Mission d'information sur l'évaluation de la concrétisation des lois

Réunion du mardi 10 décembre 2019 à 19h05

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 19 heures 05.

Présidence de Mme Cécile Untermaier, présidente

La mission d'information sur la concrétisation des lois entend Mme Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État, de M. Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux, de M. Rémi Bouchez, président de la section de l'administration, et de M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général.

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Mes chers collègues, nous avons l'honneur de recevoir quatre membres éminents du Conseil d'État : Mme Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études, M. Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux, M. Rémi Bouchez, président de la section de l'administration, et M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général de l'institution.

Nos travaux ont pour objet de mieux comprendre les difficultés auxquelles se heurtent l'application juridique et la mise en œuvre sur le terrain des lois que nous votons. Ils doivent nous permettre de proposer des voies d'amélioration. Nous réfléchissons aussi au rôle que les parlementaires devraient jouer pour veiller plus étroitement au respect de la volonté du législateur, ainsi qu'aux moyens supplémentaires qui pourraient leur être octroyés à cette fin.

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise sur le site internet de l'Assemblée nationale. Le nombre de députés présents témoigne de l'intérêt que porte la représentation nationale à la concrétisation des lois votées, objet de cette mission d'information créée par la conférence des présidents. J'insiste sur le fait que nos travaux ne portent pas tant sur l'évaluation de la loi que sur ses effets concrets, une fois les textes réglementaires adoptés.

Jean-Noël Barrot, l'un des rapporteurs de la mission d'information – qui vous prie de bien vouloir l'excuser pour son absence – a évoqué la possibilité d'ouvrir un recours en manquement auprès du Conseil d'État lorsqu'un texte réglementaire n'a pas été publié, tarde à l'être ou est contra legem. Pensez-vous que la carence du pouvoir réglementaire justifierait un tel dispositif ? Par ailleurs, quelle analyse faites-vous des cinq indicateurs qui doivent dorénavant figurer dans l'étude d'impact des projets de loi ?

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Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux du Conseil d'État

S'agissant de la possibilité d'instituer un recours en manquement, il me paraît d'abord nécessaire de rappeler qu'il existe une procédure permettant à une personne justifiant d'un intérêt à agir de contester le refus de l'administration de prendre un texte d'application d'une loi. Cela peut se traduire par une annulation, une condamnation à verser une indemnité et, dans certains cas, par une injonction de faire. Il existe une panoplie d'instruments contentieux permettant de contester une décision et d'obtenir une indemnisation dans des cas où l'absence de transposition d'une loi cause un préjudice.

J'en viens à votre réflexion sur le rôle du Parlement. Avant d'exercer les fonctions de président de la section du contentieux du Conseil d'État, j'ai été longtemps directeur d'administration centrale et ai également passé beaucoup de temps dans l'hémicycle de votre assemblée, au banc des commissaires du Gouvernement. Ma réponse sera le fruit de ces différentes expériences. Je vais vous dire une chose que je pense depuis longtemps, mais qui peut paraître paradoxale, compte tenu de mes fonctions actuelles. Le point de départ de ma réflexion est le constat que le juge est partout dans la société, dans la mesure où il est amené à investir des champs de plus en plus larges – sociétaux, économiques, sociaux – et devient en quelque sorte un arbitre dans des domaines qui, à mon sens, le concernent moins que le politique – j'emploie ici le terme « politique » au sens le plus noble. Or, les parlementaires, qui sont au centre du système démocratique, « utilisent » – j'emploie des guillemets – le juge pour aboutir à certains résultats. Le recours juridictionnel est fait pour les entreprises, les salariés, les citoyens qui justifient d'un intérêt à agir. En revanche, le Parlement n'a pas besoin de faire intervenir le juge, dans la mesure où il dispose d'un éventail de moyens.

Dans une démocratie moderne, me semble-t-il – ce propos n'engage que moi –, une des questions les plus sensibles et les plus importantes est la répartition des responsabilités et des pouvoirs entre le législateur et le juge. Ma conception, en tant que président de la section du contentieux – j'ai eu l'occasion de l'éprouver en particulier en matière sociale –, est que, dans certains cas, le juge doit savoir faire preuve de self-restraint ; autrement dit, il ne doit pas s'immiscer dans tous les domaines et doit savoir faire preuve d'une certaine retenue. Dans le rapport subtil liant le politique au juge, ce serait brouiller les choses, à mes yeux, que de confier aux parlementaires, qui disposent de nombreux moyens d'intervention, la faculté d'intenter un recours en manquement.

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Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État

Le président de la section du contentieux vous a indiqué ce que peut décider le juge lorsqu'il est saisi d'un recours contre le refus de l'administration de prendre un texte d'application d'une loi. Je dirai un mot, pour ma part, des procédures d'exécution des arrêts du Conseil d'État. Si une formation de jugement contentieuse a ordonné qu'un texte réglementaire soit pris, et que cette décision reste lettre morte, un requérant peut, conformément à la procédure simplifiée en vigueur depuis le 6 avril 2017, saisir la section du rapport et des études d'une demande d'exécution. En ce cas, nous commençons par nous rapprocher de l'administration pour voir ce qu'il se passe et user de persuasion, ce qui porte généralement ses fruits. Si tel n'est pas le cas, le président de la section du rapport et des études transmet le dossier au président de la section du contentieux, qui peut décider d'ouvrir une procédure d'astreinte d'office. Dans cette hypothèse, il peut enjoindre à nouveau l'administration d'appliquer la décision et prononcer une astreinte – applicable tant que le texte n'est pas pris. Le décret du 6 avril 2017 nous a conféré un nouveau pouvoir : la section du rapport et des études peut désormais se saisir d'office de ces cas d'inexécution ; elle n'a donc pas besoin d'être saisie par un requérant. C'est extrêmement utile car, lorsque le Conseil d'État rend une décision ordonnant l'adoption ou la modification d'un texte, ou l'abrogation de certaines de ses dispositions, le requérant se contente parfois d'avoir obtenu gain de cause : bien que cela puisse paraître surprenant, il ne va pas automatiquement vérifier que la décision est exécutée. En pareil cas, nous pouvons dorénavant nous autosaisir, ce que nous avons fait à une dizaine de reprises en deux ans et demi – ce n'est pas négligeable.

