D'où l'intérêt d'entrer rapidement dans une phase de concertation et de négociation avec les organisations patronales.

Même si ce n'est pas le sujet de la réunion, on ne peut passer sous silence le cas des personnes âgées, qui se sont retrouvées particulièrement isolées durant cette période. La solidarité et les actions collectives se sont développées entre voisins, à l'échelle des territoires, souvent sous l'impulsion de militants associatifs ou syndicaux. De leur côté, les organisations syndicales ont continué à consulter pour saisir toutes les réalités, par le biais de foires aux questions ou la mise en place de boîtes mél. Lors de nos réunions au ministère du travail, cette expertise était précieuse car beaucoup de situations sont méconnues – ce n'est pas un reproche. Cela souligne l'intérêt des corps intermédiaires, représentants associatifs, syndicaux, élus locaux. Nous devons continuer à être vigilants durant la période de reprise.

Déjà, avant la crise sanitaire, les fractures économiques, sociales et territoriales fragilisaient dangereusement notre démocratie. Déjà, les tensions sociales étaient fortes ; elles risquent de s'aggraver. La relance doit être un projet commun qui ne laisse personne au bord du chemin. Il faut d'abord répondre aux situations d'urgence. Certains sont plus touchés que d'autres par la crise – précaires, sans domicile. On a su mettre ces derniers à l'abri pendant le confinement. Notre société va-t-elle tolérer que des personnes soient à nouveau sans domicile ? Les jeunes vont également payer un lourd tribut : dévalorisation de leurs diplômes, difficultés à trouver un emploi, à se loger ou à se nourrir. Il faut renoncer à la réforme des aides personnelles au logement (APL), qui accentuerait encore les difficultés des plus précaires, et à celle de l'assurance chômage. Il faut élargir le bénéfice du revenu de solidarité active (RSA) aux jeunes et prévoir des mesures d'accompagnement. Il faut pérenniser les chèques-service pour les sans-abri et créer un dispositif pour le paiement des loyers. Bref, il va falloir innover pour faire face aux situations d'urgence.

Parallèlement, il faut continuer à protéger les travailleurs lors de la reprise d'activité. Dans les entreprises où le dialogue social se passe bien, la reprise a eu lieu dans de bonnes conditions. Il faudrait aller jusqu'à en faire une condition des aides publiques. La santé et la sécurité des salariés ne se discutent pas ; cela ne peut passer que par des accords, dans le cadre du dialogue social.

Il faut de toute urgence reconnaître et revaloriser le travail trop souvent ignoré – mais dont la crise nous a rappelé l'utilité – des soignants et des personnels des EHPAD, mais aussi des travailleurs de l'agroalimentaire, durement touchés – notamment dans votre région, monsieur le président –, des salariés des commerces alimentaires ou des transports. Grilles de salaires, déroulements de carrière, conditions d'accès facilitées à la formation et aux métiers, conditions de travail, ce chantier doit être ouvert sans tarder.

Enfin, il ne faut pas précipiter la fin des mesures de soutien aux entreprises : nous n'avons pas la moindre idée de l'ampleur de la crise à venir. À la CFDT, nous nous réjouissons que le chômage partiel ait permis de traverser le début de crise – contrairement à ce qui s'était passé en 2008-2009 – et de protéger les emplois, même si l'on peut regretter quelques effets d'aubaine. Prenons garde à pas débrancher trop rapidement ce dispositif, au risque d'amplifier les suppressions d'emplois et créer de nouvelles inégalités. Il faudra apprécier la pertinence de son maintien secteur par secteur, voire entreprise par entreprise ; le maintien de la prise en charge doit être conditionné au dialogue social autour des conditions de travail dans les entreprises et secteurs concernés.

L'ajustement du marché du travail a pour le moment surtout pesé sur les plus précaires – salariés en contrat à durée déterminée (CDD), intérimaires – mais la fragilisation d'un grand nombre d'entreprises fait craindre une importante hausse du chômage dans les prochains mois. Cherchons à réorienter l'activité, en lien avec les acteurs territoriaux, les plus compétents pour piloter un tel chantier : formations, mise en place de dispositifs d'accompagnement ou de reconversion, etc, en investissant dans la rénovation thermique des logements et dans les métiers du soin, du service et de l'accompagnement social.

Bien qu'une réunion se tienne en ce moment au ministère du travail, je regrette que le lancement de la grande mobilisation pour l'emploi et le travail n'ait pas encore eu lieu. Il ne s'agirait pas d'une grand-messe nationale mais d'un point de départ, qui s'articulerait avec des conférences sociales territoriales ou des pactes régionaux. N'attendons pas de nous prendre la vague dans la figure… La relance a besoin d'une gouvernance. Il faut prendre le temps du diagnostic – ce que vous faites –, sans se limiter aux données macroéconomiques, en analysant cette crise à l'aune des nouveaux indicateurs de richesse sur lesquels votre assemblée devrait se prononcer tous les ans depuis la loi du 13 avril 2015 visant à leur prise en compte dans la définition des politiques publiques.

Nous ne sommes pas des idéalistes, nous savons l'importance de la performance économique, tout comme les salariés. Mais ils demandent aussi de la justice sociale, de la transition écologique et des principes démocratiques solides, car tout porte à craindre que la crise que nous traversons ne nous mette collectivement en difficulté, y compris sur ce dernier plan.

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Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la Confédération générale du travail (CGT)

Les mesures prises durant la crise ont eu un impact considérable sur l'organisation et les conditions de travail, sur les droits des travailleurs, ainsi que sur leur situation sanitaire et sociale. Certaines ont pu aggraver des inégalités préexistantes et créé de nouvelles situations de vulnérabilité.

Pendant le confinement, des salariés du secteur privé ou public dont les fonctions répondaient à des besoins vitaux ont continué à venir sur leur lieu de travail et ont travaillé dans des conditions extrêmement dégradées. Cela a parfois eu des conséquences sur leur santé : certains ont été contaminés, sont tombés malades, et parfois même en sont malheureusement décédés. Tout en admettant qu'une présence physique était inévitable pour certaines fonctions dites essentielles, nous avons régulièrement réclamé des protections individuelles et collectives, ainsi qu'une organisation du travail permettant de préserver leur santé et de ne pas transmettre le virus à sa famille ou à des proches. Or le manque de protections individuelles, catastrophique durant les premières semaines, est toujours patent. En outre, le travail s'est intensifié pour beaucoup de salariés – certains étant malades, la charge s'est reportée sur les autres. Enfin, dans certains secteurs, particulièrement dans les services publics et la santé, la charge de travail s'est accrue.

Parallèlement, un grand nombre de personnes se sont vues proposer ou imposer le télétravail, sans préparation préalable. Parfois, elles ont dû accepter des modifications d'horaires, sans accord préalable, ou ont été contraintes de prendre des congés. Un tiers des télétravailleurs et télétravailleuses n'ont pas été dotés d'équipements informatiques, 97 % sont dépourvus d'équipements de travail ergonomiques, un quart ne disposent pas d'un lieu adapté au télétravail ; enfin, un tiers, et particulièrement les femmes, ont dû télétravailler tout en gardant les enfants et en assurant la continuité pédagogique.

Nous avons demandé à de nombreuses reprises que seuls les secteurs dits essentiels à l'activité du pays continuent à fonctionner, ce qui aurait permis de réduire la durée du confinement ; or le Gouvernement a commis l'erreur de ne pas les définir. Du coup, de nombreux travailleurs et travailleuses se sont exposés inutilement à des risques de contamination, tant sur leur lieu de travail que dans les transports en commun, aggravant parfois la pénurie en matériel de protection individuelle qu'on a déplorée tout au long du confinement et qui persiste encore dans certaines professions.

La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) a montré que cette exposition au risque touchait particulièrement les travailleurs les moins bien payés. Si 68 % des cadres ont pu travailler exclusivement à distance, cela n'a été le cas de seulement 32 % des employés et 4 % des ouvriers. Les inégalités sociales s'en sont trouvées aggravées, d'autant plus que 42 % des ouvriers déclarent avoir d'ores et déjà subi une baisse de salaire, contre 16 % des cadres, 25 % des professions intermédiaires et 29 % des employés. On a déjà rappelé que la plupart des travailleurs mis au chômage partiel ne touchent pas l'entièreté de leur rémunération, mais d'autres ont été privées d'emploi, ont vu leur mission se terminer pendant le confinement et, pour certaines, ont perdu leur travail.

Le Gouvernement a adopté, par voie d'ordonnance et de décret, une série mesures dérogatoires au droit du travail, qui plus est pour une durée parfois indéterminée. Les employeurs ont ainsi pu imposer ou modifier la prise de jours de congé ou de repos, déroger au repos hebdomadaire et dominical, allonger unilatéralement la durée du travail, différer le versement de certaines rémunérations, suspendre l'élection des représentants du personnel dans les entreprises, ou encore s'exonérer de certaines obligations de suivi médical. Dans la plupart des cas, les instances représentatives du personnel n'ont pas été consultées correctement au sujet de l'évaluation des risques, de la réorganisation du travail et de la reprise de l'activité, tant dans le secteur privé que public. Or, les plans de continuité ou de reprise de l'activité ont des conséquences sur l'organisation et les conditions du travail, ainsi que sur l'exercice des droits, ce qui rend nécessaire une concertation systématique, d'ailleurs prévue par les textes, avec les instances représentatives. Malheureusement, celles-ci n'ont très généralement pas été consultées ou n'ont été informées qu'au dernier moment, une fois les décisions prises.

Les libertés syndicales ont aussi été malmenées, qu'il s'agisse de la liberté de circulation des délégués sur les lieux de travail, pourtant essentielle, ou des droits d'expression. Nous avions demandé, en vain, que les représentants syndicaux soient autorisés à circuler pendant le confinement. Par ailleurs, les délais encadrant l'information et la consultation du comité social et économique (CSE) ont été récemment réduits, alors qu'il aurait fallu à l'inverse consolider ces instances et leur donner le temps de fonctionner correctement.

