Commission d'enquête Chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite sarah halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement
Mercredi 24 novembre 2021
La séance est ouverte à quinze heures cinq
(Présidence de M. Meyer Habib, président)
Mme la rapporteure, mes chers collègues, nous reprenons nos travaux avec l'audition de Mme Anne Ihuellou, vice-présidente chargée de l'instruction au tribunal judiciaire de Paris, qui était juge d'instruction en charge de l'enquête au moment des faits.
Votre audition est d'une extrême importance pour les membres de notre commission, pour la famille de cette malheureuse Sarah Halimi, défenestrée, torturée et tuée parce que juive, en plein Paris, en 2017. Elle l'est plus largement pour tout le peuple français, à l'image de la plus haute autorité de l'État, du Président de la République qui, lors de son voyage en Israël, a déclaré : « Le besoin de procès est là ».
Depuis que nous avons démarré nos auditions il y a quelques semaines, je constate des zones d'ombre et des interrogations quant à la manière dont a été dirigée cette enquête sur l'assassinat du Dr Sarah Halimi.
La première grande interrogation concerne votre refus d'ordonner une reconstitution, pourtant quasi systématique lorsqu'il y a mort d'homme, et qui aurait peut-être permis de relever certains points fondamentaux, comme l'absence de chandelier à sept branches ou de Torah.
Une deuxième grande interrogation concerne l'absence d'audition de trois témoins qui nous semblent fondamentaux, certains ayant assisté à une partie du massacre. Un autre avait hébergé M. Kobili Traoré la nuit des faits, quelques heures avant le crime.
Une troisième interrogation porte sur la place donnée à l'expertise médicale réalisée par l'éminent psychiatre commis par la justice, le Dr Zagury. Alors que l'ensemble des parties étaient d'accord pour suivre sa conclusion, vous avez imposé une contre-expertise qui conclura à l'abolition totale et non plus partielle de l'entendement de l'assassin. Nous aimerions que vous nous expliquiez les raisons qui vous ont poussée à suivre les conclusions du Dr Bensussan plutôt que celle du Dr Zagury et à ordonner cette nouvelle expertise.
Une quatrième interrogation porte sur le caractère antisémite du meurtre de Sarah Halimi qui a tardé, alors que même l'expertise du Dr Zagury ne laissait pas de place au doute.
Une cinquième grande interrogation, partagée par de nombreux avocats de la partie civile et par la famille Halimi, concerne le manque d'impartialité ressenti au cours de l'instruction. Des réponses auraient été suggérées à l'assassin pour que votre conviction soit la conclusion de l'enquête. Je cite Me Szpiner : « Les parties civiles ont eu le sentiment désagréable que la juge s'est substituée à la défense de M. Traoré. L'impartialité est attendue d'un juge. Le parquet a demandé la requalification cinq mois après la mise en examen notant l'existence d'autres péripéties. Au moment du règlement du dossier, la juge d'instruction n'était pas favorable à retenir l'antisémitisme, contrairement au parquet. Finalement, la chambre d'instruction a retenu l'antisémitisme, ce qui a constitué le lot de consolation accordé à la famille ». La famille Halimi a eu le sentiment, peut-être légitime, d'une instruction conduite à décharge, plutôt qu'à charge, au cours de laquelle vous auriez, par vos questions, répondu à la place de M. Traoré.
Encore une fois, merci d'être présente pour répondre à notre commission. Je vous propose de prendre la parole lors d'un propos liminaire, pendant une vingtaine de minutes, ou plus si nécessaire. Nous vous poserons ensuite de nombreuses questions. Nous avons décidé de consacrer a minima deux heures à cette audition, qui est extrêmement importante pour la suite de nos travaux. Notre objectif n'est pas de faire un second procès, mais avec les moyens qui sont les nôtres, de mettre en lumière des éventuels dysfonctionnements, dont certains peuvent être du fait de la justice. Notre seul objectif est de pointer ces dysfonctionnements, pour que si une affaire similaire devait se reproduire en France — ce que nous ne souhaitons pas — nous ne reproduisions pas les mêmes éventuelles erreurs.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Anne Ihuellou prête serment).
Je vous remercie, M. le président, de me donner la parole. Je voudrais tout d'abord préciser les limites de mon intervention, le parcours judiciaire de ce dossier étant aujourd'hui terminé, dans le sens où il est passé sous les fourches caudines de la Cour de cassation. Le parcours juridique de ce dossier est aujourd'hui terminé. L'instruction ne fait plus l'objet du secret dont elle faisait l'objet lorsqu'elle était menée dans nos cabinets.
À titre liminaire, je dois rappeler que ce dossier a fait l'objet d'une cosaisine avec un autre magistrat du Tribunal de Paris, décidée dès l'origine par le premier vice-président chargé du pénal, compte tenu de la complexité de l'affaire.
À ce stade, il convient de préciser que les faits se sont déroulés dans la nuit du 4 avril 2017. Le dossier a été ouvert et les juges d'instructions désignés le 14 avril 2017, soit dix jours plus tard. Le dossier est arrivé sur mon bureau, alors que j'étais de permanence, dans des conditions « extraordinaires », sans déferrement, la personne mise en cause (M. Traoré) étant à l'hôpital. Le même jour, de mémoire, six autres personnes étaient déferrées, et sont passées en priorité. Je n'ai donc pris connaissance du dossier qu'en fin de journée.
Il convient également de rappeler l'office du juge d'instruction, qui doit être au-dessus des parties. Son rôle est d'instruire, non pas à décharge, mais à charge et à décharge. C'est une prescription légale que chaque juge respecte autant que faire se peut. Aussi, le juge d'instruction effectue tous les actes utiles, qu'ils soient de nature à démontrer la culpabilité ou l'innocence d'une personne. Pour ce faire, il dispose de tous les moyens d'investigation que lui confère le code de procédure pénale : interrogatoires, expertises et éventuellement reconstitutions.
Je sais que certaines parties se sont plaintes d'un certain retard apporté à l'enquête. Il n'en est rien, car dès le 15 avril 2017, les services de police ont été saisis d'une commission rogatoire en vue de poursuivre l'enquête, et dès le 18 avril 2017, les premiers témoins étaient entendus. Les avocats ne pouvaient en avoir connaissance, puisque cela ne peut être seulement porté au dossier que lorsque les investigations sont au moins en partie terminées Les investigations se sont poursuivies, étant précisé que notre saisine, qui limite notre champ d'action, portait, au 14 avril, sur les faits suivants : « homicide volontaire au préjudice de Mme Lucie Attal et séquestration avec absence de libération volontaire avant le septième jour depuis son appréhension au préjudice de la famille Diarra ».
Je précise le principe de la saisine : le juge d'instruction ne peut se saisir lui-même d'autres faits que ceux dont il est saisi. Par ailleurs, le réquisitoire introductif mentionnant le nom de M. Traoré, contre lequel il existait des indices graves et concordants d'avoir commis les faits susceptibles de lui être reprochés, la loi interdit aux policiers de l'interroger et c'est au juge d'instruction de procéder à son interrogatoire.
Nous avons donc fait toute diligence pour tenter d'auditionner M. Traoré, hospitalisé à l'Unité pour Maladies Difficiles (UMD) Henri Colin. La réponse médicale a été négative, M. Traoré n'étant pas visible. Nous n'avons eu l'autorisation d'entendre M. Traoré qu'au mois de juin. Compte tenu des délais prévus par la loi pour procéder à l'interrogatoire de première comparution, nous sommes parvenus à convenir d'une date avec l'hôpital, à savoir le 10 juillet 2017.
J'insiste sur un point : le seul devoir du juge d'instruction est d'appliquer la loi, émanation de la volonté nationale (Assemblée nationale et Sénat). Le juge d'instruction est limité par la censure éventuelle de la chambre de l'instruction qui peut être saisie par les parties – défense ou parties civiles – de recours contre les ordonnances qui sont prises. Ainsi, toutes les décisions susceptibles de recours qui ont été prises dans ce dossier ont fait l'objet d'un double examen par la chambre de l'instruction.
S'agissant de l'état mental de M. Traoré, il résulte de l'examen du dossier que lors de son interpellation, il a été placé en garde à vue et ses droits n'ont pu lui être notifiés. Les policiers, comme pour toute garde à vue, criminelle ou correctionnelle, ont fait appel à un médecin psychiatre pour l'examiner et vérifier que son état était compatible avec un placement en garde à vue. L'avis médical, prescrit par le code de procédure pénale, a été négatif, et le juge d'instruction ne peut y déroger. Aussi, M. Traoré n'a pas été interrogé en garde à vue parce que ce n'était pas possible.
Par conséquent, M. Traoré a été mis en examen le 10 juillet 2017, dans les termes de la saisine initiale.
Je tiens à préciser que, selon les articles 82 et 82-1 du code de procédure pénale, les demandes d'actes sont susceptibles d'être formées par les avocats des parties à tout moment de la procédure. Parmi ces demandes d'actes formées, certaines ont été accueillies, car allant dans le sens de la manifestation de la vérité ; d'autres demandes ne l'ont pas été. Pour exemple, une demande d'acte me demandait de lire le dossier, alors que lire le dossier est un préalable de bon sens.
La clôture de l'instruction est également régie par le code de procédure pénale. Elle intervient lorsque l'information apparaît terminée. Le dossier est communiqué au Parquet qui prend des réquisitions qui ne lient pas le juge d'instruction qui examine l'intégralité du dossier. Ensuite est prise la décision.