Nous nous sommes heurtés à une réelle difficulté concernant un texte d'application relatif au reste à charge pour les personnes handicapées. Le décret n'avait pas été pris car, du fait de sa rédaction, un article de loi était impraticable. Afin d'y remédier, une proposition de loi a ensuite été élaborée par l'Assemblée nationale, qui est en cours d'examen par le Sénat. Il faut donc s'attacher à ce que les décisions contentieuses comme les textes soient praticables.

En vertu de la circulaire du 5 juin 2019 du Premier ministre relative à la transformation des administrations centrales et aux nouvelles méthodes de travail, les projets de loi doivent être accompagnés de cinq indicateurs – au moins – portant sur les objectifs majeurs et intégrés à l'étude d'impact. Ces indicateurs et leurs modalités d'élaboration doivent être décrits lors de la présentation du projet de loi en conseil des ministres. La première application de cette procédure a concerné le projet de loi sur l'audiovisuel, au sujet duquel nous avons rendu un avis public le 27 novembre dernier, dont je vous lis un extrait : « Le Conseil d'État prend note avec intérêt de l'insertion dans l'étude d'impact de sept indicateurs d'impact destinés à mesurer l'atteinte des objectifs de la loi. Il approuve cette nouvelle orientation qui doit faciliter l'évaluation de la mise en œuvre des textes législatifs. » Notre étude annuelle, que nous venons de commencer, porte d'ailleurs sur l'évaluation. Par ailleurs, nous nous sommes permis de formuler quelques recommandations très prudentes. Nous préconisons d'abord de « veiller à ce que les indicateurs choisis correspondent aux objectifs majeurs du texte » ; s'ils portaient sur des dispositions résiduelles, cela biaiserait évidemment l'évaluation et amoindrirait sa rigueur. Nous suggérons par ailleurs que « leur méthode de construction, leur périodicité et leur mode de diffusion soient bien précisés », car ce sont des prolégomènes d'une bonne évaluation, pour tous les acteurs concernés. Enfin, en cohérence avec ce que nous disons depuis un certain temps – je pense en particulier à notre étude de 2016 sur la simplification et la qualité du droit – nous recommandons de choisir une formulation des indicateurs « aussi lisible et compréhensible que possible ».

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Il est vrai qu'on a encore beaucoup à faire, vous en conviendrez, en matière d'études d'impact. Ces dernières présentent parfois des faiblesses qui compliquent l'examen d'un texte. Même si cette démarche peut paraître délicate, nous serions en droit de refuser, au stade de l'examen en commission, une étude d'impact que nous jugeons insuffisante. Nous n'avons toutefois pas encore utilisé l'intégralité de nos pouvoirs.

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Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État

Depuis notre étude de 2016, nous ne nous sommes pas bornés à faire des recommandations au Gouvernement : nous avons également pris plusieurs engagements, parmi lesquels figure le relèvement de nos exigences concernant la qualité des études d'impact. J'ajoute que les études d'impact qui vous parviennent ont souvent été notablement améliorées par rapport à la version initiale qui nous a été adressée.

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Je vous remercie pour vos propos liminaires et vos réponses. Ma première question concerne le cycle d'études sur l'évaluation des politiques publiques lancé par le Conseil d'État, que M. le vice-président Bruno Lasserre a présenté en détail aux membres du bureau de la commission des finances. Ces travaux pourraient-il aborder, un peu plus en amont, les questions liées à l'application des lois ? Le cas échéant, reviendrait-il au Conseil d'État de conduire cette analyse et, dans l'affirmative, les parlementaires pourraient-ils, dans une certaine mesure, utiliser ces études dans le cadre du suivi qu'ils opèrent de l'application de la législation ?

Ma deuxième question fait écho à votre étude annuelle de 2016, intitulée « Simplification et qualité du droit ». Je suis parfaitement d'accord avec vous sur le fait que les effets non voulus de mesures de simplification peuvent parfois contribuer à accroître la complexité, l'instabilité, l'obscurité de la norme. Comment peut-on éviter ces effets pervers, qui constituent des préoccupations récurrentes dans le cadre du suivi de l'application des lois ? Lorsqu'on détecte ces conséquences non voulues, telles qu'elles sont ressenties par les citoyens, par tout bénéficiaire d'une loi, comment faire remonter l'information pour qu'on puisse en tirer un enseignement ? Nous pensons pouvoir apporter une valeur ajoutée en la matière. Comment peut-on travailler ensemble dans cette voie ?

Ma troisième question me conduit à solliciter plutôt votre avis personnel que celui de l'institution que vous représentez : comment voyez-vous évoluer le rôle du parlementaire, demain, dans ce domaine ? On pourrait envisager qu'il se consacre davantage à l'application des lois sur le terrain, avec d'autres acteurs institutionnels locaux – l'État déconcentré, les collectivités locales. Cette évolution vous paraîtrait-elle pertinente et de nature à apporter une contribution à vos travaux ?