Nous avons aussi déploré l'insuffisance des garanties apportées pour protéger les droits des salariés. En période de crise sanitaire, l'inspection du travail devrait pouvoir faire usage des prérogatives renforcées ; or le Gouvernement lui a donné pour consigne de limiter le nombre de contrôles, alors même que ceux-ci étaient essentiels pour s'assurer de l'effectivité des mesures de protection des salariés. La direction générale du travail a même décidé d'apprécier elle-même l'opportunité des contrôles dans une entreprise, en contradiction avec les dispositions de la convention n° 81 de l'Organisation internationale du travail (OIT) sur l'inspection du travail. Les syndicats du ministère du travail ont d'ailleurs dénoncé les pressions subies et ont déposé une plainte auprès de l'OIT pour non-respect de l'indépendance de l'inspection du travail. Le 15 avril, un inspecteur du travail a été suspendu, avec mesure conservatoire, après avoir fait des rappels à la loi et demandé un référé pour la protection des salariés. Enfin, les inspecteurs, eux non plus, n'ont pas été dotés de matériel de protection, en particulier de masques ; ils ont été invités, de ce fait, à limiter leurs déplacements, ce qui va à l'encontre de leur mission. Le manque de protections a été constaté dans toutes les professions, y compris dans des lieux très confinés comme les prisons ou les centres de rétention.

La crise a exacerbé les inégalités. Plus de 10 millions de travailleurs et travailleuses se sont vu imposer le chômage partiel et ont subi, pour la plupart d'entre eux, une baisse de rémunération. Certains ont été dans l'incapacité de subvenir à des besoins élémentaires, y compris alimentaires. Près de 2 millions de personnes, qui travaillent sans être déclarées – notamment celles qui n'ont pas de papiers – n'ont perçu aucun revenu depuis le début du confinement et ne peuvent prétendre à une aide. Les personnes précaires – intérimaires, en CDD, contractuels – ont connu une interruption de leur mission et n'ont pas pu bénéficier du chômage partiel, si ce n'est au tout début de la période. Les travailleurs indépendants, les autoentrepreneurs, comme les travailleurs des plateformes, dépourvus de protection sociale, n'ont pas pu davantage bénéficier des dispositifs de chômage partiel ni de l'indemnisation complémentaire de l'employeur en cas d'arrêt d'activité, par exemple pour garder un enfant. Nombre d'entre eux, craignant une perte substantielle de revenus, ont continué leur activité, au prix, parfois, de risques élevés pour leur santé.

Les jeunes de moins de 25 ans en grande précarité n'ont pas pu tous percevoir l'aide financière associée à la garantie jeunes. L'ouverture de nouveaux contrats a souvent été repoussée à fin avril ou mai, ce qui a placé nombre d'entre eux en grande difficulté. Une aide de 200 euros a bien été annoncée le 4 mai, mais son montant reste faible au regard des besoins et elle ne sera versée qu'aux bénéficiaires de l'APL ou aux étudiants ayant perdu leur emploi.

Les inégalités entre femmes et hommes ont elles aussi explosé. Les femmes, majoritaires dans les métiers de services, de soins aux personnes, ont été particulièrement exposées à la crise. La fonction publique hospitalière est composée à 78 % de femmes ; celles-ci représentent 90 % des personnels de caisse, 97 % des aides à domicile et 70 % des employés de l'entretien. Elles occupent aussi majoritairement les emplois précaires et à temps partiel, ce qui explique qu'elles aient massivement subi des pertes de rémunération.

Les personnels hospitaliers demeurent en nombre insuffisant pour remplir leur mission dans de bonnes conditions. Il faut absolument lancer un plan massif de recrutement pour le système hospitalier et, plus généralement, développer les services publics dont l'utilité sociale a été une nouvelle fois mise en évidence. Les politiques d'austérité menées précédemment ont eu des conséquences catastrophiques, qui nous empêcheront de faire face à de nouvelles crises. Il faut tirer les leçons de cette expérience et donner dès à présent un signal fort. Or nous ne voyons rien en ce sens. Nous nous inquiétons de la déréglementation du droit du travail, actée dès les premières ordonnances. L'état d'urgence dit sanitaire ne s'imposait pas, car les questions sanitaires pouvaient être réglées par les dispositions du code de la santé publique. Surtout, il n'avait de sanitaire que le nom : il aura surtout eu pour effet le plus rapide d'introduire une série de dérogations au droit du travail. Il faut, à l'inverse, renforcer les droits des travailleurs, accorder immédiatement des aides massives à toutes les personnes en grande précarité et revaloriser – notamment en augmentant les rémunérations – tous les métiers d'utilité sociale, au lieu de se contenter de verser des primes de manière aléatoire, selon les départements et les postes. Cela permettrait de reconnaître ces professionnels.

Nous restons très inquiets du manque de protections individuelles. Le Gouvernement a eu du mal à comprendre l'utilité des masques. Compte tenu de leur coût, nous souhaiterions que, dès à présent, ils soient distribués gracieusement à tous les travailleurs. Dans la fonction publique comme dans le secteur privé, de nombreux salariés travaillent toujours sans protection individuelle suffisante, ou sans que le travail ait été réorganisé pour préserver leur santé.

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Yves Veyrier, secrétaire général de FO

Les syndicats ont su tisser un réseau dense, constitué de dizaines de milliers d'implantations, dans les entreprises, même s'il ne s'y trouve parfois qu'un seul délégué. Nous avons été extrêmement sollicités au cours de la crise par nos relais ou par des salariés de très petites entreprises ou du secteur du travail à domicile, dépourvus de représentation syndicale. Beaucoup de questions ont porté sur l'activité partielle, les moyens de protection en cas de poursuite d'activité et, dans les entreprises, les organisations du travail permettant d'appliquer les gestes barrières. Les salariés se sont pliés à l'impératif de l'activité partielle, qui résultait de la consigne stricte de confinement donnée par les pouvoirs publics. Cette décision s'est traduite, pour beaucoup d'entre eux, par une perte immédiate de salaire, mais également, surtout dans les petites et moyennes entreprises, où l'échange direct avec le chef d'entreprise est quasi quotidien, par une profonde inquiétude sur les conditions de la reprise et l'avenir de leur emploi. Pour répondre à des critiques qu'on a beaucoup entendues, nous ne sommes ni irresponsables ni inconscients des enjeux économiques et sociaux de la crise pour les salariés.

Nous avons été très sollicités au sujet de l'application des mesures de protection. Les syndicats ont beaucoup œuvré pour l'installation des parois de plexiglas devant les caisses, dans le secteur du commerce : ces salariés avaient jusqu'alors poursuivi leur activité sans aucune protection. Dans le secteur de la santé, public comme privé, dans le domaine médico-social et du soin à domicile, comme dans ceux qui contribuent à assurer la chaîne de l'approvisionnement, tous se sont mobilisés sans se poser de questions ; pourtant, la peur de contracter la maladie s'est vite imposée devant la litanie quotidienne et dramatique du nombre d'hospitalisations et de décès.

Chacun a pris conscience du rôle essentiel de professions invisibles pour assurer l'approvisionnement de la population. Je pense en particulier aux salariés des entreprises de sous-traitance dans le domaine du nettoyage, de la prévention et de la sécurité, qui interviennent quand les locaux de l'entreprise cliente sont fermés. Ces personnes ne se sont pas arrêtées. Or, pour se rendre à leur travail, souvent très éloigné de leur domicile, elles prennent souvent les transports en commun. Elles perçoivent par ailleurs des revenus très faibles, étant généralement au SMIC et à temps partiel.

Depuis le début de 2019, Force ouvrière a lancé une campagne intitulée « Reconsidérer les professions de services à la personne ». Si cette perspective doit être élargie, au vu de la crise sanitaire, l'échelle des valeurs des métiers doit être repensée. Un ingénieur financier percevant environ 10 000 euros mensuels, ne pourrait assurer sa mission si personne ne s'occupait de ses enfants, de ses parents, de ses grands-parents, voire même, parfois, de son repassage et de son ménage. Or, les personnes en question sont au SMIC, à temps partiel, en situation précaire, et connaissent des difficultés de transport – lesquelles prennent un relief particulier dans un contexte de crise sanitaire. À cet égard, j'ai été sensible aux propos du Président de la République, rappelant l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. » C'est une des questions qui demandent aujourd'hui une réponse. Il ne faut pas seulement revaloriser les salaires, mais, plus largement, reconsidérer les métiers. Il faudrait revenir sur la sous-traitance, l'externalisation, qui permet aux entreprises donneuses d'ordre de se débarrasser du visage même des gens qui nettoient leurs locaux. Lorsqu'ils étaient salariés de l'entreprise donneuse d'ordre, ils étaient beaucoup mieux considérés, car ils étaient partie prenante de la société ; Ils ne sont désormais plus qu'une valeur marchande, ce qui contredit la déclaration de Philadelphie, annexée à la constitution de l'OIT, selon laquelle le travail n'est pas une marchandise – et encore moins les travailleurs.

Plusieurs pays, dont la France – et ses organisations de travailleurs –, demandent que la santé au travail soit reconnue comme un droit fondamental par l'OIT, au même titre que les droits qu'elle consacre dans ses conventions fondamentales. La crise rend cette revendication d'autant plus légitime. Il faut s'en saisir pour faire avancer les normes en matière de protection de la santé au travail. La protection contre les maladies professionnelles date de la constitution de l'OIT de 1919. On rappellera que la première convention reconnaissant la nécessité de protéger les travailleurs contre les maladies professionnelles, qui remonte à 1925, visait entre autres une zoonose, la fièvre charbonneuse, transmissible du bovin à l'homme. Ces questions ne sont donc pas nouvelles.