Le point central de ce dossier, depuis l'origine, est l'état mental de M. Traoré. Son audition était très difficile, voire impossible en début de parcours. C'est la raison pour laquelle, dès le 14 avril 2017, j'ai décidé de nommer un expert psychiatrique, obligatoire en matière criminelle, comme dans de nombreuses matières correctionnelles, compte tenu des derniers développements législatifs. La possibilité d'injonction de soins est en effet prévue dans le code de procédure pénale pour de multiples infractions.
J'ai par conséquent contacté des experts. Je précise que la recherche d'experts est souvent ardue, d'une part, parce qu'ils sont mal payés ; d'autre part, parce que ce dossier particulièrement difficile, demandant un investissement temporel chronophage, les experts n'étaient pas forcément disponibles.
J'ai pris attache avec le Dr Zagury. Compte tenu de la complexité du dossier, je lui ai demandé s'il souhaitait faire partie d'un collège, et il m'a répondu par la négative. En l'absence de ma collègue juge d'instruction, et compte tenu de la position d'internement de M. Traoré, j'ai donc nommé le Dr Zagury seul.
Le Dr Zagury a examiné M. Traoré et a demandé un complément d'expertise pour se faire communiquer les dossiers médicaux, qui ont été saisis par les services de police en les formes de droit. À la demande de Me Toby du cabinet Szpiner, nous avons ordonné un complément d'expertise visant à définir précisément la « bouffée délirante aiguë ».
M. Traoré restait hospitalisé — il l'est toujours, à ma connaissance — et son transport et ses auditions étaient très difficiles. La seconde audition a eu lieu en février 2018. L'hôpital souhaitait que l'on se déplace à nouveau pour l'auditionner. Cependant, compte tenu des conclusions du Dr Zagury, j'ai estimé préférable qu'il se déplace dans l'enceinte du Palais de justice. Il était accompagné pour cette audition de trois infirmiers psychiatriques et de l'escorte prévue dans le cadre du mandat de dépôt.
Nous avons procédé à une dernière audition en octobre 2018 dans les mêmes conditions. Il s'agissait de vérifier au préalable auprès de l'hôpital que M. Traoré était transportable et audible. Les conditions d'une audition au sein de l'instance judiciaire étaient extraordinaires. En vingt ans de carrière, je n'ai pas souvent entendu des mis en examen accompagnés d'infirmiers psychiatriques.
S'agissant de la reconstitution, l'opposition n'était pas une opposition de principe. La première question portait sur la possibilité d'organiser cette reconstitution, à laquelle M. Traoré pouvait participer. Nous avons demandé l'avis médical du Dr Zagury sur la compatibilité de l'état de santé du mis en examen avec une reconstitution. Il indique dans les conclusions de son expertise du 8 janvier 2018 (cote 1272 et suivantes): « En toute hypothèse, une telle épreuve comporte un risque de rechute délirante. Kobili Traoré devra donc être protégé du climat d'hostilité et être encadré par des soignants en nombre suffisant, car son état mental actuel demeure fragile, justifiant la poursuite du traitement en unité pour malades difficiles ». L'expertise pose la question : cela sera-t-il possible ?
Le diagnostic de la bouffée délirante aiguë étant posé par le Dr Zagury, se posait la question de la confirmation de cette possibilité de reconstitution et de comparaître devant une juridiction. Entre 2017 et 2018, l'amélioration de son état n'était pas suffisante pour envisager un parcours juridictionnel normal. Nous avons donc décidé de procéder à une nouvelle expertise – et non une contre-expertise – pour faire le point et confirmer le diagnostic du Dr Zagury, personne ne l'ayant jamais contesté.
J'ai donc contacté le Dr Bensussan, expert reconnu auprès de la Cour de cassation, qui a souhaité constituer un collège. Nous avons par conséquent procédé à la désignation d'un collège d'experts, après de multiples recherches. Le collège a rendu un rapport concluant à l'irresponsabilité pénale de Kobili Traoré. Dans ce cas, le code de procédure pénale prévoit qu'une autre expertise peut être ordonnée si les parties en font la demande. Les parties civiles ont fait la demande de cette expertise. Cette autre expertise a donc été ordonnée aussitôt et il a fallu mettre en place un autre collège. Les parties civiles ont exprimé le souhaite que soit désigné un expert supplémentaire, le Dr Prosper, qui dans un premier temps a accepté la mission, puis qui l'a refusée dans un second temps. J'en ai averti les parties.
Ce sont des éléments très importants, M. le président. La procédure est le seul guide du magistrat instructeur et sa seule légitimité. Il n'instruit pas pour la partie civile ou contre le mis en examen, mais pour la manifestation de la vérité, quelle qu'elle soit. Il se doit d'appliquer le code de procédure pénale et le code pénal dans la limite de sa saisine dans toute sa rigueur. C'est ce que je veux bien faire comprendre à la commission : certaines procédures sont obligatoires. Les faits sont tenaces et il ne m'appartient pas d'en juger. Je dois faire abstraction de mon opinion de citoyenne et d'être humain face à la rigueur du code de procédure pénale. Nous devons appliquer la loi, toute la loi et rien que la loi.
Merci pour ces propos liminaires. Nous allons entrer directement dans le vif du sujet.
Nous avons auditionné plusieurs témoins et, dès ce soir, leurs auditions seront publiées sur le site de l'Assemblée nationale. Certains ont assisté à une partie du meurtre du Sarah Halimi. Un témoin avait une vue directe sur le balcon de la cour intérieure et a assisté également au massacre et à la défenestration. Plusieurs voisins ont été réveillés.
Or à aucun moment, vous ne les auditionnez. Pour quelle raison ?
Comme vous l'avez sans doute compris, la charge d'un cabinet d'instruction est telle que, malheureusement, le juge d'instruction – et je le déplore – ne peut procéder lui-même à toutes les auditions nécessaires. Pour cette raison, il décerne commission rogatoire pour que les témoins importants soient entendus par la police et que leur déposition soit recueillie. À mon sens, tous les témoins importants ont été entendus dans ce dossier, pas par moi, en raison d'un manque de temps et d'une importante charge de travail.
Je précise qu'à l'époque de ma saisine, je comptabilisais 31 saisines depuis le 1er janvier 2017.
Par ailleurs, par habitude de travail, les policiers procèdent aux auditions des témoins. Les avocats étaient libres de demander une audition par le juge. Dans ce cas, la contrainte de temps joue et je le regrette souvent. Nous ne pouvons privilégier un dossier par rapport à un autre, même si de tels dossiers criminels ont une place importante et nous y consacrons davantage de temps.
Un des avocats de la partie civile, Me Goldnadel, que nous avons auditionné, a indiqué : « Je suis incapable de vous décrire physiquement ou psychologiquement la juge. Jamais la juge ne m'a fait l'honneur de répondre à l'un de mes nombreux courriers ». Pourquoi avez-vous décidé de ne jamais le recevoir et de ne jamais répondre à ses courriers ?
Je suis désolée, mais la charge de travail du juge d'instruction ne permet pas de « tenir salon » dans un cabinet. Les conversations avec les avocats ne sont pas prévues par le code de procédure pénale. Tous les actes utiles à la manifestation de la vérité se déroulent dans un cadre procédural, écrit, et sont ensuite cotés au dossier. Par ailleurs, notre charge de travail ne nous permettait pas de distraire une, deux ou plusieurs heures pour recevoir les avocats.
En outre, les parties étaient nombreuses dans ce dossier et d'aucuns auraient pensé que si je recevais l'un ou l'autre des avocats et non pas tous les autres, on m'aurait taxé de partialité.
Non, jamais. Ceux qui sont venus dans mon cabinet ont été dûment convoqués et les procès-verbaux sont cotés au dossier.
M. Traoré a hurlé à plusieurs reprises « Allahou Akbar, que Dieu me soit témoin, c'est pour venger mon frère ». On sait que l'un de ses frères a disparu au Mali. On sait qu'il fréquentait assidûment la mosquée salafiste Omar où la commission s'est rendue. Extérieurement, l'attitude de l'assassin ressemble fortement à la réaction d'un terroriste islamiste qui vient de commettre un attentat. Il fait ses ablutions, il se change, il apporte des vêtements et une serviette, il invoque Allah. Comment expliquer que la piste terroriste ne soit pas explorée, alors que la France est dans un contexte post- Bataclan et qu'elle est victime depuis 2012 d'une multitude d'attentats, dont le premier à l'école juive de Toulouse ? Comme expliquer qu'aucune enquête sur un lien éventuel avec une entreprise terroriste et avec la disparition de son frère ne soit diligentée ?
Je me dois de vous rappeler les termes et les limites de ma saisine initiale qui résulte du réquisitoire introductif du 14 avril 2017 qui sont l'homicide volontaire contre Mme Lucie Attal et l'enlèvement et la séquestration volontaire de la famille Diarra. Si le Parquet avait eu une quelconque suspicion de terrorisme, il aurait saisi la section antiterrorisme.
Vous imaginez que nous poserons la question au Procureur Molins.
À aucun moment, n'avez-vous eu le sentiment qu'il s'agissait également d'un meurtre terroriste islamiste ?
Le juge d'instruction n'a pas de sentiment. Sa seule légitimité est d'appliquer la loi.