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Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État

Je voudrais rappeler le contexte dans lequel s'inscrit l'évaluation. Il s'agit, je le rappelle, du sujet de notre étude annuelle. Chaque année, le Conseil d'État choisit un objet d'étude sur le fondement de l'article L. 112-3 du code de justice administrative, disposition qui l'autorise à faire des recommandations au Gouvernement, à partir du constat de certaines difficultés. Nous élaborons cette étude à partir de nombreuses auditions, de comparaisons avec l'étranger et – depuis notre étude sur la citoyenneté en 2017 –, d'un cycle de conférences. Celles-ci nous permettent de faire intervenir un certain nombre d'acteurs et d'entendre le public, ce qui alimente de manière très riche nos travaux. Nous avons prévu cinq conférences sur l'évaluation. M. Jean-Noël Barrot est intervenu, le 16 octobre dernier, au cours de la première d'entre elles, qui était consacrée aux enjeux de l'évaluation. La prochaine, qui aura trait à la technique et aux méthodes, se tiendra le 18 décembre de dix-sept heures trente à dix-neuf heures trente. Une autre conférence très importante concernera, le 28 février 2020, les acteurs de l'évaluation, en présence, notamment, de membres du Parlement, de représentants de la Cour des comptes et, nous l'espérons, du Conseil économique, social et environnemental. Deux autres conférences sont prévues. Vous êtes évidemment cordialement invités à y assister.

Comment allons-nous aborder l'évaluation ? Nous n'allons pas évaluer une loi donnée mais, si vous me permettez l'expression, « évaluer l'évaluation », c'est-à-dire regarder comment et à partir de quand l'évaluation s'est développée en France, déterminer si elle est, de manière générale, bien menée, ou encore si elle concerne tel champ des politiques publiques plutôt que tel autre. Nous allons nous efforcer de proposer, avec beaucoup de modestie, en étant très à l'écoute, une sorte de vade-mecum de l'évaluation, à l'image de ce que nous avons fait à propos de l'expérimentation. À ce stade, je peux vous indiquer que nous allons nous intéresser à l'évaluation ex ante – qui inclut les études d'impact –, in itinere et ex post. Nous nous intéressons au processus dans son ensemble.

Nous avons d'ores et déjà le sentiment qu'une évaluation est d'autant plus simple que son champ est circonscrit à une politique, à quelques mesures. L'évaluation est en effet complexe et présente une dimension tant quantitative que qualitative. Nous voudrions examiner concrètement certaines évaluations et déterminer pourquoi certaines d'entre elles ont conduit à des résultats, et d'autres non. Le Parlement fait partie des principaux acteurs de l'évaluation. À titre personnel, j'ai beaucoup travaillé sur la bioéthique, en lien avec l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, en particulier avec M. Jean-François Eliaou. Nous essaierons, en lien avec le Parlement – car il ne s'agit évidemment pas, pour nous, d'affirmer des principes de manière verticale – de faire des propositions.

Enfin – c'est un point de vue personnel qui n'engage que moi –, l'évaluation est d'autant plus pertinente qu'elle fait appel à des points de vue très différents – tels ceux des universitaires, des citoyens, objets de la politique publique concernée, des personnes qui vont mettre celle-ci en œuvre et, évidemment, du Parlement. Nous allons nous efforcer, avec beaucoup de modestie, d'humilité, de pragmatisme et en visant la pédagogie et la clarté, d'avancer quelques propositions pour améliorer l'évaluation. Nous rendrons publique en septembre 2020 cette étude annuelle, après l'avoir adoptée, en juillet prochain, en assemblée générale plénière – car elle engage l'institution, et donc tous les conseillers d'État.

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Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux du Conseil d'État

Monsieur le rapporteur, vous nous avez demandé quel pourrait être, à notre sens, le rôle du Parlement en la matière. À cet égard, il est une question que chacun se pose : pourquoi les lois n'atteignent-elles pas les objectifs qui leur sont assignés ?

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Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux du Conseil d'État

Pas totalement, en effet. Martine de Boisdeffre a insisté, avec raison, sur les méthodes suivies en matière d'évaluation. Il faut se pencher sur les méthodes adoptées par les administrations et le Parlement, en lien avec des instituts statistiques, des établissements de recherche. Il faut élaborer une méthodologie. On éprouve en effet des difficultés à évaluer les textes les plus importants.

Le Parlement a aussi sa part de responsabilité, car les textes sont, de manière générale, trop longs et trop complexes. Toutefois, cette situation résulte du jeu de l'ensemble des acteurs : les administrations, le Parlement, diverses institutions – ainsi que, parfois, le juge – contribuent à ce que les textes soient très longs et ne laissent pas suffisamment de marges de manœuvre aux collectivités locales ou aux partenaires sociaux, pour ne citer qu'eux. Mon expérience me montre que le volume des textes augmente souvent de manière considérable entre leur dépôt et leur promulgation. Les administrations, comme chacun des acteurs – le politique, le Parlement, le juge – ont leur part de responsabilité dans ce jeu très complexe. Chacun ajoute sa part de complexité. Il en résulte parfois un décalage notable entre la finalité originelle et le texte.

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Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État

Monsieur le rapporteur, vous évoquiez les difficultés auxquelles peut se heurter l'application de la loi. Nous nous sommes engagés, depuis 2016, à faire remonter au Gouvernement des difficultés liées à la complexité ou à la mauvaise application des textes. Nous avons tenu parole, puisque notre rapport d'activité comporte, dans sa troisième partie, une rubrique consacrée à la qualité et à la simplification du droit, dans laquelle nous signalons les difficultés que nous constatons. Ainsi, la section du contentieux a noté des difficultés d'application de plusieurs dispositions de la loi généralisant le revenu de solidarité active (RSA). La question se pose notamment de savoir comment est pris en compte le bénéfice de certaines aides par une personne qui n'est pas l'allocataire, ou le fait que l'allocataire dispose d'un logement gratuit. Nous l'avons indiqué dans notre dernier rapport d'activité. Comme vous le savez, le RSA va faire l'objet d'une refonte qui, nous l'espérons, prendra en considération nos observations. De la même façon, s'agissant des sections administratives, nous avons appelé l'attention, dans notre dernier rapport d'activité, sur les difficultés posées par le droit minier, dans au moins trois domaines : la procédure administrative, l'articulation avec le droit de l'environnement et les questions de concurrence. Or, la refonte en cours du droit minier prend en considération nos remarques, ce dont nous nous réjouissons. Nous offrons, depuis notre étude de 2016, de nouvelles possibilités.

