Commission des affaires sociales

Réunion du mardi 23 mars 2021 à 17h15

Résumé de la réunion

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La réunion

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COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES

Mardi 23 mars 2021

La séance est ouverte à dix-sept heures quinze.

La commission des affaires sociales procède à l'audition, au cours d'une table ronde sur l'organisation du travail et le télétravail, de :

– M. Malik Koubi, sous-directeur des salaires, du travail et des relations professionnelles à la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), et M. Louis Malard, chargé d'étude à la mission analyse économique de la DARES ;

– Mme Amandine Brugière, responsable du département « Capitalisation et développement des connaissances » de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT), et Mme Karine Babule, chargée de mission au sein du département « Expérimentations » ;

– M. Pierre Lamblin, directeur des données, études et analyses de l'Association pour l'emploi des cadres (APEC) ;

– Mme Anne-Sophie Godon, directrice de l'innovation de Malakoff Humanis et responsable du pilotage des travaux menés sur le télétravail

– M. Marc Canaple, responsable du pôle représentation nationale des entreprises à la Chambre de commerce et d'industrie de Paris-Île-de-France, M. Philippe Clerc, conseiller expert pour les études et la prospective à CCI France, et M. Pierre Dupuy, chargé de mission à la direction des affaires publiques.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous poursuivons notre cycle d'auditions sur le télétravail. Il s'inscrit dans le cadre de nos travaux de suivi de la crise sanitaire dans toutes ses dimensions. Le sujet du télétravail est au cœur de l'actualité sociale depuis le début de cette épidémie et il a pris un nouveau relief cette semaine compte tenu des récentes consignes gouvernementales.

Nous avons débuté ce cycle d'auditions les 10 et 16 mars derniers en entendant les organisations représentatives de salariés puis les organisations patronales qui nous ont permis de mieux appréhender les enjeux de ce nouveau mode d'organisation du travail. La perception plus ou moins positive du télétravail selon les âges, la question de l'articulation entre vie professionnelle et vie personnelle, les risques psychosociaux liés notamment à l'isolement ont été abordés ainsi que l'impact du télétravail sur les conditions de travail. Les questions juridiques soulevées par le télétravail, pour l'employeur comme pour le salarié, ont également été discutées. Plus largement, la question se pose du passage d'un télétravail subi, mis en place dans l'urgence lors du premier confinement, à un recours plus durable au télétravail pendant la crise sanitaire que nous traversons toujours et, probablement aussi, à plus long terme à l'issue de celle-ci.

Nous recevons aujourd'hui plusieurs intervenants qui conduisent des études sur le télétravail et pourront nous apporter des données, des chiffres, des éclairages et des pistes de réflexion. Nous achèverons demain ce cycle d'auditions en entendant la direction générale du travail, un professeur d'université et l'Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH).

Nous commençons avec M. Malik Koubi et M. Louis Malard, représentant la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) qui réalise chaque mois des enquêtes sur l'activité et les conditions d'emploi de la main d'œuvre. Elle a aussi lancé une étude spécifique, TraCov, portant sur les conséquences de la crise sanitaire et sur les conditions de travail.

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Malik Koubi, sous-directeur des salaires, du travail et des relations professionnelles à la DARES

La DARES a mis en place à partir de mars 2020, à l'occasion de la crise, de nombreux outils pour suivre étroitement la situation sur le terrain. Elle réalise une enquête mensuelle sur les perspectives d'activité ainsi que sur les problèmes d'organisation et les difficultés des entreprises. Elle conduit également une enquête qui se termine actuellement sur le télétravail, les conditions de travail. Cette enquête est conduite en une seule fois mais de manière beaucoup plus approfondie.

Nous avons observé dans l'enquête mensuelle un recours massif au télétravail au début de la crise. La part des salariés en télétravail a culminé à environ un quart des salariés en mars 2020 alors que la proportion usuelle variait plutôt, avant la crise, entre 3 % et 7 % selon la définition du télétravail choisie. Au fil des déconfinements, la part du télétravail a baissé progressivement jusqu'à un étiage autour de 10 % au mois d'août, avant une remontée à 15 % puis 20 % au moment des reconfinements. La proportion des salariés en télétravail s'est actuellement stabilisée aux alentours de 22 %. La remontée n'a pas atteint un niveau aussi élevé que celui constaté lors du télétravail un peu « improvisé » de la première phase. Nous sommes dans une deuxième phase de stabilisation, avec une organisation un peu plus aboutie.

Nous constatons également que le nombre d'accords au niveau des entreprises sur le télétravail a beaucoup augmenté. C'est la preuve que les entreprises s'organisent mieux, après une période de mise en place du télétravail dans la panique ; toutefois, les disparités sectorielles sont très importantes.

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Louis Malard, chargé d'étude à la mission analyse économique de la DARES

Nous observons en effet une grande disparité sectorielle. Certains secteurs télétravaillaient déjà beaucoup comme l'information-communication. Ils comptaient environ 14 % de télétravail avant la crise et sont maintenant montés aux alentours de 74 %, de manière assez homogène. Le télétravail est devenu très fréquent depuis le début de la crise dans les secteurs des activités financières, des assurances et des activités immobilières, oscillant entre 40 % et 70 %, mais le télétravail était beaucoup plus fréquent en début de crise que maintenant dans ces secteurs.

Inversement, certains secteurs télétravaillent peu, souvent parce que leur activité y est peu adaptée. C'est notamment le cas des activités industrielles, avec 10 % à 30 % de télétravail, ainsi que de l'hébergement et de la restauration.

La dernière enquête sur le terrain nous a montré que près de 70 % des salariés travaillent dans une entreprise qui a mis en partie sur site des salariés pouvant télétravailler. Nous avons demandé la raison de cette présence sur site de salariés pouvant télétravailler, près de neuf fois sur dix pour des tâches pouvant être réalisées à distance. Près de quatre fois sur dix, c'est à la demande des salariés souhaitant revenir sur site, particulièrement dans des secteurs habitués au télétravail comme les activités financières et d'assurance ou l'information-communication. Près de trois fois sur dix, la raison invoquée est le soutien des collectifs de travail et la prévention des situations d'isolement. Ces cas sont assez fréquents dans le commerce, l'information-communication, les activités financières et d'assurance. La présence sur site dans le but d'améliorer la productivité est plutôt rare.

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Amandine Brugière, responsable du département « Capitalisation et développement des connaissances » de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT)

L'ANACT est un réseau qui coordonne dix-sept agences régionales. Notre mission consiste à accompagner les entreprises dans l'amélioration des conditions de travail, en agissant notamment sur l'organisation du travail. Nous entendons par là toutes les ressources, les processus et les types de rapports sociaux que l'entreprise met en place pour atteindre ses choix de productivité, tout ceci ayant des incidences sur les déterminants de la qualité de vie au travail et des conditions de travail.

Cette définition nous tient particulièrement à cœur. Nous nous appuyons également sur l'accord signé par les partenaires sociaux européens sur la digitalisation des entreprises. Il reprend cette notion d'organisation du travail en donnant à voir comment les conditions de travail, les conditions d'emploi, le contenu du travail, la nature de l'activité et les relations sociales sont entremêlés et conditionnent la qualité du travail, de la performance, des conditions de travail et la qualité de vie au travail.

C'est important parce que le télétravail ne consiste pas simplement à transposer une activité de bureau dans un lieu tiers. Il s'agit d'une véritable organisation du travail, à part entière, qui nécessite de reconsidérer tout le système d'interactions qui se tisse au sein de l'entreprise : les formes de collaboration, en particulier entre les salariés sur site et ceux à distance, l'adaptation des outils, l'adaptation des horaires, la charge de travail, la nature des activités effectuées à distance ou en présence, les espaces, les lieux. Il faut bien sûr aussi anticiper les risques spécifiques à ces situations de travail hybrides.