Les articles 221-4 et suivants du code pénal prévoient que l'homicide volontaire est aggravé par quatre circonstances : la race, la religion, l'état de vulnérabilité de la victime et son orientation sexuelle. Nous ne pouvons pas – et nous ne devons pas – présumer qu'un crime est antisémite, la victime étant effectivement de confession juive. Nous devons le démontrer.
Si vous aviez procédé à une reconstitution, vous auriez constaté que l'assassin avait déclaré avoir vu un chandelier et la Torah qui n'existaient pas.
M. le président, je suis obligée de vous arrêter. Nous n'allons pas refaire l'instruction.
Je suis le Président de cette commission et je suis autorisé à vous poser des questions, auxquelles vous êtes en droit de répondre ou de ne pas répondre.
L'un des avocats du frère de la victime, Me Melki, a déclaré : « Nous serons tous surtout très gênés, lors de la seule audition qui sera accordée par la juge d'instruction à notre client, pour lequel elle ne montrera à l'évidence aucune empathie. Lorsqu'il lui transmet des photographies de sa sœur, comme c'est l'usage, pour que les seules photos disponibles ne soient pas celles du médecin légiste ».
Pour avoir vu les photos du médecin légiste, tout comme vous, elles sont terribles.
« La magistrate les fait passer à sa greffière sans les regarder, et tout le monde s'en rend compte, notamment M. Attal ».
Vous souvenez-vous de cette audition et pouvez-vous nous en parler ?
Parfaitement, M. le président. Je vous rappelle que le rôle du juge d'instruction est d'appliquer la loi, toute la loi et rien que la loi, et non pas d'être en empathie ou en antipathie, quelles que soient l'horreur et les circonstances d'un crime.
J'avais demandé à la partie civile de me fournir des photos de Mme Attal de son vivant, pour le cas où le dossier partirait aux Assises afin que les jurés n'aient pas que la vision d'horreur d'une autopsie. Je pratique de la sorte pour tous mes dossiers criminels d'homicide afin que les photos soient cotées au dossier.
Dans le procès-verbal d'audition, un témoin a une phrase terrible pour parler du massacre de Sarah Halimi : « le bruit de la viande qui se fait cogner. C'était de la torture. Elle n'avait plus la force de continuer ses cris ».
Pourquoi ne pas avoir reconnu l'acte de torture et de barbarie dans la qualification des faits ?
En droit pénal français, les qualifications ne sont pas cumulatives, comme aux États-Unis. Nous devons choisir. Le Parquet ayant choisi de retenir l'antisémitisme, j'étais donc dans les limites de ma saisine.
Le rôle du juge d'instruction, en tant que juriste, est d'appliquer la loi.
Au cours de l'enquête, la tablette de la famille Traoré a été expertisée, alors qu'à aucun moment, vous n'avez investigué son téléphone portable.
Son téléphone portable n'était pas sous scellés.
Cela ne vous a-t-il pas étonné ? N'est-ce pas le b-a-ba d'une enquête, y compris pour une personne qui ne comprend rien à la justice et à la police, de pouvoir investiguer son téléphone ? J'ai la conviction qu'il y a eu préméditation. Au-delà de cette conviction, qu'a-t-il dit ? Quels textos a-t-il envoyés ?
Lorsque les policiers ont interpelé M. Traoré, il n'avait pas de téléphone portable. En perquisitionnant à son domicile, ils ont trouvé une tablette tactile, mais n'ont pu déterminer si les téléphones présents étaient ceux de M. Traoré ou d'autres personnes. Or je ne suis pas en mesure d'expertiser des scellés que je n'ai pas.
Dans cette enquête, aujourd'hui, personne n'a obtenu le téléphone de M. Traoré. Cela vous paraît-il être un dysfonctionnement ?
Non. M. Traoré n'ayant jamais été entendu en garde à vue, nous n'avons pas pu lui poser la question.
Je découvre la situation. Personne n'a-t-il cherché, à défaut de son téléphone portable, à savoir à qui et quand il avait téléphoné ?
Non, en l'espèce, c'est impossible.
Je vais revenir sur la pratique de l'islam de Kobili Traoré. Elle se renforce notamment depuis l‘AVC de sa sœur. M. Traoré se radicalise alors que par le passé, il buvait de l'alcool, etc. Selon le témoignage d'une voisine, il ne tient plus la porte aux femmes, il ne les salue plus. Il se rend de plus en plus souvent à la mosquée Omar, connue comme étant proche des salafistes avec un ami qui vit dans le même immeuble. Or vous n'avez pas auditionné cet ami, non plus.
Il a été entendu par les services de police.
Lorsqu'il est chez les Diarra, il récite à plusieurs reprises des sourates du Coran, dont certaines évoquent le meurtre des Juifs. Ne pensez-vous pas qu'il fallait investiguer autour de la mosquée Omar pour comprendre ses fréquentations ?
M. le président, vous soulevez des points qui ne sont pas dans le dossier. Je vous rappelle les termes de ma saisine, qui n'évoquaient pas des actes terroristes. Je ne pouvais pas investiguer en la matière.
D'accord. Le bureau national de vigilance contre l'antisémitisme a demandé de se constituer partie civile. Vous avez refusé.
En effet. Pour se constituer partie civile, il faut respecter certaines règles, fixées par le code de procédure pénale. Or ce n'est pas moi qui fixe ces règles.
Dans certaines affaires similaires, comme l'affaire Mireille Knoll, des parties civiles ont saisi et été acceptées.
Je ne connais pas le dossier. Je ne peux me prononcer.
Trois jours après les faits, j'ai eu un appel de M. Attal. Il s'est confié pendant près d'une heure et demie.
La famille Knoll a également demandé à me voir. Dans cette affaire, il y a un procès en cours d'assises et une condamnation, et la famille a pu faire son deuil.
Dans l'affaire Sarah Halimi qui est tout aussi terrible (sans volonté de graduer le drame et la barbarie), il n'y a pas eu de procès en cours d'assises. Le peuple français, même le Président de la République, auraient souhaité que cette affaire aille en cours d'assises et qu'elle soit jugée, peut-être pour arriver aux mêmes conclusions que les vôtres.
Votre enquête a-t-elle permis de savoir à quel moment précisément M. Traoré aurait déposé dans l'appartement des Diarra des affaires, et notamment une serviette qui a servi à ses ablutions ? Nous savons très bien que M. Traoré n'habitait pas dans le même immeuble. Il a dormi chez son ami pour descendre ensuite chez les Diarra.
M. le président, il me semble que vous refaites l'instruction. Je ne répondrai pas.
C'est une question fondamentale. Il peut y avoir eu préméditation, comme beaucoup des commissaires ici présents le pensent, alors qu'il y a abolition totale du discernement. Il est avéré qu'il savait qu'il commettait un meurtre antisémite, et il semblerait qu'il l'ait minutieusement préparé.
Je ne doute pas que vous ayez jugé selon la loi et uniquement la loi, mais vous pouvez vous tromper en votre âme et conscience. En tant que député, il m'est souvent arrivé de me tromper. Un ministre, un homme, peut se tromper. Nous essayons de déterminer les éventuels dysfonctionnements et les erreurs.
Pardon, je parle parfois avec passion, mais n'y voyez aucune espèce d'agressivité. Simplement, ce dossier est terrible et les uns et les autres, nous avons été tous bouleversés.
Tous les dossiers criminels sont terribles.
Quand Traoré défenestre Sarah Halimi, il dit à plusieurs reprises, alors qu'il aperçoit la police : « Elle vient de se suicider ». Une personne qui peut tenter de maquiller son crime en suicide a peut-être conscience de ce qu'elle vient de commettre. Pourquoi n'y a-t-il aucune réponse à cette question, même dans les expertises médicales ?
La question a été posée par mes soins au Dr Zagury dans le complément d'expertise lui demandant de définir la bouffée délirante aiguë. Le Dr Zagury a répondu que le fait qu'il dise que c'est un suicide pouvait faire partie intégrante de ladite bouffée délirante aiguë. Je ne peux rien dire de plus, je ne suis pas psychiatre moi-même.
Je comprends. Nous avons parlé des actes de torture. Ne sont-ils pas en eux-mêmes une qualification autonome ?
Non, nous ne pouvons pas cumuler les qualifications, sauf lorsque c'est prévu par la loi.
Il semblerait que vous ayez refusé la reconstitution, en raison notamment du risque sérieux qu'il se jette par la fenêtre.
Je vous rappelle les termes employés par le Dr Zagury dans son expertise : « Une telle épreuve comporte un risque de rechute délirante ».
Je crois que le Dr Zagury a jugé possible la présence de Traoré, justement, lors de la reconstitution des faits.
En effet, sous réserve d'un avis psychiatrique…
Non. Il dit qu'au moment où il l'examine, la reconstitution pourrait entraîner une rechute délirante – vous comprenez bien que, dans ce cas, nous ne prenons pas de risque – et qu'il faudrait réévaluer….
Nous aurions mis un policier, comme c'est souvent le cas, pour qu'il ne se jette pas par la fenêtre…
M. le président, si vous organisez les reconstitutions à la place du juge d'instruction, tout va bien.
Non, la reconstitution n'est pas systématique.
Elle est plus que courante. Tous les acteurs, même l'avocat de la famille Diarra, ont affirmé qu'elle aurait beaucoup aidé à faire éclater la vérité, toute la vérité, pour rendre la justice au nom du peuple français, de manière à ce que justement, elle soit la plus « juste » possible.