J'en viens au dialogue social. Nous avons eu de nombreuses réunions, à tous les niveaux, non sans avoir dû parfois surmonter quelques difficultés : il nous a ainsi fallu insister auprès des antennes départementales de la direction du travail et de l'emploi pour qu'elles soient systématiques. Nous nous sommes fréquemment heurtés au silence des préfets – probablement surchargés, ce qu'on peut comprendre. Reste que dans les départements où le dialogue a fonctionné, parfois en présence de représentants du ministère de la santé et de l'agence régionale de santé (ARS), le suivi de la situation en a été grandement amélioré. J'observe qu'on fait beaucoup plus appel à nous dans le contexte de la reprise : on a le sentiment qu'on vient chercher les syndicats quand il faut remettre les salariés au travail, ce qui n'est pas sans susciter un certain malaise. Le Premier ministre parlait la ligne de crête entre le risque d'un rebond de l'épidémie et son écroulement. Ramenée à l'échelle de l'individu, la ligne de crête se situe entre le risque de contracter le virus et celui de perdre son emploi ou de ne plus être payé à la fin du mois… Cette situation demeure dans le contexte de la reprise.

Si le dialogue social a fonctionné, nous avons été parfois, trop souvent, mis devant le fait accompli, face à des décisions prises à l'initiative du ministère du travail ou du législateur. Je rappelle qu'en vertu de l'article L.1 du code du travail, les organisations patronales et syndicales doivent théoriquement être saisies de tout projet de réforme portant sur les relations individuelles et collectives du travail, en vue de l'ouverture éventuelle de la négociation collective. Je ne reviendrai pas sur les ordonnances qui ont été prises en matière de travail et sur les textes qui ont réduit les délais de consultation du CSE. Nous avons demandé, en vain, le rétablissement des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail partout où ils ont été supprimés. On s'est aperçu que les CHSCT auraient pu jouer un rôle efficace dans le cadre de l'application des mesures de protection, grâce, notamment, à l'expertise des représentants du personnel.

Toutes les organisations syndicales étaient en désaccord avec la réforme de l'assurance chômage ; nous nous sommes aperçus à quel point nous avions raison de l'être, dans ce contexte très particulier mais très révélateur de la situation vécue par de nombreux salariés. Si dialogue social il doit y avoir, il serait bon de revenir à son essence et à la convention négociée en 2017 et qui théoriquement courait jusqu'à la fin de l'année, en redonnant la main à la négociation collective, même si le contexte sera plus compliqué. En raison du coût de l'activité partielle et de l'augmentation du chômage, les moyens dont dispose l'assurance chômage seront plus difficiles à équilibrer.

S'agissant du dialogue social, nous avons beaucoup insisté pour que chacun identifie et assume ses responsabilités. Il nous semble important que ce soit les pouvoirs publics et non les organisations syndicales qui prescrivent les dispositions sanitaires précises devant être appliquées. Je ne sais pas quant à moi s'il faut ou non porter un masque ; pendant longtemps, on s'est satisfait d'une situation où des salariés devaient continuer à s'occuper de personnes âgées et malades, chez elles, sans aucun moyen de protection. Or même ici, même en restant à bonne distance, nous sommes tenus de porter un masque… Je ne sais pas davantage si la bonne distanciation sociale est d'un mètre ; mais si les pouvoirs publics arrêtent une distance d'un mètre, il revient aux employeurs de satisfaire à leurs obligations sanitaires et aux syndicats et représentants du personnel de s'en assurer.

Pour ce qui est de la réforme de la santé au travail, la négociation interprofessionnelle que nous avions prévu d'engager début mars conserve toute sa pertinence et son actualité, comme celle sur le télétravail. Notre confédération appelle à une reprise rapide des travaux ; j'ai cru comprendre grâce à Twitter que le MEDEF n'y serait pas forcément hostile.

Pour ce qui est de la reprise, j'ai retenu du discours du Premier ministre que la progressivité était l'un des maîtres mots du plan de déconfinement. Prenons toutefois garde à ce que la volonté d'accélération de la reprise ne se transforme pas en précipitation : n'oublions pas que les gestes barrière vont à l'encontre de la spontanéité du lien social qui entre pour une bonne part dans le plaisir d'aller au travail et d'y retrouver ses collègues. Hormis pour les cadres aisés, le confinement et le télétravail ne sont pas une partie de plaisir. La prévention des accidents du travail repose essentiellement sur la capacité du salarié à maintenir son attention au respect des gestes barrière. Une intensification du travail pourrait avoir des effets tout à fait contre-productifs.

Dans le contexte de la reprise, il nous paraît important d'être vigilants sur les aides publiques accordées aux entreprises : elles doivent être évaluées, conditionnés, contrôlées et les entreprises sanctionnées si elles ne respectent pas les conditions de leur obtention.

Sur le plan national comme sur le plan international, il importe de travailler à la responsabilisation des donneurs d'ordre sur toute la chaîne de valeur : sous-traitants, fournisseurs, clients. Nombre d'entreprises connaîtront des difficultés ; la responsabilité des donneurs d'ordre est parfois déterminante.

Je ne reviens pas sur la question des dividendes et de la stratégie industrielle – la relocalisation des industries essentielles devrait être accompagnée de plans de formation importants – ni sur l'enjeu de la coordination européenne, mais également du multilatéralisme, en grande difficulté ; c'était la pire des choses qui pouvait arriver dans de pareils moments.

Enfin, il importe de maintenir le rôle consultatif du Conseil économique, social et environnemental, où les représentants de l'activité économique et sociale peuvent faire valoir des avis, dont le Parlement peut ou non se saisir.

M. Gilles Le Gendre, vice-président de la mission d'information, remplace M. Richard Ferrand au fauteuil de la présidence.

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Gérard Mardiné, secrétaire général de la CFE-CGC

Nous vivons une crise d'ampleur exceptionnelle. Il faudra nous demander pourquoi son éventualité n'a pas été prévue par les plans de gestion de crises nationaux ou par les plans de continuité de l'activité des entreprises. Nous avons dû faire face à des situations très difficiles, avec un manque de moyens de protection ; des gens se sont dévoués, parfois au prix de leur vie pour que les missions essentielles soient assurées, en particulier dans le domaine de la santé.

Les mesures d'urgence prises par le Gouvernement ont tout de même permis de faire fonctionner ce qui pouvait continuer à le faire, et les dispositifs d'assistance, et notamment de chômage partiel, d'éviter de nombreux licenciements.

Là où il a bien fonctionné, le dialogue social a permis de résoudre les problèmes et de trouver le bon compromis entre préservation de bonnes conditions sanitaires et reprise de l'activité économique. La CFE-CGC a quant à elle plaidé pour que les accords d'entreprise comprennent des mesures de solidarité envers ceux qui étaient les moins indemnisés. Reste que les compétences sanitaires ont fait défaut dans nombre d'endroits : tout comme mes collègues, je regrette la suppression des CHSCT, qui étaient très utiles dans les établissements de production ou utilisant des techniques particulières.

La tension dans les hôpitaux et les EHPAD a confirmé la faiblesse structurelle du système, à laquelle il faut répondre de manière structurelle et non conjoncturelle comme cela a été fait avec les primes. Tous les partenaires sociaux doivent être associés à ce que l'on appelle sur les réseaux sociaux le « Ségur de l'hôpital », tant cette question est décisive.

Nous déplorons une dépendance stratégique que nombre de nos militants, sur le terrain, ont jugée inacceptable, et dont il faudra tirer tous les enseignements. Nous l'avons constatée avec les produits de première urgence médicale – nous ne sommes pas encore sûrs que tous nos besoins soient couverts – et la communication du directeur général de SANOFI à propos d'un futur vaccin n'a plutôt pas arrangé les choses, étant entendu que cette entreprise bénéficie d'un crédit d'impôt recherche de 130 millions par an.

Nous sommes favorables à l'ouverture relativement rapide d'une négociation interprofessionnelle et je crois que les organisations d'employeurs y songent également. Ce n'est pas tant le télétravail qui doit en être l'objet que ce que nous appelons la « continuité d'activité à domicile » telle qu'elle est vécue aujourd'hui. Bon nombre de gens souffrent de ces conditions de travail pour différentes raisons : manque d'équipement, présence d'enfants, etc. Sans doute faudra-t-il réguler un certain nombre de choses, ce qui doit pouvoir se faire si tout le monde est de bonne foi.

Comment voyons-nous la suite ? Peu à peu, l'anxiété sanitaire laisse la place à la peur de perdre son emploi. Nous devons vivre la situation actuelle comme une crise transitoire, à laquelle nous devons apporter des réponses transitoires même si, selon les secteurs, cela peut durer plus ou moins longtemps. On peut craindre une moindre indemnisation de l'activité partielle : de grandes entreprises en particulier proposent d'ores et déjà de négocier des mesures structurelles lourdes qui constituent en fait de véritables plans d'économies. Alors que le dialogue social avait jusqu'ici pas trop mal fonctionné, l'ambiance devient tendue, et les hypothèses de départ de plus en plus contestées. Les directions des grandes entreprises feraient mieux de se demander comment valoriser au mieux les compétences dont elles disposent en s'interrogeant par exemple sur les possibilités d'investir de nouveaux secteurs. Car si la crise est conjoncturelle, les besoins structurels demeurent, en particulier dans le domaine de la transition écologique. Comment se diversifier et continuer à investir dans la course technologique alors que les besoins d'investissement sont immenses ? Les entreprises ont évidemment veillé à sécuriser leur trésorerie, ce qui est une bonne chose, mais il faudra ensuite changer de logique : une fois la trésorerie assurée, il ne faudra plus raisonner au vu de ce que pourront être les résultats fin 2020 mais se demandant comment utiliser au mieux les compétences dont on dispose pour rebondir sur le long terme. Nous savons que l'exercice 2020 sera très chahuté ; il faut faire une croix dessus et donner la priorité à ce qui favorisera un rebond.