Cette spécificité de l'organisation du travail à distance et des organisations hybrides ou des organisations multispatiales du travail nécessite que le corps social « chemine ». Ce mot est vraiment important. Nous sortons d'une réunion avec notre réseau au cours de laquelle il a été maintes fois repris. Il s'agit véritablement d'un cheminement, d'une expérimentation pour trouver les points d'équilibre acceptables au regard des exigences de l'activité, des attentes du corps social et des exigences du marché économique. Nous observons depuis un an ce cheminement entre les exigences liées aux mesures de prévention sanitaires et les exigences du travail. Selon les secteurs et les entreprises, les résultats sont différents.

Entre la première phase de crise lors du premier confinement et les confinements successifs jusqu'à aujourd'hui, nous voyons des formes variables de télétravail, avec des taux d'activité différents. Lors du premier confinement, jusqu'à 50 % des salariés ont été en arrêt dans certaines entreprises, ce qui modifie la répartition de la charge et les modes de fonctionnement. Le taux d'activité est maintenant plus important. Les besoins de collaboration, de rattrapage de la productivité, de coordination et de fonctionnement des collectifs de travail, des exigences de proximité avec les clients et les prestataires font pression en faveur d'un retour sur site ou d'une hybridation plus équilibrée entre présence et distance.

Ces formes de travail à distance ont des effets sur la santé mentale et sur la santé physique à cause, entre autres, de la sédentarité. Ils renforcent également les inégalités entre hommes et femmes.

Le réseau accompagne depuis plus d'un an les entreprises dans la mise en place du télétravail à travers un dispositif autrefois baptisé « Objectif reprise » et renommé « Objectif télétravail », la reprise n'étant pas toujours à l'ordre du jour. Ce dispositif nous permet d'accompagner gratuitement des petites et moyennes entreprises (PME) sur tout le territoire national. Nous disposons aussi d'un ensemble de ressources : fiches pratiques, guides méthodologiques, outils ludopédagogiques, webinaires.

Un levier majeur, à notre avis, pour accompagner les entreprises est le dialogue social et professionnel. À ce titre, les deux accords nationaux interprofessionnels (ANI) signés fin 2020 et début 2021 sont pour nous des références. Ils constituent des cadres structurants qui nous permettent de croiser qualité de vie au travail et conditions de travail (QVCT) d'un côté, performance économique de l'autre.

Nous avons également mené récemment une étude sur les accords signés sur le télétravail, ou qui contiennent des paragraphes sur le télétravail. Ces accords se multiplient. Nous en avons analysé qualitativement une cinquantaine pour connaître la manière dont les entreprises se saisissent de ce sujet, comment elles cadrent et norment les formes de travail à distance.

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Karine Babule, chargée de mission au sein du département « Expérimentations » de l'ANACT

Nous avons eu à cœur d'étudier les accords de télétravail pour voir comment les entreprises s'en saisissent dans le dialogue social et professionnel, pour l'intégrer dans leur organisation du travail.

D'un point de vue quantitatif, nous observons une forte évolution entre 2018 et 2020, avec un passage de 1 000 à 2 000 textes par an. L'an dernier, 2 000 textes ont porté spécifiquement sur le télétravail, dont 70 % sont des accords, plutôt dans des secteurs d'activités scientifiques et techniques, d'industries manufacturières, dans les finances et l'automobile. Les entreprises concernées sont dans 40 % des cas des entreprises de 50 à 250 salariés, dans 25 % des cas des entreprises de moins de 50 salariés et dans 25 % des cas des entreprises de plus de 250 salariés.

La typologie des accords est concentrée sur la première et la deuxième catégories, c'est-à-dire que ce sont des accords plutôt restrictifs ou qui encadrent le télétravail avec un certain nombre de lourdeurs administratives, des avenants très documentés non obligatoires mais nécessaires pour la prise en charge des frais. En moyenne, ces accords prévoient deux jours de télétravail par semaine. Nous voyons aussi des accords plus souples avec un télétravail flexible, voire des accords de quatrième catégorie plutôt orientés vers les nouveaux modes de travail et intégrant distanciel et présentiel mais ils sont encore relativement rares.

En termes de contenu, l'ensemble des éléments pointés dans l'ANI sur le télétravail sont des points de progression importants dans les accords. Ils sont relativement peu présents dans les premiers accords que nous avons étudiés durant la période entre les deux confinements : la définition des critères d'éligibilité en comité social et économique (CSE) y est quasiment inexistante, les retours d'expérience y sont peu documentés, la question des espaces et des lieux est, au-delà du domicile, quasiment absente également, l'accompagnement des collectifs de travail, du management et la prévention des risques professionnels, très fortement mentionnés dans l'ANI, ne sont que très peu présents dans les accords.

Dix recommandations sont issues de cette étude pour éviter les écueils majeurs. Au-delà des pratiques et de l'encadrement des modalités de recours, le travail n'est pour nous pas encore suffisamment au cœur du dialogue social. Les alternatives au domicile, la question des problématiques de surconnexion, de la répercussion du numérique sur les métiers, des usages des espaces sur site ne sont pas suffisamment envisagées. Les modalités de continuité du dialogue social à distance sont pratiquement absentes et les accords sont encore faibles sur la question des modalités de suivi et d'évaluation par des comités paritaires, des clauses de revoyure ou des indicateurs de suivi. Certains accords expérimentaux sont très intéressants à ce titre et, sans être forcément les plus généreux, permettent aux acteurs d'avancer pas à pas.

La question de l'inclusion et de la spécificité des populations, femmes ou hommes, par exemple sont des parents pauvres des accords alors que des études de l'Institut national d'études démographiques (INED) et de la DARES montrent des inégalités d'accès aux conditions de travail, notamment avec la question des violences conjugales et des violences au travail. Une norme internationale a pourtant été ratifiée par la France qui est en voie d'intégrer ces éléments dans son code du travail.

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Pierre Lamblin, directeur des données, études et analyses de l'Association pour l'emploi des cadres (APEC)

Les éléments que je présente s'appuient sur des travaux récents que nous avons menés en 2020 sur le travail des cadres et sur une enquête que nous menons tous les trois mois auprès d'un échantillon représentatif de cadres du privé, dont la dernière occurrence date de janvier.

Le premier enseignement est que le télétravail est devenu une modalité de travail à part entière avec la crise, au lieu d'une modalité de travail occasionnelle. Avant le premier confinement, six cadres sur dix pratiquaient le télétravail. En janvier dernier, ils étaient huit sur dix et un sur trois était à 100 % en télétravail contre 2 % des cadres avant la crise.

L'expérience du premier confinement a mis en lumière les limites du télétravail. La grande majorité des cadres du privé – neuf sur dix – souhaitent pouvoir continuer à télétravailler, particulièrement les cadres franciliens et les cadres non-managers plus que les cadres managers.

Pour un cadre sur deux, l'organisation idéale consiste en deux ou trois jours de télétravail par semaine, cette part variant selon les métiers. Nous trouvons la proportion la plus importante dans les métiers les plus propices au télétravail : les fonctions marketing, informatique, études et recherches ainsi que les services techniques – achats, logistique –, la gestion et les finances.

Qu'est-ce qui motive les cadres pour télétravailler ? Il s'agit d'avoir une meilleure qualité de vie au travail, de réduire significativement les temps de transport et de pouvoir télétravailler au calme. Ils donnent également comme raison la possibilité d'habiter plus loin du lieu de travail. Aujourd'hui, 30 % des cadres souhaitent changer de région lors d'un changement d'entreprise, ce qui est certainement une conséquence de la possibilité de travailler à distance.

Les cadres expriment également une volonté de se former aux bonnes pratiques en matière de télétravail et un intérêt pour les retours d'expérience de façon à adopter de nouveaux comportements et à se prémunir contre les risques associés au télétravail, tels que l'isolement, la perte de lien social, la perte de l'informel. Les cadres des ressources humaines et les cadres trentenaires expriment plus particulièrement ce souhait de se former, ainsi que les cadres managers, notamment ceux qui encadrent des télétravailleurs.

Les cadres expriment aussi le besoin de développer certaines compétences clés attendues en situation de télétravail, notamment l'autonomie, le sens de l'organisation, la discipline ou les aspects relationnels.