Saviez-vous que la fenêtre avait été forcée ?
La fenêtre était ouverte. Cela figure au dossier.
Les personnes ici présentes, Mme la rapporteure et moi-même, nous nous sommes rendus sur place, avec Constance Le Grip, François Pupponi, Sylvain Maillard, Brahim Hammouche, en l'absence de reconstitution, et y avons passé une demi-journée. La fenêtre a été forcée et elle n'était pas ouverte. Avec une reconstitution, vous vous en seriez rendu compte. Or vous n'avez pas été sur les lieux avec l'assassin.
M. le président, vous refaites l'instruction.
Laissez-moi terminer, Mme la juge. Le côté du balcon était totalement encombré et il était plus facile d'emprunter l'autre côté. On voit que la fenêtre a été forcée pour qu'il puisse s'introduire dans sa chambre.
Pourquoi a-t-il, pour la première fois, emmené les enfants de sa sœur chez les Diarra, quelques heures avant le meurtre ? Vous êtes-vous posé la question ?
M. le président, l'instruction est aujourd'hui terminée. Il est interdit par la loi de refaire l'instruction, par l'autorité de la chose jugée et par la séparation des pouvoirs. Je ne répondrai pas à cette question.
Je trouve cela grave. Vous êtes devant une commission d'enquête parlementaire et nous essayons de faire la lumière sur les dysfonctionnements.
Les dysfonctionnements « éventuels ».
En tant que président de cette commission, à titre personnel, je sens ces dysfonctionnements. La fonction d'une commission parlementaire et de vous interroger sur ces points, Mme la juge.
Les enfants de Sarah Halimi avaient été l'objet d'injures antisémites de la part d'un membre de la famille. Pourquoi n'avoir jamais exploré cette piste ?
Le juge d'instruction est saisi de faits. Or ces faits se sont déroulés le 4 avril 2017. Il est impossible de remonter quelques années auparavant. Sauf erreur de ma part, dans le dossier, il est indiqué, à les supposer établies, que ces injures antisémites auraient été proférées par d'autres personnes que Kobili Traoré lui-même.
Avec le recul, changeriez-vous la manière dont vous avez conduit l'instruction de Mme Sarah Halimi ?
Ma collègue et moi-même avons instruit un dossier qui porte sur des faits et uniquement des faits en appliquant strictement les règles de la saisine du juge d'instruction et du code de procédure pénale, qui reste le seul guide. Je conçois très bien, à titre personnel, l'émotion et la douleur des victimes. C'est bien sûr un crime atroce. Cependant, la loi est la loi.
Mme le juge, votre audition présente aujourd'hui un intérêt majeur, puisque c'est vous qui avez estimé que le Procureur de la République devait saisir la chambre de l'instruction afin qu'elle se prononce sur l'éventuelle irresponsabilité de Kobili Traoré pour les faits dont il est l'auteur.
Dans le déroulement des faits, je voudrais que vous m'apportiez des précisions quant au délai entre le 20 septembre 2017, date du réquisitoire supplétif afin de demander la reconnaissance de caractère antisémite du crime, et le 27 février 2018, date de la mise en examen complémentaire pour homicide volontaire à caractère antisémite. J'aimerais votre éclairage sur la pertinence de ce délai.
Deuxièmement, j'aimerais connaître votre marge de liberté en tant que magistrat instructeur par rapport aux conclusions d'un expert psychiatrique.
Enfin, je voudrais savoir si vous avez subi des pressions au cours de l'instruction et si la médiatisation vous a gênée dans vos travaux.
S'agissant du délai, pour la mise en examen supplétive, comme la mise en examen initiale, M. Traoré était hospitalisé à l'UMD Henri Colin. Se posait la question des conditions dans lesquelles il pourrait être audible. Plusieurs réquisitions ont été adressées à l'hôpital et il nous a été demandé une nouvelle fois de nous rendre à l'hôpital. Nous avons estimé qu'il était préférable de l'entendre dans une enceinte de justice. Il fallait par conséquent organiser le transport de M. Traoré et respecter les délais de convocation, ainsi que nos agendas respectifs. L'audition et la mise en examen supplétive ont été effectuées dès que possible en fonction de l'état de santé de M. Traoré et des contraintes médicales et matérielles de l'UMD. En effet, il convenait de libérer trois infirmiers psychiatriques pour l'accompagner.
S'agissant des conclusions expertales, comme vous avez pu le subodorer, la première expertise réalisée par le Dr Zagury conclut à une bouffée délirante aiguë. Comme je viens de l'exposer, les conditions matérielles de l'audition de M. Traoré étaient compliquées. Il demeurait et il demeure encore, à ma connaissance, en hôpital psychiatrique. Se posait la question d'une nouvelle expertise, compte tenu de ces contraintes évidentes. De plus, dans la mesure où l'intéressé n'avait pas fait l'objet d'un placement en garde à vue, n'avait pas été entendu par les services de police, compte tenu de son état de santé, il fallait vérifier que les conclusions du Dr Zagury qui n'ont jamais été contestées par personne étaient toujours valables, puisqu'il s'agissait d'envisager une comparution devant la juridiction de jugement. Il a été décidé, comme cela est souvent le cas dans les dossiers criminels où une altération est envisagée, de procéder à une nouvelle expertise de confirmation. Ce fut chose faite, avec un collège selon le souhait de l'expert approché, et comme c'est l'usage dans le cadre d'une nouvelle expertise.
Les conclusions de l'expert sont un avis, mais les juges d'instruction ne sont pas médecins. Le diagnostic étant acquis par l'ensemble des médecins experts, il existait, conformément à la loi, des raisons de supposer que M. Traoré était atteint d'un trouble mental. Depuis la loi de 2008, le code de procédure pénale dispose que, dans ce cas, le juge d'instruction saisit la chambre de l'instruction afin qu'elle examine le dossier. C'est la stricte application de la loi.
J'ai une question complémentaire concernant la collégialité de l'instruction et la cosaisine. Vous mentionnez souvent votre collègue. Pourtant, j'ai l'impression que vous avez pris seule les décisions.
La cosaisine est différente de la collégialité. La collégialité de l'instruction, envisagée par le législateur, a été votée et non appliquée faute de moyens. Le législateur a donc prévu une possibilité de cosaisine : un magistrat est premier désigné, il est en charge du dossier et on lui adjoint un ou deux magistrats pour partager la charge de mener une procédure pénale lourde jusqu'à son terme, et ce qui permet aussi de discuter les différentes décisions à prendre de façon commune, mais non collégiale.
Je souhaite revenir sur l'audition en commission de deux témoins. Je m'étonne qu'ils n'aient pas été entendus au vu de la gravité de leur déposition auprès des services de police. Cela reste pour moi un questionnement prégnant, d'autant que nous parlons énormément de résilience ces derniers temps. Ces deux témoins ont commencé leur résilience ici, auprès de nous, avec la considération qui leur a été apportée. Je les considère d'une certaine manière comme des victimes collatérales de ce drame. La police n'a-t-elle pas les moyens de vous alerter sur l'importance de ces témoignages, alors qu'elle s'était rendue chez l'une des personnes auditionnées ?
Je réitère la question à laquelle vous n'avez pas répondu : avez-vous eu le sentiment de subir des pressions et la médiatisation de l'affaire vous a-t-elle gêné ?
Sur l'audition des témoins, si elle avait des lacunes, il aurait fallu que les avocats me fassent une demande en précisant les points sur lesquels les témoins devaient être entendus. Tel n'a pas été le cas. Il est d'usage d'entendre les témoins une fois. Le juge d'instruction n'a pas un rôle de catharsis, mais uniquement de contribuer à établir la vérité judiciaire.
Sur l'aspect médiatique, effectivement, ce dossier a soulevé une énorme émotion dans le pays et un retentissement médiatique certain. Le juge d'instruction y est malheureusement habitué. Cela n'a pas influé sur le déroulement de l'instruction, mais peut-être sur la sérénité de certains échanges. Le juge d'instruction, tout comme les policiers, sont astreints au secret de l'instruction et de l'enquête et ne peuvent absolument pas répondre.
Pour ce qui me concerne, j'ai fait l'objet de mises en cause personnelles et il est vrai que ce n'est pas agréable.
L'audition des deux témoins qui n'a pas été réalisée peut-elle être corrélée à l'irresponsabilité et au manque de temps et de moyens que vous évoquez souvent ? « Comme il est irresponsable, je passe à autre chose ». Je me permets de vous poser la question en toute franchise.
Comme j'ai du mal à situer le moment auquel vous estimez que cette audition aurait dû avoir lieu, je suis bien en peine de répondre. Le juge d'instruction n'instruit pas selon des sentiments, mais selon une marche procédurale.
Je vous remercie.
Sur la qualification antisémite, le 4 septembre 2017, l'expert-psychiatre, le Dr Zagury vous remet un rapport où il est écrit : « Autrement dit, le crime de Kobili Traoré est un acte délirant et antisémite » (page 54). Il qualifie l'acte avec toute une argumentation. Traoré, dans son audition, dit : « Je suis entré chez Mme Halimi, j'ai vu la Torah et le chandelier, et j'ai donc compris que c'était Shaitan, le diable ».
D'ailleurs, lorsqu'il frappe Mme Halimi, il dit : « J'ai tué le Shaitan, ta gueule, tu n'es qu'une grosse pute, je vais te tuer, ferme ta gueule, tu vas payer, et c'est pour venger mon frère (ou mes frères), que Dieu m'en soit témoin ». En résumé, il voit une personne juive et comme c'est le diable, il la tue. Selon l'expert, il s'agit d'un acte antisémite.