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Qui se saisit de vos observations, d'un point de vue opérationnel ?

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Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État

C'est à la fois le ministère compétent et le secrétariat général du Gouvernement. Nous établissons ce rapport pour tous – pour vous aussi, évidemment.

Vous nous proposiez de nous faire remonter des difficultés. Je le veux bien, mais nous risquons alors de nous regarder nous-mêmes. En revanche, nous pouvons servir d'intermédiaires.

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Le nombre d'articles du projet de loi relatif à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique a été multiplié par quatre. Le Conseil d'État a rendu un avis, qui est pour nous très précieux, sur la version initiale de ce texte, mais d'innombrables dispositions ont été ajoutées depuis. Que peut-on faire ?

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Madame de Boisdeffre, vous avez fait allusion à la faculté offerte par le décret du 6 avril 2017 à la section du rapport et des études de se saisir d'office dans certains cas. Pouvez-vous préciser les modalités de cette autosaisine ? J'ai dans les mains le bilan annuel de l'application des lois du Sénat – je rappelle que nous avons auditionné Valérie Létard le 12 novembre dernier. Si le bilan s'améliore d'année en année, il suffit de tourner quelques pages pour lire qu'on demeure dans l'attente des mesures d'application de plusieurs lois. Ainsi, il semblerait que 30 % des mesures d'application de la loi montagne du 28 décembre 2016 n'aient toujours pas été prises. Pourriez-vous m'expliquer, en partant de ce cas concret, le fonctionnement de l'autosaisine ? Quelle vision avez-vous de ce type de difficultés ? Faut-il attendre plusieurs années pour que vous vous en saisissiez ?

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Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État

Dans le prolongement des propos du président de la section du contentieux, je rappelle que la faculté d'autosaisine de la section du rapport et des études, qui n'est ouverte que depuis le 6 avril 2017, concerne l'exécution des décisions du Conseil d'État. Dans un délai de six mois suivant une décision contentieuse du Conseil d'État – annulant, par exemple, le refus, explicite ou implicite, de prendre un décret – nous vérifions que des mesures d'application ont été prises. Si aucun texte n'a été adopté, et que nous considérons que le sujet est d'importance, nous saisissons l'administration et lui demandons des explications. Nous nous fondons sur une décision juridictionnelle : nous n'intervenons pas sur tous les décrets d'application. Nous discutons avec l'administration qui, en général, s'exécute. Si elle éprouve des difficultés à le faire, nous transmettons le dossier au président de la section du contentieux, ce que nous avons fait à une dizaine de reprises depuis 2017.

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Je tiens à vous dire, en préambule, que j'ai beaucoup travaillé, au cours de ma carrière, pour le secteur agricole, et que j'en ai retiré une grande admiration pour le Conseil d'État.

Je voudrais revenir sur la fabrique de la loi et la responsabilité des différents acteurs en partant d'un exemple. Je vais demander pardon à mes collègues : j'évoque toujours le même problème parce que je le connais bien et qu'il n'est pas réglé. Il s'agit de l'application du droit de la concurrence au secteur agricole, question que le Conseil d'État maîtrise, je le sais d'expérience, à la différence de toutes les autres juridictions ou presque – on l'a vu à propos des interprofessions dans le cadre du droit communautaire. L'exécution de la volonté du législateur se heurte à plusieurs difficultés.

Le titre Ier de la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite EGALIM, vise à bâtir des indicateurs qui n'imposent pas des contraintes mais permettent d'avoir des discussions sur les prix et les volumes entre acteurs concurrents, ce que n'autorise pas une partie de l'administration. Je pourrais citer des noms : j'ai rencontré des hauts fonctionnaires qui ne contestent pas que les objectifs de la politique agricole commune (PAC) prévalent sur l'application du droit de la concurrence, mais qui disent ne pas savoir quelle interprétation il faut retenir – ils laissent faire tant qu'il n'y a pas d'impact sur le marché. Cela concerne notamment l'Autorité de la concurrence : j'en viens à me demander, en tant que député, s'il ne faudrait pas retirer l'agriculture de son champ de compétence. Il y a une contradiction interne : une partie des acteurs appliquent le droit de la concurrence, mais pas les autres – notamment du côté de la rue de Varenne. On peut adopter toutes les lois possibles – qu'elles fassent un paragraphe ou quinze voire soixante pages – mais on va continuer à tourner dans le vide. Je me demande, au risque de dire une hérésie, si le Conseil d'État ne pourrait pas nous aider en amont. Il devait veiller, historiquement, à la bonne expression de la volonté du législateur : il n'était pas seulement là pour arbitrer a posteriori, en cas de contradictions juridiques internes.

Il y a aussi la question du lien entre les sociétés coopératives et leurs associés coopérateurs. Une partie de l'administration – toujours la même – a tendance à nier la spécificité de ce secteur : elle considère qu'il y a une vente et un prix, alors que ce sont des notions impropres en l'absence de transaction – il n'existe même pas de transfert de propriété. La notion de prix abusivement bas, que nous avons adoptée, ne s'applique pas dans ce contexte. Or la question n'est toujours pas réglée. Certaines coopératives qui doivent préparer des assemblées générales se trouvent dans une véritable impasse. De quelle manière le Parlement pourrait-il s'appuyer sur les compétences du Conseil d'État au stade de la fabrique de la loi afin d'éviter que l'on perde du temps par la suite ?

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Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux du Conseil d'État

Lorsque le Gouvernement dépose un projet de loi, une des missions des sections administratives du Conseil d'État est de vérifier qu'il n'y a pas de contradiction entre certaines dispositions du texte et des règles constitutionnelles, conventionnelles ou communautaires. C'est un premier contrôle. Je ne dis pas qu'il est facile, mais il fait partie du travail habituel du Conseil d'État et, plus généralement, d'un juriste.