Enfin, les cadres souhaitent faire évoluer les pratiques managériales, puisque le management à distance s'est imposé sous l'effet des confinements : deux cadres managers sur trois étaient dans cette situation. Pour s'installer durablement, le télétravail nécessite une évolution des pratiques managériales selon une grande majorité des cadres – neuf sur dix – et les compétences qu'ils jugent clés sont une communication régulière, la construction d'une relation de confiance et la fixation de règles claires.

Le télétravail constitue un levier d'attractivité et de mobilité des cadres avec la possibilité de changer de région, d'habiter plus loin de son lieu de travail. Pour six cadres sur dix, le télétravail est un critère important dans le choix de son entreprise, davantage chez les plus jeunes, chez les Franciliens et les non-managers. Côté entreprise, le télétravail peut aussi se révéler un levier important pour attirer et fidéliser, notamment pour des entreprises qui rencontrent des difficultés. Deux entreprises sur trois ont aujourd'hui des difficultés pour recruter le profil qu'elles recherchent et trouver des candidats, indépendamment du fait que les recrutements sont moins nombreux. Les tensions perdurent et ce levier du télétravail peut être important pour attirer et fidéliser des cadres qui résident plus loin.

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Anne-Sophie Godon, directrice de l'innovation chez Malakoff Humanis

Malakoff Humanis est un groupe paritaire et mutualiste et constitue un acteur majeur de la protection sociale complémentaire. Depuis plus de dix ans, nous pilotons des travaux destinés à identifier les défis auxquels entreprises et salariés auront à faire face dans des domaines à la croisée de nos métiers : la santé et la prévoyance complémentaire.

Le télétravail n'est pour nous pas un sujet récent puisque nous enquêtons dessus depuis trois ans avec des baromètres annuels et, depuis l'année 2020, avec des études mensuelles. Nous interrogeons lors de ces enquêtes les salariés et les dirigeants. Nous éditons des publications sur le télétravail, à destination des décideurs publics et des chefs d'entreprise.

Nous effectuons dans nos études un suivi des situations de travail, une réflexion sur le potentiel du télétravail et le nombre de salariés ou de dirigeants qui souhaitent le poursuivre, sur ceux qui estiment pouvoir télétravailler.

Nous avons investigué sur l'équilibre entre télétravail et travail sur site. Début 2021, nous constatons une convergence entre dirigeants et salariés sur le fait que l'équilibre se situe aux alentours de trois jours sur site et deux jours en télétravail.

Nous avons étudié les bénéfices et les risques du télétravail sur lesquels je ne m'appesantirai pas, puisque le sujet a déjà été beaucoup abordé. Nos études ont aussi porté sur les liens entre télétravail et santé physique, entre télétravail et santé psychologique. Nous avons en particulier regardé la question de la santé psychologique au travers des arrêts pour maladie, puisque l'un de nos métiers consiste à apporter un complément de salaire aux salariés en arrêt maladie. Nous avons constaté à la fois la dégradation de la santé psychologique perçue par les salariés, mais aussi son augmentation dans les motifs des arrêts pour maladie.

Nous nous sommes beaucoup intéressés aux arrêts pour maladie liés à la crise du covid et au rôle du télétravail dans la maîtrise de l'arrêt pour maladie, notamment le renoncement à l'arrêt de travail, qui est plus important lorsque les salariés télétravaillent.

Nos études concernent aussi l'évolution des pratiques managériales, les raisons pour lesquelles les salariés souhaitent revenir sur site, notamment la question de l'aménagement des espaces de travail et la question du dialogue social, qui a énormément progressé entre 2019 et 2020. Les managers ont une place spécifique dans le déploiement du télétravail et, à la fin de l'année 2020, sont épuisés par ce contexte un peu exceptionnel de télétravail. Ceux qui ont d'une certaine façon le plus « payé les pots cassés » du télétravail en 2020 sont les managers. Nous avons fait des focus spécifiques sur cette population et ses besoins d'accompagnement, qui ne sont finalement pas si importants.

Avant 2020, le télétravail était considéré comme gagnant-gagnant-gagnant, pour les salariés, les entreprises et la société, notamment au travers d'une meilleure prise en compte des questions environnementales et de la possibilité de mieux intégrer les personnes fragiles. Nous avons vu apparaître des risques en 2020, après cette pratique assez extensive du télétravail : les risques d'une fracture sociale plus importante entre ceux qui peuvent télétravailler et ceux qui ne le peuvent pas, les risques d'une fragilisation de l'emploi à terme puisque le télétravail pourrait séduire ceux et celles qui sont déjà à temps partiel, avec le risque de voir certains collaborateurs disparaître du champ de l'entreprise.

Le télétravail doit être raisonné. Ce n'est, comme l'a dit Amandine Brugière, qu'une forme d'organisation du travail et nous devons donc d'abord repenser le travail et son organisation pour imaginer la place du télétravail dans cette réflexion.

Le télétravail doit aussi être raisonnable, avec environ deux jours par semaine de télétravail et trois jours en présentiel.

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Marc Canaple, responsable du pôle représentation nationale des entreprises de la Chambre de commerce et d'industrie (CCI) de Paris-Ile de France

Ce qui a déjà été dit fait ressortir le fait que les entreprises se sont lancées dans le télétravail un peu à corps perdu, bon gré mal gré. La pratique dure, puisque 20 à 25 % des salariés télétravaillent actuellement après un an de crise sanitaire.

Le télétravail est devenu partie intégrante de la politique de prévention du risque viral dans les entreprises, mais il ne saurait se résumer à cela. Il présente de nombreux avantages, pour le salarié auquel il permet de mieux articuler vie professionnelle et vie privée, de mieux se concentrer, d'accroître ses performances ce qui explique d'ailleurs le souhait de nombreux salariés de poursuivre le télétravail.

Dans l'enquête de Malakoff Humanis, 67 % des dirigeants indiquent être favorables à la mise en place durable du télétravail dans l'entreprise après la crise, ce qui rejoint le fait que de nombreux accords soient signés.

Pour autant, les employeurs ne veulent pas omettre les difficultés qui peuvent se présenter : surmenage, absence de déconnexion, fracture du collectif de travail notamment. C'est pourquoi nous avons axé nos recherches et notre propos sur les moyens de sécuriser le télétravail dans les entreprises. En effet, répondre aux défis du télétravail suppose un cadre juridique stable et sécurisé.

Aujourd'hui, dans un très grand nombre d'entreprises, le télétravail s'exécute dans le cadre des circonstances exceptionnelles visées à l'article L. 1222-11 du code du travail, qui n'exige aucun formalisme. Or la situation est trompeuse et elle n'est pas si simple qu'il y paraît, comme en témoigne le récent jugement du tribunal judiciaire de Nanterre qui, le 10 mars 2021, est venu statuer sur le principe d'égalité entre télétravailleurs et travailleurs sur site, disant que l'attribution de titres-restaurant n'est pas nécessairement obligatoire pour les télétravailleurs dès lors que ces titres-restaurant sont réservés à des travailleurs sur site dépourvus de solution de restauration. Cet exemple montre bien le flou juridique dans lequel se trouvent un grand nombre d'entreprises, particulièrement des PME qui méritent d'être accompagnées, ce que nous faisons au sein du réseau des CCI.

Notre action a donc consisté à dresser une liste des points de contrôle que devrait vérifier l'entreprise pour pratiquer le télétravail en cas de pandémie et au-delà. Nous avons émis six recommandations.

La première vise à formaliser dans tous les cas l'accord du salarié pour télétravailler, au besoin par un avenant à son contrat de travail et ce même si les circonstances ne l'exigent pas a priori. Pouvons-nous encore parler de circonstances exceptionnelles au bout d'un an ?

La seconde consiste à appliquer à tous les télétravailleurs, y compris les télétravailleurs occasionnels, les règles qui avaient été définies dans l'entreprise dans un cadre collectif lorsque celles-ci existent, qu'il s'agisse d'un accord collectif ou d'une charte unilatérale, et donc faire prévaloir le principe d'égalité de traitement.