Le 20 septembre 2017, le Parquet fait un réquisitoire supplétif et demande d'ajouter le caractère antisémite. Vous ne répondez pas jusqu'en janvier 2018, puis vous refusez cette qualification. Devant ce refus, le Parquet demande à la chambre de l'instruction de donner suite à la requalification. Ce n'est qu'en février 2018 que vous acceptez de reconnaître le caractère antisémite. Je trouve ce délai très long, si je peux me permettre, car le caractère antisémite apparaît très vite dans le dossier. Pourquoi avoir mis huit mois ? Si les propos de M. Traoré ne sont pas antisémites, je ne sais pas ce qu'est l'antisémitisme.
Par ailleurs, êtes-vous allée sur place ?
La visite de l'appartement de Mme Halimi est édifiante. On comprend vite la situation, comment il est entré en fracturant la porte du salon, et qu'il avait visiblement préparé son geste.
Sur le caractère antisémite, pouvez-vous nous expliquer le délai relativement long pour requalifier ce qui semble évident à la lecture du dossier ?
Pour envisager une mise en examen supplétive, envisagée dès que nous avons été saisies de caractère antisémite, il fallait que Kobili Traoré soit audible. Nous ne pouvons pas mettre en examen sans procéder à un interrogatoire, que nous avons réalisé dès que nous avons pu.
Le problème est que vous n'interrogez pas Traoré, mais que vous décidez tout de même en janvier 2018 de refuser la qualification d'acte antisémite. Vous auriez pu attendre l'audition de M. Traoré. C'est pourquoi le Parquet a demandé à la Chambre d'instruction de requalifier.
Pour requalifier, il faut procéder à l'audition de l'intéressé. Je ne pouvais pas requalifier son acte sans le voir !
Puisque vous ne pouvez pas l'auditionner, il fallait attendre. Or vous refusez la qualification d'acte antisémite. Pourquoi ce refus ?
J'insiste sur les arguments juridiques : pour pouvoir réaliser une mise en examen supplétive, il faut procéder à une audition. Comme nous ne pouvions pas l'auditionner, nous avons attendu.
Nous devons répondre dans un délai d'un mois.
Je reprends le rapport du Dr Zagury du 17 janvier 2018. Il est dit page 24 : « Sur un plan strictement psychiatrique, il est impossible de conclure à une contre-indication médicale absolue concernant la participation de M. Traoré à la reconstitution ». Vous auriez pu tout à fait, à partir de ce rapport, décider de la reconstitution.
La reconstitution est éventuelle. Quant aux conditions d'organisation et à la présence de M. Traoré, l'expert dit qu'elle n'est pas impossible mais soulève plusieurs réserves. La reconstitution ne concerne que les faits. M. Traoré a reconnu qu'il avait tué Mme Halimi dès sa première audition et sa mise en examen initiale.
Vous pouvez comprendre que nous soyons troublés. Vous diligentez un expert-psychiatre qui considère comme possible de procéder à la reconstitution en prenant certaines précautions et vous décidez de ne pas l'organiser. Il fallait peut-être suivre l'avis de l'expert. L'expert écrit : « Dès lors que vous aurez la date de la reconstitution, il faudra prendre attache avec le psychiatre qui suit M. Traoré pour vérifier qu'elle est possible ». Vous avez décidé de ne pas suivre sa recommandation, ce que je peux comprendre, puisqu'un juge n'est pas lié par l'avis d'un expert.
Le Dr Zagury ne dit pas que la reconstitution sera impossible, effectivement, mais extrêmement compliquée. Il faut savoir comment nous organisons une reconstitution. Nous mobilisons un service pénitentiaire, un service infirmier dans le cadre de M. Traoré, un service d'ordre, des experts. Pour quel bénéfice sur ce cas particulier, alors que les faits ont été reconnus dès l'origine ?
Tous les commissaires que se sont rendus sur place ont vu à quel point cette visite était importante. Alors que cette affaire a ému la France entière et a fait la Une de tous les journaux, vous auriez pu a minima vous rendre au moins une fois sur les lieux pour vous rendre compte de la configuration.
Cet acte n'a pas été demandé par les parties et ne nous a pas semblé utile à la manifestation de la vérité, les faits étant reconnus.
Vous avez rappelé à plusieurs reprises que vous étiez là pour faire respecter la loi, que ce soit le code pénal ou le code de procédure pénale. À partir du moment où nous essayons d'évaluer les éventuels dysfonctionnements, considérez-vous que des modifications devraient être apportées au code de procédure pénale ? Pour l'avenir, estimez-vous que certains éléments du code de procédure pénale vous aient limitée dans l'instruction que vous auriez souhaité mener ?
À titre liminaire, il faut rappeler que ce dossier a bénéficié de tous les moyens dont on peut disposer en matière d'instruction criminelle, même si nous sommes limités par la charge et le budget qui nous est alloué. Les magistrats sont chargés d'appliquer la loi et non de l'élaborer. Le souhait, à titre personnel, je pourrais vous le donner, mais compte tenu des fonctions qui sont les miennes, je ne peux pas interférer avec le pouvoir législatif. Dans le cadre de la séparation des pouvoirs, je n'en ai pas le droit.
En préalable, je considère que cette audition ne doit pas être très facile pour vous. Vous rappelez les règles procédurales que sont les vôtres — mais pas seulement, car ce sont celles de la justice en France — alors que nous avons un souci de meilleure compréhension. Cela crée une forme de percussion des données, qu'il faut admettre, car c'est l'exercice.
Pardonnez-moi de revenir sur les propos de François Pupponi pour être certain de bien comprendre. Vous aviez un dossier d'enquête dans lequel apparaissaient clairement des relevés d'échanges ou de propos tenus par Kobili Traoré qui laissaient peu de doute sur l'antisémitisme, qui fait référence juridiquement à une appartenance vraie ou supposée à une religion.
Ce matin, Georges Fenech, ancien juge d'instruction et ancien président de la commission des lois, nous expliquait que votre saisine in rem vous permet tout de même de modifier la qualification et de retenir des circonstances aggravantes.
À la toute première mise en examen, n'estimez-vous pas que vous aviez déjà des éléments permettant de considérer l'antisémitisme, sans attendre le réquisitoire supplétif ultérieur ? Aviez-vous la possibilité juridique de requalifier le dossier ? Sinon, pourquoi n'avez-vous pas sollicité, avant même l'interrogatoire de première comparution, une extension de votre compétence ?
Lorsque le dossier est arrivé à mon cabinet, j'ai été saisi dans les termes rappelés sans circonstance aggravante. Deux interprétations peuvent se faire jour : soit l'on considère que le Parquet a souhaité limiter la saisine du juge d'instruction ; soit l'on considère que l'on est saisi du tout.
Compte tenu de la particulière complexité du dossier, du fait que M. Traoré n'avait pas été entendu lors de l'interrogatoire de première comparution, ma collègue et moi-même sommes restées dans les termes de la saisine initiale puisqu'il subissait une première audition. Sans avoir la version du mis en examen, c'était compliqué.
Vous avez expliqué la différence entre collégialité et cosaisine en indiquant que cela supposait que votre collègue Laurence Lazerges puisse suivre certains éléments d'instruction et que vous échangiez. Avez-vous échangé avec votre collègue sur les problématiques de préméditation, d'antisémitisme, de toxicomanie de Kobili Traoré qui a été peu évoquée jusqu'à maintenant et d'irresponsabilité ? En clair, êtes-vous restée seule face à ces questions qui sont extrêmement lourdes dans un dossier de cette nature ou avez-vous échangé ? Les non-décisions qui ont été prises sont-elles le produit de cette discussion ?
La cosaisine suppose que certains actes doivent être uniquement faits par le premier saisi, comme la saisine du juge de la liberté et de la détention pour la mise en détention provisoire. Elle suppose également que l'on échange pour que chacun ait une connaissance parfaite du dossier. Ces échanges, qui ne font pas l'objet de procès-verbaux sont couverts par le secret professionnel. Bien entendu, nous avons échangé sur tous les points que vous évoquez, mais je ne peux pas en faire état.
Dès le départ, le Dr Joachim Müllner qui a été auditionné donne déjà une direction à cette procédure en considérant que M. Kobili Traoré ne peut pas être entendu, ce qui est cohérent dans le dossier. Le caractère psychiatrique de l'auteur a-t-il entraîné dans votre attitude et celle de votre collègue, dans la manière de mener l'instruction, une incidence particulière vous amenant à ne pas faire un certain nombre d'actes que vous auriez fait dans d'autres cas ? Sauf erreur, vous pouvez faire une reconstitution ou un transport sur les lieux, parfaitement légitimes. En synthèse, avez-vous le sentiment qu'une présupposition d'irresponsabilité a modifié votre manière de mener l'instruction ou pas du tout ?
C'est une question de conscience à laquelle vous pouvez répondre ou pas, bien évidemment.
Ce qui motive les diligences des juges d'instruction, c'est l'acte utile, notion très précise et très vague à la fois. Dans la mesure où M. Traoré n'a pas été entendu en garde à vue, l'urgent pour nous était de l'entendre. Nous ne pouvions que l'entendre dans l'enceinte hospitalière en procédant à sa mise en examen. Il a fallu attendre. À partir de là, les actes n'étaient pas encore utiles. Ensuite, tout ce qui était utile a été fait, à mon sens.