Ces sujets-là viennent sur la table et ils seront concrétisés à travers des convocations dans les semaines qui viennent. Les prérogatives de l'État en la matière devront être renforcées afin de s'assurer que l'intérêt général et le long terme seront bien préservés. Les mesures d'urgence ne doivent pas être revues à la baisse avant que les plans de relance ou de soutien sectoriel n'aient produit leurs effets. Le ministre Le Maire a annoncé un plan de relance pour septembre ; encore faut-il d'ici là éviter que des gens se retrouvent licenciés et ainsi hors d'état de contribuer à la reprise lorsqu'elle se produira. Il faut donc imposer des contreparties claires aux aides et aux garanties de l'État et les différencier en fonction de la taille des entreprises et des secteurs d'activité afin de maîtriser les effets d'aubaine.

La solidarité entre filières, entre donneurs d'ordre et sous-traitants, est indispensable. L'industrie conditionne une grande partie de l'activité économique et il importe que les réunions du Conseil national de l'industrie (CNI) se déroulent dans un esprit constructif et solidaire. Les partenaires sociaux ne sont pas suffisamment associés dans certains comités stratégiques de filières. Il faudra se préoccuper de la valorisation des compétences au lieu de garder les yeux rivés sur la réduction des périmètres d'activité.

Nous avons également l'opportunité d'agir en matière de formation, y compris en assouplissant le recours aux formations internes. Des cadres et des techniciens sont sans doute prêts à former un certain nombre de leurs collègues ; ce pourrait être une solution à explorer.

L'État doit bien sûr soutenir l'investissement, mais les entreprises doivent y prendre leur part – le plan de l'Union européenne annoncée hier reste quant à lui à entériner et la Banque centrale européenne (BCE) devra s'impliquer fortement. Compte tenu du volume des dépenses nécessaires, en particulier dans la sphère sociale, l'État, les régimes sociaux mais aussi les entreprises devront recourir à une dette à très long terme, sinon pérenne ; encore faut-il fixer des contreparties claires, et ne pas alourdir la fiscalité générale.

Certains ratios seront durablement atteints, à commencer par les taux d'endettement et de marge des entreprises. Tout cela sera sujet à de grandes modifications et il faudra donc, pour un temps certain, ne plus considérer systématiquement les mêmes indicateurs. Dans les grandes entreprises, beaucoup de gens craignent les résultats de l'exercice 2020. Pourquoi ne pas fusionner les exercices 2020 et 2021, ce qui n'empêchera pas de disposer de soldes intermédiaires, par exemple pour la fiscalité ?

Comme vous le savez, les normes comptables jouent également un grand rôle dans les résultats des entreprises. Il est même probable que cette grave crise entraîne des reprises d'activation de dépenses imputées dans des bilans, ce qui modifiera encore les résultats. Ces éléments-là, qui ne font pas l'objet des négociations sur l'adéquation entre la force de travail et le plan de charges de l'entreprise, doivent être soulignés.

En ce qui concerne les logiques de développement fondées sur de nouveaux produits, l'État doit aider les entreprises à promouvoir des approches de visionnaires et de stratèges plutôt que de gestionnaires, malheureusement les plus répandues à ce jour. Enfin, il faut continuer à investir dans tous les secteurs d'avenir comme la recherche et la transition énergétique car ils créeront des emplois et contribueront forcément à limiter la casse sociale due à cette crise.

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Francis Orosco, vice-président confédéral de la CFTC

La CFTC est globalement satisfaite des relations qui ont été nouées pendant la crise sanitaire, laquelle a témoigné du rôle important des corps intermédiaires et des organisations syndicales. Grâce à l'investissement de chacune d'entre elles, en répondant présent aux sollicitations organisées par le Premier ministre et par différents ministères, nous avons illustré l'importance du dialogue social.

Les ordonnances ont permis de généraliser la possibilité de recourir aux visioconférences pour les réunions des comités sociaux et économiques (CSE) sur un certain nombre de sujets, mais cette dérogation dans l'exercice des mandats doit rester ponctuelle.

Les ordonnances ont également permis aux branches professionnelles de négocier des accords par visioconférence pour « faciliter » l'application de certaines d'entre elles dès lors que les branches professionnelles et les partenaires sociaux en étaient d'accord mais, là encore, il convient de fixer un cadre afin que l'utilisation de ce procédé garde un caractère strictement ponctuel. Certaines branches professionnelles souhaitaient aller au-delà, en mettant sur la table des thèmes qui n'avaient pas forcément de rapport avec la situation sanitaire.

On peut être satisfait de la réactivité du Gouvernement en matière de chômage partiel, mais les annonces rassurantes ont été suivies par des cascades de textes rétroactifs : deux des trois ordonnances sur le chômage partiel ont ainsi été publiées à quatre jours d'intervalle. On peut donc regretter un certain manque de clarté.

Nous dénonçons le fait que certaines entreprises, certes étrangères, aient continué à verser des dividendes à leurs actionnaires tout en bénéficiant de fonds publics au titre du chômage partiel : ainsi LafargeHolcim s'est permis de distribuer 1,9 milliard d'euros, ce qui a de quoi étonner.

Les mesures en faveur de l'apprentissage prises dans les ordonnances du 1er avril vont dans le bon sens. Un grand nombre de centres de formation des apprentis (CFA) ont rencontré des difficultés pour déployer dans un laps de temps très court des solutions d'e-learning et former leurs équipes pédagogiques. Heureusement, les opérateurs de compétences (OPCO) s'étaient mis en action avant le confinement et ont continué à travailler dans l'intérêt des salariés. Les CFA attendent encore la publication du protocole sanitaire propre à leur secteur d'activité ainsi que le guide à l'usage des acteurs intervenant dans le champ de l'apprentissage et de la formation professionnelle continue (FPC), notamment pour ce qui touche à la restauration et l'hébergement.

Nous attendons aussi le décret permettant la reconnaissance automatique du covid-19 comme maladie professionnelle pour les soignants. Pour l'ensemble des travailleurs, la possibilité de recourir à la voie annexe de reconnaissance des maladies professionnelles reste trop restrictive. Nous avons sollicité la branche accidents du travail et maladies professionnelles afin d'obtenir toutes les informations utiles avant d'arrêter la marche à suivre et faire en sorte que le covid-19 soit reconnu comme maladie professionnelle.

Depuis un accord national interprofessionnel (ANI) de 2005, le télétravail est encadré par des accords d'entreprise et, de façon plus marginale, par des accords de branche. La CFTC demande l'ouverture de la négociation d'un nouvel ANI afin d'uniformiser l'ensemble des méthodes car les interprétations et les applications varient énormément.

Nous avons conscience que cette crise aura de lourdes conséquences financières. Nombre d'entreprises sont fragilisées, certaines d'entre elles déposent le bilan et de nombreux travailleurs se retrouveront au chômage. Un projet de loi sur la reprise de la dette sociale par la Caisse d'amortissement de la dette sociale (CADES) est en cours d'élaboration, qui ne sera pas sans conséquences sur les charges sociales, sur les salariés ou sur les contribuables : qui paiera pour cette dette, qui s'élève tout de même à quelques milliards ? Cette question sera abordée lors d'un conseil d'administration de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS), qui se tiendra demain.

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Les travaux de nos collègues Fadila Khattabi et Stéphane Viry, présentés en commission des affaires sociales le 6 mai dernier, ont permis de dresser un premier bilan des effets de l'épidémie sur le marché du travail, de l'emploi et de la formation, ainsi que des mesures exceptionnelles adoptées depuis le mois de mars pour protéger l'emploi et accompagner les entreprises.

Concernant la dynamique du dialogue social, avez-vous identifié des freins aux négociations d'entreprises ou de branches, ou des domaines dans lesquels l'encadrement législatif ralentirait l'adaptation de l'entreprise à la reprise de l'activité ?

Bien que l'enjeu de la santé au travail soit unanimement reconnu comme une priorité, de nombreuses entreprises ont estimé ne pas avoir été suffisamment accompagnées, avoir été placées face à des injonctions contradictoires et craindre de voir leur responsabilité engagée. L'obligation de santé et de sécurité incombant à l'employeur n'est toutefois pas négociable et implique de protéger l'ensemble des salariés, qu'ils viennent de reprendre l'activité ou qu'ils l'aient poursuivie pendant le confinement. Quelles principales difficultés avez-vous identifiées s'agissant des moyens, de la mission ou de la disponibilité des services de santé au travail ? Plus largement, quelles pistes de réforme de la santé au travail vous semblent prioritaires ?

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La ministre du travail s'est dite favorable à la création d'une nouvelle organisation du travail dans les entreprises. Quelles modifications du droit du travail seront-elles nécessaires, selon vous, s'agissant par exemple de la durée légale ou des horaires de travail ? Que pensez-vous de la situation de la jeunesse, qui sera malheureusement très affectée par l'accélération du chômage à l'issue la crise ?

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Si nous n'agissons pas ensemble et de façon résolue, la crise sanitaire que nous traversons aura de très lourdes conséquences en matière économique et sociale. Hier, la France et l'Allemagne ont proposé un fonds de relance de 500 milliards pour financer des investissements durables dans les secteurs et les régions les plus touchés : c'est un geste de solidarité sans précédent, qui permettra de mieux préparer l'avenir et de protéger l'emploi sur notre continent. Quelle est la décision que vous estimez être clef pour préserver les entreprises, l'activité et donc les emplois dans le cadre de ce fonds de relance ?