La troisième est de définir les règles et les modalités d'application du télétravail par avenant au contrat de travail en l'absence de charte ou d'accord. La quatrième vise à indemniser le salarié des coûts directement engendrés par le télétravail, même en cas de circonstances exceptionnelles.

La cinquième recommandation vise à privilégier l'organisation du télétravail par voie collective et, encore mieux le cas échéant, par la voie du dialogue social, a minima dans le cadre d'une charte. La sixième consiste à s'assurer que le salarié jouisse bien de son droit à la déconnexion, droit qui relève de l'obligation de sécurité de l'employeur.

Ces recommandations étaient essentielles pour nos entreprises, mais elles ne sauraient pourtant pas lever deux obstacles plus structurels auxquels elles sont confrontées. Le premier est d'assurer la sécurité du salarié qui travaille à son domicile et d'encadrer la responsabilité de l'employeur en cas d'accident.

Comme vous le savez, l'employeur est tenu à une obligation de moyens renforcée en matière de sécurité, qui justifie les règles, particulières en France, de prise en charge de l'accident du travail. L'accident qui survient aux temps et lieu du travail est présumé être un accident de travail, sauf si l'employeur apporte la preuve que le salarié n'exécutait pas le travail lorsque l'accident est arrivé.

Ces dispositions ont été élaborées sur la base d'un modèle industriel dans lequel l'employeur contrôle de manière fine le temps, le lieu et les modalités d'exécution du travail. Ces règles ne sont pas en adéquation avec l'essence même du télétravail, qui se caractérise par l'absence de contrôle de l'exécution du contrat de travail au quotidien, a fortiori lorsque celui-ci s'exécute au domicile du salarié. C'est pourquoi nous préconisons de faire évoluer le cadre réglementaire.

Nous proposons un renversement de la présomption d'imputabilité de l'accident du travail. Lorsque l'accident survient au domicile du télétravailleur, il ne devrait être considéré comme un accident du travail que si le salarié démontre son lien avec l'exécution du contrat de travail. Je sais que ce point fait partie des discussions entre les partenaires sociaux et qu'ils ne sont pas parvenus à un accord.

Le second obstacle est le contrôle du temps de travail des télétravailleurs. Aujourd'hui, le régime probatoire du temps de travail conduit l'employeur à justifier des horaires réalisés par le salarié et, à défaut, le juge retient le décompte fourni par le salarié. Là encore, ce régime probatoire plutôt défavorable à l'employeur n'est pas en adéquation avec le télétravail, qui appelle un management des travailleurs à distance par projet ou objectif, un management fondé sur la confiance réciproque entre salariés et employeurs, et non sur la surveillance. Nous proposons donc la suppression de l'obligation de décompte du temps télétravaillé lorsque ce télétravail s'exécute dans un lieu qui n'est pas mis à disposition par l'employeur, c'est-à-dire le domicile ou tout autre lieu à l'exception des tiers-lieux mis à disposition par l'employeur. Nous préconisons que la durée de l'activité en télétravail soit calculée forfaitairement par rapport au temps de travail mensuel théorique. Autrement dit, un nombre d'heures forfaitaire serait affecté à chaque jour de télétravail, indépendamment du temps de travail réellement effectué, sur le format du forfait que nous connaissons pour d'autres salariés. L'employeur serait néanmoins bien évidemment tenu, au regard de son obligation de sécurité, de vérifier que la charge de travail est raisonnable, adéquate et comparable à celle des travailleurs sur site.

Je rejoins la conclusion selon laquelle il faut veiller au respect des droits des salariés mais qu'il faut aussi accompagner un mouvement social beaucoup plus profond. Il est évident que le télétravail continuera après la pandémie et qu'il continuera dans des dimensions méconnues jusqu'à présent. Les entreprises ont besoin pour accompagner ce mouvement d'un cadre réglementaire plus sécurisé.

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La DARES a publié en janvier 2021 un rapport qui relève que, au cours du mois de décembre, 25 % des salariés ont été mis au moins un jour en télétravail et 10 % ont été en télétravail cinq jours sur cinq. Le Premier ministre a rappelé l'objectif d'au moins quatre jours sur cinq de travail à distance lorsque les entreprises le peuvent.

Nous sommes tous d'accord aujourd'hui pour dire qu'il est nécessaire de clarifier les règles juridiques. Vous avez même parlé de télétravail maîtrisé, raisonné. Selon vous, est-il préférable que les négociations aient lieu au niveau des branches professionnelles ou, au contraire, devons-nous laisser les entreprises conclure des accords d'entreprise ou des chartes ? Comment garantir le droit à la déconnexion ?

L'ANACT propose un appui et des conseils gratuits pour déployer le travail à distance dans les très petites entreprises (TPE) et les PME. Pouvez-vous nous indiquer comment s'est traduit cet appui et quels ont été les freins pour les TPE et PME dans cette mise en place du télétravail ?

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La crise sanitaire que nous traversons depuis plus d'un an a bouleversé nos habitudes dans bien des domaines. Le monde du travail n'y a pas échappé, subissant des transformations aussi inédites que profondes. L'organisation du travail des entreprises et des administrations a dû s'adapter au contexte sanitaire de la covid-19.

L'objectif principal du Gouvernement a immédiatement été d'encourager le télétravail et de le faire passer d'une pratique exceptionnelle à une pratique régulière. C'est encore aujourd'hui d'actualité pour lutter contre le virus et assurer la santé et la sécurité des salariés face à cette épidémie.

Le télétravail est devenu un nouveau mode d'organisation du travail incontournable. Vous notez des différences entre les secteurs, entre les tailles des entreprises, entre les niveaux – encadrement ou salariés – et je voudrais souligner, à partir d'une étude du Boston Consulting Group rendue au début de l'année 2021, l'impact du télétravail sur l'égalité entre les femmes et les hommes.

Il ressort de cette étude que le télétravail a frappé plus durement les femmes en gommant les frontières entre vie domestique et vie professionnelle, entraînant pour celles-ci une propension renforcée à mener de front activité professionnelle et activité domestique. Si la mise en place du télétravail a permis à de nombreux salariés de poursuivre leur activité professionnelle tout en se protégeant du virus, cette modalité de travail à distance n'est donc pas sans conséquence, notamment sur l'égalité entre les hommes et les femmes.

Mesdames et messieurs, comment encadrer juridiquement le télétravail ou quelles conditions mettre en place pour éviter l'exacerbation des disparités entre les femmes et les hommes, le recul de l'égalité dans les tâches ménagères au quotidien et, finalement, la mise en péril des conditions de travail des femmes ?

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Je pensais en écoutant nos intervenants à Arthur Fontaine, qui n'habitait pas très loin de chez moi. Il fut, sous le gouvernement de Pierre Waldeck-Rousseau, le directeur de l'Office du travail et a beaucoup travaillé à l'Organisation internationale du travail.

Je me demande ce que nous retiendrons de la pandémie : évidemment les drames, les variants, la formidable accélération des connaissances avec l'élaboration du vaccin en l'espace d'une année, mais aussi certainement la place indiscutable des nouvelles technologies dans le domaine du numérique. Le télétravail aura sûrement aussi une place dans ce chapitre d'histoire, comme une révolution dans l'organisation du monde du travail.

Cette exception tend finalement à devenir la norme, ce qui en fait un enjeu de responsabilité collective et individuelle parmi les outils déployés pour limiter la propagation du virus. Le télétravail est aussi une nouvelle opportunité, qui appelle des changements de vie. Par exemple, pour l'APEC, les cadres aspirent à une vie meilleure. J'y vois aussi la revitalisation de nos territoires en ruralité pour peu que nous leur proposions des services. J'approuve les responsables de l'ANACT qui parlent d'un cheminement du corps social, d'une adaptation.