Le Conseil d'État peut également souligner – c'est un rôle plus délicat mais il est assez déterminant – qu'il y a un décalage avec le but que le Gouvernement a lui-même fixé – nous estimons que le texte ne permet pas d'aboutir au résultat souhaité – ou qu'il existe une contradiction entre certaines dispositions. Les sections administratives – et leurs rapporteurs – réalisent un travail considérable de mise en cohérence.

Si le texte examiné est un projet de loi, l'avis du Conseil d'État est maintenant publié. Une réunion de relecture a lieu une fois que le Conseil d'État a émis son avis – je parle sous le contrôle de Thierry-Xavier Girardot, qui a été l'adjoint du Secrétaire général du Gouvernement. On distingue le « rose », qui correspond au projet initial du Gouvernement, et le « vert », qui est le texte modifié par le Conseil d'État. Un arbitrage a ensuite lieu au niveau des ministres et des cabinets.

Une partie très importante du travail des sections administratives – j'en ai présidé une – relève de la mise en cohérence. Une des difficultés est que cette mission, très délicate, suppose d'avoir un minimum de temps. Lorsque le Conseil d'État dispose de dix jours, voire moins, parfois, pour étudier un texte très complexe, il peut rencontrer des difficultés dans l'exercice de sa fonction consultative.

Nous pensons – même si je ne connais pas bien le dossier dont vous avez parlé – qu'il est vraiment très important d'éviter les situations où les arbitrages n'ont pas été suffisants et où il existe une forme d'incohérence dans les textes et dans l'action qui en résulte.

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Nous rencontrons, nous aussi, des problèmes liés aux délais.

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Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux du Conseil d'État

C'est une question éminemment politique… Je ne suis pas le premier à le dire : la simplicité nécessite d'avoir du temps. Il y a un phénomène qui est presque arithmétique : plus on va vite, plus c'est complexe. Si on veut avoir un texte bien rédigé et cohérent, il faut que les acteurs aient un minimum de temps.

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Pour notre part, plus nous prenons du temps, plus c'est complexe parfois…

Vous avez dit que le rôle du Conseil d'État – c'est sa mission historique et habituelle – est de veiller à la cohérence des projets de loi, de vérifier qu'il n'y a pas de contradiction ou d'incompatibilité avec d'autres règles. Par ailleurs, la façon dont certains articles sont rédigés peut les rendre impraticables – cela a été souligné également. Il y a des études d'impact. Néanmoins, elles ne visent pas à voir si les textes sont praticables mais si – comme vous le faites – les dispositions proposées permettent d'atteindre les objectifs qui ont été fixés.

C'est plutôt à la question du résultat, des effets et donc de la praticabilité ou non, que nous nous intéressons dans le cadre de cette mission d'information. Compte tenu de la manière dont vous vous organisez – je ne suis pas en train de suggérer une réforme du Conseil d'État – comment mesurez-vous la capacité des textes à produire des résultats, à se concrétiser ?

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Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État

Je crois que ce travail est fait, même si je le vois seulement à travers l'Assemblée générale – je ne préside pas une section chargée d'étudier les projets de texte. Comme l'a dit le président Combrexelle, nous essayons de regarder quel est le meilleur chemin à emprunter. Il peut nous arriver de dire au Gouvernement, ou de laisser entendre, qu'il y aura peut-être des difficultés d'application. Cela fait partie des éléments auxquels nous pensons.

Ce que nos concitoyens attendent le plus des décisions de justice – j'espère que le président de la section du contentieux me pardonnera de m'aventurer sur ce terrain –, c'est qu'elles soient non seulement de très bonne qualité et qu'elles soient rendues rapidement mais aussi qu'elles soient exécutées, qu'elles soient effectives. Je pense qu'il en est de même pour les projets de loi. Nous nous posons vraiment la question de la praticabilité, mais je préférerais laisser un président de section administrative en exercice en parler.

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Rémi Bouchez, président de la section de l'administration

Je confirme ce qui vient d'être dit. Quand nous sommes saisis d'un projet de loi ou de décret, nous passons du temps à nous assurer de sa conformité aux normes de niveau supérieur – c'est un point de passage obligé dans notre travail, dont la vérification de la compatibilité avec le droit européen représente souvent une part importante – mais nous consacrons peut-être encore plus de temps à la question de la simplification : nous élaguons les dispositions que nous jugeons inutiles et nous essayons de faire en sorte que le texte soit praticable. Nous le faisons avec les moyens et le temps dont nous disposons, « en chambre » : nous n'avons pas, à ce stade, de retours ou d'indicateurs allant au-delà de ce qui figure dans l'étude d'impact, mais nous savons, par expérience, qu'un certain nombre de dispositions conduisent à des difficultés et que les moyens ne suivront pas dans certains cas. Nous faisons des recommandations au Gouvernement ou nous adoptons un texte qui est plus simple ou qui comporte des solutions un peu différentes, dans l'intérêt de leur applicabilité.

Nous émettons un avis – le président Combrexelle l'a dit. Le Gouvernement n'est pas tenu de le suivre. Par ailleurs, un projet de loi vit ensuite sa vie. Nous ne l'examinons que très en amont. Lorsque j'étais à la section des finances, nous travaillions sur les dispositions relatives aux finances des collectivités locales, notamment les dispositifs de péréquation : en la matière, les mesures adoptées par le Parlement dans le cadre de la loi de finances n'étaient absolument jamais les mêmes que celles que nous avions examinées. C'est bien naturel : ce sont des sujets très sensibles et très importants.

Nous faisons beaucoup d'efforts, je le répète, pour faire en sorte que les textes, qu'il s'agisse des projets de loi ou des décrets, soient applicables.