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La crise a fait la démonstration de la nécessité de nos services publics et de l'engagement des fonctionnaires – non seulement les soignants, mais aussi les agents des collectivités locales et les fonctionnaires de police ou de l'éducation nationale. Quel était le rôle des syndicats et comment appréciez-vous la qualité du dialogue social dans la fonction publique, à la fois au niveau central et au niveau local, durant cette période ? De quelle manière avez-vous été associés à la préparation des ordonnances concernant la fonction publique et visant à imposer des jours de congé ou de RTT, ou encore du décret sur les primes ?

La protection de certains agents a été défaillante : des fonctionnaires ont été infectés par le virus. Où en êtes-vous des discussions avec le Gouvernement sur la reconnaissance du covid-19 comme maladie professionnelle imputable au service ?

Le Gouvernement avait engagé la réforme de la fonction publique, annoncé un agenda social et travaillé sur un plan Action publique 2022. Quels chantiers doivent être abandonnés, repris ou inscrits à l'agenda ? Je pense à la politique de rémunération des agents, dont certains aspects avaient comme contrepartie la réforme des retraites qui, elle, a été suspendue.

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Le confinement a fait du télétravail un des principaux modes de travail. Certains ont apprécié la flexibilité, le temps gagné sur les transports, la baisse de la pollution. Quel est l'avis de vos différents syndicats sur l'accroissement de la place du télétravail ? Comment imaginez-vous l'évolution de la relation humaine dans ce cadre ?

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Laurent Berger, secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT)

Les verrous au dialogue social ne sont pas dans le code du travail. Toute modification devra renforcer le poids des représentants du personnel, par exemple en imposant un avis conforme pour légitimer une décision dans l'entreprise. Si les effets des ordonnances de 2017 devront être analysés sur ce point, il n'est pas nécessaire de modifier d'autres dispositions du code du travail. Ce serait la pire des erreurs ! Il faut contraindre les acteurs au dialogue social, du côté syndical mais aussi du côté des entreprises ; c'est tout le sens de la conditionnalité du soutien public aux entreprises.

Les services de santé au travail n'ont pas tous été très investis, loin de là. Une négociation était prévue sur la santé au travail : cette question ne doit pas passer au second plan au motif que des difficultés économiques et dans l'emploi sont attendues.

Si le télétravail a été massif et plutôt apprécié, c'est aussi parce qu'il permettait de protéger sa santé. Je ne crois pas à la généralisation du télétravail pour un individu, ni même pour une entreprise : le travail, c'est aussi du lien social. Il y aura une aspiration sociale au télétravail. Il faudra y répondre, mais aussi l'encadrer, ce qui suppose une négociation, car ses incidences sont multiples : ainsi, on ne manage pas de la même manière en télétravail qu'en présentiel. Ce n'est pas la méthode miracle pour résoudre les difficultés existant dans le monde du travail.

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Francis Orosco, vice-président confédéral de la CFTC

Ce serait effectivement une bêtise de toucher au code du travail : une énième réforme ne ferait que déstabiliser le dialogue social.

Pour pouvoir négocier, il faut être deux. Or, bien souvent, nous sommes seuls à négocier. Le nombre d'accords de branche qui ont été signés à la suite de l'ordonnance imposant la prise de congé est marginal car il existe des blocages. Certaines grandes branches n'ont même pas voulu bouger une virgule ! Cela vaut pour la fonction publique : les partenaires sociaux sont là, mais il faut relancer le dialogue social.

Nous attendons le décret reconnaissant le covid-19 comme maladie professionnelle. Nous ferons ensuite le nécessaire pour déterminer quels travailleurs pourraient en bénéficier.

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Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la Confédération générale du travail (CGT)

La crise a démontré l'utilité sociale de toutes les professions de la fonction publique. Il est primordial de revaloriser leurs salaires – le Gouvernement refuse toujours d'augmenter le point d'indice –, mais également les professions à prédominance féminine, dans l'éducation nationale, la santé et l'aide sociale, qui ont été fortement sollicitées pendant la pandémie. Rendre effective l'égalité femmes hommes devrait être un enjeu national dans le secteur public comme dans le secteur privé.

Le dialogue social est en voie de disparition dans la fonction publique. Lors de la période de confinement, nous avons dû réclamer une réunion par semaine au secrétaire d'État, M. Dussopt, car il reste beaucoup de points à discuter pour ces professions qui travaillent pour la plupart en présentiel.

La direction générale de l'administration et de la fonction publique souhaite poursuivre la transformation de la fonction publique, sans tenir compte de ce qui s'est passé : toutes les organisations syndicales ont fait part de leur désaccord. Nous souhaitons en priorité et en urgence faire le bilan des effets de la crise sur la fonction publique avant de nous tourner sur des sujets à plus long terme. On ne sent pas, et c'est inquiétant, de réelle volonté de tirer les enseignements de la crise et de consacrer plus de moyens aux trois fonctions publiques afin que cela ne se reproduise plus. Les services publics qui répondent à des besoins sociaux ne doivent plus servir de variable d'ajustement.

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Yves Veyrier, secrétaire général de FO

Il serait bienvenu qu'une considération certaine soit apportée au dialogue social, à la négociation collective, au rôle des syndicats. Si l'on démarrait par là, ce serait déjà bien. Nous sommes peut-être du vieux monde, mais nous sommes toujours là ! Le syndicalisme ne doit pas être vu comme un empêcheur de compétitivité économique.

Si chacun doit assumer ses responsabilités, les discours évolutifs et les injonctions contradictoires ont rendu incompréhensibles les prescriptions en matière de préservation de la santé. Mais une fois la prescription arrêtée, la responsabilité en incombe au prescripteur, et non au représentant du personnel ni même à l'employeur dès lors que celui-ci a mis en place les dispositions qui relevaient de sa compétence. Sinon, plus personne ne s'y reconnaît – ce qui est dangereux en matière de santé.

La prévention en matière d'accidents du travail suit une logique diamétralement opposée à celle de l'intensification du travail. La compétitivité économique ne doit pas être le maître mot : c'est elle qui nous a poussés à rechercher le moins-disant social. La mauvaise réponse serait de nous dire qu'il faudra travailler plus, plus souvent, le dimanche, en supprimant des jours fériés, etc. Cela irait totalement à l'encontre de l'emploi et de la protection de la santé au travail.

Nous déplorons que les dispositions adoptées en vue de la reprise n'aient pas été coordonnées au niveau de l'Union européenne – même si le confinement a été brutal. On a le sentiment d'une course de vitesse au sein de l'Europe pour gagner des marchés. La reprise devrait être symétrique en Europe.

Nous n'avons pas été consultés sur le plan de relance européen mais celui-ci soulève la question du financement des 500 milliards d'euros. En tout état de cause, il est le bienvenu. Je ne sais pas si l'injonction faite aux autres pays de suivre la décision du couple franco-allemand fonctionnera mais il nous paraît important que les questions de stratégie industrielle soient concertées au niveau européen : l'exemple d'Airbus démontre que c'est en général une réussite.

Enfin, nous devons être attentifs aux inégalités créées par le télétravail entre ceux qui seront en obligation de présentiel, pour nettoyer les locaux notamment, et ceux qui les utiliseront ponctuellement et qui continueront à télétravailleur la plupart du temps.

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Gérard Mardiné, secrétaire général de la CFE-CGC

Le plan envisagé par l'Union européenne doit privilégier les activités permettant de retrouver une autonomie stratégique dans des secteurs où l'Europe a montré sa trop forte dépendance, comme dans le domaine de la transition écologique. L'aide devra être plus importante pour les secteurs les plus touchés et concerner tant la recherche stratégique que des activités nécessitant moins de qualifications. Le plan devra prévoir des contreparties, sous la forme de co-investissements, et préciser que les travaux financés par la Commission européenne seront bien effectués par des travailleurs européens.

Des plans de suppression d'emplois commencent à arriver : le dialogue social risque de se durcir fortement s'il n'y a pas au préalable un dialogue de fond sur les moyens de prévenir ces réductions d'emplois par des stratégies de diversification et par l'utilisation optimisée des compétences.

Il faudra un peu de recul pour mesurer les conséquences à long terme de la crise sur l'organisation du travail. Des chefs d'entreprise ont pris conscience que l'on pouvait faire confiance aux salariés pour télétravailler.

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Laurent Berger, secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT)

L'Europe a réagi un peu mieux qu'on ne pouvait le craindre face à cette crise. L'initiative d'hier est excellente car elle aura un effet de levier extrêmement important pour expliquer à certains pays nordiques ou aux Pays-Bas qu'il est nécessaire de faire preuve de solidarité. Toutefois, cela n'est pas suffisant. La Commission présentera le 27 mai son plan de relance, son programme social et un certain nombre de plans de financement : nous attendrons cela pour nous prononcer mais c'est une excellente nouvelle. La logique commence à s'inverser ; il était grand temps.

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Chacun redoute l'explosion du chômage. Le dispositif de l'activité partielle a très bien fonctionné. Puisque vous cogérez l'UNEDIC, avez-vous des préconisations en ce qui concerne ce mode d'indemnisation ?

Olivier Véran a expliqué qu'il n'était pas opposé à l'idée de desserrer l'étau des 35 heures pour ceux qui le voudraient. Est-ce un sujet tabou ? Chacun connaît le volume des heures supplémentaires non payées à l'hôpital et ce que viennent de faire les soignants face au covid-19.

Le télétravail, jusque-là marginal, est en train de s'imposer. Quelles sont vos préconisations pour que ce soit un facteur d'efficacité sans délitement du lien social ?

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Je salue en vous les représentants des salariés présents en première, deuxième ou troisième ligne. Ceux qui ont été en deuxième ligne, pour exercer des tâches absolument fondamentales, ne sont pas payés et reconnus dans la société comme il faudrait, au contraire. Il serait bon d'engager une réflexion de fond sur ce sujet.

Uber a annoncé hier à des milliers de travailleurs de cette entreprise qu'ils étaient rayés des effectifs. On sait à quel point ils sont peu protégés. Quelles sont vos réflexions là-dessus ?