En quoi pourrions-nous affirmer que le CSE joue un rôle clé dans le dispositif ? Quelles pistes entrevoyez-vous pour assurer de bonnes et meilleures conditions de travail, pour un effet durable de ces nouveaux de modes de travail ? Quels sont les points de vigilance ? J'ai entendu parler des managers, du syndrome d'épuisement, des différences entre hommes et femmes et du risque d'augmentation des violences conjugales. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Il faut être attentif aux ruptures d'équilibre. Je pense que le rythme idéal est constitué de deux jours de télétravail et trois jours de présentiel.

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Vous avez décrit comment cette irruption du télétravail dans nos vies a transformé le travail lui-même. Vous avez évoqué à la fois l'outil face à la crise que nous connaissons et la souplesse qu'il introduit, qui peut améliorer la vie d'un certain nombre de salariés.

Nous avons eu le sentiment d'un certain engouement pour le télétravail, d'abord, mais aussi d'une forme de repli par la suite. Le télétravail n'a peut-être pas toutes les vertus dont nous le parions au départ. Vous avez évoqué les questions qu'il soulève : la question des inégalités, de l'équilibre et même de la césure entre vie personnelle et vie professionnelle, des relations humaines. J'ai été frappé par ce que l'APEC a mentionné sur les aspirations des managers ; nous voyons bien que la transformation des relations humaines dans le travail n'est pas toujours une bonne nouvelle. La question se pose aussi de celles et ceux qui seraient encouragés à travailler tout en étant malades, en restant chez eux. Il faudrait juguler ce travers.

Je pense aussi qu'il faut prévenir certaines transformations qui pourraient résulter du télétravail, telles que des formes d'« ubérisation » accélérée du travail aujourd'hui salarié, même si elles ne se profilent pas actuellement.

Je voudrais interroger l'ANACT et la DARES sur le poids de leurs préconisations dans les entreprises. Comment ont-elles été prises en compte ? À quel point pensez-vous avoir eu un effet, un impact ?

Même si ce n'est pas ce qui a été décidé dans l'ANI, dans quelle mesure faut-il légiférer sur ces questions ? La CCI a évoqué le flou juridique. Quelles sont les conditions pour établir un véritable droit au télétravail pour les salariés dans le cadre de ce droit du télétravail ?

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Je souhaite vous interroger d'abord sur le suivi des risques psychosociaux. Nous avons de réelles inquiétudes sur les conséquences des mesures de télétravail contraint. Nous avons tous entendu dans nos circonscriptions, de Strasbourg à Bayonne, des demandes de salariés à revenir sur leur lieu de travail certains jours de la semaine et nombre d'employeurs nous font également part de leur vive inquiétude concernant le retour à la normale pour réussir à ressouder géographiquement leurs équipes. Que pouvez-vous nous dire sur l'impact du télétravail en matière de risques psychosociaux ? Comment les avez-vous objectivés et mesurés ? De façon générale ou par branche, comment l'ANACT contribue‑t‑elle à stimuler la prévention des risques psychosociaux ? Où en est le dialogue social sur ce sujet ? Comment évaluer la capacité du CSE à absorber dans ce contexte les activités des anciens comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) pour en reprendre les missions ?

Ma deuxième question concerne le choc organisationnel du télétravail. Beaucoup d'entreprises ont pu s'organiser en travail à distance et la question de l'externalisation, notamment à l'étranger, de fonctions qui n'étaient traditionnellement pas perçues comme externalisables se posera davantage. Cette mutation structurelle de nos entreprises constitue une réelle inquiétude. Comment anticiper ce sujet et armer les salariés français face à cette perspective ?

Ma dernière question concerne plutôt les entreprises industrielles. Quel bilan intermédiaire tirez-vous du télétravail pour ces entreprises dont nous aurions tendance à penser qu'elles sont plus capables de séparer ce qui relève du télétravail et ce qui ne peut pas en relever ? Quelle est la perception des industriels classiques à l'heure de cette numérisation à marche forcée en temps de covid ?

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J'aimerais que vous précisiez votre analyse de la façon dont les PME, TPE et entreprises de taille intermédiaire (ETI) se sont adaptées quant aux moyens, car l'équipement n'était pas toujours au niveau requis, et quant aux usages. Nous avons vu que, dans certaines entreprises, des télétravailleurs se trouvaient malheureusement en difficulté parce qu'ils ne maîtrisaient pas tous les usages numériques.

Quelles sont vos préconisations et recommandations pour l'évolution du dialogue social ? Nous voyons bien que le télétravail s'est imposé dans la vie des entreprises, mais aussi dans la vie sociale et économique de ce pays. Quelles leçons faudra-t-il en tirer demain ?

Ma troisième question concerne le coworking. Nous sommes souvent sollicités pour savoir comment répondre à ce besoin qu'émettent certains télétravailleurs de ne pas être chez eux. Ils souhaitent aller, deux ou trois jours par semaine, dans un espace de coworking. Avez-vous des recommandations ? Voyez-vous cette évolution avancer ?

Enfin, j'ai vu des situations déconcertantes sur le droit à la déconnexion, des cas dans lesquels ce texte n'était manifestement pas respecté. Il est difficile de le faire respecter et de bénéficier de la souplesse qu'apporte le télétravail dans l'organisation de la vie familiale et professionnelle. Comment conjuguer efficience et respect de la vie personnelle ?

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Je voudrais intervenir sur le respect des droits des salariés dans le cadre du télétravail, puisque le code du travail renvoie à un accord collectif ou à une charte d'entreprise pour définir les modalités de contrôle du temps de travail, pour déterminer les horaires, ceci devant être précisé dans le cadre d'un dialogue avec l'employeur. En l'absence d'accord collectif ou de charte d'entreprise, le recours au télétravail peut être décidé par un accord formalisé, par tout moyen.

Ma question concerne justement cette généralisation. Cette évolution a-t-elle permis le développement des accords collectifs ? Devrions-nous rendre obligatoires ces accords ou ces chartes d'entreprise afin d'assurer le respect des droits des salariés ?

Certes, l'article du code du travail précise que le télétravailleur conserve les mêmes droits que le salarié sur site : temps de pause, accès à l'information, droit à la déconnexion. Toutefois, qu'en est-il par exemple pour le droit à la restauration lorsqu'il existe un restaurant d'entreprise ? De nombreuses personnes sont venues me confier ne pas bénéficier d'une compensation de ce droit à restauration.

Comment assurer la régulation dans l'usage professionnel des outils numériques afin de garantir au salarié le respect de ses temps de repos et de sa vie privée ? Y êtes-vous favorables et comment mettre en place cette régulation ? Nous voyons bien notamment que les cadres qui télétravaillent travaillent en moyenne plus d'heures par semaine que lorsqu'ils étaient présents dans l'entreprise, avec des horaires plus atypiques. Il faut donc une protection.

Je voudrais aussi évoquer le confort du télétravail. Comment assurer ce confort ? Un télétravail réussi suppose à mon sens qu'un ensemble de conditions matérielles soient réunies. Nous constatons très souvent – et je l'ai encore vu récemment – un manque d'ergonomie des installations de travail ainsi que les risques d'un sédentarisme excessif, des risques psychosociaux, de nouvelles solitudes qui inquiètent beaucoup les télétravailleurs. Comment mettre en œuvre de nouvelles habitudes managériales visant à maintenir le collectif, à cultiver un lien régulier à distance afin de détecter les situations de souffrance, de prévenir les risques, d'assurer l'égalité entre salariés ? Faudrait-il étendre les éléments à faire figurer dans les accords collectifs en y ajoutant la formation à l'utilisation des outils et l'accès à un service de support informatique ? Faut-il parler des spécifications techniques requises par les installations employées pour le télétravail ? La prévention des risques spécifiques est un véritable sujet. Comment renforcer l'obligation de sécurité de l'employeur en ce qui concerne l'aménagement de l'espace de travail ? Cette question nous revient souvent de la part des personnes que nous rencontrons.