Mme la juge, vous imaginez bien que si nous sommes là aujourd'hui, c'est aussi en raison de la gravité de cette affaire. Vous avez compris la forte sensibilité de ce dossier et l'émoi qu'il a suscité au sein de la société.
Vous avez souvent dit que le juge d'instruction instruit à charge et à décharge, fait du droit. Le juge d'instruction est également une personne. Forcément, il y a toujours un caractère subjectif et un traitement humain du dossier.
Je voudrais revenir sur votre état d'esprit en 2017. Vous avez bien dit que le dossier avait été traité, ni plus ni moins qu'un autre. Est-ce que vous identifiez le caractère extrêmement sensible de ce dossier et le traitez avec une extrême prudence ou est-ce que vous n'identifiez pas de caractère particulièrement sensible à cette affaire ? C'est ce qui crée ce contraste avec la vision d'un certain nombre de parties prenantes qui nous ont communiqué une certaine interpellation des interactions qu'elles ont eues ou n'ont pas eues avec vous.
En 2017, le caractère extrêmement sensible et complexe de ce dossier a été identifié dès le départ, puisque la cosaisine a été décidée par le premier vice-président. S'il n'avait pas été sensible et complexe, je pense que tel n'aurait pas été le cas. Ce dossier est de nature criminelle, les faits sont terribles. Mme Attal a eu une mort atroce, j'en conviens comme tout le monde. Après, les règles du code de procédure pénale doivent prendre le pas sur l'émotion, qui n'a pas sa place lors d'une instruction.
Pas lorsque vous être juge d'instruction. Si tout le monde se met à pleurer, l'instruction n'avance plus. Il faut rester professionnel et absolument neutre malgré l'atrocité des faits. Toutefois, je conviens volontiers que les faits sont atroces.
Nous sommes face à une affaire sensible. Une pression publique monte. Vous avez expliqué avoir été mise en cause personnellement. Vous avez également ce sens des responsabilités en tant que juge d'instruction de ne pas être submergée par les émotions. Un certain nombre de personnes au quotidien vous ont certainement expliqué comment faire votre travail. Cela aurait-il pu être contreproductif ? Dans une volonté de vouloir porter la neutralité à l'extrême, est-ce que certaines diligences n'ont pas été faites ? Vous êtes-vous braquée ?
Fort heureusement, dans ce dossier, nous étions deux. Les décisions étaient par conséquent systématiquement discutées et prises à deux. Je ne peux pas faire état de ces discussions qui sont couvertes par le secret professionnel. Cet éventuel écueil a été à mon sens évité par la cosaisine.
Aujourd'hui, identifiez-vous un acte d'instruction que vous auriez fait autrement si vous aviez été seule à l'époque ?
Je ne me suis jamais posé cette question, car nous avons toujours été deux.
Compte tenu de l'émoi que cela suscite, j'aurais peut-être fait un transport, mais il ne m'a pas été demandé, ni par l'avocat de la défense ni par l'avocat des parties civiles.
Il existe une différence entre demander à me voir et formaliser une demande d'acte, qui se formalise par une déclaration déposée au greffe et cotée au dossier. Les conversations ne sont pas procéduralement acceptables.
Je comprends.
Me Buchinger, premier avocat mandaté immédiatement par la famille de Sarah Halimi, m'a dit qu'il n'avait jamais vu cela. Il sentait une hostilité terrible, immédiate, à son égard. Je suis d'accord que ce n'est qu'un sentiment. Vous allez me répondre que vous faites votre travail et que vous n'avez pas de sentiment. Je vous donne le ressenti de plusieurs avocats, dont le premier en contact avec vous à l'époque.
Les avocats représentent et assistent leurs clients. À ce titre, ils font toutes les démarches qu'ils estiment utiles. Je me dois de vous rappeler que l'audition des avocats seuls pour discuter du dossier n'est pas prévue par le code de procédure pénale et serait à mon sens gênante pour l'égalité de traitement de chacun dans la procédure. Ces discussions, par hypothèse, ne peuvent faire l'objet d'un procès-verbal joint au dossier. En procédure pénale, elles n'existent pas.
Vous avez évoqué les difficultés d'audition de M. Traoré au motif qu'il fallait trois infirmiers pour l'accompagner. Or vous n'ignorez pas qu'il existe à l'UMD Henri Colin de Villejuif une annexe au Tribunal de Grande Instance (TGI) considérée comme étant l'équivalent de l'enceinte du Palais de justice. Vous pouviez vous déplacer pour l'entendre sur place et y tenir audience. Pourquoi ne pas vous être déplacée, ce qui aurait mobilisé moins de moyens ?
À l'époque, seule figurait au dossier l'expertise du Dr Zagury, dans laquelle figurait que son discernement était seulement altéré et non aboli. En conséquence, nous avons considéré, ma collègue et moi, que l'audition en cabinet dans l'enceinte d'un Palais de justice était le préalable à une comparution devant la cour d'assises.
Vous auriez pu tenir cette audience à l'annexe du TGI qui est au sein de l'UMD de Villejuif.
L'annexe est un lieu destiné à l'usage des juges de la liberté et de la détention qui vont régulièrement voir les malades hospitalisés pour examiner la nécessité de maintenir l'hospitalisation sous contrainte ou pas. Elle n'est pas à l'usage de l'instruction.
Lorsque nous avons mis en examen M. Traoré à l'UMD, nous n'avons pas eu le choix du lieu : nous l'avons auditionné dans une espèce de « bocal » se trouvant à l'intérieur de l'UMD, sans poignée, avec les infirmiers psychiatriques entourant M. Traoré.
Mme la juge, merci de vous prêter à cet exercice. Nous avons tous un point commun dans cette salle : nos décisions sont rendues au nom du peuple français. D'une manière ou d'une autre, nous avons cette responsabilité hors du commun, qui nous engage, sans doute plus encore, à une certaine solennité.
Vous avez dit à plusieurs reprises que le dossier était complexe. Or je ne suis pas juriste de formation. Il n'y a pas de reconstitution, de visite sur place, d'audition de témoins de votre part, que nous avons nous-mêmes auditionnés. Dans la mesure où les experts sont très vite d'accord sur la bouffée délirante aiguë, on voit que l'on se dirige très vite vers un non-procès. Cette commission essaie de comprendre, non seulement les dysfonctionnements, mais également les raisons pour lesquelles il n'y a pas eu de procès.
Pardonnez-moi d'être un peu long.
Monsieur le député Maillard, vous avez tout votre temps. C'est une affaire complexe et je donne à chacun le temps de s'exprimer en lui donnant tout le temps nécessaire.
C'est la première fois que je participe à une commission d'enquête. Je ne suis pas un expert, mais je me suis rendu sur place avec le Bureau. Vous avez deux choix, en réalité : soit nous partons sur une bouffée délirante aiguë et nous aboutissons à un non-procès, qui est votre décision et qui s'impose à nous ; soit nous essayons de déterminer la préméditation. S'il y a eu préméditation, alors il peut y avoir un procès. Au vu de l'ensemble des éléments qui ont été exposés, il nous semble qu'il existe un doute sur cette préméditation.
Le Président vous a donné quelques éléments sur la radicalité, sur le fait qu'il était venu avec des enfants pour la première fois la veille, chez les Diarra, que l'accessibilité du balcon n'est possible que du côté des Diarra, que la porte-fenêtre ait été fracturée avec un objet contondant. Il passe par le balcon à quatre heures trente du matin, mais avec un tournevis, tout de même. Tout cela nous questionne sur le fait qu'à un moment, aucune recherche de préméditation n'ait été effectuée.
Pardon d'avoir été un peu long, mais c'est un point clé de notre travail de compréhension. Je vous remercie.
L'article 122-1 du code de procédure pénale dispose qu'en cas d'abolition du discernement, les poursuites pénales sont impossibles. Le mis en examen n'a pas fait l'objet d'une garde à vue compte tenu de son état mental. Il a été transporté directement à l'infirmerie psychiatrique puis à l'hôpital de Saint-Maurice, puis à l'UMD. Il n'a jamais été entendu sous le régime de la garde à vue. Malgré l'horreur du crime dont je suis totalement convaincue, il fallait être certain de son état mental au moment des faits avant d'examiner la manière dont le crime avait été commis.
Je voudrais essayer de trouver un autre argumentaire. Vous savez qu'il a des bouffées délirantes aiguës. S'il y a une organisation, une pensée d'une possible préméditation, en tant que juge, vous rendez des décisions au nom du peuple français. Il est clair que nous ne jugeons pas un fou. En tant que citoyenne, pensez-vous que dans l'instruction que vous avez menée, avec le recul, vous n'auriez pas dû aller au moins jusqu'au procès pour déterminer qu'il était fou ? Au cours du procès, il n'aurait pas été jugé et il était sorti d'affaire.
Nous essayons de mieux comprendre ce dossier. Il a prémédité l'assassinat de Mme Halimi. Selon moi, cela me paraît être une évidence. J'ai la faiblesse de penser que si nous avions été un peu plus loin, en vous rendant sur place, à défaut de reconstitution, vous auriez constaté la préméditation. Trop de coïncidences font qu'il est quasiment impossible que son meurtre n'ait pas été prémédité.