Je voudrais également souligner que nous ne voyons passer, au Conseil d'État, qu'une partie minoritaire des dispositions législatives publiées chaque année au Journal officiel : par l'effet combiné des propositions de loi et des amendements, nous n'examinons qu'entre un bon tiers et 40 % des lois publiées au Journal officiel, selon les années, si l'on raisonne en nombre d'articles – c'est une façon de compter un peu grossière, mais c'est celle que nous avons retenue. Si on intègre les ordonnances, qui représentent une partie de la production de normes de rang législatif, on dépasse le seuil de 50 %. Notre contribution – il faut être modeste – porte seulement sur ce que nous voyons.

Peut-on changer un peu la situation ? Le vice-président du Conseil d'État a eu l'occasion de dire que l'on pourrait imaginer que certains amendements soient soumis pour avis au Conseil d'État dans le cadre de vos débats – il faudrait alors que nous nous organisions pour tenir compte des conditions d'urgence qui s'imposent. Cela impliquerait de réviser la Constitution mais aussi de prévoir un système de tri ou de sélection. Il nous serait, en effet, impossible d'examiner ne serait-ce qu'une partie importante des amendements : nous ne le pourrions pas dans l'état actuel de nos forces. Néanmoins, de même que nous pouvons examiner des propositions de loi depuis 2008 – nous l'avons fait une trentaine de fois, me semble-t-il –, on pourrait imaginer que certains amendements nous soient transmis.

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Lorsque nous avons examiné la première proposition de révision constitutionnelle à l'été 2018 – j'étais rapporteur pour avis de la commission des finances pour les articles 6 et 7 du texte –, nous avons adopté en commission une disposition prévoyant que des amendements retenus par le président de l'Assemblée nationale, comme c'est le cas, me semble-t-il, pour certaines propositions de loi, pourraient être examinés par le Conseil d'État. Cette révision constitutionnelle n'a pas abouti, mais nous avons engagé une réflexion qui me paraît extrêmement intéressante. Le filtre envisagé permettrait de faire en sorte que seuls les amendements les plus importants, ayant vraiment un fort impact, soient examinés par le Conseil d'État.

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Il n'était pas dans la tradition du droit français que les parlementaires puissent s'adresser au Conseil d'État. Les sections administratives chargées d'examiner les projets de texte sont saisies par le Gouvernement. Par ailleurs, la section du contentieux exige de tout requérant qu'il ait un intérêt à agir, et je crois me souvenir que le fait d'être député ou sénateur ne confère pas d'intérêt à agir. Le dispositif est donc très restrictif. L'article 39 de la Constitution permet désormais, dans le cadre d'un droit de saisine exercé par le président de l'Assemblée nationale ou du Sénat, de soumettre pour avis au Conseil d'État une proposition de loi déposée par un membre du Parlement. J'aimerais vous demander, même si vous avez déjà en partie répondu à cette question, si vous pensez qu'il y a lieu d'élargir la possibilité de saisir pour avis le Conseil d'État.

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Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État

Je voudrais réinsister sur le fait que l'examen des amendements pour avis nécessiterait un filtre : sinon, nous serons submergés et ce sera contre-productif.

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Nous sommes désireux de co-construire la loi avec le Gouvernement, notamment parce qu'il y a le Conseil d'État derrière lui, et donc un avis technique dont nous ne pouvons pas disposer. Nous ne souhaitons pas rendre la loi inapplicable du fait d'un amendement. Les parlementaires sont peut-être plus demandeurs d'une co-construction que le Gouvernement – c'est un peu la difficulté.

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Ce sont des réflexions essentielles et vraiment très profondes, qui peuvent notamment avoir un impact sur le plan constitutionnel. Nous faisons tous le constat que les lois sont de plus en plus bavardes et complexes. Si on extrapole, on voit bien qu'on va droit dans le mur. On ne peut pas continuer, collectivement, de cette manière.

Je pense que les députés passent d'autant plus de temps dans l'hémicycle à essayer de préciser leur volonté, à un niveau qui est réglementaire, qu'ils n'ont pas de pouvoir en dehors du palais Bourbon. C'est notamment l'objet de cette mission : nous nous interrogeons sur l'implication du Parlement dans la traduction concrète de sa volonté.

Quel est le taux de décrets faisant l'objet d'un avis défavorable du Conseil d'État parce qu'ils ne sont pas conformes à l'esprit de la loi ?

Par ailleurs, quel regard portez-vous sur la séparation des pouvoirs ? Lors des débats sur la révision constitutionnelle – qui n'ont pas abouti, et je ne sais pas s'ils reprendront d'ici à la fin du quinquennat –, on nous a souvent envoyé à la figure la question de la séparation des pouvoirs lorsque nous nous intéressions à l'implication des parlementaires dans la concrétisation des lois. On nous dit que ce n'était pas notre affaire, comme s'il fallait baisser le rideau une fois que la loi est adoptée. Or on va dans le mur : on va d'autant plus légiférer, amender la loi et la préciser qu'on ne voit pas ce qui se passe ensuite.

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Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État

Je voudrais rappeler que la complexification de la loi est un phénomène général : on l'observe dans la plupart des pays. C'est lié au fait que nous vivons dans des sociétés de plus en plus complexes et que nous devons trouver une articulation avec le droit de l'Union européenne et le droit international, notamment la convention européenne des droits de l'homme – la situation est elle-même complexe. Nous voulons aller vers une simplification, ensemble, mais il faut aussi dépasser les idées reçues, comme nous avons eu l'occasion de l'écrire dans notre rapport de 2016 : la complexité n'est pas toujours une source de non-application du droit et, même s'il faut essayer de réduire la complexité, on ne peut pas la vaincre totalement – si j'ose dire. Nous savons tous que nous vivons dans un monde complexe.