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Je pense que le télétravail peut être une opportunité pour nos territoires un peu plus ruraux. J'ai vu dans mon département des personnes qui ont finalement fait de leur résidence secondaire leur résidence principale. Nous essayons bien entendu de développer les espaces de coworking car je pense que ce peut être une des solutions. C'est une opportunité pour dynamiser nos territoires puisque nous savons que, lorsqu'une famille revient dans un territoire plus rural, des enfants vont à l'école et cette famille apporte une certaine dynamique de territoire.

Comment encourager ces gens et les aider, les accompagner dans ce changement de vie ? L'espace de coworking est-il une solution pour ces nouvelles personnes qui souhaitent télétravailler dans nos départements ruraux ?

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Marc Canaple, responsable du pôle représentation nationale des entreprises de la Chambre de commerce et d'industrie (CCI) de Paris-Ile de France

Je reviens sur la question du choix entre l'accord de branche et l'accord d'entreprise. Pour des raisons pragmatiques, je crois qu'il faut privilégier l'accord d'entreprise dans le cadre du dialogue social en son sein, plutôt que l'accord de branche. L'accord de branche permet certes une forme d'harmonisation dans la branche mais le sujet du télétravail appelle tout de même une analyse fine des conditions de travail dans l'entreprise, des besoins des salariés et de l'activité.

La deuxième raison qui me fait privilégier l'accord d'entreprise est que l'articulation des sources de droit dans le code du travail donne la primauté à l'accord d'entreprise, qu'il soit plus ou moins favorable que l'accord de branche. De toute façon, même si un accord de branche est signé, même s'il est étendu et donc applicable à toutes les entreprises de la branche, un accord d'entreprise pourra toujours prévoir des modalités différentes. Je pense donc qu'il faut directement privilégier la voie de l'accord d'entreprise, plus que la charte d'ailleurs : pour un télétravail réussi, il faut aboutir à un accord qui trouve l'assentiment des syndicats majoritaires dans l'entreprise et de l'employeur.

L'impact du télétravail sur les inégalités entre femmes et hommes, au détriment des femmes, est un phénomène avéré, notamment en ce qui concerne la séparation entre vie professionnelle et vie personnelle et l'alourdissement des tâches domestiques.

Comment encadrer juridiquement le télétravail ? Je crois que de nombreux instruments juridiques existent déjà et je ne vois pas quel nouvel instrument juridique serait utile. Nous sommes dans une situation où l'on sort de l'entreprise pour aller au foyer des salariés. Il faut bien sûr continuer à faire évoluer les mentalités mais je n'identifie personnellement pas d'instrument juridique pertinent pour aller dans ce sens.

J'ai relevé la question sur la nécessité de légiférer pour assurer un droit au télétravail. Les entreprises que nous représentons veulent que tout soit sécurisé et clair. Les ANI et le code du travail indiquent déjà que le télétravail n'est pas seulement une nouvelle modalité d'exécution du contrat mais constitue, sur le plan juridique, une véritable modification du contrat. Il supposera donc toujours l'accord des deux parties, le double consentement du salarié et de l'employeur dans les conditions qui auront été définies.

Des questions ont été posées sur le droit à la déconnexion. Je vous rejoins totalement sur ce sujet qui fait d'ailleurs l'objet de notre sixième recommandation aux entreprises. Cela reste compliqué en pratique, notamment parce qu'une partie des télétravailleurs voient comme intérêt dans le télétravail cette fracture du rythme de travail avec des périodes travaillées différentes de celles pratiquées habituellement dans l'entreprise : travailler tôt le matin puis s'occuper des enfants avant de travailler tard le soir après le dîner, avec des durées de travail qui s'allongent parfois sans même que l'on s'en rende compte. Juridiquement, je ne vois pas quel instrument pourrait être utilisé. Il s'agit plutôt d'un dialogue entre le salarié, son manager et son employeur, d'un dialogue entre l'employeur et les représentants des salariés, du rôle du CSE dans sa dimension de délégation unique du personnel pour vérifier que les droits des salariés sont bien respectés, et dans sa dimension de successeur du CHSCT.

Même si les entreprises ont accueilli favorablement en 2017 la création d'une instance unique, elles regrettaient la disparition du CHSCT et demandaient d'ailleurs le maintien au moins d'une commission santé et sécurité. Le rôle du CHSCT en termes d'accompagnement de l'employeur a toujours été reconnu et il faut espérer que le CSE pourra suivre cette voie.

J'ai noté aussi le renforcement de l'obligation de sécurité de l'employeur dans le cadre du télétravail. Je rappelle que l'obligation de sécurité de l'employeur, même si elle n'est plus depuis 2015 du fait de la jurisprudence une obligation de résultat, reste tout de même une obligation de moyens renforcée.

L'accident qui survient dans le cadre du télétravail reste aujourd'hui un accident du travail. L'employeur n'a pas accès au domicile du salarié – sauf si celui-ci l'y autorise – pour vérifier les conditions de sécurité de l'exécution du travail. Renforcer l'obligation de sécurité de l'employeur me paraît donc extrêmement compliqué.

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Anne-Sophie Godon, directrice de l'innovation chez Malakoff Humanis

Nous n'avons pas évoqué une facette de la question des PME et des ETI. Nous avons d'abord vu dans ces entreprises une forme de résistance, essentiellement culturelle, au déploiement du télétravail.

Nous avons également vu poindre dans toutes nos enquêtes la question de la sécurité des données. Ce qui a posé problème aux TPE et PME a d'abord été l'équipement, mais cette difficulté a été assez vite résorbée. Par contre, la question de la sécurité des données reste un point majeur, même pour les grandes entreprises d'ailleurs, et pourrait poser problème dans le futur.

Je pense que la difficulté rencontrée par les managers est qu'ils ont vu leur rôle se transformer de manière extrêmement rapide. Il a fallu communiquer, s'assurer que tous les collaborateurs avaient un poste de travail, organiser le travail, maintenir les collectifs de travail, écouter les collaborateurs en difficulté. Nous pensons d'ailleurs que cette crise aura changé le rapport des managers aux salariés mais ce sont aussi les managers qui tiennent finalement cet équilibre fragile entre l'attention portée au travail, à la sécurité, à la santé et les performances économiques.

Nous pensons qu'il faut accompagner ces managers, pas uniquement par de la formation, mais beaucoup plus en profondeur. Organiser le travail ou repenser le travail n'est pas un sujet simple et les managers n'y ont pas été formés.

Je pense aussi qu'il faudra que les entreprises fixent des règles. Cette situation a un peu gommé la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle, entre l'entreprise et le foyer des collaborateurs. Il me semble qu'une inquiétude sur le retour à la normale apparaît. Jusqu'où l'entreprise et les managers devront-ils ou pourront-ils continuer à s'intéresser à des sujets personnels en ce qui concerne les salariés ? Ce sera peut-être l'occasion de redéfinir le rôle de l'entreprise.

Nous avons peut-être aussi oublié un acteur : le médecin du travail. Je pense que le médecin du travail est un acteur qui doit être mobilisé, aussi bien sur la question des conditions de travail que sur celle des risques psychosociaux. Nous avons peut-être l'opportunité de repenser le rôle et l'intervention des médecins du travail.

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Pierre Lamblin, directeur des données, études et analyses de l'Association pour l'emploi des cadres (APEC)

Je pense que nous devons encourager toutes les initiatives en matière de formation et de sensibilisation sur les bonnes pratiques en matière de télétravail de l'ensemble des collaborateurs, et pas uniquement des managers.

Les études que nous avions faites sur le management, avant même la crise sanitaire, pointaient déjà des lacunes en matière de pratiques managériales, en matière d'accompagnement. Ces lacunes se sont encore plus révélées sous l'effet de la banalisation du management à distance qui impose de fixer des règles, des limites pour éviter toute dérive : les risques en matière de surcharge de travail, de porosité entre vie professionnelle et vie personnelle.

Je suis convaincu que nous ne reviendrons de toute façon pas au monde d'avant. Même dans le monde d'après, quand tout le monde pourra revenir sur site, il subsistera une part de télétravail qui n'existait pas auparavant. Les accords collectifs sur le télétravail sont maintenant un passage obligé. Ces accords doivent encourager les initiatives en matière de formation et d'accompagnement des collaborateurs, à tous les niveaux.