La question s'est posée à un moment et nous nous la posons tous : comment peut-on être la fois antisémite et fou ? Y a-t-il altération totale ou partielle du discernement ?
Vous pouvez également nous dire aujourd'hui : « je me suis trompée ».
Je reviens sur les expertises médicales. Les sept experts qui ont été commis au cours de l'information judiciaire ont tous conclu à l'existence d'une bouffée délirante aiguë. Tous ! Elle est donc incontestable.
La bouffée délirante aiguë constitue un trouble mental. C'est également incontestable.
Vous rendez-vous compte de la jurisprudence par rapport à de futurs actes ? Son voisin dit qu'il avait fumé quinze joints dans la journée, voire plus. Aujourd'hui, toutes les personnes qui peuvent violer ou tuer, se mettent en bouffée délirante et puis, ensuite, l'affaire est terminée. Il est fou, peut-être, mais jusqu'à quel point ?
Nous avons des notions médicales un peu abstraites. Que signifie « être fou » ? Quelqu'un qui tue deux enfants à bout portant à Toulouse pour moi est un fou. Quelqu'un qui égorge le père Hamel est un fou ! Quelqu'un qui fonce sur les tours du World Trade Center avec un avion est un fou ! À ce niveau-là, qu'est-ce que la folie ?
Ne pensez-vous pas que nous aurions pu trancher cette question devant une cour d'assises de la République avec des semaines d'audience ?
M. le président, je suis désolée une nouvelle fois, mais la loi ne le prévoit pas. Il vous appartient en tant que corps législatif de modifier la loi si vous entendez qu'elle n'est pas adaptée. Pour ma part, je n'en ai pas le droit. Je suis le serviteur de la loi et je ne peux que l'appliquer. J'aurais manqué à mon serment et à tous mes devoirs.
En quoi dites-vous que c'est un dossier complexe, dans la mesure où il a avoué immédiatement ? S'il n'y a pas de recherche de préméditation, il n'y a pas véritablement d'enquête policière. Vu de l'extérieur, selon moi, le dossier est relativement simple, puisque très vite, il a été dit qu'il avait des bouffées délirantes aiguës et qu'il ne pouvait être jugé.
Tous les dossiers criminels sont complexes. Tous ! Si vous avez eu accès au dossier, vous ne pouvez pas affirmer que les investigations policières ont été nulles. Les policiers ont entendu de multiples témoins. Des expertises autres que psychiatriques, notamment anatomopathologiques, toxicologiques, ont été réalisées. Le dossier est complexe et a nécessité de multiples actes d'instruction. Ce dossier est donc complexe.
Mme la juge, c'est également la première fois que je siège dans cette commission d'enquête. Je n'appartiens pas à la commission des lois. Je ne suis ni juriste de formation, ni avocate, ni magistrate. Je suis simplement une femme de bonne volonté qui, comme tous les membres de cette commission d'enquête, essaie de comprendre.
Nous sommes tous très attachés à la séparation des pouvoirs et aux principes fondamentaux de notre République. Nous savons très bien que nous ne referons pas l'instruction. Nous aimerions simplement braquer plus de projecteurs sur cette affaire et tenter de mieux la comprendre.
Vous nous avez expliqué toutes les étapes et leur lourdeur, et le corset du code de procédure pénale dans lequel vous vous êtes sentie enserrée. En complément, j'ai le sentiment – et en tant qu'élus de la Nation, nous sommes en droit d'exprimer des sentiments – d'une relative non-compatibilité entre le fait que vous ayez dit à plusieurs reprises qu'il s'agissait d'un dossier particulièrement complexe et le fait que, dans le même temps, vous n'ordonniez pas de reconstitution, parce que M. Traoré a reconnu les faits et s'est désigné. Vous estimez que la reconstitution tout comme le transport, qui est moins lourd à organiser, ne sont pas utiles à la manifestation de la vérité. Nous avons le sentiment d'une non-cohérence entre vos déclarations et vos actes d'instruction qui n'ont pas été diligentés. Cette question soulève tout de même une incompréhension de notre part.
Vous avez esquissé en réponse à un propos de notre collègue Laetitia Avia que vous auriez peut-être ordonné un transport sur les lieux. Comprenez bien que ce point principalement suscite un grand nombre de nos interrogations, mais également beaucoup d'incompréhension (pour ne pas dire plus) de la part de nombreux concitoyens. Pourtant, dès le départ, avec la cosaisine, le caractère sensible de ce dossier était avéré, et dans la République telle que nous la connaissons, était susceptible d'avoir un certain retentissement. Le côté « droit dans mes bottes » que vous avez exprimé à de nombreuses reprises en arguant du code de procédure pénale peut sembler, à certains égards, difficile à intégrer, et de nature à continuer à alimenter certaines interrogations.
Vous avez esquissé tout à l'heure l'idée qu'une visite afin de mieux appréhender la topographie des lieux, pour voir l'appartement et le balcon de Mme Halimi, l'appartement des Diarra et son balcon contigu à celui de Mme Halimi, la configuration de la cour, l'endroit très précis d'où M. Traoré a défenestré et fait tomber le corps de Mme halimi, le nombre de mètres carrés que représente cette cour, aurait pu être utile à la manifestation de la vérité. Vous ai-je bien comprise ?
J'ai dit que ce transport n'avait pas été effectué, car il n'avait pas été demandé. À supposer que ce transport ait été effectué, il n'aurait pas changé les conclusions des expertises médicales (bouffée délirante aiguë).
Mme la juge, le rejet de la demande de reconstitution que vous avez formulé a-t-il fait l'objet d'un recours devant la chambre de l'instruction ?
La chambre de l'instruction a confirmé que la reconstitution n'était pas nécessaire.
Merci de cette précision.
Nous avons évoqué ce matin la loi de 2008 qui constitue un grand changement, car en cas de déclaration d'irresponsabilité, ce n'est plus le juge d'instruction seul qui prononce cette décision, mais cela est renvoyé devant la chambre de l'instruction. Cela permet, à travers une audience, en présence des parties civiles et avec l'audition des experts, de prendre le cas échéant cette décision ou un renvoi devant la juridiction de jugement. Cela nous a été présenté ce matin comme une grande avancée, avec un respect du principe du contradictoire. Quelle est votre appréciation ? De même que sur une proposition qui pourrait être faite, le cas échéant par notre commission, en ce qui concernes les parties civiles, à l'image de qui est fait lorsqu'une décision de correctionnalisation est envisagée. Avez-vous reçu les parties civiles pour leur expliquer qu'une décision d'irresponsabilité allait être prise ? Si tel n'a pas été le cas, pensez-vous que cette correction de la loi pourrait être utile ? Sans tenir salon, il me semble que les auditions des parties civiles sont importantes et que le juge a un rôle auprès des parties civiles pour leur expliquer le sens de la décision qui risque d'être rendue.
Mme Constance Le Grip remplace M. Meyer Habib à la présidence.
Le texte que vous évoquez prévoit que l'éventualité d'une décision de saisine de la chambre de l'instruction est notifiée aux parties par le biais de l'article 175 du code de procédure pénale sur l'avis de fin d'information. Nous avons respecté et appliqué le texte dans sa globalité. Je ne peux vous répondre davantage, car il ne m'appartient pas de juger de la pertinence de la loi ou de la nécessité de sa réforme.
L'ancien article 64, avant la réforme du code pénal de 1992, disposait que lorsque l'auteur était en état de démence, il n'y avait ni crime ni délit. Le nouveau code pénal a apporté une première modification législative. En 2008, le législateur a convenu qu'il fallait donner une place aux parties civiles avec la saisine de la chambre de l'instruction pour qu'une audience ait lieu.
Si vous estimez que vous devez aller plus loin, vous devez vous saisir du problème. En tant que juge d'instruction, je suis chargée d'appliquer la loi, rien de plus.
Mme le juge, merci de votre présence.
Avez-vous souvenir dans le dossier d'enquête policière du fait que la porte-fenêtre ait été notée comme fracturée ? Ce point semble important dans le processus qui conduit à déterminer une forme de préméditation. Vous avez répondu tout à l'heure que la porte-fenêtre était ouverte.
Notez que je n'ai plus accès au dossier depuis juillet 2019, date de la décision de saisine de la chambre de l'instruction. Dans mon souvenir, la porte était ouverte, car elle ne fermait plus. Je serai incapable de vous donner la cote. Ce dossier date de quatre ans et demi, tout de même.
Un point génère une certaine frustration, c'est votre état d'esprit au moment où vous gérez le dossier. Vous avez confirmé que le dossier était sensible, car caractérisé par la cosaisine de deux juges d'instruction, mais vous avez également déclaré que vous traitiez ce dossier comme tout autre dossier de meurtre. Le rapport d'expertise est tel que vous n'avez pas à vous poser de question outre mesure sur les capacités ou non de M. Traoré d'être entendu. De nombreux actes sont effectués, mais sous délégation. Vous ne recevez pas les parties civiles qui s'en sont émues. Pour ma part, j'ai du mal à comprendre comment ce dossier est traité de manière sensible, alors que deux juges d'instruction ont été nommés pour que ce soit le cas.
Pouvez-vous nous décrire concrètement votre action pour que ce dossier soit traité à la hauteur de sa sensibilité ?