Les travailleurs sans papiers, qui ont souvent été en deuxième ligne, sont très exposés au risque sanitaire. Qu'en pensez-vous ?

Il y a peu de temps, on pointait du doigt les cheminots, les gaziers, les électriciens et les conducteurs, considérés comme des privilégiés en matière de retraite. On vient de voir le rôle fondamental qu'ils jouent. Ne pensez-vous pas qu'il est urgent de revenir sur l'ouverture à la concurrence de ces secteurs essentiels qui ont montré leur efficacité ?

Enfin, ne croyez-vous pas qu'il faudrait des masques gratuits ? Leur prix a été multiplié par dix en deux mois. À partir du moment où on demande aux salariés d'aller travailler sur place, il serait normal qu'ils soient protégés.

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La santé au travail est une question centrale. S'agissant de la reconnaissance de la cause professionnelle en cas de maladie, au-delà du personnel soignant victime du covid-19, quelles garanties faudrait-il se donner pour la suite ?

Comment avez-vous réagi aux diverses offensives visant à allonger le temps de travail ces derniers temps ?

En ce qui concerne les rémunérations, et en particulier l'échelle des salaires dans les entreprises, il faudrait une revalorisation pour certains métiers ; rappelons que le travail est une œuvre collective.

La relance doit être sociale et écologique. L'appareil industriel ne pourra pas se payer d'intentions. Quelles formes l'intervention publique et celle des organisations syndicales devront-elles prendre pour la construction de la relance ?

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Merci à toutes et à tous, sincèrement, et à travers vous aux employés et aux salariés que vous représentez, qu'ils aient été en première, deuxième ou troisième ligne. Je suis d'accord, sur ce plan, avec Éric Coquerel : ils sont tous affectés par cette crise, qui a révélé certaines fractures et en a amplifié d'autres.

J'ai eu l'occasion d'échanger avec des représentants d'entreprises qui ont utilisé la crise pour resserrer les rangs et repenser l'organisation du travail comme on l'avait rarement fait auparavant. Nous entrons dans une phase où il faudra effectivement repenser l'organisation du travail, la reconnaissance, l'évolution des carrières, la formation professionnelle. Je poserai la même question aux organisations patronales que nous recevrons demain : comment comptez-vous contribuer à cette conversation de manière à ce qu'elle soit gagnante-gagnante et non un peu tendue, comme c'est malheureusement parfois le cas ?

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Yves Veyrier, secrétaire général de FO

Il faut faire attention à ce que l'allongement du temps de travail ne soit pas contre-productif. Faire systématiquement des économies sur le coût du travail ne répond pas nécessairement aux objectifs en matière d'emploi : on fait travailler ceux qui ont du travail, et on ne fait pas travailler ceux qui n'en ont pas ; sans oublier les considérations sanitaires. Il va falloir inverser la logique.

La campagne présidentielle a été l'occasion de poser la question du revenu universel, en lien avec l'idée que l'on ne pourrait peut-être plus assurer du travail pour toutes et tous à l'avenir. Je ne suis pas d'accord avec cette approche, mais la question du travail a été posée, en tout cas. Je ne crois pas que la réponse soit de faire travailler plus ceux qui ont du travail, en particulier à hôpital, où les heures supplémentaires accumulées dans les comptes épargne temps représentent au bas mot 30 000 postes manquants. C'est plutôt sur ce point qu'il faudrait travailler.

Nous nous sommes toujours opposés aux privatisations des services publics. On a beaucoup parlé des régimes spéciaux lors des débats sur la réforme des retraites, mais très peu ces derniers temps. Le confinement a, par chance, coïncidé avec une période de temps calme, anticyclonique, sans perturbations météorologiques majeures, si bien qu'il n'y a pas eu de problèmes d'acheminement et d'approvisionnement en énergie dans les services pour lesquels il est essentiel de garantir une continuité en la matière, notamment les hôpitaux. Il serait très aisé et très bénéfique pour la société dans son ensemble de revenir sur l'ouverture à la concurrence de ces secteurs d'activité.

Nous avons beaucoup posé la question de la disponibilité et de la prise en charge des masques, en particulier pour les salariés sur leur parcours domicile-travail.

Quel devrait être le rôle des syndicats en ce qui concerne la relance ? Je le redis : nous intervenons dans un cadre qui n'est que consultatif, et nous ne demandons surtout pas qu'il en soit autrement. Nous ne voulons pas empiéter sur le rôle du Parlement. Un des rares cas où ma confédération a appelé à voter sur un sujet politique était le référendum de 1969 : nous étions opposés à la fusion du Sénat et du Conseil économique et social, et nous le sommes toujours. Nous pensons que les forces économiques, syndicales et associatives organisées du pays doivent avoir un rôle consultatif.

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Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la Confédération générale du travail (CGT)

Il est essentiel, en effet, de revoir la classification des métiers. Ceux qui ont été en première ligne, comme on dit, sont les salariés les moins bien payés. Toutes les professions ont évidemment une utilité sociale, mais celles qui répondent vraiment à des besoins vitaux sont les moins bien rémunérées. Il est urgent de les revaloriser, dans le secteur du commerce comme dans les services publics ou l'aide sociale. Qui plus est, ce sont essentiellement des métiers à prédominance féminine. L'égalité professionnelle doit être rendue effective – ce n'est absolument pas le cas aujourd'hui.

J'ai du mal à comprendre pourquoi, sinon pour une question de coût, on allongerait le temps de travail. La crainte est que le chômage explose et cela risque de se produire, puisque beaucoup de personnes qui se trouvaient en situation de précarité, en contrat à durée déterminée, ont d'ores et déjà perdu leur travail. En même temps, on a constaté de nouveaux besoins : il est nécessaire de renforcer les services publics et de recruter massivement dans le système de santé.

Les 35 eurheures étaient nécessaires pour créer de l'emploi, mais bon nombre de salariés ne sont pas aux 35 heures effectives. Certains font des heures supplémentaires ; à l'inverse, d'autres ont des temps partiels subis, notamment les caissières, ce qui conduit à des rémunérations très basses. Il faut revoir le temps de travail pour tout le monde, afin que chacun puisse exercer à temps complet s'il le souhaite et que le temps partiel corresponde uniquement à du volontariat plus que de faire travailler davantage. Cela induirait de nouvelles inégalités, notamment entre les femmes et les hommes.

La revendication de la CGT est même de travailler moins : nous appelons à passer aux 32 heures. Le progrès social consisterait à réduire le temps de travail parce qu'il est nécessaire de le partager et qu'il faut penser aux conditions de travail et de vie des salariés. On remercie ceux qui ont été physiquement sur le pont, or non seulement ce sont les moins bien rémunérés, mais ils seront peut-être les premières victimes si l'on suit la piste de la déréglementation ou de l'allongement du temps de travail… Ce n'est pas tolérable. Il ne faut pas maltraiter davantage ces salariés, mais au contraire consolider leurs droits.

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Francis Orosco, vice-président confédéral de la CFTC

On voit désormais le côté pervers de l'ubérisation. Un grand nombre de travailleurs – coursiers et livreurs – vont perdre leur emploi faute de bénéficier d'une protection comme dans d'autres entreprises.

L'ouverture à la concurrence : vaste sujet, et qui ne date pas d'aujourd'hui. Je pourrais parler des industries électriques et gazières (IEG) : ces entreprises spécialisées, de droit public pour certaines d'entre elles, sont incontournables dans la vie d'un pays. La question de l'ouverture à la concurrence des barrages hydroélectriques qui a fait l'objet d'une injonction de la Commission européenne, est posée.

Comment peut-on contribuer à la reprise du travail ? Par un dialogue social constructif. Il faut se mettre autour de la table et travailler d'une manière transparente. Cela peut aider les entreprises à reprendre leur activité dans de bonnes conditions. Les manières de travailler vont être complètement différentes. Les partenaires sociaux sont là pour aider au redémarrage des entreprises et à l'ouverture d'une nouvelle ère de dialogue social et industriel.

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Laurent Berger, secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT)

S'agissant du temps de travail, l'enjeu est de travailler tous et mieux. Cela ne veut pas dire qu'il ne peut pas y avoir de négociations sur l'organisation du travail. C'est déjà le cas dans les entreprises : il n'y a rien à inventer. Quand des organisations syndicales majoritaires dans une entreprise s'engagent dans ce type de discussion, elles toute légitimité pour le faire. Il n'y a surtout pas besoin de légiférer.

La question du temps de travail tout au long de la vie est posée. Nous avons fait des propositions, autour de la « banque des temps », qui pourrait prendre la forme d'un compte épargne temps universel. Il faut aller vers une logique de ralentissement ou d'investissement dans autre chose à certains moments de la vie.

Nous avons réagi en ce qui concerne Uber et d'autres entreprises. Il faut trouver les voies d'une régulation. Je ne vais pas m'étendre sur le cas d'Amazon : lorsque des acteurs ne jouent pas le jeu, c'est là qu'il devrait être possible de légiférer pour les contraindre à respecter des règles. Sinon, les travailleurs seront exposés à tous les aléas liés à la conjoncture et au bon vouloir de patrons situés je ne sais où.

Il faudrait une régularisation des travailleurs sans papiers, principalement pour ceux qui ont fait tourner le pays pendant la période que nous venons de vivre. Plus généralement, on devrait faciliter l'accès au séjour et aux soins pour éviter des foyers de marginalité et de pauvreté qui ne constituent pas la meilleure réponse en matière de santé publique. Je prône la discrétion dans ce domaine, mais je peux vous assurer que nous sommes très actifs, avec certains collectifs d'associations. Il serait assez incroyable que des travailleurs qui ont permis de mener à bien le confinement ne soient pas régularisés.