Je rejoins également les propos qui ont été tenus sur le désenclavement de certains territoires. Nous le voyons dans l'appétence qu'ont les cadres à changer de région parce qu'ils aspirent à une meilleure qualité de vie. Ils choisissent d'habiter plus loin de leur lieu de travail parce qu'ils peuvent télétravailler. Je suis convaincu que cette évolution contribuera à développer certains territoires méconnus ou pas assez connus, pour ne pas dire enclavés et ruraux.

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Amandine Brugière, responsable du département « Capitalisation et développement des connaissances » de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT)

Nous ne pouvons pas faire une analyse vraiment généralisable en ce qui concerne l'appui et le conseil gratuits auprès des TPE et PME dans le cadre du dispositif « Objectif télétravail », car les PME forment un ensemble vraiment très hétérogène. Selon la nature de leurs activités, leurs rapports aux clients et aux fournisseurs et la place des outils de production, la situation est très différente et le travail à distance est plus ou moins facile. Parfois, le travail à distance ne permet pas dans de bonnes conditions le travail collaboratif et le soutien de l'innovation. Les conseils ne peuvent donc pas être identiques d'une entreprise à l'autre ; ils nécessitent une analyse assez fine du travail et des conditions de travail.

Plus ces pratiques étaient déjà établies dans le passé, plus le passage au télétravail massif a été facile. Nous le voyons dans la lecture des accords : dans des accords de deuxième ou troisième génération, les formes de régulation s'affinent et deviennent sophistiquées, adaptées à l'entreprise.

Il nous semble essentiel de promouvoir dans ces accompagnements l'approche collective. Pour diminuer les effets d'inégalité ou de désorganisation, il est essentiel que les modes de fonctionnement soient rediscutés collectivement. La part des activités télétravaillables doit aussi être discutée collectivement, pas uniquement entre le manager et son collaborateur, car il faut aussi tenir compte des formes de collaboration entre les salariés.

Nous devons aussi développer toute une nouvelle hygiène sur la question des rythmes. Le travail à distance et le travail sur ordinateur ou en visioconférence intensifient beaucoup les journées de travail. Il faut revoir les rythmes, définir collectivement des formes de régulation. Cela nécessite également un apprentissage organisationnel ; l'organisation doit, petit à petit, définir les règles adéquates et pertinentes au regard de sa culture d'entreprise et de ses exigences d'activité.

Nous utilisons des formes d'action collectives, en réunissant plusieurs PME et TPE pour les faire travailler ensemble. Les formes d'apprentissage entre pairs sont très efficaces, très formatrices et les ARACT les développent beaucoup.

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Karine Babule, chargée de mission au sein du département « Expérimentations » de l'ANACT

Ces actions collectives n'aboutissent pas forcément à des accords ou des chartes. Les entreprises cheminent ensemble, notamment sur les différentes dimensions à prendre en considération dans le télétravail. Elles parlent de temps de travail, d'espace et de temps, de rapport au management, de rapport au collectif. Elles mobilisent aussi certains des outils que nous proposons dans les kits de jeux pédagogiques et dans les fiches destinées aux acteurs : l'analyse des avantages et des inconvénients à télétravailler selon les activités, les moyens à mettre en œuvre pour que ces activités soient télétravaillables, notamment dans le cadre de collectifs de travail. La fiche « retour d'expérience » a également été beaucoup mobilisée pour voir comment ajuster l'organisation et aller vers une charte, au moins dans un premier temps.

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Amandine Brugière, responsable du département « Capitalisation et développement des connaissances » de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT)

Les CSE sont bien sûr essentiels. Nous les considérons comme un levier majeur d'intervention auprès des entreprises. La crise sanitaire s'est développée dans un contexte où les ordonnances Macron avaient redistribué les cartes du dialogue social en entreprise et, souvent, les entreprises étaient en train de reconstituer les CSE et permettre leur fonctionnement. La crise sanitaire a, de façon tout à fait inédite dans le monde du travail, placé les enjeux de santé publique au cœur des enjeux de santé au travail, enjeux que les entreprises ont dû prendre à bras-le-corps.

Même si les accords de branche sont parfois un peu éloignés de la singularité des entreprises, ils peuvent tout de même donner un cadre et une référence utiles à la régulation dans l'entreprise car beaucoup d'entreprises ont une culture du dialogue social partielle, voire nulle.

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Karine Babule, chargée de mission au sein du département « Expérimentations » de l'ANACT

Les CSE sont très peu présents dans les accords de première génération sur le télétravail alors qu'il s'agit d'une instance importante à mobiliser, notamment pour la prévention des risques professionnels, qui est assez peu présente dans les accords, ou pour travailler sur les critères d'éligibilité, qui sont encore fortement orientés « métier » et non activité de travail. Le CSE peut aussi intervenir pour évaluer la qualité du télétravail et, de façon plus générale, pour évaluer l'accord dans l'ensemble de ses clauses. Celles-ci peuvent être sécurisantes dans un certain sens, mais aussi « sclérosantes » pour le management au quotidien du télétravail.

Sur l'égalité entre femmes et hommes, les études montrent que les femmes ont moins accès que les hommes à des espaces dédiés et sans enfant. La question des couples télétravailleurs se pose, notamment en ce qui concerne la surface des maisons ou des appartements. Tout le monde n'a pas une résidence secondaire et les tiers-lieux peuvent être une alternative intéressante au domicile, s'ils peuvent être pris en compte dans les enveloppes budgétaires allouées.

Les femmes sont surreprésentées dans les métiers marqués par l'isolement, potentiellement encore plus avec le travail à distance, d'où l'importance particulière de favoriser l'inclusion, notamment par des projets transverses. Ceci est valable pour tous les métiers potentiellement isolés.

Avant même la crise, des études montraient que les femmes avaient moins accès que les hommes à des équipements numériques mobiles, compte tenu de leur métier. Encore aujourd'hui, les entreprises n'ont pas l'ensemble de l'équipement nécessaire à disposition. Beaucoup n'ont pas d'ordinateur mobile avec visioconférence et ce point est important pour le développement des compétences numériques à l'avenir. Cela pose la question de l'inclusion numérique des femmes et des hommes, pour ne pas exclure les femmes de ces nouveaux métiers.

Les femmes sont surreprésentées dans les fonctions support et elles sont parfois à cheval entre plusieurs services, plusieurs départements, en ayant à gérer des outils numériques qui se sont multipliés de manière exponentielle et non contrôlée. Ceci engendre des risques psychosociaux et une difficulté à suivre l'information.

De manière générale, notre réseau préconise que toute transformation organisationnelle – télétravail ou autre – intègre l'impact de cette transformation sur les femmes et les hommes, que ce soit au niveau de l'emploi, des parcours professionnels, des conditions de travail, de l'articulation du temps, de manière à ce que ces nouvelles formes d'organisation ne viennent pas créer de nouvelles inégalités ou renforcer des inégalités existantes, mais soient plutôt des vecteurs d'égalité professionnelle.

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Amandine Brugière, responsable du département « Capitalisation et développement des connaissances » de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT)

La numérisation des pratiques de travail est un sujet très prégnant. Ce phénomène est d'une part plutôt favorable en permettant le travail à distance mais, d'autre part, il génère de multiples questions, comme celle de la déconnexion, qui est tout sauf évidente. Il est toujours compliqué de fermer les serveurs à une certaine heure, de développer des outils de contrôle pour surveiller les usages qui sont faits des outils de travail. Les data qui en ressortent ne reflètent pas forcément le contenu de l'activité et ses difficultés. Les usages du numérique sont collectifs et relèvent des pratiques professionnelles, des pratiques « métier », des ruses quotidiennes et se développent dans le collectif, alors que le propre du travail à distance est quand même une forme d'isolement, même en démultipliant les outils de tchat ou de visioconférence.