M. Meyer Habib remplace Mme Constance Le Grip à la présidence.
La cosaisine, ce sont deux juges d'instruction : un premier nommé et un second pour l'assister, notamment lorsque l'un ou l'autre est absent pour que le dossier ne prenne aucun retard. Elle est importante pour avoir un double regard sur la conduite de l'instruction. Les moyens sont ceux dont nous disposons à la justice. J'avais entre 100 et 110 dossiers en 2017 et ma collègue avait le même nombre. Ce dossier était effectivement prioritaire, mais il n'était pas le seul. Nous avons fait au mieux en fonction des moyens qui étaient les nôtres. Tous les actes nécessaires à la manifestation de la vérité ont été réalisés à l'époque. Nous faisons ce qui nous paraît utile au moment des faits.
Excusez-moi, mais dans votre propos, nous notons encore une fois une incohérence. D'un côté, j'entends que vous considérez que vous avez des moyens limités. Dans ce cas, vous ne pouvez pas réaliser certains actes considérés comme utiles parce que vous êtes débordées. De l'autre, vous dites que vous avez fait tout ce qui est utile. N'aviez-vous pas suffisamment de moyens ou avez-vous fait tout ce qui était utile ?
Nous avons fait tout ce qui était utile, mais dans un temps qui vous paraît très certainement long, et avec des moyens de délégation que vous avez du mal à comprendre, qui sont indispensables à la marche de l'institution judiciaire. Il n'était pas possible de tout faire, toute seule.
Vous comprenez que tous les commissaires se posent des questions.
Vous nous expliquez que l'état mental de M. Traoré empêchait l'enquête. Est-ce qu'il empêchait d'enquêter sur ses complices éventuels ?
Nous savons qu'il a passé la nuit chez une personne condamnée à plusieurs reprises. C'est une hypothèse, mais nous aurions pu a minima poursuivre ses complices. La reconstitution ne concerne pas que M. Traoré. On sait qu'il a parlé avec des gens au téléphone. On va essayer de retrouver la personne avec qui il était quelques heures auparavant. Cette personne savait peut-être qu'il allait commettre un crime puisqu'il dit qu'il l'a cherché partout et qu'il ne l'a pas trouvé. Nous pouvons imaginer qu'il allait commettre un crime prémédité. Nous revenons sur la question de la préméditation. À mon sens et au sens de nombreux commissaires ici présents, il y a eu préméditation. En effet, dès lors que l'on se rend sur place, nous constatons trop de coïncidences.
Pourquoi ne pas avoir enquêté sur les fadettes et les complices ?
M. le président, une fois encore, je constate que vous refaites l'instruction à notre place. J'ignore si vous en avez le pouvoir.
Nous avons le pouvoir de vous poser la question pour faire la lumière sur des dysfonctionnements éventuels de la justice. Vous êtes la juge d'instruction, soit un élément clé. Nous allons également auditionner après vous deux magistrats, un procureur et de nombreux membres de l'institution judiciaire les plus éminents de notre pays. Vous sentez bien le malaise et entendez nos questions pour essayer de comprendre, en sachant que chacun peut commettre des erreurs.
Nous savons par exemple qu'il existe un complice au sein de la mosquée et des milieux intégristes, mais aucune investigation n'a été effectuée, alors que nous sommes dans un contexte post- Bataclan, de lutte contre le terrorisme, après avoir subi de nombreux attentats.
C'est la raison pour laquelle, avec Constance Le Grip, nous avons proposé une résolution qui a recueilli la signature de 80 parlementaires. Nous ne referons pas le procès. La famille souhaite peut-être une révision du procès, mais ce n'est pas de notre ressort. Si la préméditation est avérée, nous pouvons imaginer certains éléments nouveaux. Ce sont les plus hautes instances judiciaires qui pourront décider de la révision du procès, comme ce fût le cas notamment dans l'affaire Dreyfus. Nous n'en sommes pas encore là. À ce stade, nous essayons de comprendre pourquoi certains éléments de l'enquête, qui peuvent paraître minimes n'ont pas été effectués, ne serait-ce que votre visite sur les lieux et l'analyse des téléphones.
M. le président, en début d'audition, j'ai déjà répondu à votre question. Ma réponse n'a pas changé. Je suis tenue par les termes du code de procédure pénale. Il était impossible pour moi d'investiguer sur un éventuel crime terroriste.
Je rappelle que le code de procédure pénale est une garantie procédurale de l'égalité de tous devant la loi.
Je comprends qu'en tant que magistrat, si vous voyez qu'un élément nouveau vous semble important, vous êtes saisi dans un cadre et ne pouvez pas en sortir.
À plusieurs reprises, vous avez indiqué avoir été limitée par la charge, par les moyens et par la saisine. Vous expliquez ne pas aller au-delà de votre saisine. Est-ce un choix de votre part ou une limitation de votre choix d'investigation qui est imposé ? À aucun moment, ne pouvez-vous alerter sur le fait que votre champ d'investigation devait être élargi ?
Pour ma part, je rappellerai que beaucoup de vos réponses se centralisent autour du trouble mental, alors que les faits envisagés par la commission d'enquête vont au-delà de ce trouble.
Le juge d'instruction ne peut s'autosaisir ou rajouter des éléments à sa saisine. Le Parquet peut demander communication du dossier, ce qu'il a fait. Moi-même, j'ai rédigé une ordonnance de soit-communiqué, que j'ai adressée au Parquet, à la suite du premier retour de commission rogatoire, qui a effectivement décidé du caractère antisémite. Pour autant, je n'ai pas précisé dans mon ordonnance de soit-communiqué quelles circonstances aggravantes devaient être examinées, puisque plusieurs étaient envisageables. À la fin, seule une circonstance aggravante peut être retenue. J'ai laissé au Parquet le choix de celle qu'il entendait retenir.
J'entends que c'est procédural. Néanmoins, devant la mobilisation nationale, avez-vous manifesté officiellement cette volonté d'aller au-delà des prérogatives qui sont les vôtres dans le cas de la saisine ?
Lorsqu'on lit les témoignages des témoins que vous n'avez pas entendus personnellement, il me semble naturel que les champs d'investigations dussent être étendus.
Lorsque le magistrat instructeur estime que sa saisine doit être étendue, il rédige une ordonnance de soit-communiqué. Elle a été adressée au Parquet qui nous a saisis du caractère antisémite du crime. Cet élément figure au dossier.
De mémoire, en septembre ou octobre 2017. N'ayant pas eu accès au dossier depuis 2019, ma mémoire peut me faire défaut.
Je viens de vous expliquer exactement l'inverse, s'agissant de l'ordonnance de soit-communiqué au Parquet.
Je voudrais émettre une hypothèse devant vous et la partager. J'imagine que l'auteur a l'intention de commettre les faits. Il fume du cannabis pour se donner du courage, pour commettre une infraction et échapper à ses responsabilités. Dans ce cas, l'intention criminelle de l'auteur aurait été antérieure à sa prise de toxiques. Etes-vous d'accord avec moi ?
S'agissant de la toxicologie et de la toxicomanie de M. Traoré, des analyses ont été faites et sont au dossier. Je suis obligée de me référer au dossier.
Avec la jurisprudence de l'arrêt du 14 avril 2021, l'auteur d'un viol pourrait invoquer, avec expertise à l'appui, l'altération totale de son discernement consécutif à son état d'ivresse et prétendre à une peine moindre, voir à un acquittement.
La Cour de cassation qui est la plus haute juridiction de notre pays a rendu un arrêt qu'il ne m'appartient pas de commenter. Elle a appliqué également la loi dans la limite de sa saisine. C'est tout ce que je peux vous dire.
Si vous le permettez, selon moi, cet arrêt privilégie une interprétation de la loi au détriment de son impact qui peut être potentiellement très lourd sur les victimes. Or la vertu d'une bonne décision est qu'elle doit être comprise par toutes les personnes. C'est élémentaire. Manifestement, ce n'est pas le cas.
M. le président, je vous laisse libre de votre interprétation de la jurisprudence de la Cour de cassation. Quant à moi, je n'ai rien à en dire.
Lors de l'audition, à M. William Attal, qui vous explique que sa soeur a élevé ses enfants dans la tradition juive en bons juifs, vous demandez : « Selon vous, qu'est-ce qu'un bon juif ? » J'essaie de comprendre l'importance de cette question.
L'importance de cette question est très simple. Comme je l'ai rappelé en début d'audition, la loi ne distingue pas selon la religion, mais « en raison de sa religion ». M. Attal m'a expliqué lors de son audition que sa sœur avait élevé ses enfants dans le strict respect de sa religion.
Je voulais simplement qu'il m'explique ce qu'était la religion juive. C'est normal.
Il m'en a parlé et ne l'a pas du tout perçu de cette manière. Il a été choqué par cette question, je ne vous le cache pas.
Je vous remercie beaucoup. L'audition a été longue, mais je pense qu'elle a été riche. J'espère que chacun d'entre nous a trouvé des réponses à ses questions.
La réunion se termine à dix-sept heures trente. Membres présents ou excusés
Commission d'enquête chargée de rechercher d'éventuels dysfonctionnements de la justice et de la police dans l'affaire dite Sarah Halimi et de formuler des propositions pour éviter le cas échéant leur renouvellement
Présents. – Mme Laetitia Avia, Mme Aurore Bergé, Mme Sandra Boëlle, Mme Aude Bono-Vandorme, Mme Camille Galliard-Minier, M. Meyer Habib, Mme Constance Le Grip, M. Richard Lioger, M. Sylvain Maillard, Mme Florence Morlighem, M. Didier Paris, M. François Pupponi