Il faut une reconnaissance automatique de la Covid en tant que maladie professionnelle, en particulier pour les soignants, qui ont été particulièrement exposés, avec une prise en charge pour les conjoints survivants et en cas de séquelles – même si personne ne sait pour le moment ce qu'il en sera. On objecte souvent que le coût serait très important, mais cette mesure ne concernerait pas autant de salariés qu'on le croit : les décès sont le plus souvent le fait de personnes âgées qui n'étaient pas au travail. Outre la question du coût, on doit cette reconnaissance aux travailleurs.

La relance doit être sociale et écologique. On a besoin de performance économique – il faudrait être très dogmatique pour considérer qu'avoir des entreprises qui tournent n'est pas bon pour les salariés. Cette crise est l'occasion d'aller beaucoup plus vite en ce qui concerne la transition écologique. Cela doit faire partie de l'accompagnement des entreprises, à travers une conditionnalité des aides. Mais ce n'est pas totalement simple, y compris du côté des travailleurs : cela nécessite beaucoup de dialogue social.

L'organisation du travail est le sujet central dans les entreprises mais elle ne fait pas partie des thèmes de négociation obligatoires. Si on veut vraiment faire évoluer le monde du travail, il faut une négociation obligatoire sur cette question.

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Gérard Mardiné, secrétaire général de la CFE-CGC

Notre pays est face à une situation qui nécessite un projet permettant d'impliquer le maximum de nos concitoyens. Il est très important qu'ils trouvent du sens à leur travail et qu'ils aient confiance. Ils doivent avoir le sentiment que leur entreprise est partie prenante du projet de redressement du pays – avec une composante européenne, naturellement. Cela passe par un partage loyal d'informations importantes de nature économique qui n'a pas toujours lieu dans le cadre du dialogue social. Si vous rencontrez demain les employeurs, je crois qu'il serait utile d'insister sur ce point. Il faut une discussion loyale et aussi transparente que possible sur ce qui conditionne l'adhésion à un plan de redressement du pays. Car c'est de cela qu'il sera question après le tsunami de cette année.

Pour ce qui est de l'attractivité des métiers et de l'augmentation du temps du travail, je prends souvent l'exemple des infirmières. À force de les sursolliciter, on en arrive à faire venir des infirmières d'autres pays et l'investissement de la nation en matière de formation n'est finalement amorti que sur une durée moyenne d'exercice de la profession de moins de dix ans. Il faut traiter la problématique d'une manière globale.

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J'aimerais connaître vos positions respectives sur la prime pour les personnels soignants, qui va du simple au triple selon les zones géographiques. Autre sujet d'interrogation, pourquoi n'y a-t-il pas de prime pour les infirmières du secteur privé ? Elles ont également été sollicitées dans les régions fortement touchées.

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40 % des salariés des entreprises de plus de dix personnes ont été en télétravail pendant le confinement et, selon un sondage, 73 % souhaitent continuer, épisodiquement ou non. Un changement majeur est peut-être en train de s'instaurer. J'aimerais savoir quelles sont les priorités ou les lignes rouges de vos organisations dans ce domaine.

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J'aimerais vous interroger sur la mise en place des horaires décalés au sein des entreprises en vue de désaturer les transports en commun et de désengorger les entrées et les sorties pour des raisons sanitaires aujourd'hui mais aussi pour des raisons environnementales et de confort pour les salariés, après la crise.

Les décalages ont des effets massifs sur les réseaux de transport en commun, mais cela ne fonctionne pas dans certaines grandes métropoles, en particulier en Île-de-France. Les heures de pointe n'ont pas changé depuis les années 1970. Bien que les salariés ont le droit de demander la mise en place d'horaires individualisés, après accord du comité d'entreprise ou d'un inspecteur du travail, ils ne peuvent que très peu le faire en réalité. Les employeurs ayant l'obligation générale d'assurer la sécurité et la santé de leurs employés, ils peuvent en revanche imposer des horaires décalés dans le contexte de la crise actuelle.

Comment expliquez-vous que les salariés ne puissent que peu utiliser leur droit à des horaires individualisés en temps normal ? Croyez-vous qu'il serait pertinent d'inverser la logique retenue dans le code du travail, en mettant les employeurs dans l'obligation de proposer des horaires décalés si les employés le souhaitent et donc, comme l'a dit Laurent Berger, de négocier l'organisation du travail au moins sur ce point ? Dans le contexte sanitaire actuel, la mise en place d'horaires décalés se fait-elle facilement au sein des entreprises ? Quelles seraient les pistes à suivre ?

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La crise a bouleversé tous les repères et semble balayer bien des certitudes. Un grand nombre de celles et ceux qui sont en première ligne ont des conditions de travail très difficiles. Aides-soignantes, caissières, aides à domicile et fonctionnaires : c'est aussi la France des petits salaires. Ceux qui voulaient se passer de l'État et de la régulation ont accepté que l'on nationalise 50 % des salariés et réclament désormais plus d'État. Tout le monde demande un vaste plan de relance et la poursuite, le plus longtemps possible, de mesures d'accompagnement qui ont déjà coûté plus de 50 milliards d'euros.

Nous allons tout faire pour que l'économie redémarre, mais les dégâts seront considérables. Si l'on reconstruit le monde de demain sur les fondations de celui d'hier, il est certain que cela ne durera pas longtemps. La dégradation sociale va s'accélérer et les effets du dérèglement climatique – canicules, sécheresses et destruction des espèces – vont s'amplifier. N'est-il pas temps de se mettre tous autour d'une même table – organisations syndicales et patronales, État et collectivités territoriales, en associant nos concitoyens – pour redéfinir les règles qui permettront d'avoir un pays équilibré en matière économique, sociale et environnementale ? Le président de la République a promis un Ségur de la santé ; c'est plutôt un Grenelle du développement humain qu'il faudrait réaliser ensemble. Y êtes-vous prêts ?

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Je voudrais vous poser une question, avec mon collègue Laurent Saint-Martin, sur la nécessité de développer le dialogue social dans la période de décongélation économique qui s'ouvre, compte tenu des évolutions à venir des aides publiques – baisse de l'activité partielle, plans de soutien sectoriels et plan de relance – mais aussi des restructurations éventuelles des entreprises à la rentrée. Par ailleurs, j'aimerais en savoir davantage sur les propositions fiscales de la CFDT concernant les entreprises qui ont vu leur activité et leurs bénéfices augmenter pendant la crise, et sur le calendrier qu'il envisage.

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Gérard Mardiné, secrétaire général de la CFE-CGC

Le télétravail ne peut être qu'un mode d'exercice partiel de l'activité, un ou deux jours par semaine, voire trois dans certains cas : il faut conserver le lien social et le contact avec les collègues mais également bénéficier de bonnes conditions de travail à domicile. On a vu ces deux derniers mois que la situation n'était pas satisfaisante à cet égard : il faut éviter les troubles musculosquelettiques et les risques psychosociaux qui peuvent être liés au télétravail. Celui-ci doit être organisé. Mais il faut reconnaître qu'il permet des économies de temps de transport qui sont très appréciées, surtout dans les métropoles.

Les horaires décalés ne sont pas très faciles à instaurer quand on a des contraintes, familiales ou qui sont liées à des activités associatives. Quand il y a deux ou trois équipes dans un site de production, le travail est décalé, de quatre ou cinq heures par une organisation spécifique : l'équipe du matin commence à cinq heures, par exemple, et celle de l'après-midi à quatorze heures. Des décalages d'une demi-heure à deux heures seraient nécessaires dans les transports en commun à Paris, mais c'est difficile quand on a des enfants et que l'école débute à huit heures trente. En revanche, ceux qui n'ont pas de contraintes essaient de se décaler de manière assez naturelle.

Pour ce qui est du « Grenelle du développement humain », la situation de notre pays appelle une conférence qui permettrait de dégager des idées et des principes auxquels adhèrent toutes les composantes de la société civile et des organisations politiques, tout en évitant le piège d'une grand-messe stérile

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Laurent Berger, secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT)

S'agissant de la prime pour les soignants, la volonté de faire du cousu main et de la différenciation a provoqué des réactions plus négatives que positives. Cela n'a pas de sens. Si une prime est donnée aux aides-soignants et aux personnels hospitaliers, du secteur public ou privé, qui ont été exposés, tant mieux, mais cela n'épuise pas la question de la reconnaissance des métiers et celle de l'évolution de l'hôpital, et il faut que la prime soit uniforme.

J'ai déjà dit ce que je pensais du télétravail. Il va falloir travailler sur ce sujet, et c'est pourquoi nous proposons une négociation au patronat.

L'organisation en horaires décalés sera compliquée dans certaines grandes agglomérations. Je le répète : ce sont des négociations sur l'organisation du travail dans les entreprises qui permettront de s'adapter à la réalité et aux aspirations des salariés.

Certaines entreprises, comme Cisco, qui assurent les visioconférences à l'heure actuelle, ne sont pas en train de perdre de l'argent… Et pourtant, la fiscalité dont elles profitent n'est pas vraiment bénéfique à notre pays. Je n'ai pas d'états d'âme : les entreprises pour qui la crise aura constitué une opportunité, doivent participer davantage au bien commun. D'une manière plus générale, il y aurait beaucoup à faire en matière de fiscalité.

Nous défendons l'idée, avec des associations et des organisations non gouvernementales, qu'il faut une conférence qui prenne la forme d'un vrai processus, y compris au niveau territorial. On ne pourra pas faire l'impasse sur un examen précis, mais qui peut être très rapide, des enseignements de cette crise – et ils sont nombreux, sur les aspects sociaux, économiques, démocratiques, européens et internationaux. Essayons de le faire aussi bien que possible. Il faut remettre de la controverse utile dans les échanges : il n'est pas anormal que la société soit traversée par des intérêts contradictoires. La seule question est de savoir comment on s'organise pour que les uns et les autres soient écoutés et pour trouver les bonnes voies de passage. On ne pourra pas travailler sur la relance avec seulement quelques personnes, aussi talentueuses qu'elles soient, sans associer la société civile, les corps intermédiaires et les citoyens. Cette manière de faire ne passe plus.