Je crois aussi qu'il est très important – je reviens sur un point qui a été évoqué par M. Saint-Martin – d'expliquer la loi au maximum. Des choses remarquables ont été faites, notamment par Légifrance et par les sites service-public.fr et impots.gouv.fr, mais on doit les faire connaître. Vous pouvez peut-être – je le dis avec beaucoup d'humilité – jouer un rôle de pédagogue quand vous avez été rapporteur d'une loi ou que vous vous êtes intéressé à un texte en particulier – je suis d'ailleurs sûre que vous le faites. Il faut donner des outils à ceux qui n'en ont pas, malgré toutes les campagnes d'information qui peuvent être menées. C'est une façon de lutter contre la complexité et de rendre le droit plus accessible. Il y a la codification, qui est importante – le Conseil d'État y est attaché depuis longtemps – mais la question de l'information compte aussi beaucoup. Sans aller jusqu'à dire qu'il faudrait réaliser des fiches à propos des lois, pour les présenter d'une manière simplifiée, je crois que nous devons tous, chacun dans son domaine de compétence, être des pédagogues de la loi.

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Nous organisons des ateliers législatifs dans nos circonscriptions afin de travailler sur la loi : c'est une dimension qu'il faut développer. Le rôle local du député – sujet sur lequel nous voulons avancer – permet de répondre à la préoccupation que vous venez d'exprimer. Il n'y a pas que le maire qui est à portée d'engueulades, si je puis dire : le législateur doit l'être aussi. Il faut que les citoyens puissent le tirer par la manche. Le problème est que nous ne sommes pas vraiment identifiés comme les auteurs des textes. Il y a un vrai travail à faire sur le rôle local des parlementaires.

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Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux du Conseil d'État

Imaginons qu'un texte parle, au départ, des exploitations agricoles. Certains acteurs vont dire que c'est un terme trop large et qu'il faut donc apporter des précisions – est-il question, par exemple, des exploitations de grande, petite ou moyenne taille ? Peu à peu, au nom de la sécurité juridique et de l'efficacité, on peut arriver à un texte d'une page qui établit des distinctions selon les différentes catégories d'exploitations agricoles. Tout le monde a sa part de responsabilité lorsqu'une telle évolution se produit : les organisations professionnelles, nous-mêmes, au Conseil d'État, parce que nous avons considéré que tous les exploitants ne sont pas dans la même situation juridique, et même vous, au Parlement. Comme nous ne sommes pas dans une société de confiance – il existe beaucoup de rapports de force, chez nous comme dans d'autres pays – il y a une sorte de jeu qui pousse à adopter des textes complexes. Il faut veiller à aller à l'encontre de cette tendance qui est très forte.

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Permettez-moi de réitérer ma question : pouvons-nous avoir une idée du taux de décrets faisant l'objet d'un avis négatif ? Cela peut sembler polémique, mais j'aimerais savoir ce qui se passe de l'autre côté du miroir, si je puis dire. Je souhaiterais également connaître votre avis sur la séparation des pouvoirs.

Vous avez évoqué un très bon exemple. Mon premier réflexe aurait été de dire qu'il y a dans ce domaine trois définitions, de nature sociale, fiscale et juridique, qui ne se recoupent pas. Quand on parle des exploitants agricoles, quelqu'un qui connaît la question peut traduire assez facilement ce que l'on veut dire, en réalité. C'est en ce sens que le recours au Conseil d'État serait très utile : vous pourriez aider le législateur à bien comprendre ce qu'il veut lui-même.

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Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général du Conseil d'État

Je n'ai pas de statistiques précises, et je ne crois pas qu'il en existe. Le nombre de cas où un décret est rejeté ou modifié parce qu'il est contraire à l'intention du législateur est assez peu important. Il arrive que le Conseil d'État observe, lorsqu'il examine un projet de décret, qu'une disposition est contraire à un texte législatif – mais pas nécessairement à l'article de la loi dont on cherche à faire application. Le Conseil d'État passe beaucoup de temps à réécrire les textes, avec les administrations, pour faire en sorte de répondre le mieux possible aux objectifs qui ont été fixés.

Il existe aussi des cas, un peu plus fréquents, dans lesquels un décret tarde à être adopté, mais je suis assez bien placé pour témoigner que des efforts considérables ont été réalisés au cours des dernières années, du côté du Gouvernement et des administrations, pour que les décrets d'application soient publiés aussi rapidement que possible. Il y a quelques lois pour lesquelles les retards s'accumulent. Il peut s'agir de textes adoptés à la veille d'une inflexion politique et d'un changement de priorités, comme certaines lois relatives à l'urbanisme, ce qui conduit à l'absence de décrets pendant quelque temps. Je pense plus particulièrement à la loi « montagne » qui a été adoptée à la fin du quinquennat précédent.

Au-delà de ce genre de phénomènes, je pense qu'il est vraiment très rare qu'une administration envoie au Conseil d'État un décret méconnaissant l'objectif de la loi.

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Rémi Bouchez, président de la section de l'administration

Nous examinons entre 600 et 800 décrets par an. Je crois que les rejets purs et simples sont extrêmement rares. Notre fonction, dans ce domaine, est de conseiller le Gouvernement : en général, nous adoptons in fine un projet de texte, même s'il peut éventuellement subsister quelques divergences. Il est très rare, selon mon expérience, que le reproche adressé au Gouvernement soit de présenter une disposition réglementaire méconnaissant ce que le législateur a voulu ou faisant quelque chose d'autre. Quand on n'arrive pas à surmonter un désaccord, c'est généralement parce qu'il y a un problème juridique de conformité à un droit supérieur – une norme européenne, par exemple. J'ai beau chercher dans ma mémoire – elle est courte s'agissant de la section de l'administration mais longue pour ce qui est de la section des finances –, je ne me souviens pas d'un cas où nous n'aurions pas su résoudre un désaccord lié au fait que le dispositif n'était pas ce que l'on attendait du décret d'application.