Nous n'avons pas de recette toute faite et, sur le droit à la déconnexion, nous sommes dans une phase d'apprentissage, d'expérimentation, de suivi des solutions que les entreprises expérimentent pour savoir comment mettre concrètement en œuvre ce droit, essentiel pour la santé mentale et en termes de responsabilité des employeurs.

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Karine Babule, chargée de mission au sein du département « Expérimentations » de l'ANACT

Nous traitons beaucoup la question du droit à la déconnexion, mais peu celle des causes de surconnexion. Dans les accords, nous voyons des points concernant la gestion des flux entrants et sortants, des conseils portant sur les comportements individuels et le rappel du temps de travail, mais les causes de surconnexion qui peuvent venir se loger dans le présentéisme numérique – incertitudes, compétition entre les collaborateurs – sont importantes, au-delà des outils eux-mêmes et du temps de travail.

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Amandine Brugière, responsable du département « Capitalisation et développement des connaissances » de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT)

Il existe une politique publique très intéressante de développement des tiers-lieux, en particulier dans les villes moyennes. Cette politique est à soutenir et à observer de près. Elle permet potentiellement une reconfiguration du travail, des formes d'activité, de la géolocalisation des activités.

Néanmoins, les tiers-lieux ont actuellement une offre de services très orientée vers les publics indépendants, en création d'activité, en recherche d'emploi ou en activité indépendante, mais cette offre est moins visible pour ce qui relèverait de l'accueil des télétravailleurs. Leur proportion ne dépasse pas 20 % du public des tiers-lieux, alors que ceux-ci pourraient constituer une alternative tout à fait crédible.

Une expérimentation est en cours avec une vingtaine de tiers-lieux, en Nouvelle-Aquitaine et dans quatre autres territoires, en lien avec France Tiers-Lieux. Nous définissons avec des entreprises volontaires et des tiers-lieux les conditions acceptables d'accueil des populations de télétravailleurs. Nous copilotons l'expérience nationalement avec une bonne partie des partenaires sociaux et des fédérations nationales, pour cheminer vers des conditions acceptables.

La prise en compte de nos préconisations est bien sûr pour nous une difficulté constante. Notre réseau de 270 personnes ne nous permet pas d'accompagner toutes les entreprises du territoire national. Nous sommes obligés d'avoir des actions très ciblées auprès d'acteurs relais, auprès des écosystèmes, auprès des branches, auprès des partenaires sociaux, auprès de la médecine du travail, auprès des mutuelles pour essayer de faire passer de nouvelles formes de culture de prévention, de nouvelles manières d'aborder ces questions de transformation du travail. Nous essayons ainsi de gagner en influence, de sensibiliser, de faire évoluer et monter en compétences, de développer une culture partagée car une entreprise se transforme aussi lorsque l'écosystème autour d'elle – les CCI, la médecine du travail, les consultants qu'elle sollicite – s'oriente vers un même axe de transformation. Nous développons des formats d'expérimentation en relation avec nos principaux leviers d'intervention.

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Karine Babule, chargée de mission au sein du département « Expérimentations » de l'ANACT

Nous les renouvelons de plus avec le distanciel bien sûr.

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Malik Koubi, sous-directeur des salaires, du travail et des relations professionnelles à la DARES

Je ne reviens pas sur les propos précédents, qui ont été très riches. J'ajoute simplement quelques informations statistiques et les résultats de quelques études économiques.

La question des inégalités d'accès au télétravail s'inscrit dans une vision plus large des inégalités puisque, par exemple, le télétravail est développé surtout chez les cadres. C'était déjà le cas avant la crise et les cadres ont conservé un avantage important pendant la crise.

Le type de métier joue également beaucoup. Les tâches sont plus ou moins télétravaillables selon les métiers même si, durant la crise, la définition du « télétravaillable » a pu évoluer. Toutefois, nous voyons bien que la plupart des métiers de la deuxième ligne ne sont pas du tout télétravaillables ; les personnes sont obligées de se déplacer pour travailler en l'état actuel de nos technologies.

Les inégalités sont aussi liées au niveau de qualification. Utiliser des outils numériques semble naturel pour des personnes comme nous, mais ne l'est pas du tout pour l'ensemble de la population. C'est une inégalité qui influe sur l'accès au télétravail mais peut peut-être plus facilement être corrigée par des formations.

Pourquoi, malgré les préconisations du ministère du travail, les salariés ne sont-ils pas en télétravail à 100 % ou au moins quatre jours sur cinq ? Une partie de la réponse se situe dans ces inégalités objectives. Certaines tâches ne sont pas télétravaillables et c'est la raison principale qui nous est donnée en réponse à notre enquête. La deuxième raison donnée, dans 40 % des cas, est que les salariés eux-mêmes demandent à ne pas être en télétravail trop longtemps, ce qui rejoint les propos déjà tenus sur l'équilibre à trouver entre présentiel et télétravail.

Mon rôle n'est pas de trancher entre accord de branche et accord d'entreprise, mais nous constatons un fort développement des accords d'entreprise. En 2020, plus de la moitié des accords consacrés aux conditions de travail traitent de télétravail, ce qui n'était pas le cas auparavant. En 2019, 1 190 accords abordaient le télétravail et, en 2020, nous en comptons 1 980, soit une augmentation de plus de 60 %. Cela semble plaider en faveur du fait que, malgré la possibilité ouverte par les ordonnances Macron de mettre en place un travail assez informel, beaucoup d'entreprises tiennent à spécifier les règles, à traiter le sujet dans le cadre du dialogue social et dans le cadre d'accords d'entreprise.

Beaucoup de questions portent sur les risques psychosociaux liés au télétravail et à l'organisation. Nous n'avons pas encore les résultats consolidés de l'enquête TraCov en cours, qui porte sur le vécu du travail et du chômage pendant la crise du covid, mais nous pouvons déjà dire que le télétravail correspond à une intensification des rythmes de travail, de manière générale et particulièrement chez les cadres. Nous pouvons aussi vous dire que le télétravail s'accompagne de plus de risques physiques – douleurs, par exemple – qui renvoient sans doute à un équipement insuffisant ou à l'installation des salariés à leur poste de travail dans un mode quelque peu dégradé.

Ce sont les secteurs qui pratiquaient déjà le plus le télétravail avant la crise qui s'y sont mis le plus vite et de la manière la plus complète.

La DARES travaillera beaucoup sur ces sujets dans les prochaines semaines et publiera rapidement des résultats sur les risques psychosociaux, sur les changements organisationnels dans les entreprises mais aussi sur les modérateurs que sont les relations sociales au sein de l'entreprise, le soutien des collègues ou de la hiérarchie et la manière dont cela peut atténuer les problèmes d'organisation posés par la crise sanitaire. L'enquête dont nous publierons les résultats porte à la fois sur le secteur privé et sur les fonctions publiques.

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Louis Malard, chargé d'étude à la mission analyse économique de la DARES

Retourner sur site est souvent une demande des salariés. Nous observons de plus que ces demandes proviennent plutôt de salariés exerçant dans des secteurs dans lesquels le télétravail est massif pendant la crise sanitaire : information-communication, banques, assurances… Les retours sur site sont plus souvent liés à des besoins exprimés par ces salariés, qu'à des demandes de salariés dans les secteurs où le télétravail est moins massif. Cela montre bien que le télétravail est pesant pour les salariés et qu'il faut trouver un bon rythme.

Nous observons que l'hétérogénéité dans le télétravail n'est pas que sectorielle et ne dépend pas que du type de métier. Elle dépend aussi de la politique de l'entreprise et du type de management. Nous constatons une grande hétérogénéité dans nos enquêtes entre les entreprises, même au sein d'un secteur et d'un type de métier donnés, avec des proportions de télétravail complet qui peuvent aller de 10 % à 80 ou 90 %.

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Malik Koubi, sous-directeur des salaires, du travail et des relations professionnelles à la DARES

Nous aurons des résultats détaillés avant l'été.

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Je vous remercie, mesdames et messieurs, pour ces réponses très riches qui n'auront pas manqué de nous éclairer.

L'audition s'achève à dix-huit heures quarante.