Une fois qu'on se sera mis d'accord, ou non, sur certains grands principes – on peut appliquer le fait majoritaire pour les définir s'il n'y a pas de compromis, et je pense que la transition écologique et la réduction des inégalités devraient servir de cap –, il faudra une gouvernance de la relance pour suivre les politiques appliquées petites à petit, car personne ne croit au grand soir. Certains disent en se moquant que nous proposons de créer un nouveau commissariat général au plan, mais la question du chemin emprunté est déterminante : il faudra faire un choix d'une manière pleinement démocratique et sans repli sur soi.

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Francis Orosco, vice-président confédéral de la CFTC

Nous sommes tout à fait favorables à une uniformisation de la prime pour les infirmières du public comme du privé. Nous sommes conscients que les personnels soignants ont été un peu plus sollicités dans certaines régions que dans d'autres, mais il faut éviter la polémique : le personnel soignant, quel que soit son investissement, est méritant. La prime doit être uniforme et versée à tous.

Les horaires décalés sont appliqués dans certaines entreprises. C'est beaucoup plus difficile dans les unités à feu continu, régies par une organisation du travail spécifique. Il n'y a rien de mieux qu'une négociation sociale pour avancer dans ce domaine. Cela s'est fait dans certaines entreprises, comme Trimet Aluminium SE, en Savoie. Cette entreprise a su trouver un accord, dans le cadre du dialogue social, pour décaler les prises de poste et éviter que les gens ne se côtoient trop dans les douches et les vestiaires.

Le télétravail doit reposer sur le volontariat. Pour la CFTC, il est important de négocier un accord national interprofessionnel afin de permettre à chacun de concilier vie professionnelle et vie personnelle, et de traiter la question de la prise en charge du matériel nécessaire. Par ailleurs, le droit à la déconnexion est important : sinon, on devient peu à peu esclave de son ordinateur ou de son téléphone. Il faut aussi négocier un cadre dans ce domaine. Par ailleurs, nous resterons vigilants sur le risque d'isolement et de déconnexion sociale. Ce peut être un piège, quelles que soient les fonctions exercées.

La CFTC a toujours été attachée au principe du bien commun et appelle depuis longtemps à un dialogue social constructif. Il serait important d'organiser une conférence sociale, ou économique mais on doit surtout décider des actions concrètes pour aller de l'avant.

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Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la Confédération générale du travail (CGT)

Il n'y a pas que les soignants qui ont perçu des primes – il y en a eu dans les trois versants de la fonction publique. Tout le monde n'en a pas bénéficié de la même manière, y compris au sein d'un même service – tantôt on prenait en compte le temps passé en présentiel, tantôt le fait que le service était plus ou moins touché : de multiples indicateurs ont été retenus, sans aucune transparence. Dans certains ministères, ce sont les chefs de service qui ont choisi qui recevait une prime… Cela ne peut que générer de l'injustice. Les soignants et les fonctionnaires n'avaient pas forcément demandé des primes, mais elles doivent être distribuées d'une manière égalitaire lorsqu'elles existent. Ce qu'ils veulent est une vraie reconnaissance, par l'évolution du point d'indice, mais aussi en matière de conditions de travail et de moyens matériels et humains, car il y a un problème d'effectifs dans la fonction publique. Il va falloir entendre la demande de ces personnels engagés, qui aiment leur travail et veulent exercer leurs missions de la meilleure manière possible. Ils ne peuvent pas le faire sans moyens.

L'accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 sur le télétravail doit être évidemment revu. Il faut surtout que cette pratique soit encadrée pour ne pas créer d'inégalités. En outre, le télétravail doit être volontaire, et non imposé. Avec le confinement, beaucoup de salariés ont dû travailler à leur domicile, parfois sans matériel, sans bureau, sans siège ergonomique, alors que c'est la responsabilité de l'employeur, qui doit aussi respecter le temps de travail et le droit à la déconnexion de ses salariés. Travailler dans de telles conditions pendant des heures et des heures aura forcément des répercussions sur la santé…

Pourquoi beaucoup de salariés plébiscitent-ils le télétravail ? Parce qu'ils ne supportent plus de devoir passer entre une et quatre heures par jour dans les transports en commun ! C'est tout l'intérêt de ne pas habiter trop loin de son lieu de travail, d'autant que ces trajets ont aussi des conséquences sur l'environnement. Toutes les problématiques – santé au travail, environnement, aménagement territorial – sont donc liées.

Pourquoi a-t-on mis en place des horaires de travail décalés ? La situation aurait sans doute pu être gérée différemment et la reprise du travail beaucoup plus progressive, mais le choix, politique, a été de remettre tout le monde au travail dès le 11 mai, en rouvrant les écoles et les crèches, contrairement à ce que préconisait le conseil scientifique. Pourtant, le virus circule et contamine encore. Or les travailleurs doivent prendre des transports en commun, tout en essayant de respecter des gestes barrières et la distanciation physique. C'est impossible !

Les horaires décalés sont impraticables pour certaines personnes, et particulièrement pour les femmes. Comment voulez-vous qu'une mère isolée commence à travailler à six heures du matin ou finisse après vingt ou vingt-deux heures ? Comment faire pour amener et récupérer des enfants à la crèche ou à l'école dans ces conditions ? Si vous imposez des horaires décalés, vous créerez davantage d'inégalités. C'est l'ensemble qui doit être repensé.

Pourrait-on discuter d'un avenir meilleur ? Nous pouvons toujours nous retrouver autour d'une table, mais certains préalables sont incontournables pour mettre fin aux inégalités sociales. Pourtant, il y a des sujets qui restent tabous pour le Gouvernement : une autre répartition des richesses face aux inégalités sociales qui explosent ; une fiscalité plus juste et plus redistributive. Des centaines de milliards ont été débloqués pendant la crise pour les entreprises, sans contreparties, alors que les populations en grande précarité n'ont bénéficié que de quelques millions d'euros…

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Yves Veyrier, secrétaire général de FO

La question de la fiscalité renvoie à celles de la progressivité, de la redistribution, de l'évasion fiscale, mais surtout à un sujet de société majeur qui vaut pour chaque citoyen : l'adhésion à l'impôt. En matière économique, on agit souvent par le biais d'allégements d'impôts. Du coup, une moitié de la population ne paie pas d'impôt sur le revenu, mais paie des taxes – taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ou contribution sociale généralisée (CSG) par exemple –, ce qui crée une forme de distanciation vis-à-vis de l'impôt. Certains de nos concitoyens n'ont plus conscience de ce qu'est la solidarité et les dépenses publiques. Pour être efficace, la fiscalité des revenus doit être beaucoup plus progressive et redistributive.

Je crois assez peu aux grandes messes sociales. On peut discuter des institutions de la Ve République, mais nous disposons de toutes les instances de la démocratie représentative y compris le Conseil économique et social – devenu le Conseil économique, social et environnemental – qui a pour origine une idée de Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT lors de la Première guerre mondiale. Au sortir du conflit, au vu des massacres perpétrés dans la classe ouvrière, le temps lui paraissait venu qu'elle ait son mot à dire sur la conduite de l'économie. Il a proposé la création d'une nouvelle institution mais n'a pu recueillir l'assentiment de Clemenceau. C'est ainsi qu'est né le CESE.

Sur ces questions, il faut articuler l'action de toutes les institutions. La négociation collective, à laquelle nous sommes très attachés, a son rôle à jouer. Elle fait partie des droits fondamentaux associés à la liberté syndicale et à l'OIT. Cette organisation internationale, créée en 1919, rassemble les travailleurs, les employeurs et les gouvernements de 187 pays, qui y concluent des conventions – la dernière en date porte sur toutes les formes de harcèlement et de violence au travail. L'OIT devrait être érigée au rang de leader dans l'organisation de la mondialisation. On n'a pas abouti sur la question de la clause sociale ; on parle, aujourd'hui, de la cohérence sociale des politiques dans le système multilatéral. Il faut agir à tous les niveaux, au sein de chaque pays, dans la mesure afin que les politiques économiques aient une finalité sociale.

C'est une erreur que d'introduire le germe de la division et de moduler la prime covid-19 en fonction de l'intensité du virus. S'ils avaient tous été confrontés à une situation identique, les personnels de l'hôpital se seraient mobilisés partout de la même façon. Certains sont d'ailleurs venus en soutien de collègues surchargés. C'est aussi une erreur de distinguer soignants et non soignants : un hôpital ou une clinique fonctionne aussi grâce à son administration. Quant aux agents des EHPAD, ils ont été surmobilisés et le resteront tant qu'on ne sera pas venu à bout de l'épidémie.

J'adhère, pour l'essentiel, à ce qui a été dit sur le télétravail.

L'organisation du travail renvoie, ma camarade de la CGT l'a fait remarquer, aux questions du logement et des modes de transport. Elle se pose différemment en Île-de-France et en province. En règle générale, ceux qui ont le temps de trajet le plus long sont aussi ceux qui ont des difficultés pour se loger correctement : les salariés des sociétés sous-traitantes de nettoyage font deux fois le trajet dans la journée depuis leur lointaine banlieue, car ils travaillent souvent deux heures le matin et deux heures le soir pour nettoyer les beaux locaux des bureaux parisiens.

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Je vous remercie pour ces échanges riches et complets. Nous partageons un défi commun : répondre au plus vite à la situation économique et sociale très dégradée qu'a provoquée la crise sanitaire, tout en introduisant des éléments de transformation plus structurels, à long terme. J'espère que nous saurons le relever tous ensemble.

La réunion s'achève à vingt heures trente.