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Rencontrez-vous beaucoup de problèmes de lisibilité ou d'intelligibilité de la loi lorsque les décrets vous sont soumis pour avis ?

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Rémi Bouchez, président de la section de l'administration

Nous constatons souvent, ce qui nous rend modestes, qu'il subsiste de petites ambiguïtés ou imperfections quand nous examinons les décrets d'application. Je crois qu'il faut avoir l'honnêteté de le reconnaître. Cela montre que le travail législatif est extrêmement difficile dans l'environnement complexe qui est le nôtre et compte tenu des différents niveaux de normes qu'il faut arriver à emboîter. Il nous arrive assez fréquemment de rencontrer des difficultés : nous essayons de les surmonter en nous référant à ce que nous comprenons de l'intention du Parlement ou du Gouvernement lors de la confection de la loi – mais je m'exprime sous le contrôle de mes collègues, notamment l'ancien président de la section sociale.

S'agissant de l'application des lois, je crois vraiment, comme l'a dit Thierry-Xavier Girardot, que des efforts importants ont été faits. Nous en subissons d'ailleurs le contrecoup. Je peux vous assurer que toutes les sections administratives du Conseil d'État sont actuellement sur le pont : de très nombreux décrets sont dans les tuyaux parce qu'il faut respecter des échéances fixées au 31 décembre ou au 1er janvier et que les compteurs tournent en ce qui concerne l'application des lois. Cela conduit le Gouvernement à nous adresser beaucoup de textes, ce qui exerce une pression importante. Je pense que le Journal officiel sera assez volumineux au mois de décembre.

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Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État

Chacune des sections administratives a plusieurs dizaines de textes à examiner.

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Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux du Conseil d'État

Je ne voudrais pas que le Conseil d'État ressemble un peu à une boîte noire – le vice-président attache beaucoup d'importance à ce que le Parlement sache de quelle manière nous travaillons.

Ce qui est fait dans le cadre des formations consultatives est exigeant mais pas frontal : il est très rare que l'on dise au Gouvernement que son texte ne vaut rien. Les projets peuvent être « mal fichus » pour différentes raisons – à cause d'arbitrages difficiles ou de contraintes de temps. Le rôle du Conseil d'État est de souligner qu'il y a tel ou tel problème de droit, de cohérence ou de rédaction, mais nous le faisons en bonne intelligence avec les administrations, qui sont plutôt contentes de voir le texte auquel on aboutit. Il est meilleur si tout le monde a bien fait son travail.

Si je dis que ce n'est pas un exercice frontal, c'est parce qu'il est rare qu'on rende telle quelle sa copie à l'administration : un travail très important de coopération a lieu. Il arrive que le texte final soit vraiment très différent de celui qui nous a été soumis, non pas en ce qui concerne les intentions mais la rédaction. Les administrations sont généralement d'accord avec nous : elles voient qu'il y a une plus-value importante.

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Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général du Conseil d'État

L'avis du Conseil d'État est suivi dans l'immense majorité des cas. Le Gouvernement reprend généralement le texte que nous proposons.

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Nous avons un regret : c'est que le bijou que vous façonnez avec le Gouvernement prend ensuite un aspect tout autre et qu'il ne bénéficie pas du même soin. Nous devons nous interroger, en tant que parlementaires, sur la maturité avec laquelle nous fabriquons la loi – faire adopter un amendement ne peut pas être une fin en soi. Il faut vraiment penser à la cohérence du dispositif quand on ajoute quelque chose. La question n'est pas de remporter une victoire sur le Gouvernement mais d'aller dans le sens attendu par les citoyens.

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Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État

Il s'agirait de procéder en quelque sorte à une évaluation de l'impact des amendements en s'interrogeant, notamment, sur leur cohérence, leurs effets éventuels, leur applicabilité et leur effectivité.

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Il me semble que nous devons travailler sur la cohérence des dispositifs lorsque nous proposons des amendements et qu'il faut présenter des exposés sommaires suffisamment précis. Cela pourrait inciter le Gouvernement à avoir une vision partageuse des textes examinés, dans le cadre d'une co-construction.

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J'ai bien entendu les réponses que vous avez apportées et je ne suis pas étonné – ce sont naturellement les trains qui n'arrivent pas à l'heure que l'on pointe du doigt.

J'ai eu toutes les peines du monde à faire adopter un amendement à la loi EGALIM – je n'en tire pas de fierté personnelle – qui reprenait mot pour mot une disposition du droit communautaire. Une telle difficulté est tout à fait anormale. J'aurais aimé avoir la possibilité de m'appuyer sur le Conseil d'État – je sais qu'il connaît parfaitement le sujet. À la limite, il n'était même pas nécessaire de reprendre cette disposition puisque le droit communautaire s'applique – vous voyez à quoi nous sommes réduits.

S'agissant des sociétés coopératives, j'ai entendu dire – mais je ne le sais pas en tant que député, car le Parlement n'est pas informé – qu'une ordonnance a reçu un avis défavorable du Conseil d'État. Le projet de loi de ratification a très vite été retiré de l'ordre du jour. L'ordonnance est aujourd'hui attaquée devant le Conseil d'État et tout un secteur de l'économie est en panne. Un député au fait de ces questions pouvait voir venir le problème au stade de la fabrique de la loi. Si nous avions pu nous appuyer sur le Conseil d'État, qui aurait simplement dit qu'il fallait faire attention, nous aurions gagné du temps et évité beaucoup de problèmes.

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S'il n'y a plus de demandes de prise de parole, il me reste à vous remercier pour cette audition vraiment très intéressante.

La séance est levée à 20 heures 15

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Hervé Berville, M. Yves Daniel, M. Frédéric Descrozaille, M. Fabien Gouttefarde, M. Régis Juanico, M. Laurent Saint-Martin, M. Vincent Thiébaut, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Charles de la Verpillière, Mme Corinne Vignon

Excusé. - M. Philippe Gosselin